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Le Fanal bleu/04

La bibliothèque libre.
Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 35-39).
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IV

Paris.

Ce n’est pas demain, ni cette année, que nous aurons, nous autres personnes à peu près détruites ou en chemin de l’être, nous autres un peu serrées entre nos murs, coincées entre l’armoire-bibliothèque et le bureau, assiégées par le bruit des pas sur le plafond, celui des semelles de bois sur les marches de l’escalier par-delà le mur —, non, ce n’est pas demain que Paris nous fera cadeau d’un ou deux « Jardins d’adultes ». Parant au plus pressé, il faudrait d’abord des « Jardins d’enfants », j’en tombe d’accord. Où prendre le terrain ? Je ne suis pas dupe de l’indigence : quand Paris veut des terrains libres, il les trouve. En les cherchant, bien entendu. Après quoi on doterait les grandes personnes. Le type du jardin pour grandes personnes, c’est le Palais-Royal. Ravagé par les jeux et le séjour des enfants, il comporte peu d’attraits pour ceux-ci. Point de sable ni de gravier, la terre battue la plus ingrate, un sol interdit à l’arrosage — seules les plates-bandes et les pelouses ont le droit d’être abreuvées, et le jardinier les soigne avec amour —, notre « cour » n’est lentement et séculairement imprégnée que des pluies, de l’urine canine et des déjections humaines, disons enfantines pour atténuer un peu.

Tout m’est spectacle ici, et surtout les enfants. Beaucoup sont charmants, la plupart sont d’une frappante agilité. Des corps grêles courent plus vite que des corps robustes. Leur adresse à lancer, à recevoir la balle me retient comme à un divertissement sportif. À ma fenêtre, hier dimanche, je ne me lassais pas d’un bébé-fille, quatre ans bien tassés, qui dans le silence dominical prenait sa récréation avec deux hommes de sa famille, père et oncle sans doute. L’arrêt de la balle avec le pied, le jet roide — et ambidextre — de la balle, une manière de choir, cuisses et bras nus, sur le sol dur, et de ne pas se plaindre, ce bébé dressé à un sport valait toute l’attention que je lui donnais. Mais je voyais bien qu’elle était une exception, comme eût été un enfant de théâtre ou de cirque, tellement que, lorsqu’elle en reçut l’ordre, elle s’assit au vent et au soleil et se tint tranquille comme un athlète. Comme un athlète elle était un peu replète, mais de belle couleur, enlaidie par les deux brins de nattes tressées de chaque côté de l’oreille, noués d’un bout de ruban. Une exception agréable, formée par la discipline et la confiance. La majorité de nos enfants du Palais-Royal ne peut ni envier ni comprendre qu’en la quatrième année de son existence une sorte d’orgueil quasi professionnel anime ou modère une si petite fille.

Tous les spectacles sous ma fenêtre ne sont pas aussi agréables. Dans mon quadrangle magnifique bout une petite humanité fraîche, intolérante, intolérable, qui depuis la guerre repousse tout frein et tout guide. Vite, mais inégalement, en accommodant leur course à l’imperfection des chaussures qui ne sont plus jamais faites pour les dimensions de leurs pieds, nos enfants boitent comme boiteraient des sylphes. Férus, dès l’âge tendre, de toutes les compétitions, ils les exploitent en névropathes-nés, avec une merveilleuse absence de sang-froid : ce sont des enfants de Paris.

Nous n’avons guère, dans notre royale enceinte, plus de confort et d’hygiène que n’en avait Versailles sous le Grand Roi. À part le luxe de Véfour et les commodités du théâtre voisin, il n’y a point de buen-retiro en vue. La Civette a détruit, au profit du tabac, d’anciennes stalles d’acajou, que des dames âgées entretenaient avec soin. Mais qu’importe aux enfants, hôtes impérieux du Jardin ? Quand point l’angoisse, la petite culotte tombe, la petite jupe se trousse et… Il y a plus simple encore. De sa voiture, le tout bébé lance un cri d’alarme : sans se lever, de son fauteuil de fer, relique invincible de temps très anciens, la maman ou la gardienne l’empoigne, le suspend comme une passoire à filtrer liquide et solide… Hier, droit sous ma fenêtre, au long du trottoir, neuf empreintes humides attestaient qu’entre les chaises neuf enfants avaient, l’après-midi, séjourné, dormi, goûté et… expulsé. Ah ! quel fâcheux encens monte dans l’air du soir…

La guerre, puis l’après-guerre forma nos enfants aux us de la jungle. Il y a peu de jours que je vis s’approcher deux grands garçons, douze ans environ. Au premier arbre de la charmille, côté Valois, ils s’arrêtent. Ils vont compisser, me dis-je — nous y sommes habitués —, l’un de ces arbres débiles qui n’arrivent pas à mourir ? Non. Ils baissent leurs déjà virils pantalons et déposent ensemble des traces copieuses de leur halte. Pendant l’opération, ils causent, amicalement, sans arrogance comme sans honte. Ils sont aussi loin de la pudeur que de l’impudeur. Mais comme il fait encore grand jour, les passants, eux, se détournent.

La nuisance chez l’enfant est instinctive et terriblement ingénieuse. Sa soif de destruction — c’est-à-dire d’invention — se satisfait où elle peut. Le retour du printemps voit les fleurs roses des marronniers émiettées à coups de pierre, et ramène les affûteurs d’ardoises qui savent trancher à la volée, sous le plafond des arcades, le point d’attache des nids peuplés…

En face de l’enfance d’aujourd’hui se tient une génération de parents découragés. Il me serait aisé de couvrir ces pages des anecdotes qui flétrissent l’enfant commerçant, l’écolier gangster, le garçonnet de grand et illicite rapport, bref l’enfant à qui l’enfance fait défaut. Pour reprendre un mot de Labiche : peut-être qu’elle lui viendra avec l’âge ?…

Mais je n’ai pas le cœur à les maudire, mes vivaces passereaux ivres de cris, mes petits cobras à sifflets, mes artilleurs à amorces, trompettophiles et crécelliphores, encore que je n’aie perdu ni la mémoire ni les bénéfices d’une éducation familiale qui enseignait surtout le silence. Je ne peux pas les vitupérer tout le temps, parce que je les contemple et que de les contempler je les fais miens. Je ne les revendique pas au nom d’une pseudo-maternité qui ne me fut jamais facile, mais du haut de ma fenêtre je reconnais en eux ma veine, ma race, mon passé, mon défaut amendé par le temps, aggravé par l’âge. Idéale avidité ! Ce mauvais enfant est secrètement mien, comme est mien l’animal avec qui j’échange le signe, comme est mienne une des fleurs du parterre parce que je suis peut-être la seule à savoir son nom : pentstémon. Ce nom étrange, communiqué à une autre citoyenne du Palais-Royal, me valut un haussement d’épaules et cette réplique : « Vous me faites rire. Un nom pareil… ça se saurait. » J’eus envie de le lui reprendre : « Vous n’en voulez pas ? Rendez-le moi. Je ne le partagerai qu’avec Monsieur Henri, le jardinier amoureux de ses parterres. » Et l’ayant classé parmi les objets de ma possession idéale, avec mes pouliches, mes nouveau-nés frais pondus, mes merveilles nourries de fantasmagorie modeste, j’en userai avec le pentstémon comme Théophile Gautier avec la fleur imaginaire de l’angsoka.