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Le Fanal bleu/06

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Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 47-55).
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VI

Alités, nous nous téléphonions, Fargue et moi. Pas très souvent, mais longuement. J’ai beaucoup aimé, j’aime toujours sa belle voix d’homme gras, une voix élastique, chargée de cette suffocation légère, de cette ombre que projette la bronchite chronique. Ma mémoire m’est témoin que nous n’échangions que des paroles affectueuses, frivoles, des nouvelles de notre travail ou de notre nonchalance, et naturellement des souvenirs.

Je fus toujours curieuse d’apprendre de lui sa manière de souffrir, son style de douleur physique. « Aujourd’hui ce sont des marteaux, hier c’étaient des mâchoires, une sorte de trituration », disait-il, et il me questionnait sur mes insomnies et mes sommeils, mais j’entendais bien qu’il me reprochait mon manque de romanesque. Tandis que dans sa bouche un choix de mots fastueux enrichissait son mal lui-même… Je mettrai du temps à parler de lui au passé.

Quand il m’admit à la cimaise de ses « Portraits de famille », j’eus lieu de lui manifester ma joie et ma gratitude. Le désir que j’avais de voir Fargue s’en accrut. Je voulais Fargue et en chair et en regard, Fargue traversant Lipp, Fargue errant dans la rue, de son pas mou et infatigable, et je voulus voir Fargue. Un jour de l’été dernier, comme je souffrais beaucoup moins que lui, on organisa mon transfert. En voiture d’abord, à travers le crépuscule, le beau temps, et la rue — la rue parisienne, royaume incontesté de Fargue, la rue d’or poudroyant, ses insultes et sa bonne grâce — un voyage au bout duquel je sentais Fargue m’attendre.

Rue du Montparnasse, on m’enfourna dans le monte-charge tout pailleté de charbon. L’ascension aboutissait à Fargue. Par coquetterie il était déjà attablé, ainsi je crus qu’il aurait pu, d’un moment à l’autre, se lever — qui sait ? me donner son bras pour me mener échouer à sa table…

Six convives en tout. Mais pour combien devrais-je compter Léon-Paul Fargue, assis comme Bouddha, disert et gai ? Il fut généreux, ce soir-là, au point de nous rassurer, Goudeket et moi. Je ne jure pas qu’il fit illusion à nos amis le docteur Marthe Lamy, le professeur Paulette Gauthier-Villars, à Chériane elle-même. Mais il mangea, gronda, rit en prince intolérant. Il se plaignit du bleu trop bleu de ses draps, nous dépeignit ce qu’il est seul à voir. Il parla au chat, avec tendresse, car le chat est aussi lustré, aussi beau et aussi noir que Chériane. En face de moi une grande et forte toile de Chériane tenait autant de place et de présence qu’un convive. À ma droite le bord de la fenêtre ouverte coupait les arbres au ras du tronc ; l’amant de la rue logeait dans les platanes…

Je ne trouve rien à dire, de cette dernière soirée, qui soit plus digne, ni moins, d’être relaté, regretté, tendrement conservé dans nos mémoires amies. Aucun d’entre nous, même pas Fargue, n’y fut génial. Aucun d’entre nous n’y eut besoin ou envie d’applaudissement, de grandeur, d’exceptionnel étonnement. Mais je sais que les six convives n’en ont pas oublié un seul moment, et qu’amèrement certains de ne jamais pouvoir la recommencer nous nous sentons tous dénués, fidèles et malheureux.

Je n’ai rien vu au théâtre, depuis La Folle de Chaillot. Non que je n’en aie eu l’envie. Mais, comme dit Pauline, c’est « tout un aria » pour moi, que d’aborder une salle de théâtre ou de cinéma. L’impotence rend timide. Je ne veux pas dire qu’elle pousse à l’indulgence… Le jeûne ne ferme donc pas l’estomac à toute pitance ? J’aurais cru que deux ou trois sens longtemps sevrés, la séduction plus facile de l’oreille, la joie et la surprise des yeux, feraient de moi un public rajeuni… Et me voilà tout aussi circonspecte qu’au temps de la critique dramatique… J’espérais m’étonner mieux.

Un choc agréable, et de premier abord : la salle, accablée d’or, de l’Athénée. Que c’est faux, que c’est aimable ! Et des guirlandes, et des fruits, le tout d’or, tant seins que pommes, tant poires que festons et cuisses ! Une vraie salle de théâtre, une salle de vrai théâtre, où se jouent Bérard et ses rouges, Bérard et ses bleus que conforte un long noir mat, cousu de jayet, sur Jouvet, un noir long comme Jouvet, un noir de point d’exclamation…

J’ai commis l’honnête imprudence de relire Le Festin de pierre hier soir. D’où une gêne considérable à écouter la pièce. Comme si j’entendais une œuvre musicale avec la partition ouverte sur mes genoux. Pourtant je puis jouir sans réserve de mon droit de n’avoir pas d’opinion. S’il fallait que je me fisse un jugement de don Juan d’après un homme qui « lève », en trois mots et trois ronds de jambes, deux petites rustaudes, j’aurais bien du mal à réformer mon don Juan personnel, sombre, obstiné — j’allais écrire abstinent —, paré de cette misogynie foncière qui plaît tant aux femmes…

Ce n’est pas la première fois que don Juan me tente. J’ai eu affaire à lui dans Le Pur et l’Impur, pas bien longuement, ni profondément. J’avais oublié Molière, et que celui-ci, sur don Juan, en sait encore moins que moi, puisqu’il ne lui suffit pas que son héros pèche contre l’amour. C’est qu’à l’époque on n’en était pas à une trahison amoureuse près.

Tantôt bâclée, tantôt gourmée, dure à l’hérétique et poussant le séducteur à insulter la religion non moins que l’autorité paternelle, la pièce va, et je dirais que nous l’aidons, oreilles tendues — sans me flatter, je suis un des meilleurs publics que je sache —, enrichie qu’elle est de trouvailles mimiques trop ingénieuses. Mais qu’il fait bon en ce lieu ! Comme il est favorable à toute irréalité ! Le rouge et l’or croulent sur les balcons, les moulures, les plafonds. À portée de mon avant-scène paradent des acteurs que je toucherais de la main ; aucun n’est parfait, aucun ne saurait être indifférent. Deux ou trois d’entre eux me jettent le bonjour clandestin, le salut de la prunelle qui perce un moment leur mensonge…

Au-dehors bat la pluie de Paris, qu’il me faut traverser pour regagner mon refuge où il ne pleut ni ne vente. Un bras solide va me donner son secours qui ne défaut point. Au sein de la foule, je me plierai de nouveau à la timidité qui châtie les infirmes, car ils craignent par-dessus tout la pitié sincère et l’obligeance. L’espace d’un trottoir, le temps de monter en voiture, je serai trempée comme tout le monde, réjouie d’être allée au théâtre comme tout le monde un dimanche en matinée, pourvue d’images vives, occupée, le reste du jour, de ce qui ne me concerne en rien mais s’attache à moi, de ce qui est l’effort d’autrui, l’art d’autrui et, plus aimée encore, mieux comprise encore que sa réussite, l’intelligente erreur d’autrui.

*

Si présents, si vigoureusement en relief tous trois, si dissemblables, si volumineux sans être encombrants, ils envahirent ma chambre qui est loin d’être vaste, l’un s’assit à la poupe de mon radeau, et les deux autres comme ils pouvaient.

Ils entrèrent blasonnés chacun de leurs caractères les plus évidents. Yvonne de Bray et sa hauteur cordiale ; Jean Marais dit Jeannot, sa huppe, son visage désordonné et irréprochable ; et la jeune femme qui, moyennant qu’on lui mît nu le visage, de l’oreille au bout du nez, du menton au front, qu’on lui effaçât le moindre pli de sa joue, qu’on la lissât comme une jarre encore humide, devint soudain assez belle pour jouer la Belle… Dieux ! j’oubliais le chien, le chien Moulouk qui s’est voué à un seul, à Jean Marais… Mais je n’eus guère, le temps que dura notre réunion, à me souvenir de lui ; il s’évanouit dans l’ombre de Jean, se résorba en Jean, se changea en pied de fauteuil, en petit tapis persan, et il ne fut plus question de Moulouk jusqu’au moment du départ, sauf qu’auparavant il passa, de sa propre initiative, dans ma salle de bains.

— Qu’est-ce que tu cherches ? lui demanda Jean Marais à la cantonade.

— Un bidet, pour boire, répondit le chien.

— À gauche, lui dis-je, derrière la baignoire. Le robinet fuit, il y a toujours assez d’eau dans la cuvette pour que tu boives.

— Bon, dit Moulouk. Je trouverai bien, je ne suis ni sourd ni aveugle. Plock, plock, plock, plock… La preuve.

Il rouvrit le rideau du bout de son museau humide et se recoucha comme un sac de noix, en soupirant, car il entendait au diapason de nos voix que la visite ne finirait pas encore, et que personne ne proférait le mot fatidique. En effet, nous étions vifs et distraits et nous disions ceci et cela, même nous répétions — ils répétaient — des scènes de Chéri, pour la radio. J’étais donc bien tranquille à les regarder en ne les écoutant que de surcroît. Une des trois voix m’était la plus proche, celle d’Yvonne de Bray. Blessée de temps à autre, sa voix arborait çà et là une touche plus appuyée, une insistance de graveur sur sa planche. Une sorte de modestie outrait la simplicité de l’interprète ; elle imposait au drame l’accent de la conversation familière, et son sanglot se brisait comme un éclat de rire. Des inflexions que je n’attendais pas, que je n’avais pas indiquées, mettaient le texte à la portée de l’auditoire sans yeux… Une actrice d’une si grande valeur — et d’un si total désintéressement — devrait pouvoir jouer tous les rôles…

En détournant d’Yvonne mon attention, je suivais « Jeannot » qui réduisait, aux dimensions de Chéri, sa grande stature, ses grands bras, ses grandes jambes entraînées à serrer les flancs des coursiers de cinéma.

Jean Marais, jouer Chéri ? Pourquoi non ? Dans la pensée de son auteur, Chéri n’eut jamais de traits communs avec un pâle Lorenzaccio. Et c’est un jeu pour un acteur-né, un jeu tentant, que cette contractilité qui accorde au malingre de se faire robuste, au costaud d’entrer dans la peau du gringalet. Le plus difficile pour Jean Marais, s’il joue Chéri, ce sera d’abdiquer passagèrement sa foncière pureté. À la rigueur il peut s’enlaidir — encore la majesté désespérée de la « Bête » ne pouvait-elle passer pour laideur —, mais par où Jean Marais abordera-t-il la ruse, une doucereuse insolence, l’aptitude au mensonge, la joie éhontée de défaillir, de se reprendre pour défaillir encore ? Je rêve, en l’écoutant, de le voir à la scène. Déjà, à l’entendre, est-ce que je n’imagine pas que c’est sa pureté qui étrangle, comme une pépite, sa grande voix sauvage ? Nous verrons bien. Rien ne presse. Pour le moment mes trois interprètes sont là, près de mon flanc alité, ils jouent, non mon texte, mais avec mon texte. Ils sont gais comme sont les êtres dont la vie a un but, une chimère, une lumière, compte sur des incarnations successives. Ils ont assez de talent pour abandonner souvent une surveillance d’eux-mêmes qui entrave l’artiste médiocre. « Nounoune chérie ! Nounoune chérie !… » bégaie Jean Marais. Personne ne lui a demandé, pour la radio, un jeu de scène, pourtant il s’écroule dans les bras d’Yvonne de Bray, qui soudain sont assez forts pour soutenir, bercer ce poids d’athlète. « Mon méchant… Ma beauté… Te voilà… Te voilà… » Jeannot s’est enroué du sanglot nécessaire ; les yeux d’Yvonne de Bray ont versé sur lui l’azur et la larme. Tout cela pour moi, auditeur unique ? Je ne m’y trompe pas ; tout cela pour eux-mêmes, en dépit d’eux-mêmes, pour l’honneur.

Naturellement j’en ai un aussi, comme vous, comme tout le monde, mais si je ne le disais pas, personne n’en saurait rien, tant je l’emploie discrètement. En ce moment, il est en train de me murmurer un grand air de Violetta, l’héroïne de La Traviata.

Pour laisser tout l’honneur au soprano, l’accompagnement se réduit à un petit poum, poum, poum — poum, poum, poum, à trois temps. La cantatrice en profite pour remplir son devoir de soprano, mais elle ne me gêne pas, j’ai mis le holà, et le son de mon minuscule appareil américain, d’une capacité apparente avoisinant un décimètre cube, ne franchit pas la porte fermée de ma chambre.

Il faut ce qu’il faut. J’ai passé par le phono, l’armoire à disques. Puis j’ai donné les disques, qui proliféraient, et je n’ai gardé que « l’air de la Chatte », une mélodie américaine à laquelle en effet souriait la Chatte inoubliable. Puis j’ai perdu la Chatte, d’âge et de mauvaise maladie, pulvérisé le disque, préféré le silence, préféré surtout les dons de ceux qui, miséricordieusement riches et généreux, s’asseyaient à notre piano « menuet » : Poulenc avec « Jeanne Hou-Hou » et Les Animaux modèles, Jean-Michel Damase et sa voix qui mue dans notre Rouge-gorge, et notre Perle égarée…

Après quoi nous vendîmes le piano pour acheter une armoire-bibliothèque… Un jour faste, mon meilleur ami m’apporta le plus petit — mais n’y en aura-t-il pas toujours un plus petit que le plus petit ? — poste américain, qui chantait sans ficelle en montant mon escalier. Nous l’assîmes sur mon lit-divan où il se mit à dégoiser justement L’Enfant et les sortilèges : « Tu ne m’as laissé, comme un rayon de lune, qu’un cheveu d’or sur mon épaule… » Depuis, nous faisons, lui et moi, bon ménage. Je modère sa grande voix de nain, sa ventriloquie qui imite tantôt Trénet et tantôt Beethoven, et je lui passe pas mal de grandes vertus en faveur de ses petits défauts.

Je date de trop loin pour perdre jamais tout à fait, devant la radio, le souvenir et la sensation du miracle. Bon pour les jeunes et pour les enfants, de tutoyer, d’antipode à antipode, le prodige sonore. En quelle année abolie m’en allai-je, conviée par le général Ferrier, dans une salle où régnait du sol au plafond un vaste cadre probablement hexagone, limité par des fils de soie verte ? Si je ne me trompe, il virait verticalement sur l’une de ses faces, émettant des sons confus auxquels le général Ferrier, grand maître de ce qui naissait à peine et étonnait déjà l’univers, assignait des origines variées.

Soudain, entre les six côtés de la harpe, entre les longues portées de soie verte, un chant se fit jour, lointain et limpide et duquel un seul oiseau pouvait sembler responsable. Mais quelqu’un dit : « C’est Constantinople. » De quoi personne n’osa se montrer surpris, l’urgence et notre neuve émotion voulant avant tout qu’entendu de Paris un rossignol fût oriental, oriental au même titre que le tapis est volant, cornue la lune, et d’argent, au-dessous d’elle, le Bosphore.