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Le Fanal bleu/07

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Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 57-69).
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VII

« Le village où nous vivons, avec ses bois, sa sapinière noire, c’est le village où j’enseigne, aux enfants de douze et de treize ans, que votre mère, Madame, goûtait avant l’aube aux fruits défendus de sa vie ménagère. Je leur enseigne à connaître, c’est-à-dire à aimer. Si jamais, au cours de votre existence, aucune vassalité ne vous a liée à quelque suzerain… »

Je m’arrête, pour ne pas citer la lettre entière, et parce que la lettre ne regarde que moi, que son auteur et sa mission auprès de l’enfance. Une phrase ne suffit-elle pas à faire pressentir l’art de bien dire ? Comme nous écrivons joliment, nous autres Français obscurs, quand nous nous y mettons. Je dis « nous », tant je suis fière d’appartenir de par le pays, l’amour de la bonne façon écrite, à la même race que mon inconnu. Lui, il est instituteur de village. Heureux village ! Surtout heureux enfants, qui peuvent se vouer, en confiance, à un tel guide. J’hésite à écrire : « heureux instituteur », à moins qu’une particulière sainteté ne soulève, au-dessus d’un sort très dur, sa solitude et sa fierté. Il m’a écrit, cet homme, dans sa langue dont il entretient, lecteur passionné autant que contemplateur, le cristal ; il m’a écrit, et il s’étonne que je lui réponde. Les enfants de son école aussi m’ont écrit. Avec des crayons de couleur l’un dessine une maison, et l’autre une fleur, un troisième, ayant dessiné un logis, m’explique « ce qu’on ne voit pas » derrière la maison. Mais je n’ai pas de peine à comprendre qu’il voit, lui, le jardin, deux sapins, une pelouse… À douze ans, on trouve encore aisé de percer les murailles.

Il n’est pas le seul à m’écrire, le valeureux instituteur. J’ai aussi des institutrices, les unes amoureuses du geste d’écrire, les autres riches d’inventions, de jeux, de travaux ingénieux, adroites à faire jaillir, d’un enfant fermé, le mot, le rire qui sont autant d’aveux, autant de conquêtes… Quand elles réussissent, à qui vont-elles le dire ? À moi. Vous pouvez croire que je suis, pour un jour au moins, pleine d’orgueil.

Madame Wattine m’envoie un colis de cornuelles. En bon français, il faudrait dire : macres. Mais cornuelles est plus cornu, et poyaudin. Elles sont si peu connues, si négligées, de si courte saison, si peu consommées, sauf autour des étangs, que j’ai envie de parler d’elles. Pour les manger, ma gourmandise est aussi vive qu’autrefois. J’ai usé, à les ouvrir, le bord d’une marche de pierre dans ma maison natale. Car cet étrange fruit de l’eau, de la vase et de l’automne, et ses quatre cornes défensives sont, à la maturité, d’un bois très dur, d’une forme que Fix-Masseau décrétait « chinoise » et il réclame, premièrement pour ne s’y point blesser, secondement pour ne rien perdre de son amande farineuse, un tour de main exercé, un bon couteau trapu, et une marche d’escalier en pierre. Moyennant quoi vous ne vous en tirez pas sans vous tacher d’un brou bleu-noir, un ou deux doigts meurtris et peut-être une crise de fièvre des marais, si vous mangez d’affilée quelque quatre cents cornuelles, comme je faisais, comme je suis encore capable de faire.

— Et… c’est bon ? me demandent des amis fortement teintés d’incrédulité et de circonspection.

Alors je deviens rêveuse, sentimentale et un peu sotte, c’est-à-dire tout à fait pareille à un petit moi-même d’autrefois, et je réponds :

— Je ne sais pas. Moi, j’aime bien ça…

Non, je ne sais pas à quoi comparer la saveur des châtaignes d’eau,

Châtaignes piquantes et chatouillantes,
Qui chatouillent la cuisse
Et qui piquent la poche,

psalmodiait l’unique vendeur de cornuelles dans les rues de Saint-Sauveur, son sac sur l’épaule. Quatre sous le cent, et il donnait les quatre au cent…

La macre ou châtaigne d’eau, pulpe blanc bleu, à consistance de bougie, amande qui comme sa bogue s’écarte de toute forme amandine ou sphérique, n’a pas goût ni figure de châtaigne. Même cuite, elle se réclame de l’étang natal, des vases mères. Sa longue tige tubulaire — la souche végète aux profondeurs — les traverse, atteint la surface et y dissémine ses charmantes fleurs blanches, son feuillage plat, puis son fruit vert, terne, tôt cornu. Si vous ne le récoltez à temps, il se détache spontanément de son tube, et retourne aux fonds obscurs, au voisinage de la petite tanche dont il garde, je m’en avise, un peu le goût. L’an prochain, ce sera son tour de germer, de diriger l’ascension, au bout d’un tube souple, de la fleur blanche et de ses feuilles lisses.

Sur mes étangs, çà et là un vieux bachot qui prend l’eau recueille, en septembre-octobre, la cornuelle. Ou bien un homme, presque toujours un homme âgé, vêtu d’un reste de culotte effilochée, secoue ses sabots sur la rive, et s’avance, jusqu’au poitrail, dans l’eau qui semble toujours perfide, tant elle est sourceuse, frémissante à petites ondes, rayée de tiède et de froid, et habitée, ne fût-ce que par ces grasses herbes d’eau qui ondulent et se dérobent à la main.

Odeur des joncs riverains, de l’eau remuée et de la menthe grise, saveur douteuse et séductrice de la cornuelle, ce n’est pas cette année encore que vous échappez à qui sait vous enclore dans une chambre de Paris — en l’espèce un écrivain peu à peu maîtrisé par son mal, mais secouru chaque jour par la fidèle mémoire de son cerveau et celle de ses vieux sens subtils.

En attendant que je ne bouge plus, je ne bouge guère.

Je me berce sur mon ancre, sous le fanal bleu, qui n’est rien d’autre qu’une forte lampe commerciale au bout de son long X extensible, bleue et juponnée de papier bleu. Immobile, elle a pourtant soufflé, à mon voisinage, le nom dont il l’a baptisée, le nom d’une lumière qui sillonne les mers. « Votre fanal, Madame Colette, vous n’imaginez pas comme il était joli hier dans le brouillard… Ah ! vous pouvez dire que vous ne l’économisez pas, votre fanal bleu ! À toute heure, au petit matin, huit heures, quelquefois sept heures et demie… » Je ne peux rien leur cacher, même pas le moment, matinal en effet, où la lueur du fanal bleuit la cafetière brune et le pot à lait blanc. Je fais de moins en moins la différence entre les heures de nuit et les heures de jour, l’heure de lire, d’écrire, de regarder, toutes sont bonnes… L’heure de conjecturer, de me remémorer… Bientôt, je confondrai, enfin, l’heure de travailler et l’heure de conjecturer. Me demander ce que peut bien faire Gide, mon tentant Gide, jamais assez vu, assez lu, et l’agitation d’une folle entreprise me seront un seul et même souci. L’esprit de folle entreprise, c’est l’envie de copier, par exemple, le joli tapis que Jean Cocteau a acheté pour sa campagne… Soudain, il me le faut, il me le faut… Mais le tapis est à Milly… Il me le faut, soudain il me le faut, je l’appelle par le téléphone : un chœur me répond ; mes voisins de Montpensier s’alarment, Jean Cocteau est requis par l’étranger, Jean Marais tourne dans un studio… Qu’à cela ne tienne, on enverra à Milly Paul-de-la-librairie (c’est plus facile à dire que Paul Morihien), on enverra un avion, on enverra l’empereur des Indes…

Alors j’ai supplié qu’on ne dérange personne, affirmé que rien ne presse. Trop tard : de Montpensier à Beaujolais les engrenages s’étaient émus en ma faveur. Et soudain Jean Marais surgit, haut à toucher le plafond, la chevelure orange, non, clair-de-lune, non, auburn… Qu’est-ce qu’il traîne derrière lui, pendu à son épaule ? On dirait une sorte de long trémail…

— Tu viens de la pêche, Jeannot ? Sardine ? Hareng nouveau ?

— Mais non, c’est le tapis ! Personne n’avait le temps d’aller à Milly, Jean est quelque part dans le ciel entre Paris et New York, Paul-de-la-librairie échafaude une exposition de livres, alors j’ai fait un saut jusque-là…

Un saut de cent vingt kilomètres, aller et retour. Il a eu vite fait, avec ses bottes de sept lieues. Son imperméable argenté, son écharpe en cachemire bleu turquoise, ses cheveux debout sur sa tête, la langue battante du chien Moulouk, tout cela respire l’empressement mis au service d’une urgence indiscutable. Comment avouer à Jean Marais que si personne n’était allé à Milly ça n’aurait eu aucune importance ? Ce qui retentit uniquement dans ma petite chambre c’est cette hâte, ce son, que j’imagine, de galop sur une route, le tapis kidnappé, mon étage gravi comme un escalier de couvent livré aux mousquetaires… Jean Marais, Jean Marais, héros des films et des drames, comme ta légende te va bien, et comme tu es à sa mesure… Je me racontai ce jour-là que je t’avais vu dans ton rôle de La Maison du pêcheur, et que sur tes pas traînait le filet, cheminait l’odeur de l’algue, étincelait l’écaille minuscule et nacrée des équilles…

Il faut bien que j’invente de temps en temps le cinéma, je vois un film par an, ou deux. Ce n’est pas suffisant. C’est assez pour que, le temps de me réhabituer au rythme, au noir et au blanc de l’écran, je m’étonne de ce qui demeure de rudimentaire, de majestueuse et inadmissible naïveté dans l’image et l’invention cinématographiques. À m’écarter de l’écran pendant de longues périodes, j’ai envie en le revoyant de lui dire : « Comment, tu n’en es que là ? Qu’as-tu fait pendant mon absence ? » Et puis je me laisse reprendre. C’est si difficile de ne pas admirer. J’oublie que nous serions en droit d’exiger la couleur, le relief, et finalement je sors contente de ce que m’a laissé la friction humaine, le voyage aux antipodes, ma propre curiosité. Contente de sortir, contente de rentrer, comme était la jument aubère.

On (la Radiodiffusion) nous demandait ce jour-là, à Jean Cocteau et à moi, d’enregistrer « comme vous voulez » un bout de conversation et « justement » la voiture était en bas, et « justement » Jean était chez moi, assis à la poupe de mon radeau de travail, la joue verdie sous mon fanal bleu.

Tant de coïncidences heureuses ne nous empêchèrent pas, Jean et moi, d’échanger un regard. Je surpris dans l’œil bien coupé de Jean une appréhension qu’il dut rencontrer dans le mien. Il s’agissait d’improvisation, et j’improvise mal. Et je ne me familiarise pas avec cette campanule, cette poire, ce concombre, ce… machin, que déjà nous tendait une main insidieuse. J’ai fréquenté trop tardivement le micro, ses agrès qui escaladent les fenêtres, traversent la cuisine, étranglent un guéridon au passage et se lovent près de mon corps alité.

— Tandis que toi, Jean…

— Moi ? J’ai une sainte frousse de ce truc. Et puis je dors debout. J’ai travaillé depuis hier midi jusqu’à aujourd’hui une heure. Et puis j’ai mal déjeuné. J’aime mieux parler pour mille visages et mille paires d’oreilles que dans ce… cette courge. Enfin… On y va ?

— On y va.

— Commence, toi. Qu’est-ce qu’on va dire ?

— Ce qu’on veut, propose le jeune préposé aux lianes.

— Mais je ne veux rien. Commence, toi. Si nous faisions semblant de nous promener dans le Jardin ?

— Sur mes jambes invalides ? Tu me fais rire.

Je ne riais pas. Jean Cocteau non plus. Il ferma les yeux, se voila le visage de ses longues belles mains, et démarra courageusement. J’admirai sa diction, ses ralentis opportuns, le ton varié d’un orateur musicien. Je répliquai de mon mieux… Mon mieux n’était pas très bien. Pourtant le jeune homme à la campanule nous donna du « parfait ! », roula ses ficelles, se détacha de son calice et s’en alla. Et je ramenai à moi ma table-banquette, du bout crochu de ma canne-harpon. Jean avait le dessous des yeux meurtri d’émotion, et je retirai vite, de sa main, ma main qui était encore glacée. Nous avions hâte de dissimuler notre crise de timidité radiophonique. La mienne est, je pense, la pire, parce qu’elle prévoit toutes les autres. Elle m’annonce le vox faucibus hæsit, le « grain de poudre » sur une amygdale, la contrepetterie involontaire. Elle gémit en vain contre la trahison majeure, car enfin, voyons, je n’ai jamais eu cette grosse voix caverneuse, je n’ai jamais arrrticulé d’une manière aussi bourrrguignonne… On m’assure que je me trompe, et que je suis bien « ressemblante… ». Je ne discuterai pas.

Jean Cocteau entre, et je regarde, étonnée, l’heure à ma montre cardiaque : onze heures et demie… du matin ? Si c’était du soir, je n’aurais pas lieu de m’étonner. Aussi me répond-il avant que je ne questionne.

— Oui… Figure-toi que mes machinistes, mes électriciens, mes menuisiers du studio viennent de m’informer qu’ils sont en grève.

Il insinue sa longue personne sur la poupe de mon radeau, plie ses jambes, ses bras, pelotonne son torse, en vue d’intégrer le tout à mon rayon de soleil qui marque bientôt midi.

— Alors ?

— Alors rien. J’ai quitté le studio.

— Vacances ! Repose-toi. C’est toujours ça.

Son nez me regarde de côté avec perplexité.

— Justement non, ce n’est plus ça. J’ai follement travaillé depuis quelques années. La nuit, le jour, le dimanche. Sur le plateau, sur la table du restaurant, sur l’herbe à la campagne, sur le papier. Autrefois c’était le travail qui, me tombant dessus, me laissait pour mort. À présent, je ne sais plus m’arrêter de travailler, si ma pause n’est pas prévue de très loin. On m’ôte encore une fois mon poison. J’ai mal dans mes jointures. Il est midi moins le quart. Je n’ai pas encore faim. Je n’ai plus faim. Qu’est-ce qu’on fait, à midi moins le quart, quand on ne travaille pas ? J’ai oublié.

— Reste chez moi.

— Je ne peux pas. On ne reste pas chez toi à midi moins le quart.

— Où veux-tu aller ?

— Justement, je ne sais pas. Je vais essayer d’aller chez moi…

Au ton dont il le dit, il semble courir une grande aventure.

Il se déplie. Sa grâce anguleuse ne froisse rien, ne déplace rien sur la couche encombrée, ne heurte aucun des obstacles dans la chambre étroite. Il s’en va. À la porte il se retourne :

— Regarde-moi passer dans le jardin : je suis sûr que je vais marcher de travers.

*

J’entendis, le vent s’y prêtant, les cloches de la messe à minuit ; puis j’écoutai à la radio la messe de J.-S. Bach. Pauline avait préféré Saint-Eustache, d’où elle revint déçue : « On se foulait, et il faisait froid. Et ce n’était pas assez les Halles. Pour moi, la messe de minuit, il faut que ce soit bien les Halles. » Sur ces paroles sibyllines, elle s’en alla réveillonner de fromage d’Auvergne et de champagne. Je n’aurais pas fait un choix meilleur, si j’avais eu faim. Mais l’appétit n’y était pas, pas plus d’ailleurs qu’à mes anciens réveillons d’avant-guerre. Hommes en frac, femmes en robe basse, combien d’anciens minuits nous ont groupés dans un grand restaurant, avec de grands rédacteurs en chef, de grands industriels — jusqu’aux députés et ministres qui se disaient grands…

Nous avions aussi les réveillons chez Madame Hessèle, avec les grands peintres : Vuillard, Dunoyer de Segonzac, Luc-Albert Moreau… C’était déjà mieux, un peu sévère au début, à cause de l’autorité militaire de Madame Hessèle en robe et cheveux blancs. Elle nous eût rappelé Mme Aubernon, si Mme Aubernon n’avait été déjà si loin de nous. Mais que de bons peintres proclamaient leur humeur de se réjouir !…

Ailleurs, dans d’autres salons, je me souviens du mobilier qu’on déménageait, emménageait, pour laisser les tables aux huîtres, à la dinde, au foie gras. La première vague de champagne était brutale, trop froide, la seconde déjà tiède… Trop clair, le consommé en tasses, trop foncé, le caviar…

Dans les restaurants, les petites boules de coton multicolores, garants de la plus franche gaieté, pleuvaient dès le potage, dans le potage… Oh ! je ne manque pas de réveillons plus aimables ! Mais ce soir ils dorment, et moi je gis.

Le tour du quartier, en voiture. À part les boucheries, à part le papier d’étain et les pommes, je cherche en vain l’opulence ancienne du premier arrondissement. Je retrouve, j’apprécie encore le chic que ces messieurs de la boucherie mettent à parer la viande. Un boucher coupant, tranchant, élaguant, façonnant, ficelant, vaut un danseur, un mime. Boucher de Paris, s’entend. La huppe d’or sur le front, la joue pareille à l’aurore et l’oreille comme une rose, les cordons du tablier noués à l’ordonnance, juste ce qu’il faut de taches de sang çà et là, ah ! Madame, le boucher de Paris vaut le coup d’œil, sinon mieux.

Ma promenade tournerait au pèlerinage mélancolique, si je me laissais faire. Rue de Valois régnait, sous un beau balcon, ce vieux restaurant célèbre, Au bœuf à la mode. Le balcon est là. Le bœuf bien lardé, l’excellente mode de sa sauce, de ses carottes, de son lard, de son pied de veau, ont disparu.

Irai-je voir le bœuf gras ?
Irai-je voir ma maîtresse ?
D’un côté l’amour me presse.
Mais le bœuf a tant d’appas !

Est-il de Gavarni, ce quatrain ? Il souligne un de ses jolis dessins qui groupent des « lions » excessivement cambrés, des lorettes qui ont l’épaule en bouteille à vin du Rhin et l’œil andalou.

À côté du Bœuf, pleurons la pâtisserie Flammang, ses éclairs, ses glaces napolitaines, et l’absence des sous-verres à guirlandes, d’époque Restauration. Les Flammang se sont ruinés à vendre leurs crèmes délicates, leurs pâtes feuilletées qui gaspillaient le beurre…

Autant que la bonne maison je regrette ses bons propriétaires. Entre les sous-verres fleuris, aussi agréables que ceux du Grand Véfour, vivait une famille de dames en noir, la plus âgée assise à la caisse. Une puînée veillait au va-et-vient impeccable des serveuses, tandis qu’une seconde génération, représentée par une jeune femme de couleur effacée, s’informait de la santé des clientes, tout en ployant autour d’une tarte, d’un saint-honoré ou d’un savarin — « Bien arrosé, n’est-ce pas, Madame ? » — une tente conique de « papier fin ». Une petite fille silencieuse mettait ses devoirs au net près du comptoir… Flammang est à présent une « coopé » peinte en vert cru. Les sous-verres ravissants sont garés au musée Carnavalet. Ça nous fait une belle jambe. Et à eux aussi.

Tout ça n’est pas très gai. Si je ne me défendais pas, je serais aussi lugubre qu’un vieillard ordinaire. Mais je me défends, je me soigne par le marché noir. Je roule vers une boutique, de moi et d’autres connue, régie par une jeune femme éclatante. Car les boutiques « noires » à mégères pincées, à jeunes gens sardoniques et brutaux, ça ne se porte plus. On est au genre cordial. Demandez plutôt à Simone Berriau, demandez à Cécile Sorel. Mais ne comptez pas sur moi pour que je révèle le lieu où je les admirai, toutes deux, aussi agiles l’une que l’autre, perchées comme des bergeronnettes sur des casiers escarpés, plongeant à l’aveuglette dans de ténébreux tiroirs d’où elles ramenaient, à grands cris de triomphe, un butin de camemberts plâtreux, un petit sac de noix rances, une paire d’espadrilles, un poudreux savon de Marseille, d’autres proies encore qu’elles semblèrent coter au-dessus de leur valeur et de leur utilité. Au point qu’un moment grisées comme les oiseaux qu’on a gorgés de grains de cassis, elles oubliaient de remarquer, haut juchées, qu’elles laissaient voir leurs jambes charmantes. Rien n’en était perdu pour un jeune homme, le maître apparemment de la boutique, dans les regards duquel se peignaient ses sentiments, tous ses sentiments. Sans lui je n’aurais pas su combien l’exercice du marché noir peut se faire désintéressé, tant par la passion que par la rêverie…

Mais je parle là de temps révolus, et la vertu commerciale a sûrement rallié, depuis, tous les acteurs de cette scène — tous, sauf moi.