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Le Fanal bleu/08

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Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 71-98).
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VIII

28 janvier 1948.

Dans la chambre que l’on ne parvenait jamais à rendre assez chaude, je naissais péniblement le 28 janvier 1873, et je donnais beaucoup de mal à ma mère en travail. Depuis près de quarante-huit heures, elle luttait comme savent lutter toutes les femmes qui accouchent. Autour d’elle les servantes perdaient la tête, et oubliaient de nourrir le feu dans la cheminée. À force de cris et de peine, ma mère me chassa de ses flancs, mais comme je surgis bleue et muette, personne ne crut utile de s’occuper de moi…

Il y avait bien peu de douceur et de confort dans cette chambre. Des rideaux de perse fleurie, montés sur flèche à l’ancienne mode, abritaient les deux lits, largement séparés, de mes parents. Un singulier petit bahut à chaussures, trapu, occupait l’embrasure de la fenêtre qui donnait sur la rue, et servait de siège. L’armoire à glace à trois corps inégaux, en palissandre doublé de thuya satiné, me parut toujours trop belle, et dépaysée…

Une quinzaine d’autres vingt-huit janvier passèrent, sans y rien changer, sur cette chambre où je naquis à demi étouffée, manifestant une volonté personnelle de vivre et même de vivre longtemps, puisque je viens d’accomplir le soixante-quinzième anniversaire que mes amis autour de moi s’obstinent à appeler « un beau jour ». Acceptons qu’ils l’aient rendu beau. Ils m’ont donné tant de choses…

Ils m’ont donné des fleurs, des fruits et des bonbons, et les soixante-quinze ans auxquels j’avais droit depuis la veille au soir. Ils m’ont donné des louanges imprimées dans les journaux, et telles que j’ai pu croire que je ne compte au monde que des amis. Ils m’ont écrit des lettres, des télégrammes, ils m’ont envoyé des photographies : « Voyez comme notre petite fille est belle pour ses trois mois ! Nous l’avons appelée Françoise. » Et des cartes postales, donc ! « Madame, c’est seulement une petite chatte de l’Helvétie qui vous souhaite un bon anniversaire, elle est toute blanche et elle est âgée de sept mois. » À laquelle, chatte ou belle enfant, donner la palme ?

Ils m’ont envoyé la première violette de l’année : « C’est Jacqueline qui a eu l’idée d’aller voir sous le roncier abrité s’il n’y en aurait pas une de fleurie, et justement il y en avait une ! »

Anacréon (Richard) m’a écrit : « Comme il n’y a pas soixante-quinze bougies chez moi, ni dans toute la rue de Seine, je vous envoie soixante-quinze œillets : un par année. »

Une bouteille bordelaise est venue sans dommage jusqu’ici, portant sur son petit ventre sa date anniversaire : 1873, la même que la mienne, et sa poussière précieuse. On l’a tenue couchée, comme moi, jusqu’au dîner du 28 janvier, et, ma foi, comme à moi il lui restait quelque feu, une couleur atténuée, une bonne odeur de violettes, et le vin de Mouton qu’elle m’apportait reposait doucement sur sa lie, d’où nous l’éveillâmes pleins de gratitude et de précaution… Et mon meilleur ami ceignit mon poignet du métal jaune pour lequel j’avoue ma prédilection, qu’il soit tors en bracelet, plat en médaille, ou forgé en chaînons… Il y eut bien d’autres présents, propres entre tous à m’engouer d’émotion ; il y eut la jacinthe bleu-noir cousue en bordure d’une carte à tranche d’or, et la jacinthe rose de Rosa, les perce-neige de deux petites ouvrières qui n’ont pas dit leur nom et se sont vite enfuies ; les fruits magnifiques de Pauline : « Je n’aurais pas supporté que quelqu’un en donne à Madame de plus beaux, un jour pareil ! » Il y eut le rameau d’orchidées de ma fille…

— Tu as vendu ta chemise, je parie, pour m’acheter cette branche ?

— Oh ! non, maman, n’aie pas peur. Tu sais bien que je ne porte pas de chemise…

Et combien de « fleurs de quartier » pour mes petits vases, et le portrait d’une rose par Redouté, et un saucisson épatant pur porc pour mettre à cuire…

Et deux Américaines m’ont fait venir, venu de l’Ouest, venu de l’Est, deux de ces colis américains qui réjouissent la vue comme le palais, tant les papiers d’argent, les cartons glacés, les enveloppes fleuries, les boîtes vernissées doublent l’attrait des pruneaux, des gâteaux, des farines pures, des raisins de Malaga et des sucreries translucides qu’ils contiennent.

— Si tu me donnes ta boîte vide, je te passe ma part de lait en poudre, proposait à sa sœur un petit garçon venu en voisin.

— Penses-tu, je ne suis pas folle, répondit sa sœur. Même pas si tu me refilais tes chocolats à la menthe.

Et un plein jéroboam de champagne, que j’eus ! Et le rempart d’azalées rouges dressé autour de moi par mes confrères de l’Académie Goncourt ! Et des journaux émaillés de « notre Colette » tendrement possessifs. Qu’il m’est doux d’être un bien indivis ! La grande voix de Marguerite Moreno me parla à la radio, ample, bercée sur son rythme inimitable, douée d’échos multiples, attendrie çà et là par des vagues de tendresse — juste au moment où je n’écoutais pas… Marguerite voulut me consoler de ne l’avoir pas entendue : « Ça ne fait rien, ma Colette. Nous recommencerons, toi et moi, dans soixante-quinze ans. » Oh ! Marguerite, je veux bien, maintenant, maintenant que je sais ce que c’est, maintenant que sur mon radeau-divan frété de présents, éclairé d’un fanal bleu, j’ai accueilli un désordre, une chaleur, une abondance de rires et de larmes, qui n’étaient pas indignes de la jeunesse.

Je n’ai guère qu’un très petit solde de jeunes filles, autour de moi. J’en aurais davantage si je les laissais approcher. Mais je les redoute. Il est tout naturel que les forces neuves effraient les forces déclinantes. La sévérité, pour juger celles-là, n’est pas le lot de celles-ci, quoi que nous en ayons.

La forme sentencielle dont use, pour nous offenser, la plus jeune jeunesse, sera toujours plus prompte que nos jugements, où nous essayons, sans y parvenir, d’introduire un peu d’équité.

Ce n’est pas la curiosité qui me manque. Pourquoi retirerais-je, aux jeunes filles et aux jeunes gens, ce qui m’incline sur les autres débuts ?

Il est rare que la curiosité soit à base de malveillance, mais comment, passé le temps du naturel et de l’effronterie, comment la manifester ? Je n’ai pas peur de mes amies ; j’ai peur de la fille d’une amie, voire de la fille de la fille d’une amie. Les enfants que je ne reçois pas mais qui m’écrivent se réclament d’une grande timidité. Timidité littéraire, je veux bien croire à celle-là, qui les mène à quêter conseils et recettes. Mais les autres timidités, c’est à moi, c’est à nous de les éprouver, presque d’en souffrir.

Mes jeunes filles, je ne les attire pas. Je ne les chasse pas tout à fait. Elles doivent trouver que je manque de conversation, parce que avec elles j’en manque en effet, et qu’il ne me reste, du plus épuisant de tous les plaisirs, qu’un prurit d’interrogation. Tête à tête avec celles qui se sont déjà pourvues d’une profession, je finis toujours par tirer d’elles ce que j’aime le mieux, c’est-à-dire un peu du roman de leur métier. D’autant qu’elles « passent aux aveux » sans avoir l’air de se douter à quel point elles sont émouvantes. Leur pathétique, elles l’enferment dans ce que notre langage contient de plus banal, dans des explétifs, dans des chiffres affreusement précis et froidement énoncés. Cependant entre elles et moi s’étend et s’aggrave un espace que la familiarité s’aventurerait en vain à combler, ni d’ailleurs une bienveillance à laquelle elles ne croient guère. La curiosité — qu’elles jugent légitime, car l’infatuation ne leur fait pas défaut — me sert mieux, et aussi cette divination malicieuse, legs de Sido, à laquelle je recours par jeu. Par jeu seulement et sans aucun esprit de conquête. J’ai besoin de me répéter qu’en dépit de l’âge tous mes divertissements ne sont pas criminels.

Nous traitons plus facilement, mes jeunes filles et moi, de ce qui s’écarte de l’intimité, par exemple le théâtre en tant qu’art, le cinéma en tant que moyen de parvenir, la bibliophilie considérée comme un commerce. Sur ces champs d’activité, elles me battent. Jeunes filles et jeunes gens n’ignorent rien de ces pistes banales. Le plaisir que je goûte à m’étonner les enorgueillit, les rend loquaces ; au reste les deux sexes arrivent à se ressembler à force d’être chasseurs d’éditions, d’autographes et de dédicaces, amoureux de « truffer » les « originales », au mépris des braves vieux albums fermés d’une serrure, et autres Livres d’Or. Tels engouements se mêlent curieusement à un esprit de famille qu’on croyait bien compromis ; j’ai signé l’autre semaine un exemplaire de Le Pur et l’Impur que me présentait un bibliophile de cinq ans et demi, amené par sa prévoyante mère.

Autant que je puisse les joindre dans leur lointain, je vois nos jeunes filles vives, ambitieuses, mais inquiètes. Leur confiance en elles-mêmes n’est que d’attitude. Audacieuses, elles se découragent promptement, comme les chevaux de travail qui ne sont pas assez nourris. Il y a sur elles les traces d’un conflit qu’elles ont à peine connu, une sorte de plaie indolore. Je connais trois sœurs et leur cousine. Une se donne, malgré elle, malgré tout, à la musique et ne s’en déprendra jamais. Quand la musique décide… Une peint, mais je crois qu’elle ne peindra plus l’an prochain. La troisième danse et maigrit. Question de bifteck.

La cousine a saisi au vol une petite chance théâtrale, elle débute prochainement dans une pièce où tous les personnages ont dix-huit ans ; entre-temps, elle fait, comme on dit, « un peu de ciné ». Elle ne dit pas « un peu », elle dit « un pchon », étant encore assez enfant pour aimer le langage mystérieux.

Elle s’appelle Catherine. Si elle ne s’appelait pas Catherine elle s’appellerait Chantal, ou Dominique. Les parents n’ont ni invention, ni prévoyance, ni mémoire. Elle vient me voir parce que sa mère, qui n’est ma cadette que de vingt ans, lui dit spasmodiquement : « Va dire bonjour à Madame Colette, sois bien gentille avec elle, ne la fatigue pas. »

— Je peux lui demander un mot pour Jean Cocteau ? glisse Catherine.

— Oui, mais arrange-toi pour que ça vienne dans les hasards de la conversation.

Vous voyez par là que Catherine est bien élevée. Elle entre, et devant que de dénouer sous son menton l’écharpe qui économise un chapeau et ménage une permanente, elle parle :

— Madame Colette, est-ce que vous voudriez me donner un mot pour Jean Cocteau…

— Oui, si tu me racontes ta robe du premier acte de ta prochaine pièce.

— La pièce est bien habillée, c’est toujours ça, reconnaît Catherine avec une fausse condescendance. Que je me fasse seulement engueuler un pchon dans le journal par Jean-Jacques Gautier, et j’arriverai à m’en sortir… Surtout que ma robe du un est en gros ottoman aigue-marine, bien raide. Un petit bouquet d’oreilles-d’ours violet à la ceinture, et un grand front blanc.

— Un grand quoi ?

— Front blanc.

— Où ça ?

— Mais, dit Catherine, sur le front.

— Tu n’as pas un grand front, Dieu merci.

— Oh ! dit Catherine, je l’agrandirai bien, avec un rasoir mécanique.

— Quelle horreur !

— C’est indispensable. Ça fait pur. Surtout pour un rôle de jeune fille. D’ailleurs tout le monde — enfin les femmes — a un grand front blanc.

— Je ne m’en suis que trop aperçue. Et tu montreras aussi, tout nu, ce jour-là, le petit espace bossu qui est derrière tes oreilles ?

— Bien sûr !

— C’est de la dernière impudeur. Tu n’as jamais vu dans la glace le derrière de tes oreilles ? Alors, tu ne sais pas que c’est un endroit disgracié, même chez les jolies femmes, même chez un joli petit enfant ? Que depuis qu’on coiffe les fillettes de deux bouts de nattes en queues d’écrevisses qui ne laissent pas passer un cheveu, elles sont laides vues de dos ? Que les derrières d’oreilles, les nuques et les cous maigrichons des enfants sont des sites en voie de formation, qu’il sied de les voiler d’une végétation providentielle, dorée, cendrée ou brune ? Que depuis que les femmes arborent ce que Marguerite Moreno appelle « le front vaste et encyclopédique du garçon de café », il n’y a plus de compatibilité possible entre votre visage et la périlleuse frivolité de vos chapeaux, entre le front-steppe et la mignarde guirlande qu’il repousse en arrière, entre ce sol ingrat et l’oiseau qui les domine, entre la morne plaine et les traits espiègles de tes dix-huit ans…

— Je n’ai rien d’espiègle, interrompit Catherine gourmée. Et même Jouvet m’a dit une fois que j’avais un avenir dans les victimes.

— Les victimes de Jouvet, cela se peut…

— Oh ! commença Catherine, rougissante d’espoir…

Mais je fauchai, du tranchant de la main, ses espérances naissantes et lisibles.

— Ce n’est pas une promesse, Catherine. Continue.

— Mais, dit Catherine, je n’ai encore rien dit.

Une si irréprochable malice, une si juste critique de mon flot de paroles m’atteignit au bon endroit, et je payai la dîme.

— Il y a encore du chocolat suisse dans la boîte, sers-toi. Quoi de nouveau dans la ville ?

— Que la frange va se reporter. Toutes en Lautrec ! Vous serez contente, Madame Colette !

Je lui fis l’œil torve du vieux lutteur, et lui versai quelques axiomes, qui me sont chers, touchant la chevelure comparée au feuillage, le visage féminin assimilé au fruit ; j’allai même jusqu’à évoquer, pour piquer Catherine, les triomphants jeunes fronts, tout enveloppés de boucles, de Martine Rouchaud et de Dominique Blanchar. Un peu plus, je me remémorais à haute voix les noirs accroche-cœurs envahissant la pâleur de Rachilde, et son visage de chat… Je me fis une raison, car Catherine guettait l’heure à ma montre cardiaque. Elle ne réagit qu’en exilant de son visage la moindre mèche cendrée, avec une application qui pouvait passer pour impertinente, allégua l’heure de « sa » répétition, et fit une bonne sortie, après un « au revoir » très joliment déclamé et mimé, ce qu’on appelle les bonnes manières. Comme si les bonnes manières dépendaient d’un geste et d’une intonation. Elle m’intimide, cette Catherine cendrée, à angles aigus, mais je l’impressionne.

Elle ne me quitta pas sans m’offrir ses soins : « La couverture ? Le coussin ? Les cannes sont à votre portée ? » Fraîche fille policée, dure, courageuse, fermée, peut-être lyrique dans le secret de son cœur ! J’aime son esprit contradicteur, sa présence doucement acide, ses rébellions de branche printanière. Il me semble que si l’homme, la main, la bouche, le corps d’un homme l’avaient froissée, tout le monde s’en apercevrait… moi la première, bien entendu. Étais-je ainsi, à son âge ? Je ne me souviens pas bien, mais je me rappelle avec force la répugnance — Catherine la ressent-elle à s’approcher de moi ? — dont je frémissais au frôler des vieillards d’autrefois, l’élan sauvage qui, la visite finie, m’emportait loin de Mme de Cadalvène, de Mme Bourgneuf, octogénaires que leur âge et leurs impotences tenaient, d’une prise solide, à leurs fenêtres, sur le bord usé de leurs nids de vieilles dames. J’échappais à la petite main paralysée, recourbée en griffe, qui m’offrait des sucres d’orge de Vichy… Il fallait l’autorité de Sido pour que je consentisse à ramasser, auprès des pieds insensibles chaussés de gros feutres, un foulard en soie des Indes que je haïssais… Il y avait aussi certaine tasse, et certain coussin, de crin noir tissé… C’est à moi, et non à Catherine, qu’une voix murmurait : « Il faut être très gentille pour Mme Bourgneuf… » Mais je n’avais d’yeux que pour des détails… Justement ces détails qui s’assemblent, inéluctables, autour de moi —, justement les deux cannes à béquille, le châle de vigogne, les lunettes…

Ah… Pauline, donnez-moi vite ma robe de chambre bleue, oui, la neuve, et le foulard rose, et le vaporisateur, et le vase de cyclamen en fleur sur ma table… ma boîte à poudre… Il fallait me donner tout cela bien plus tôt, voyons, au moment où cette petite est entrée… Je suis à faire peur…

*

Rares sont mes jours sans cadeaux. Entendons-nous : je n’ai affaire presque qu’à des donateurs qui me connaissent bien, et savent comment pourvoir à ce que je nomme mon insatiable avidité. Aujourd’hui j’ai eu les premières châtaignes, petites, dures, d’un brun sombre, sommées d’une large macule claire, et trois petits poils raides à la queue, pour montrer que leur maturité est récente. Celles-ci proviennent d’un bois proche de Paris — sept ou huit kilomètres —, que je vois d’ici : une pente raide, boisée, clairsemée de châtaigniers mal dirigés, de chênes et de pins. Un chemin, une percée plutôt, invite, mais sans insistance, le passant à découvrir un chalet de bois, assis sur un briquetage qui perd son mortier. Que fait là cette isba ? Chut… Respectons le repos cérébral, l’insociabilité dominicale de deux médecins — je les appelle « mes médecines » — surmenés… J’ai pu une fois les suivre jusqu’à leur abri. Elles s’y montrent bienheureusement pareilles à tous les enfants qui se réfugièrent dans un bois, allumèrent un feu, déjeunèrent sur une assiette de papier, burent à même le goulot, puis écoutèrent le silence que perforent le cri d’un train et le chant d’une mésange… Pour les avoir suivies une fois, je sais que l’écureuil les survole, et qu’elles protégèrent, par un jour chaud, la fuite d’une grande couleuvre. Devant elles, c’est la solitude de l’Île-de-France et son paysage, mordus l’un et l’autre par des voies ferrées, tachés de petites villas, mais sereins, élargis par leur ciel.

Je n’accompagne que rarement ces deux ambitieuses qui rêvent d’oublier, pendant quelques heures, laboratoire et cabinet de consultation. Leurs sciences diverses ont de longtemps distancé ce qui est connu de l’ignorant, aussi s’étonnent-elles de l’araignée mimétique, perle rose parmi la bruyère rose, de la vesse-de-loup sphérique, œuf immaculé que pondent les nuits fraîches. Elles savent ce qui me fait envie et me l’apportent : un plein chapeau de châtaignes mûres et des mousserons crus, pour la gourmandise. Pour la récréation, quelques fleurs de prés, la chevelure feutrée d’un bédégar, et, serrées dans une seule bogue verte, trois châtaignes pas encore mûres. La bogue s’entrebâille, les trois fruits d’acajou clair luisent dans la fente. J’empoigne, de ma mémoire crochue, le petit bout de tige ligneux qui tenait suspendu ce bel oursin vert, et je n’ai plus qu’à remonter jusqu’au feuillage solide, gagner le voisinage des pins. Plus loin, c’est tout sable, bouleaux, bruyères, et ronciers chargés de fruits. Laissez-moi aller, je ne me perdrai pas. Fermez la porte de ma chambre. Je n’ai besoin de personne pour guider ma promenade. Je n’avais besoin que de ces trois châtaignes, serrées dans une seule bogue entrouverte… Au revoir, au revoir. Je serai peut-être un peu en retard pour le dîner.

Jean Marais m’a donné un paysage, peint à l’huile sur un petit panneau. Au premier plan, sur l’écorce du gros arbre branchu, il a écrit mon nom. Derrière l’arbre, les prés s’épanouissent, prolongés par une lointaine mer arcachonnaise sur le bleu de laquelle je me repose.

Ce grand archange aux traits sévères, que la scène dispute à l’écran, l’écran le reprend à la scène ; il ploie, pour entrer chez moi, ses ailes qu’il heurte à des portants et brûle aux sunlights. Il ne se plaint pas, il exerce sa patience d’ange. Mais il essaie souvent de s’évader. Parfois il y arrive, en empruntant le tunnel d’un petit entresol très bas de plafond. Les genoux au menton, les coudes aux flancs, courbatu et heureux, penché sur un panneau pas plus grand qu’une boîte à cigares, il a peint pour moi un bon bout d’immensité.

Après quoi il est venu me l’apporter, m’a embrassée, n’a pas froissé mes jambes lésées, ni bousculé ma table-banquette, ni fait choir mes lunettes. Il poussait son front — son front de « Bête » —, sa fauve fourrure de cheveux, ses naseaux froncés entre mon oreille et mon épaule, sans le moins du monde m’écraser, à sa bonne manière filiale et puissante. Cependant au fond de ma chambre Moulouk, le chien qui s’est voué à Jean Marais, qui vieillit de son absence et rajeunit sous son regard, détournait la tête et refusait de me dire bonjour.

La semaine dernière, il m’est arrivé un fruit volé. C’est une « personne du quartier », chuchoteuse, la chronique aux lèvres, qui me l’a apporté. Sur une branchette nue se tenait solidement une pomme un peu ridée. « C’est une pomme du Japon », murmura la chronique. « Elle vient des jardins d’en bas de la tour Eiffel. On l’a volée pour Madame Colette, le temps que le jardinier allumait sa pipe. » Je me suis mise incontinent à rêver que les jardins de la Tour, jusqu’ici inexplorés, se réservaient à l’arbre exotique, à la mangue et au chérimoya ou anone —, qui sait ? au gigantesque fruit du jacquier…

Car la pomme, à peine seule avec moi, exhalait une senteur mi-coing, mi-pomme, que je qualifiai d’enchanteresse, et si vive que l’antichambre, souvent accaparée par l’oignon frit, en bénéficia. Un peu plus tard l’escalier, auquel les Seigneurs chats vouent un culte trop assidu, ne sentait que la pomme effrénée et le coing corrigé par le citron, tous trois grossis vingt mille fois. Perdant toute retenue, la fragrance descendit au rez-de-chaussée, éveilla Madame la libraire qui, deux doigts sur sa tempe rêveuse, regretta d’avoir outrepassé l’heure de cuire ses confitures.

La nuit, dans l’embrasure ouverte de ma fenêtre, j’invitai la pomme volée à dormir près de moi, encore que minuit et la lune décroissante décuplassent son savoir-fleurer, et que mon meilleur ami, dans la chambre voisine, cherchât à m’en dissuader en poussant les hauts cris et dédiât cent malédictions au Japon, au pommier, aux dangers des senteurs toxiques et aux déprédateurs de jardins publics. Mais comme par bonne éducation il pousse ses hauts cris à mi-voix, je ne l’entendis pas, et je m’embarquai sans défiance sur une vague de sommeil tôt assiégée d’erreurs et de songes, tels que n’en accueillit jamais, à son bord, mon divan-radeau.

Le maléfice n’a pas encore eu, avec moi, le dernier mot. Aussi, puisque l’arrière-saison est belle et que je couche encore « dans le jardin », n’eus-je besoin que d’allonger le bras pour saisir la pomme volée et la lancer dehors. Entre les balustres de ma fenêtre j’aperçus, car l’aube et la rosée blanchissaient déjà le jardin, qu’un long chat noir jaillissait d’une bordure de fusains et poursuivait la pomme. Mais quand il la rejoignit il eut un haut-le-cœur, et tout de suite il commença à la recouvrir de terre, lui assignant ainsi le rang que méritait sans doute sa provenance des douteux édens. Puis il s’éloigna, à pas comptés de chat, satisfait sans doute d’avoir flétri le bas sortilège au moyen de la cendre, de la nausée et de l’oubli.

Il y a bien longtemps que je l’ai quittée, l’habitude de regarder l’enveloppe sans l’ouvrir, d’interroger l’écriture avant de lire. Habitude qui ne persiste que chez l’isolé, le privé de contact épistolaire. J’ai tôt fait de massacrer les enveloppes, parfois au grand dommage de leur contenu. André Lecerf me dirait que c’est là un trait de caractère, mais je crains que ce ne soit pas un trait flatteur.

Pourquoi ne pas m’aider d’un coupe-papier, plus commode et plus élégant ?… Ah ! voilà. Pourquoi n’ai-je que des coupe-papier infidèles ? Autrefois, je les achetais dans les bibliothèques des gares, par dix ou douze, en bois blanc. Alors ils s’évadaient par dix ou douze. La pointe du crayon se rompt et me saute au nez. La sonnette est un accessoire de théâtre, un fil sans voix. Ma montre est cardiaque, je l’ai déjà dit. Le journal du soir fond, s’évade… Accidents de famille, héréditaires ; mon père ne domptait la folle conduite du journal Le Temps qu’en s’asseyant dessus. Encore, ce poids suffisait à peine. Quel emploi fait-on d’une gomme à effacer ? Quel, d’une règle ? Les objets conçus en vue de faciliter le travail ne furent jamais puissants à m’aider. Mais leur malice ne vaut pas la mienne, qui consiste à me passer d’eux. Je me persuade que je suis en train d’acquérir une certaine indépendance. Il ne serait que temps.

Heures du courrier, chauds moments de la vie d’écrivain ! Lacérées les enveloppes, dépouillées les lettres d’inconnus — ah ! s’ils savaient se borner… —, un appétit inavoué, une faim de compagnie humaine quête encore, bouscule les messages, soupire à la fois : « Ouf… » et : « C’est tout ? » Le demeurant de mes études graphologiques me laisse offensée et grommelante à la vue de certains graphismes. Si l’écriture est un portrait, rien n’autorise que chaque page manuscrite impose un portrait grimaçant, dénonciateur et ressemblant.

De six à douze ans, j’écrivais vite et mal, comme tous les enfants à qui l’on n’enseignait que l’écriture couchée, dite anglaise, qui leur faisait l’épaule droite de travers et l’index droit bossu. Vers ma treizième année, ma chance voulut qu’on promût dans mon village, au poste d’institutrice, une femme jeune, vive, exigeante, qui se pencha sur mes cahiers et dit :

— Quelle vilaine écriture ! Pourquoi ?

Je n’attendais pas ce dernier mot et ne sus que répondre.

— Oui, pourquoi ? Cette écriture est inexcusable. Je vous donne une semaine pour la réformer. C’est amplement suffisant. Adoptez les plumes Flament no 2, qui ont un bec large. Cela vous aidera à ralentir, à éclaircir votre écriture, et à la redresser. Vous n’avez jamais pensé qu’être illisible est une grave impolitesse ? Je ne supporterai pas que vous la commettiez envers moi.

Les résultats d’une pareille admonestation furent rapides. Je l’essayai un demi-siècle plus tard sur Claude Chauvière, de qui l’écriture rebutait l’attention. Fluide, dépliée à peine, significative, hélas, négligeant boucles et barres, effaçant les jambages, une écriture banderole qui rêvait d’évasion, je gagnais à la déchiffrer autant d’irritation que de malaise, et je traitais Claude d’enfant mal élevée.

Elle avait le sang prompt, un cœur orgueilleux ; elle devenait pâle, elle devenait rouge :

— Madame, j’en serai quitte pour vous délivrer d’une lecture aussi lassante, et de la présence d’une personne sans éducation…

Alors je l’appelais petite imbécile — un mot qu’elle buvait comme la plus douce louange, avec un visage soudain mouillé de sourire et de larmes. Maintenant je suis bien contente de la retrouver, sa négligente écriture, dans les marges et les interlignes de cette bouffée d’exaltation et de perplexité que je possède en épreuves, et qu’elle intitula Manuscrit trouvé dans un monastère.

L’écriture harmonieuse, magnifique, de Germaine Beaumont est un réconfort pour l’œil et l’esprit. On y lit toutes les fortes vertus de la grande romancière, et même une de plus : je veux dire la sorte noble de dédain à laquelle lui donnent droit son talent et l’indépendance qu’elle a choisie.

La mienne n’est pas laide, il s’en faut. Elle est comme moi, un peu double ponette, plus pleine que déliée, et lisible. Je peux bien me faire un petit compliment de temps en temps.

Nous nous habituons difficilement à ce que l’heure du courrier — surtout le premier courrier du matin — ne soit pas celle de l’espoir, de la surprise et de la récompense. Avec animosité nous aimons la paperasse close, puis déclose, puis éparpillée. Nous cessons de l’aimer dès qu’elle n’a plus de secrets, plus de discrétion, plus de ménagements, dès qu’elle est prolixe, qu’elle se galvaude parmi le prospectus, la publicité pharmaceutique, la galerie de peinture et le catalogue de librairie.

Seuls nos amis intimes, quand ils sont loin, mettent à nous écrire un minimum d’abondance, un maximum de réserve, taisent leurs ennuis personnels, et s’occupent de nous — mettons, en l’espèce, de moi —, de cette arthrite ; ils ont découvert un ostéopathe qui… un radiesthésiste que… Ils citent un cas merveilleux de guérison, une source thermale dont…

Alors j’entre dans le plus mauvais de mon caractère, moi qui voulais lire justement le récit de leur trajet, les épisodes de leur séjour, le nombre de dents de la petite fille, la hauteur de la crue régionale, enfin des nouvelles. Mes amis, le meilleur et les autres, n’ont-ils aucune idée de ce qui m’intéresse ?

Je me console avec le demeurant de mon courrier, celui qui me vient des inconnus. Outre la chance d’y rencontrer la grâce si française de mainte épistolière, je cours celle de m’étonner. Car on m’y demande des choses que je croyais hors de mes spécialités, par exemple une « personne de confiance qui sache soigner une dame entre deux âges ». Et, « si ce n’est pas abuser, un honnête homme, genre garçon marchand de vins, pour une place de tout repos dans une ville de grandeur moyenne. Je me permets de vous demander cela, Madame Colette, parce qu’on sait bien que vous connaissez la vie ».

Certes, Madame ! Peut-être pas exactement celle du garçon marchand de vins, mais on sait en effet — je me plais à ce « on » qui me fait confiance — qu’une consultation vétérinaire ne m’intimide pas, et que je ne jette pas dans la corbeille à papiers l’histoire des serins en cage, libérés pour cause de disette, et qui, croisés de moineaux, lèguent encore, deux ans après, une petite plume jaune par-ci par-là à leur lignée avec un brin de roulade dans le gosier. Je ne déchire pas l’histoire du chat domestique qui amena pas à pas dans la maison forestière, à force de patience et d’amour, le beau, le craintif, l’épuisé, le palpitant chat sauvage… Je ne jette pas non plus les dessins des enfants. Si je m’écoutais je ne jetterais rien. Je tâche de m’écouter le moins possible, et de garder ma sévérité pour le mal qui vient auprès de moi chercher encouragement et vigueur, pour le prurit qui se baptise vocation, pour le roman qui prolifère, la littérature qui s’égare, et la bibliophilie sous sa forme rudimentaire et paresseuse : « Madame, je dépose mon exemplaire chez vous et je viendrai le reprendre demain revêtu de votre dédicace. » La formule est brève ? Excusez-moi, je n’en suis pas l’auteur.

Tous les jeunes bibliomanes ne sont pas aussi… succincts. Ont-ils tort de se gêner ? Peut-être, puisque, passé le premier mouvement d’humeur contre la dure jeunesse industrieuse, nous signons, nous répondons… Quoi que nous en ayons, nous ne nous sentons, envers elle, ni quittes ni libres. Un seul sursaut de refus me dresse devant ce que pourtant elle réclame le plus légitimement de nous, de ce qu’elle nomme notre expérience. Elle veut des conseils, des critiques. Elle veut, non seulement, comme le petit Yniold, « aller dire quelque chose à quelqu’un », mais entendre, prêter l’oreille à une voix qui lui parlerait d’elle-même…

Enfants, jeunes gens, hardis à m’écrire, qui faites état, dès les premières lignes, de votre « timidité », vous n’avez jamais envisagé que la mienne est peut-être la plus grande ? Je me protège de vous, je me tais, je vous redoute. J’essaie de rire avec vous, sans vous nommer ni vous trahir, mais pour ôter, de vous, cette folie d’écrire à une vieille écrivaine comme si elle dût céder à cette autre folie : vous répondre. Ne pouvant faire moins que de vous lire, je vous lis, et très scrupuleusement. Mais j’ai fortement sujet de croire que les plus hantés du vouloir littéraire ne sont pas les prédestinés. Les éclairer… je ne m’en sens ni le droit ni l’envie…

Tenez, lisons ensemble telles petites lettres qui m’apportent leur son imperturbable de contentement, de puérilité dessaisonnée. Dans la première tinte en outre un écho de Marguerite Moreno, de son exactitude à répondre, de sa raillerie adoucie :

« Madame Colette, je suis bien contrariée que la mort de Madame Moreno m’a fait manquer son rendez-vous. Cette dame avait été très aimable, elle m’avait promis de me recevoir et de me recommander dans les journaux. Car ayant le don de la cocasserie on me dit autour de moi que mes essais et autres poésies sont frappants. Un jour que j’ai téléphoné à Madame Moreno je lui ai dit qu’il vaudrait mieux ne pas attendre trop pour les publier parce que j’ai soixante-dix-neuf ans ; mais elle m’a dit que, au contraire, mon âge serait un attrait de plus. Voyant qu’elle vient de mourir, je prends la liberté de m’adresser à vous, etc., etc. »

« Madame Colette, je ne sais pas si vous vous rappelez de moi. Quand vous êtes venue à X… une fois, en 1904, j’étais la petite fille de sept ans qui faisait les commissions. Depuis ce temps-là, je me suis mariée et nous avons eu bien des malheurs. Ça commence à se remonter un peu, mais il nous manque encore bien des petites choses. Aussi j’ai pensé à vous pour nous faire avoir gratuitement une automobile de rebut dans vos connaissances. Mon mari qui est très adroit de ses mains saurait sûrement en tirer parti. En vous remerciant par avance, chère Madame Colette…, etc., etc. »

Une autre ? Va pour une autre, à mon avis la plus inattendue :

« Madame, j’aimerais mettre en poèmes plusieurs de vos œuvres, au nombre desquelles La Maison de Claudine. Spontanément, je vous offre de superposer, à votre rythme, le mien, qui est rigoureusement poétique.

« J’espère que l’idée vous plaira, peut-être aimeriez-vous aussi écrire la préface ? Bien des conseils (questions éditeur, impression, mise en vente, etc.) me seraient utiles de votre part… Ci-joint quelques échantillons, que je crois bien choisis. »

Eh oui, que voulez-vous ? C’est comme ça.

Comment, sur quel ton lire ces lettres ? Qu’y chercher, sinon une tranquille assurance, mais surtout une surprenante ignorance de la vie réelle, et, contradictoires, le culte du secret et le besoin du cri ?…

N’aimerez-vous pas, comme je fais moi-même, mes conseillers bénévoles ? Ils ne sont pas tous bienveillants, mais à qui doute de soi leur certitude est presque un coup d’épaule…

« Madame Colette, la lecture est notre grand plaisir. Mais nous ne vous cachons pas que vos histoires d’il y a longtemps nous fatiguent un peu, nous aimerions mieux quelque chose d’un peu plus actuel. Nous n’hésitons pas à vous l’écrire, cela peut vous rendre service, etc., etc. »

« Madame Colette, nous étions contentes, ma sœur et moi, de lire votre dernier livre. Et surtout si vous voulez nous donner encore des récits de votre enfance, ce sont les plus amusants. Pour la radio, il ne faut pas lire comme vous faites, il faut parler, comme une conversation entre soi, etc., etc. »

« Un peu ternes vos “ souvenirs ”, un peu las. On aimerait sentir plus d’émotion, plus de tendresse, dans vos dialogues avec le “ meilleur ami ”. Un peu las d’une part, d’autre part un peu littéraires, et en outre embués de dissimulation. Il y avait plus et mieux à dire. Croyez-en un confrère que l’état de sa santé a seul empêché de demeurer homme de métier, etc., etc. »

Auquel entendre ? S’il me restait seulement vingt ou trente ans à vivre, je finirais par faire mon profit, pour légèrement contradictoires qu’ils sont, d’enseignements aussi désintéressés.

Je ne cite pas pour déplaire, mais pour faire connaître par quels moyens directs, au besoin impératifs, le lecteur se met en communication avec l’écrivain. Je crois qu’il n’est aucun moyen efficace d’échapper à sa réquisition. Je crois aussi qu’entraînée depuis tantôt un demi-siècle à son exigence, au fol abandon qui guide la plume des femmes solitaires, des hommes obsédés, des monomanes de l’interrogation, je crois que je préfère leur indiscrétion à leur silence.

« Madame,

« Je vous envoie l’œuvre de toute ma vie, elle est composée d’impressions de mes lectures et de mes appréciations. J’ai laissé un feuillet blanc entre le titre et le texte, vous voudrez bien y inscrire une préface. Je ferai reprendre le manuscrit dans une semaine. Agréez… etc., etc.

« P.S. — La plus grande longueur possible pour la préface, S.V.P. »

Que je ne voie jamais Dieu si je mens, comme on dit dans mon pays : le pesant manuscrit, venu par la poste et recommandé, avait coûté 146 francs d’affranchissement à son expéditeur.

« Madame,

« J’ai treize ans et demi. Toute ma vie j’ai été poursuivie par le besoin d’écrire. On m’a toujours dit que j’avais beaucoup de dons. Mais j’ai hésité. Et maintenant, je crois qu’il est trop tard pour prendre une décision aussi grave. Mes parents me disent qu’il faut que je continue mes études, mais cela ne m’intéresse pas beaucoup. Ne voudriez-vous pas, Madame, me donner votre opinion… etc., etc. »

C’est moi qui ai souligné les mots « toute ma vie » et « toujours ». En les lisant, je pensais au petit garçon acrobate qui tournait sur la mosaïque de la cour de Chartres, vertigineusement à bicyclette, en cercles, en huit et lâchant le guidon. À son grand-père barbu qui le surveillait, je demandai l’âge de l’enfant :

— Quatre ans et demi.

— Quatre ans et demi ! et il monte de cette façon-là !

— Oh ! dit l’orgueilleux aïeul, il a appris quand il était tout petit.

J’admire les enfants gymnastes, mais j’ai un peu peur des enfants écrivains. D’abord parce qu’ils sont trop. D’autre part, qui n’aurait peur d’un enfant, de sa force, de son aisance à se mouvoir dans l’impénétrable ? Pour nous égaler quand la fureur littéraire le prend, il ne lui manque que le vocabulaire. Je pourrais nommer, au moins par le pseudonyme qu’elle choisit, plus d’une fille de quinze ans dont le bagage comporte des poèmes, une, deux comédies, trois romans ou davantage, et des « mémoires » (sic). Même flux chez les garçons. Naturellement je ne me presse pas d’acquérir une opinion sur tant de jeunes œuvres, qu’on m’a confiées sans mon agrément. Mais il me reste la faculté de m’étonner, ne serait-ce que de l’exploitation qu’une jeunesse écrivaine tente de sa propre nouveauté. Si elle cache parfois son identité, elle n’oublie pas d’avouer son âge. « Madame, j’ai seize ans. Madame, j’ai treize ans, quatorze ans… » Sont-ce là ceux que parents, guides et pédagogues appellent des « petites brutes, exclusivement férues de sports violents » ? Sûrement quelqu’un se trompe, sûrement on trompe quelqu’un. Sûrement il y a, dans les tentatives qu’essaient sur nous l’insistance et l’abondance quasi enfantines, il y a quelque chose comme l’usage d’une arme, outre ce prurit d’exhibition. « Madame, je suis si jeune ! » Je crains là de distinguer un son qui ne serait pas le cri de la seule faiblesse, et puis je me reproche de manquer de pureté. Mais le frais démon insiste : « Madame, n’êtes-vous pas tentée de savoir à quel point je suis jeune ? Voyez plutôt… » Une photographie glisse de la lettre. Comment faut-il interpréter l’envoi des portraits, cheveux en boucles et jupe abrégée pour la fille, ou maillot de bain et slip pour le garçon ? Bah ! c’est l’influence des mœurs cinématographiques. Mais ils savent, ces enfants hantés, que la jeunesse est une arme, plus puissante si elle porte les traits de la beauté.

Ma chance veut que je ne sache, en matière de littérature, ni patienter, ni enseigner. Qu’enseignerais-je, sinon le doute de soi, à ceux qui, dès le jeune âge secrètement infatués, s’aiment au lieu de se flageller ?

Ô enfants écrivains ! Enfants certes, mais quelle douleur de vous savoir abusés, prêts à vous vendre si l’on vous donne assez de loisir, assez de pain, assez de chaleur, même assez de sollicitude — tous objets de troc —, comme il est malaisé de ne pas penser à vous ! On croit avoir tout résolu quand on se tient la promesse, quand je me tiens la promesse faite à moi-même de ne jamais écouter l’écho qui prolonge certaines phrases : « Madame, j’ai quinze ans. Toute ma vie, la soif impérieuse d’écrire… » Hors des feuillets de papier pelure scellés d’une ficelle, froissés, fanés déjà d’avoir tenté ailleurs leur chance, je ne pourrai faire que ne s’irrue, ne palpite, ne se débatte ce bouquet entêtant de mensonge, d’outrecuidance, de capiteux désespoir, de vérité calculatrice —, ce bouquet, cette menace…

*

— C’est dommage de les manger, dit Marcelle Blot.

— On n’est pas forcé, Marcelle.

Parmi mes presse-papiers tout farcis de serpentins, de berlingots, de fleurs et de bactéries, Marcelle dispose les tomates rondes, d’un rouge irréprochable, sans plis ni côtes, les dernières tomates de son jardin de Saint-Cloud, et elle soupire :

— Si, on est forcé. Parce qu’elles sont bonnes.

La Grande Marcelle, l’amie des peintres — et la mienne —, exhale la vive odeur de l’estragon, du cerfeuil, du persil qu’elle a mis en bouquet, pour me les apporter, autour d’un céleri couleur d’ivoire, d’un thym à fleurs mauves. Tout ce qui sort de ses mains s’imprègne d’un art de tisseuse, de tresseuse, de fleuriste, de décoratrice. Elle fait magistralement des chapeaux pour les femmes. Et puis, soudain, elle refuse de faire des chapeaux. À cause des chapeaux ? Non, à cause des femmes. Elle remonte à Saint-Cloud, y fait retraite. Elle est si foncièrement sauvage… C’est pourtant elle qui inventa de tresser finement des joncs, du rafia, d’en figurer des feuilles, d’en façonner des ceintures, des sandales. D’une branche épineuse, sur les épines de laquelle elle imagina d’enfiler les perles blanches du gui, je la vis faire une couronne de mariée. Aujourd’hui elle m’arrive de Saint-Cloud, tricolore comme une fraîche paysanne, l’œil bleu, la dent blanche et la joue rouge.

— Vous ne travaillez donc pas, en ce moment, Marcelle ?

— Oh ! si, dit Marcelle. J’ai fait un travail tellement joli que je perds tout mon temps à l’admirer. Dans mon jardin, j’ai quatre gros buissons de troènes. Ce n’est jamais que des troènes. Ils n’ont qu’un présent et un avenir de troènes. Je voulais les enlever. Je me suis souvent demandé comment améliorer leur situation de troènes, et j’ai trouvé. J’ai évidé aux cisailles tout le milieu de chaque touffe, en respectant une bonne épaisseur tout autour, et j’ai défeuillé toutes les branches. J’ai entrelacé les branches coupées et les branches debout, comme un panier, plutôt comme une cage, c’est une besogne qui me connaît ; un tressage bien serré, en ménageant quelques petites lucarnes ; j’ai passé des baguettes transversales à l’intérieur, les unes pour servir de perchoirs, les autres pour soutenir des abreuvoirs et des mangeoires… Vous vous faites une idée de mes cages vivantes ? Du côté des mauvais vents j’ai serré beaucoup le tressage, et encore plus dans le haut que j’ai achevé en dôme…

— Et que disent les oiseaux, Marcelle ?

D’admiration, elle lève les mains :

— Les oiseaux ? Ils en ont tellement dit qu’ils n’ont presque plus rien à dire. Je n’avais pas fini la première cage qu’ils avaient compris. Si vous aviez entendu ce vacarme d’oiseaux… Et des conciliabules, et des avis contradictoires… Je passe mon temps avec eux. J’ai vu trois sortes de mésanges, du bouvreuil, du pinson, d’autres que je ne connais pas. Mon chat me fait une drôle de tête. Il doit se dire que je n’entends rien à la construction d’un piège. Le fait est…

— Mais les oiseaux, eux, n’ont pas cru à un piège ?

L’œil d’azur de Marcelle me méprise un peu :

— Non, dit-elle. Ils savent qui je suis. Déjà ils entrent, ils sortent, par les petites lucarnes… La mésange entre la tête en bas, cramponnée comme une perruche. Les autres prennent leur élan, songez donc, du dehors au dedans, à rebours des oiseaux qui fuient la cage… C’est bouleversant ! On me dit qu’au printemps ils se battront pour la possession de mes cages…

Marcelle verrouille pensivement le panier qui m’apporta les parures dernières de son potager :

— Et puis tant pis, dit-elle résolument. D’ici là j’inventerai quelque chose pour les empêcher de se battre.

Elle noue son foulard sous son menton, et s’en va, mais je la rappelle :

— Marcelle, Marcelle ! Vous m’avez rapporté mon petit chapeau en velours noir ?

Son visage de belle jardinière reparaît dans l’entrebâillement.

— Oh ! non, vous pensez ! Je n’ai pas eu le temps ! Mes clients des troènes étaient plus pressés que vous ! Vous, vous ne sortez presque jamais, et eux ils couchent dehors toutes les nuits !