Le Fanal bleu/09
À partir du jour où la première « figue seconde » est mûre, vous pouvez compter que chaque matin une autre, dix autres figues secondes vous tombent dans la main, molles, le col infléchi, avec leur œil de faisan au derrière, et sur leurs flancs les rayures parallèles qui fendillent leur tendre peau violette ou grise. Les premiers jours, on ne s’en rassasie pas. Qu’est-ce pour notre appétit que six, que dix, que douze figues encore froides de la nuit, qui s’ouvrent par moitiés et rouges au-dedans comme la grenade ? Elles n’ont pas encore tout leur miel, et se font d’autant plus faciles à la bouche.
Mais la maturité se hâte et les multiplie. La semaine n’est pas finie que le gros figuier, et le jeune figuier d’en bas, et le figuier tortu, sont accablés de figues mûres, pendues par le goulot comme les nids de l’oiseau appelé cacique. Nous n’en venons pas à bout. Elles méritent la récolte totale, puis la claie. Faites vite, vous voyez bien qu’à son tour le raisin va s’impatienter, que la tomate est au terme de sa prodigalité et de sa rougeur, et qu’il ne reste sur les pêchers que ces petits biscaïens pelucheux, dure mitraille dont se bombardent les enfants.
Après quoi les arbres ne berceront que les pommes, abondantes au creux des vallons grassois et aux vergers de Solliès-Pont. Çà et là, l’une de ces belles normandes dépaysées choit et navigue, sur le petit flot étonné du Gapeau torrentueux.
L’usine qui élabore les parfums floraux, je croirais qu’elle dort dans son grand jardin, si je n’y arrivais en même temps qu’un camion, un cheval fessu, pansu, un chargement de longs paniers en gros osier, soigneusement aveuglés de toile. En cet équipage paysan débarquent neuf cents kilos de fleurs de jasmin. Mon fauteuil roulant s’emboîte dans leur voie.
Il n’y a pas plus de quatre heures qu’elles ont quitté leur champ, elles sont loin d’être fanées. Elles vont à leur consomption et m’entraînent. Un air malaisément divisible se traîne sous les plafonds ventilés, s’ouvre avec lenteur devant les pas muets des hommes qui servent le parfum.
Neuf cents kilos de fleurs de jasmin, c’est une litière, blanche encore, versée à la hâte sur les dalles polies, non loin d’un autre lit de tubéreuses, dont la flétrissure, mortellement odoriférante, respecte la couleur doucement camée… La torpeur consentante, le souhait de ne presque pas vivre montent de ces entassements inestimables ; je resterais là, prostrée et optimiste, sous la garde d’une jeune fille qui s’est dévouée ce matin à pousser ma chaise roulante. C’est une enfant très jolie, et que j’appelle mon petit cheval-fée. Quand je m’inquiète : « Je suis lourde ? » elle répond en secouant la tête — elle encense — négativement : rien n’est lourd à un petit cheval-fée.
Le maître de l’usine veut me guider vers les destins successifs qui attendent, en vases clos, les dépouilles des cultures de Grasse : nul regard ne les verra plus sous leur aspect de fleurs.
C’est une grande merveille que l’intégrité d’une telle industrie. Ici, on extrait le jasmin du jasmin, et des bulbes d’iris vient l’iris. « Si vous restiez à Grasse, me dit Maurice Maubert, je vous montrerais les grands matelas multicolores d’œillets frais cueillis, qui sentent l’essence de girofle… »
Comme je lui demande à partir de quelle phase du traitement, de quelle sournoise violence l’odeur des jasmins reparaît dans l’extrait de jasmin, il me glisse dans la main une parcelle de cette confiture, de ce chocolat onctueux et brun qui s’appelle le concret, grâce auquel, l’ayant effleuré à peine, je constaterai tout à l’heure que les œufs à la coque sentent le jasmin, que le loup à la crème sent le jasmin, que le gratin d’aubergines, l’entremets au caramel sentent le jasmin. Le responsable d’un tel excès de suavité ne s’en excusera pas, bien au contraire ; il emplira ma tasse d’un brûlant café vaguement extasié de jasmin : « Pouvais-je vous faire mieux comprendre que le concret de jasmin est incoercible ? »
Vers six heures après midi, l’odeur des jasmins commence à barrer les routes, raide comme une corde tendue. Jusqu’à la nuit close, jusqu’au petit jour, la fleur sera, bien qu’invisible, de plus en plus présente. D’ailleurs nous distinguons au passage, par les nuits sans lune couleur de cendre bleue, ses petites constellations, blanches dans le feuillage noir. Entre l’aube et le soleil levé, il y a le temps d’une cueillette, à mains prestes qui ne dérobent que la corolle, sans détacher ses sépales minuscules. Les plants de jasmins sont troussés en javelle pour faciliter la cueillette, pour éviter à la fleur le contact de la terre légère qui nourrit côte à côte la tubéreuse et l’oignon doux, pour lui épargner le poids d’une fourmi, d’un grain de sable, d’une coccinelle…
Par les soirs où s’insinue dans l’air une vapeur qui nous promet la fin d’août, ma condition de personne aux jambes liées me vaut une promenade en voiture. La région de Grasse, qui ne reçoit pas de pluie l’été, recèle des trésors d’eaux vives. Les fontaines libres abondent, le moindre mas a sa cascatelle ; l’urne ventrue des « placettes » abreuve sans repos les villages de ses trois jets presque glacés, parfois finement pailletés de bulles ; je ne peux me tenir d’emprunter un gobelet, ou de téter la cruche ombiliquée, de boire aux fontaines comme je faisais, autrefois, en passant par Aix-en-Provence. Une source, c’est toujours un miracle.
Un domaine à vendre, qui ouvre à quelques visiteurs ses routes carrossables, n’est que langages de sources, frémissements d’eaux sombres et pures ; hors d’une brèche s’élance un bras d’eau compact, qui brandit ses muscles de cristal. Sur la terrasse sans hôtes, autour d’une vasque dressée sur son pied unique, le temps, l’eau, l’oiseau, la graine volante ont amassé une grosse éponge végétale, chaque brin pleurant sa perle d’eau, comme à l’antique fontaine de Salon…
Souterraines ou jaillissantes, les eaux grassoises élèvent la nuit, dans l’air pur et sans brise, une brume insaisissable qui capte l’odeur des jasmins et l’immobilise. Rien ne bouge avant la pointe d’aube. Aux dernières étoiles, à la barre rouge et brune qui soulève le bord du ciel, nous ne sommes guère que trois, en haut des gradins cultivés, à enfreindre la loi du sommeil : mon meilleur ami, une chatte rayée et moi. Pas un souffle, avant dix heures, ne feuillettera le mûrier difforme et crevassé, les jeunes platanes. Il en était de même à Saint-Tropez, quand nous attendions, sous la dense glycine, que le vent de ponant et le soleil, conjugués, éveillassent la mer, les cigales, les convolvulus bleus et le pourpier à quatre couleurs. Dans ce temps-là, ma confiante cinquantaine frappait du pied l’eau endormie pour effrayer les timides reptiles, et je cueillais dans le petit marécage salé les statices mauves, et j’attristais cette heure sans pareille en pensant qu’après le premier bain dans la mer il me faudrait, dans ma maison refermée, travailler à La Naissance du jour… Je n’ai plus la maison ; la cinquantaine est loin… Il me reste l’avidité. C’est la seule force qui ne se fasse pas humble avec le temps.
On ne me montre pas que ce qui est beau. La prévenance de mes amis, qui n’écarte pas l’humour, me mène à une quinzaine de kilomètres, tout le long de la Croisette, en choisissant l’heure où, entre des baigneurs innombrables, un baigneur, une baigneuse, nus, s’ajustent à un petit flot disponible, l’heure où un consommateur, entre des consommateurs, revendique un secteur de guéridon et un jus de fruit personnels ; où le dos nu dit au dos contigu, avec l’accent du défi : « Moi, je suis le plus noir ! » Le spectacle m’est si étrange que je réclame, comme au manège de chevaux de bois : « Encore un tour ! »
Sur la mer, un bateau tire après lui son ski nautique, insecte d’argent au bout d’un fil. Au loin et couplés, ennoblis par la distance, leur pariade est la seule qui évoque, ici, l’idée de l’amour. Tout le reste… Je n’ai jamais vu, je crois, une foule moins amoureuse, ni plus nue, que ce Cannes 48. Serrés, ils ont l’air voluptueux autant qu’une caque pleine. Pourtant, qu’il fait beau, alors que partout ailleurs il pleut ! « Encore un tour ? » On me l’accorde au ralenti, entre la mer et les couturiers, la mer et les joailliers, la mer et les marchands de sandales, de soutiens-gorge et de jus de fruits, la mer et les hôtels et les voitures et les éventaires de fleurs et les insolés et les femmes au brou de noix… Un hôtel jaune dépasse toutes les proportions raisonnables, se rit de l’harmonie architecturale. Un orchestre essaie de faire entendre en plein air sa petite voix maigre. Sur les femmes, en guise de costumes balnéaires, je recense des shorts, plissés ou non, en tissus pauvres et fleuris, des gorgerins comme le creux de la main. Cela sert de tenue de promenade et de vêtement d’après-midi ; l’ourlet en haut de la cuisse est un peu graisseux, un peu crasseux, à cause de l’huile. Les hommes, nantis d’un slip bref et révélateur, s’en tirent à meilleur compte. Tant femmes qu’hommes, ils sont trop… « Voulez-vous faire encore un tour ? — Non, merci. » Au fond, je ne sais pas très bien, ici, si toute la chair diverse et exhibée me rend végétarienne, ou si je suis terriblement jalouse de ceux qui jouissent de l’eau salée, de l’agilité, de la nudité… Je retourne volontiers à mes vallons de Grasse. Mais en même temps je quitte la mer ; elle reste de l’autre côté des collines, là, tenez, derrière ces deux petits seins du paysage qui respire si doucement. Elle n’est pas loin ; il semble qu’en nous soulevant sur la pointe des pieds… Résignons-nous, d’ici on ne voit pas la mer. Vous m’en consolez par une plaisanterie : « Oh ! c’est si peu la mer, cette mer-là ! » N’empêche qu’elle s’entend, quand elle veut, à ravager la Côte.
À Hyères, quoique d’un peu loin, nous voyions son dur lapis, ses andains de sel. D’ici, on me mène parfois à la Garoupe, le matin, et on me plante sur un bord éclaboussé. La mer mousse en contrebas de la balustrade, sur les ébats des enfants nus ; le sable est tantôt frais, tantôt tiède à mes pieds inutiles. Avant-hier soir à Antibes, tout le long d’un rempart où mi-étendue je me promenais, on voyait la mer d’autant mieux qu’il faisait nuit, lune, et que ma promenade aboutissait à la place qu’un traiteur de génie, dressant ses tables juste au centre de l’arc qu’enjambent les remparts, offre à ses clients de l’été. Au-delà, c’est le quai, le port, au-delà s’allument, à point nommé, à l’heure toquante, la lune, les feux des bateaux, le dos haussé d’une courte vague. Ce soir-là, avant-hier, nous sentions tous que rien ne saurait manquer, ni marcher de travers. Le patron souriait d’avance à sa belle nuitée gastronomique de juillet, brun, bien sanglé, blanc du col aux espadrilles, la langue libre et le pied silencieux.
Entre nos tables de premier plan et la toile de fond passaient, s’arrêtaient ou ne s’arrêtaient point ces troublantes voitures automobiles, usagères rapides de tous chemins, muettes et qui font, de leur discrétion même, le pire danger, lorsqu’elles semblent, lustrées comme d’un magistral coup de langue, surgir d’un bain d’huile pour aussitôt s’y replonger.
Le traiteur vêtu de blanc les regarde s’approcher sans appréhension. Il est capable de mettre un nom américain, vénézuélien, scandinave, suisse, sur chaque robe, chaque collier, sur tous visages masqués de hâle qui touchent terre devant son officine. Sûr de lui, sûr de ses suppôts obscurs qui âprement cuisinent et palabrent au profond de son empire, il disparaît, et soudain reparaît les bras chargés, dépose devant l’extase colombienne ou chilienne le long plat creux, le monceau de poisson blanc, la ferme rascasse, et surtout la langouste concassée et rose : une corbeille effeuillée de la Fête-Dieu.
Elles ne sont pas nombreuses, sur la Côte, les auberges qui, forcées — comme le chronomètre marseillais qui vous abattait son heure en quarante-cinq minutes — de « faire » leur saison en deux mois et demi, de sauver à la fois leur réputation et leur fortune. Le touriste fastueux — il y en a encore —, celui que la Provence nomme l’estrangier, peut les compter sur les doigts d’une main. Il y court, il en sort chaudement étrillé. Mais il y revient. Le mystère français de la nourriture lui est encore sensible, bien qu’il le corrompe par l’adjonction de l’alcool. Je l’ai vu à l’œuvre, l’autre soir, dans un de ces lieux méridionaux où tout est beau, la verdure irriguée, les arbres respectés, les servantes aux bras ronds qui, Dieu merci, n’ont pas le temps de maigrir, les buissons de menthe et de basilic mariés à la verveine citronnelle — et le géranium rosat entretient flottante une senteur marocaine…
À neuf heures et demie notre tablée de cinq convives était gentiment repue de petits melons à chair rouge, de poisson à chair blanche, de courges gratinées, de pêches, et nos verres encore illuminés de jeune vin — que ce tendron du pays devient donc difficile à trouver ! —, nous regardions arriver les envahisseurs, ceux qui s’attablent passé les dix heures, et qui boivent avant de manger.
Il fallait bien que l’industrieuse auberge les satisfît. Elle leur mettait au poing, à tous, les mêmes gros verres moulés, frappés de torsades épaisses, dans lesquels passaient une rafale multicolore de pastis, de cocktails, de champagne. Des bonbons cubiques de glace tintaient, engourdissant pour un moment le feu des boissons…
N’ayant pas encore consenti à s’asseoir, des couples noués, debout, se prirent à danser vaguement sur place. Des femmes glapissantes briguaient l’étreinte, particulièrement, d’un star américain de cinéma, un homme entre deux ou trois âges, épaissi et alcooliquement heureux.
Ailleurs, j’ai fait une autre halte, dans une autre auberge, qui brille, au bord d’une route, comme une longue île bordée de fleurs et de lumières, derrière sa frange d’automobiles. Sur son seuil trône celle qui suffit à la prospérité de la maison, l’organise et la justifie : la patronne. Elle pèse son poids et l’étale, sachant que dans son beau et dur métier il n’y a pas d’autorité sans embonpoint. Son sourire équitable ne fait pas de jaloux, mais il ne se refuse pas l’ironie. Elle est concise, avec un peu de hauteur. « Poissons ? Viandes ? Les deux ? » propose-t-elle. « Qu’est-ce que vous avez comme viandes ? » lui demande un impertinent qui prétend se donner un petit air d’habitué… Elle le jauge et ne lui accorde qu’un mot : « Toutes », dit-elle. Le malappris, déçu, change de pied : « Plutôt du poisson… Mais qu’est-ce que vous avez comme poisson ? » « Tous », répète la dame. Qu’elle est douce, et supérieure à cet homme qui cherche, sur son menu, quelque chose de « difficile » ! Il élut la truite au bleu, et un ris de veau ! La dame, miséricordieuse à sa manière, fit ajouter un peu d’authentique crème fraîche dans le jus du ris de veau. Quand même, le dîneur tatillon louchait à droite sur ma soupe de poisson, velours et feu, à gauche sur une crêpe pliée en quatre, joufflue d’un secret fondant et fromageux.
Chaque chose en son temps, chaque œuvre en son lieu. Versés à profusion, comme ils le sont là-bas, par des mains riches de savoir traditionnel, acquis au sortir du flot, pris tout frais à une terre potagère, tout vifs à une basse-cour, braconnés à même une pinède, fruits, poissons et gibiers de la Provence ne nous arrachent ici aucun des réflexes qui réprouvent, à Paris, l’exhibition de certains comestibles et leurs prix. Dieu ! que nous sommes vite accessibles à la sauvage euphorie, prêts à chasser le cochon noir dans la forêt tahitienne, comme à déguster ce plat imaginaire qui, dans mon pays, symbolise et raille le comble du luxe, le plat de « fersues de caquesiau » — entendez, en patois, les foies de moucheron. Tout l’un ou tout l’autre : ou le crustacé hérissé de pattes et passementé de corail, ou bien nous casserons la croûte bien aillée, bien huilée, au bord de la route. Transplantons-nous donc, tournons notre volant sur le cadran de la France, et nous ne sommes plus reconnaissables, tant nous accédons aisément à la prodigalité. Sous le figuier, sous l’azur du plumbago, parmi le poivron, l’oursin et le saladier de bourride, paraissez, prélassez-vous, loups à mille francs la pièce, gibier clandestin sur canapé, paraissez au vu et au su ! Rien de ce qui se consomme ne nous fait honte. Rien n’est trop beau, trop bon pour glorifier — une fois en passant, qué ? — le faste naturel qui nous entoure, quitte à y renoncer quand nous serons forcés de réintégrer le long malaise alimentaire qui nous est, depuis si longtemps, infligé durant trois saisons sur quatre.
Il faut toujours revenir. Il faut quitter ce qui est aimé et mérite de l’être, aussi bien ce qui nous émeut que ce qui nous prête à rire, par exemple le chien basset de qui l’appétit ne s’éveille que parmi les éclairs et le tonnerre d’une fureur qu’il simule ; il faut ne plus attendre un pas, une visite matinale, ne plus écouter les prouesses de la petite artiste qui, à huit ans, montre, tant à l’écran qu’à la scène, son expérience et ses états de service de vieux routier…
C’est en ma présence que s’engage un débat affectueux, que se discute mon incommode retour à Paris : « Non, pas le train. Tout plutôt que le train pour elle. La chaleur… Et cette longue crise qu’elle subit… L’auto, n’y pensons pas. — Pourquoi ? — Trop long. Pas assez confortable. — Bon. L’avion alors. — Ah ! je n’aime pas beaucoup l’avion pour elle… — Mais elle, qu’est-ce qu’elle préfère ? — Elle ne l’a pas dit… »
Elle ne dit rien. Elle n’a pas entendu, elle lit. Elle se retient de rire. Mon meilleur ami me regarde — que dis-je ? il me jauge. Où calera-t-on au mieux l’objet qui tantôt se prête à tout, et tantôt réagit avec intolérance ? Dans quel panier enfermer ce gros chat, le long de mille kilomètres ? Mais le chat en a décidé à part lui, l’objet s’est donné le plaisir de trancher le débat, et de choisir l’avion. Il est doux d’assumer parfois une âme de juré président, dont le vote compte double dans l’urne…
La chaise roulante, sur le terrain de l’embarcadère, puis la bonne étuve d’avant le départ, un couffin de journaux, une pincée de coton hydrophile pour calfater les oreilles, le petit carton-déjeuner et la fiole de vin, il me fallait bien tout cela dans Air-France, car je m’ennuie en avion. Rien n’est à mon gré là-haut sauf la vitesse. « Regarde, nous avons encore un bout de mer à franchir… Regarde, ce ruban de route, est-ce que ce n’est pas justement le trajet que nous avons fait la semaine dernière… » Foin du trajet, et du nuage imprévu, que nous transperçons soudain comme un cocon.
J’avoue mon inaptitude. Déjà, sur le parcours de Toulouse-Fès-Toulouse, j’ai appris que dominer n’est pas mon lot. Ma poésie est à ras de terre. « Regarde, tu sais que nous passons au-dessus de ton pays natal ? » Et tu crois, mon compagnon, que je vais reconnaître mon pays natal dans cette brume fuyante, croisillée de routes, quadrillée de champs, fendue d’un grand éclair d’eau dont tu me dis que c’est l’Yonne ? Ne l’espère pas. Une chose est sûre. Si la fantaisie malicieuse qui gîte au cœur, toujours impénitent, des septuagénaires m’inspire, si je dois ensemble compter avec l’impotence et l’esprit de curiosité qu’elle engendre, je ne veux plus recourir qu’à l’avion, économe de mes heures. Pendant qu’il me porte je l’oublie, sa fonction magique est de supprimer les parcours. Ainsi nous ne touchons que le point de départ et le but lointain, accouru subreptice au-devant de nous. Ma poésie est à ras de terre. Mais tu la détiens, avion, qui seul peux descendre… Ta descente, et non ton irruption dans le désert des nues, m’enchante. Quatre heures, il ne te faut que quatre heures pour rassembler sous tes ailes une petite France, effacer ses villes, écraser ses monts. J’atteins la plus grande merveille : ma chambre rouge et blanche, mon lit sur lequel naviguer, mon fanal bleu comme un clair de lune de théâtre : tout cela, et je l’ignorais, est à quatre heures de Nice.