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Le Fanal bleu/10

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Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 113-130).
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X

Notre première rencontre date — 1894 ou 95 ? — d’un déjeuner chez Catulle Mendès. Dans une pièce que traversait le soleil, l’heure de midi cernait de lumière une longue silhouette de jeune femme mince, un peu penchée, tirée en avant par le fardeau qu’elle portait, et qui était un très beau et pesant enfant de dix-huit mois ou deux ans. Blond comme l’été, il fixait sur moi ses yeux sombres, sérieux, hérités de sa mère.

Cet enfant magnifique, qui avait été bien près d’ôter la vie en naissant à une mère si frêle, ce lumineux enfant mourut d’une méningite avant ses trois ans révolus, après avoir lutté contre la mort avec une force déjà virile. Nous sommes peu nombreux à nous souvenir qu’il a brièvement existé. Et je crois que Moreno — beau nom sévère élu par Marguerite Monceau — n’a guère parlé de lui qu’à des contemporains qui ont, comme moi, entrevu son fils fugitif, trop tôt prodigieux.

Chez Catulle Mendès, je ne donnai pas assez d’attention au café, délicieux, qu’il préparait de ses mains sur la table, ni au couplet antisémite qui valait toujours à Mendès un succès d’humour. Je n’eus d’yeux et d’oreilles que pour la longue jeune femme. Son esprit, la parole qu’elle eut toujours aisée et brillante, un timbre de voix que l’oreille recueillait avec gratitude, le blanc sans nuances de son teint, une grande chevelure châtaine, çà et là dorée… Je revois aussi son chaud regard, agile et droit, qui méprisait la coquetterie. Tout, en elle, humiliait, enchantait la provinciale dépaysée que j’étais encore. Dès ce premier déjeuner, j’admirai, j’aimai Marguerite Moreno. L’étonnant est qu’elle me rendit mon affection. Nous étions toutes deux assez jeunes — majeures depuis peu — pour que notre amitié s’empreignît de la fougue dont se grisent les amies de pensionnat. Durant que Mendès assumait au Journal la chronique théâtrale, il nous emmenait toutes deux, souvent, dans sa loge de critique. Je me faisais petite entre le plastron froissé de Mendès et le beau col mélancolique de Moreno. Un soir qu’il nous invitait au music-hall…

— Tu vas voir, me dit Marguerite, une curieuse petite créature, qu’un directeur devrait arracher à elle-même, à un tour de chant imbécile. Jusqu’à son nom d’affiche qui est ridicule. Mais elle est d’une si gracieuse laideur, et elle a l’air d’inventer ses danses…

Sur la scène de la Scala, Polaire tournoyait comme une mouche prisonnière d’un rayon. Elle n’avait pas encore coupé ses cheveux châtains — châtains et non noirs. Sa robe de scène, sa robe parfaite de « gommeuse » manifestait le goût et l’invention de Madame Landolff, costumière qui n’a pas été égalée. Une jupe ample, courte, assez terne, tenait secret, au repos, son envers tout entier brodé, concentriquement, des couleurs de l’arc-en-ciel. La moindre frénésie de la petite chanteuse — qui, à la ritournelle, dansait les bras roidis et les yeux fermés, comme une femme qui choit en songe — déployait autour d’elle, autour de ses jambes de dentelle noire, les sept couleurs resplendissantes. Ses cheveux, dressés et tordus en houppe de clown, découvraient des oreilles ravissantes, que les cheveux courts, plus tard, cachèrent…

Madame Landolff prenait plaisir à lui créer des robes, dont aucune ne semblait destinée à un numéro de music-hall. Je vois une robe de dentelles blanches, en écume épaisse sur cette statuette brune. Je vois une étrange merveille, une soie crissante qui imitait le papier, d’un vert sombre et changeant, entaillée de cent petits volets que la danse feuilletait sur un fond rose acide ; une robe mate couleur de terre cuite jalousement assortie à l’épiderme qui semblait nu, à quelques plumes violettes près…

— N’est-ce pas ? disait Moreno. Elle ne ressemble à personne. Elle n’est peut-être qu’une apparence…

Car Moreno elle-même ignorait alors quelle main exigeante entraînerait vers le théâtre Polaire dansant et chantant, environnée d’arc-en-ciel.

Mes souvenirs de Marguerite Moreno, j’entends les plus anciens, je les perds, les retrouve, notre vie à toutes deux les disperse, les rassemble. Elle voyagea, je ne bougeai guère. Nous nous mariâmes, nous démariâmes, nous remariâmes. Elle habita les régions pures de la poésie, s’essaya en Argentine à une pédagogie supérieure ; je jouai la pantomime à l’Apollo et ailleurs. Après des périodes de silence dont je pouvais tout craindre, deux lettres échangées nous replantaient d’aplomb au sein d’un attachement intact. En quittant l’Argentine elle reparut dans une de ces déplorables pièces de Bataille que sauvaient leurs interprètes, Bady, Yvonne de Bray, Huguenet…

Elle reparut au Vaudeville dans Le Phalène.

Le soir, je hissais mes flancs lourds de femme enceinte jusqu’à la loge de Moreno, qui me prodiguait par menus éclats les couleurs, les saveurs, les aventures et les déceptions de son voyage en Argentine : « Oui, mon vieux, le premier soir, avec autant de bruit qu’une batteuse à blé, il tournoyait dans ma chambre, le papillon gros comme un vautour, avec du feu plein le nez… Tu entends d’ici mes cris ? » Elle savait le prix que j’attachais à une forte description, à un grossissement dont je me délectais, et nous nous traitions de « mon vieux » comme des écoliers de la communale.

Je trouve étrange aujourd’hui que le temps où Moreno, accrue d’embonpoint par le climat argentin, féminisée, le sein, la joue arrondis (elle montra, dans Le Dieu vert, des jambes hautes et superbes), ait été celui où elle perdit son prénom charmant et romanesque. Le public disait : « Moreno ». Ses amis, ses fanatiques — elle en eut toujours — disaient : « Moreno », nom noir qui seyait à sa blancheur sans ombre, à son regard d’hidalgo. Quand la célébrité se saisit d’elle, quand le public illimité du cinéma s’engoua d’un don comique tranchant et mesuré, la délicate gratitude des foules lui restitua son joli prénom. Dans tous les endroits publics, on le lui jetait au visage. « Marguerite… c’est Marguerite… » Intimidée plus qu’elle ne voulait le paraître, elle battait des paupières au choc de cette fleur.

Après Marcel Schwob qui l’aima sans mesure, elle épousa, pour quelques années, l’acteur Jean Daragon, à qui une barbe postiche conférait l’élégance virile du Maître de forges, ou l’hirsute poésie du Chemineau. Un mauvais état de santé écarta Daragon de l’ancienne guerre, et jamais protection féminine ne se fit aussi légère que celle de Moreno, vigilante au-dessus d’un homme fragile camouflé en mâle robuste. Elle se moquait de lui avec assez de virtuosité pour que, sous la raillerie, il ne discernât ni l’inquiétude ni la pitié. Mais elle ne put l’empêcher de mourir, même en l’emmenant à Nice où elle soigna des blessés de guerre. Que n’ai-je gardé toutes les lettres qu’elle m’écrivit de l’hôpital…

« Je continue ma besogne, parmi mes amputés des jambes, qui sont gais, mes amputés des bras qui sont tristes. Au bout de peu de temps, mes sans-jambes dessinent, écrivent, fabriquent des petits jouets, se traînent par terre en culs-de-jatte, font mille blagues. Tandis que les sans-bras deviennent sombres : c’est une grande humiliation, peut-être la pire, pour un homme, que de ne plus pouvoir faire pipi tout seul. »

De longs mois de la longue guerre nous virent fidèles toutes deux à Paris, et voisines. Elle habita un rez-de-chaussée moderne, rue Jean-de-Bologne, et moi rue Cortambert dans un chalet suisse. Annie de Pène, tout au bout de la provinciale impasse Herrent, habitait une maison villageoise à petit perron. Musidora avait récemment emménagé, dans une enclave de la rue Decamps, une de ces garçonnières à eau chaude, à chauffage central, à salle de bains « tout installée », à pièce unique, propre à humilier nos chancelants immeubles du vieux Passy. Quand le ciel, à la nuit, se peuplait de zeppelins, Musidora couchait rue Cortambert sur un petit lit de fer, et dans le jour elle faisait le marché et cuisinait. Je balayais et lavais. Quelle bonne escouade de femmes ! Pour essorer les draps qu’on savonnait à la main, nous les tordions, cravatés au col d’un gros robinet de cuivre, et Marguerite Moreno, la cigarette aux lèvres, répandait sur nos besognes ménagères la bienfaisante rosée des nouvelles fausses ou vraies, de l’anecdote, des prédictions… Annie de Pène connaissait une porte cochère sous laquelle un homme de la campagne vendait des poulets, les jetait à la volée : « Eh hop, la petite dame ! Passez les quatre francs cinq sous ! »

Le plus difficile était de nous séparer le soir. De ce temps noir date la ferveur qu’inspira Moreno à Annie de Pène, à sa fille Germaine Beaumont, à Musidora. Réconfort de la belle parole, du vers onduleux, du paysage lointain, magiquement évoqué ! Dans l’ombre de Moreno se tenait Jean Daragon, volumineux, le souffle court… Mon petit jardin fleurissait par habitude et répandait, arrosé, son odeur de jardin. Ma fille toute petite prospérait dans le Limousin épargné ; les plus belles pêches de Paris coûtaient cinq sous.

Moreno ne fit pas d’ingrates dans notre phalanstère du XVIe arrondissement, où elle était puissante à semer la graine miraculeuse du rire, le rire des drames, le fou rire nerveux des guerres, l’insolence qui se dresse contre le danger proche, le jeu de mots excitant comme une gorgée d’alcool. Par les nuits sans brise, le hoquet du canon nous parvenait, distinct, de l’est. Il avait de quoi faire tomber la conversation, cet ébranlement profond et intime, transmis, par des lieues d’air secoué, jusqu’à notre quartier désert et aux aguets. À court sans doute de gaieté verbale, il arriva, une nuit, que Moreno s’empara du rythme de la canonnade, de ses temps forts et de ses temps faibles, claqua des doigts, des talons, improvisa sur place une parodie de danse espagnole, et d’un tour de hanches et d’un roulement d’yeux ramena parmi nous le rire, l’inconscience du danger, la saine impertinence et la témérité des héroïnes. Pierre Fresnay n’a sûrement pas oublié qu’après la guerre, nous finissions un soir, vers minuit, Marguerite, lui et moi, de jouer Chéri, à Marseille ? Moreno brillait d’imprévu, respirait l’air anisé de la Canebière, enseignait à Fresnay la joie des nomades. Elle le laissa tout moulu de rire, tout ébloui de son grand regard, de sa fantaisie improvisatrice… Je revois la petite braise haletante de sa cigarette qui ne s’éteignait presque jamais — « Marguerite, tu fumes trop » —, son loyal appétit qui prisait le foie gras et le boudin des brasseries — « Marguerite, tu te feras mal ! ». Les dons d’elle-même, y compris la gravité soudaine et l’ample musique de l’alexandrin, les magies bonnes à charmer toutes bêtes, j’en reçus le bénéfice pendant un demi-siècle. Je les reçus intermittents. On ne peut pas toujours avoir la chance de jouer Léa dans Chéri, quand Madame Moreno consent à y interpréter le rôle de Charlotte Peloux… À Bruxelles, comme ailleurs, son nomadisme authentique me donnait des leçons. Elle me regardait de haut ranger une table à écrire, planter trois fleurs dans un vase, disposer sur une assiette le gros raisin insipide et frais… Dans sa chambre elle avait déjà entrouvert une valise, suspendu le manteau écossais, jeté sur la table le journal et le paquet de cigarettes. En entrant chez elle je disais : « Ça sent déjà Marguerite Moreno ! » Car une fragrance personnelle, à laquelle mon excellent odorat fut toujours très sensible, signalait Marguerite. Rien d’axillaire, rien qui vînt de la sueur humaine — « Je suis plus sèche qu’un cotret », disait-elle —, rien qui s’aidât d’une essence ou d’une lotion.

La place où je lui donnais le baiser de bienvenue, sur le cou, au-dessous de l’oreille, embaumait, outre le tabac bien fumé, un parfum épidermique invariable et captivant. Hommes, qui fûtes nombreux à éprouver pour Marguerite un violent amour, vous n’avez pu ignorer, vous n’avez jamais oublié l’odeur qu’exhalait une peau noble et douce, blanche avec un reflet d’ambre errant sous sa blancheur !

Une chambre d’hôtel, et non la meilleure, une valise, ou deux valises, un manuscrit, un volume, deux volumes de vers, un manteau, le manteau en tartan réversible, qu’elle prêtait à qui en avait besoin — il nous garda, mon meilleur ami et moi, d’une averse de grêle qui cinglait notre voiture découverte —, de cet austère bagage elle tirait, de par sa seule volonté, des effets comiques. Parfois un soulier d’or ou d’argent, en scène, dépassait l’ourlet de sa jupe, chaussait un pied digne du vair et de la soie, un pied sans défaut né pour la liberté, la nudité, la fraîcheur des dalles, un pied comme celui de M’Barka, la danseuse chleuhe du pacha de Marrakech…

Hors de Paris, nous avons pu parfois, Moreno et moi, ne pas nous quitter. Pierre Moreno interprétait dans Chéri le rôle de Patron, le professeur de boxe. Entre-temps il épuisait en chansons patoises sa nostalgie gasconne, au gré d’un timbre charmant de ténor… Nous aimions Bruxelles, l’or de la Grande Place, la bonhomie de l’activité belge, la bière, le café, le savoureux pain belge en tartines beurrées, et au bord de cette grande brasserie, vous savez bien, Les Trois… je ne sais plus quoi, nous savourions une oisiveté bohémienne, assis et baignés par le fleuve des passants…

Cette vie-là n’enrichissait pas Moreno. Plus tard, le cinéma s’avisa que Marguerite valait qu’on lui offrît une fortune. Elle l’accepta avec une sérénité désabusée. Elle eut des domaines, une « Source bleue » qui est prodigieusement bleue, un castel ancien, une abondance terrienne et familiale qui sans doute lui eût suffi… Comment supposer que le premier semestre de 1948 pût être le dernier de sa vie ? Selon ce qu’exigeaient d’elle le cinéma, le théâtre et le cabaret après minuit, elle campait dans un hôtel batignollais, puis avenue de l’Opéra. Me sachant dès longtemps entravée, elle surmontait sa propre fatigue, longeait un bout de l’avenue de l’Opéra, empruntait par amusement un des petits passages du Palais-Royal, gravissait mon étage et demi, entrait parée de ses attributs : la cigarette, le chapeau de feutre incliné sur l’œil, le manteau couleur de crépuscule et de pluie… Ah ! que je lui savais gré d’être toujours pareille à elle-même, prête à partir et à repartir, surmenée, pleine d’endurance… Que j’aimais son mouvement incessant qui, au vrai, ne me séparait pas d’elle, sa fidélité à m’écrire de loin, son entêtement à travailler qui semblait la préserver de vieillir… Je feignais une enquête sévère :

— Marguerite, j’exige des aveux complets ! D’où viens-tu ?

— De Courbevoie. Je tourne.

— Tu tournes quoi ?

— Moins que rien, naturellement. Et j’avais matinée à l’A.B.C.

— Tu as faim ? soif ?

— J’ai déjeuné dans le taxi. Mais ce soir, sois tranquille : casse-croûte au foie gras et champagne. Si toutefois j’ai le temps. Parce que je joue deux fois à l’A.B.C., et j’ai promis de retourner à Courbevoie…

— Quand ?

— Dans… dans dix minutes. Après, tu sais bien que je dis des vers chez Tonton à minuit.

— Tu tires encore combien de soirs chez Tonton ?

Elle me jetait sa belle main sur l’épaule, et en plein visage son regard qui se faisait doux :

— Ah ! Macolette, je voudrais que ça ne finît jamais ! Le cabaret, je le sais maintenant, c’est une chose unique. Songe donc, j’en suis à leur apprendre Verlaine. Ils ont absorbé Baudelaire comme une boisson inconnue. Si tu les voyais… Des types venus là pour le champagne, pour la rigolade… Avec Hugo, avec Delavigne, je les ai eus jusqu’au trognon, c’était du travail relativement facile… Mais les amener à Baudelaire, à Verlaine… Qu’on ne me pousse pas, ou je les apprivoise à Mallarmé ! Je suis assise là, dans leur chaleur, dans leur odeur, leurs genoux font place — et pas toujours ! — à mes genoux, en allongeant le bras je leur demande du feu, je pêche une cigarette dans l’étui qu’ils me tendent… Tu te rends compte, les entendre gueuler, et puis les voir se taire, les sentir écouter… C’est le parvis, la foule qui presse celui qui parle…

Elle abaissait orgueilleusement ses paupières, avec une réserve que j’ai maintes fois, et pour moi seule, assimilée à la sensualité. Maintenant qu’elle ne sera plus jamais près de mon lit-divan, plus jamais au sein du chaud cabaret de Tonton, pourquoi priverais-je mon lecteur d’un trait entre cent, quand je m’essaie à un portrait de Marguerite ? Cette chute des paupières, qui lui servait à interrompre une phrase, à dérober une partie de sa pensée, c’était un des rares, un des brefs mouvements qui m’ont paru rapprocher, d’une signification voluptueuse, le grand visage blanc et sévère de Moreno.

Ayant courageusement ri, m’ayant fait rire, elle s’enquérait de l’heure, se hâtait de refermer son manteau, se hâtait de gagner la porte après avoir incliné sa haute taille au-dessus de mon radeau pour que je puisse baiser, sous son oreille, la fragrance de Marguerite. Mais elle n’oubliait pas, avant de sortir, d’indiquer sur elle-même le siège d’un mal : « Garce de jambe… et cette sciatique… »

Peut-être voulait-elle ainsi empêcher que ma quasi-impotence n’enviât ses beaux pieds effilés, capables encore de descendre, de monter sans aide l’escalier du Palais-Royal.

Elle aimait me voir seule à seule. Elle aimait voir seule Madame Brisson, ou telle et telle de ses filles. Elle aimait voir Jeanne Roze sans moi, et Pierre Blanchar à l’écart des tiers. Je ne saurais nommer ceux que l’affection de Marguerite Moreno isolait dans le tête-à-tête, je crois que je ne les connus pas tous. Eux-mêmes, comme moi, se montraient jaloux des moments qu’elle répartissait entre nous. Il nous fallait Marguerite Moreno entre notre fenêtre et notre cheminée, le fameux — il l’est devenu — chapeau de feutre rabattu sur l’œil, son sac usagé, ses cigarettes, sa voix infatigable. Je regrettais, quand elle la quittait, la coiffure qu’elle imposa si longtemps à tous ses rôles, des cheveux d’homme correct, bien taillés, épousant étroitement la forme de sa tête. Une chaîne d’or à maillons larges tintait à son poignet. Que pourrais-je recueillir encore sur elle, qui dédaignait les détails de parure ? Une bague ? Probablement. Mais la main empêchait qu’on vît la bague, la main dont un peintre exagéra inutilement la longueur, la finesse, au musée du Luxembourg. Je pardonne au peintre Granier en faveur de la ressemblance : voilà, en plus innocent et dépouillé de ses arrière-pensées, voilà le visage de Marguerite Moreno entre la vingtième et la vingt-cinquième année.

Je crois qu’elle souffrit, à l’extrême et sans presque s’en plaindre, de la vie des studios qui est cruelle aux corps et aux cœurs sensibles, en ce qu’elle confronte l’un à l’autre des êtres particulièrement faits pour ne se point mêler — brutalité que n’a pas encore acceptée la vie des coulisses théâtrales. Respectée de tous, Marguerite se retranchait, comme elle pouvait, pendant les heures oisives du travail en studio, derrière les journaux déployés, la somnolence ou le repos simulés. Sa parfaite politesse, qui s’interdisait toute rebuffade et même toute marque d’impatience, je suis convaincue qu’elle n’allait pas sans effort. J’ai souvent essayé de la questionner sur ces journées qu’elle commençait à l’aube dans une banlieue, ces répétitions de travail au cours desquelles l’on extrait d’un rôle, comme le bourbillon d’un mal blanc, une courte phrase que « le son » tâte et retâte, dont il éprouve l’aloi, qu’il ressasse jusqu’à une incompréhensible, une indiscernable perfection… Car l’ignorance où je suis résolument restée, touchant l’écran et ses techniques diverses, fait de moi non seulement une personne d’âge, mais une personne, comme on dit, d’un autre âge.

Marguerite me répondait peu ou mal. Elle secouait la tête, avec douceur. « Tu ne peux pas t’imaginer ce que c’est que la vie d’acteur, ou d’actrice de cinéma. Non, je te dis. Je l’ai acceptée, je n’ai ni à récriminer, ni à l’expliquer. Laisse, Macolette. »

J’ai parlé déjà de ses domiciles successifs, du don d’imprégnation qui les faisait siens en dépit de leur banalité initiale. Il semblait que le seul hasard les lui désignât. Rue Jean-de-Bologne, rue Saint-Louis-en-l’Île, rue Notre-Dame-des-Champs, boulevard du Montparnasse… Mais ils devenaient dignes d’être habités par elle dès qu’elle les habitait. Je ne suis pas sûre qu’elle les aima, c’est moi qui m’attachais à eux. Quels bienfaits n’ai-je pas reçus d’un logis de Moreno place Pereire, en un temps où j’avais grand besoin de secours moral et n’en acceptais que de Marguerite… Je gravissais l’escalier, je sonnais à l’entresol. Il me souvient d’un coffre espagnol revêche, d’une table ronde, d’un couvert que bousculaient des livres, des livres que refoulaient un robuste fromage, un foie gras ou une charcuterie venus du Lot… Le soleil était du bon côté. La tarte aux prunes venait de la pâtisserie contiguë. « Prends une assiette, Macolette. — Je n’ai pas faim. — Si, tu as faim, prends une assiette. Ce que tu as, ça se soigne par la nourriture. Assieds-toi. Je vais te raconter ma vie et mes miracles. »

Qui donc occupe à présent ce logis bas de plafond qu’a déserté, sinon le rayon, du moins la puissante, l’efficace présence ? Marguerite Moreno le quitta comme elle délaissa les autres, sans élan et sans amertume. Je crois qu’elle se plut à sa dernière halte parisienne — j’omets les hôtels — boulevard du Montparnasse, au voisinage de la flambante Rotonde, à la chaleur des brasseries multicolores, la familiarité et la déférence ensemble qui sur les larges bordures de l’avenue escortaient, portaient, saluaient Marguerite Moreno.

Auparavant, elle avait hanté le ciment gris d’une sorte de caserne neuve, et vers 1900 — avec Marcel Schwob — les boiseries anciennes, la froide élégance d’une maison de l’île Saint-Louis. Elle ne craignit pas le blanc crémeux, le bourgeoisisme étroit de la rue d’Argenteuil. Peu de mois avant sa fin, elle me vantait la bonhomie, les provinciales ressources d’une pension de famille batignollaise. Elle les vanta aussi à Pierre Moreno, qui s’inquiéta, accourut de Touzac et trouva Marguerite dans un des hôtels dont Paris garde le secret, auquel ne manquait ni le salon à franges-boule, ni un grand jardin, triste à ravir. Il usa de persuasion, d’autorité, et réussit à conduire Marguerite loin du romantisme, au sein d’un confort plus moderne. Mais elle s’en plaignit à moi, et la sollicitude de Pierre Moreno n’empêcha pas qu’au départ de Marguerite, ses hôteliers affectueux fussent humides de larmes sincères. « Je serais bien restée encore un peu pour leur faire plaisir, me confia-t-elle. Ils étaient si gentils. » Que j’aimais la faiblesse, çà et là, d’un être qui par ailleurs semblait mesurer, du même regard dominateur, les périls de la solitude et ceux de la vie à deux…

J’eus la joie d’applaudir Moreno dans La Folle de Chaillot. Une vive crise d’arthrite me fit craindre jusqu’au dernier moment de devoir rester chez moi. Mais des volontés amicales me convainquirent, me soutinrent. Jouvet me donna son avant-scène, mon meilleur ami son bras, une inconnue son épaule inopinée et providentielle, dans le couloir des baignoires, juste comme j’y fléchissais… J’attachais beaucoup d’importance à cette soirée. Paris bientôt montra encore plus de souci, encore plus d’empressement que moi. Mais je trouvai à l’Athénée exactement ce que j’escomptais : la virtuosité, l’abondance giralducienne et ma propre tiédeur. Je n’eus point de passion pour le texte : il me fut loisible de me consacrer aux décors du peintre Bérard, à ce goût irrépressible que j’ai pour Jouvet, à l’absolution entière que j’ai besoin de lui donner en paiement de ses inventions, de son arbitraire tyrannique. Enfin je pus ne contempler — j’y arrive — que Marguerite Moreno occupée à créer sous nos yeux le rôle de La Folle. Tant d’apparente liberté, un oubli du public si parfaitement imité, l’emploi d’une souveraine voix distribuant, aux maîtres mots d’une phrase habile, leur juste part de sonorité et de rythme, les audaces d’une coquetterie de cavale empanachée, bref l’orchestration du rôle par une artiste incomparable avait de quoi nous confondre et nous confondit en effet.

De mon avant-scène ombreuse, je tendais vers Marguerite ma lucidité, mon indiscrétion la meilleure, une attention critique d’habilleuse ou de régisseur.

Je ne fus pas longue à me rassurer. Sous l’enduit charbonneux et blanc de craie, sous l’oripeau, une grande artiste nous observait, une musicienne sûre de son oreille faisait son profit de notre silence comme de nos applaudissements. Toute crainte envolée et contentée ma fierté, j’ai pu, dès ce soir-là — la cinquième représentation, je crois — supputer le long succès de Moreno, la prospérité de l’Athénée.

Que je ne goûtasse qu’un plaisir trop lucide, on me passera pour une fois un divertissement de littérateur, et je n’aurais pas échangé ce soir-là ma tiédeur contre aucune sorte d’enthousiasme.

Celui qu’inspira Moreno dans son rôle devait ne pas faiblir avant des centaines de représentations. Je n’ai pas toujours aimé que le public y mêlât la considération qu’il voue aux performances athlétiques, qu’il estimât « écrasantes » les quelque dix-huit cents lignes dévolues à La Folle. Traversant inquiétudes et ovations, Moreno poursuivait, triomphait une fois, souvent deux fois par jour à l’Athénée, trouvait le temps de me venir voir.

— Mais tu n’as même pas l’air fatigué ! admirais-je.

— Pourtant je le suis, dit-elle. Les escaliers à gravir, à descendre… L’air sec, qui est pénible à la gorge, les longues stations debout en scène…

Je l’interrompis d’un geste qu’elle comprit :

— Ah ! oui, la fatigue de mon rôle… Macolette, dis-toi bien que si je n’ai pas l’air fatigué, c’est que je ne suis pas très fatiguée. Je fais une chose qui ne m’est pas difficile. La Folle est un rôle très long, excentrique et sans secrets. Il ne comporte aucun mystère de psychologie, donc n’engendre pas d’épuisement. Veux-tu toute ma pensée ? À qui la dirais-je sinon à toi ? J’ai idée que le rôle pourrait être joué par n’importe qui. Seulement…

Elle s’interrompit pour ouvrir son sac, murmurer rituellement : « Ma clef… J’ai perdu ma clef… Non, la voilà. J’ai laissé mon argent sur la cheminée… Qu’est-ce que j’ai encore fait de la lettre de Pierre… »

— Seulement, reprit-elle, ça ne se sait pas. Réflexion faite, il vaut mieux qu’en dehors de nous deux ça ne se sache pas.

Dépositaire infidèle de cet étrange aveu, empreint de modestie outrée, de fantaisie mystificatrice, je le dis à présent, je le crie, mais il n’a plus son ton de confidence, son commentaire de regard. Elle me l’avait laissé un jour qu’elle s’en allait sous l’aile de son feutre marron, ou beige, ou peut-être aubergine…

Je ne suis pas retournée entendre La Folle de Chaillot. Moreno venait parfois m’en donner des nouvelles et n’oubliait pas de se moquer d’elle-même :

— Toujours le triomphe, Marguerite ?

— Toujours. Entre les représentations, on m’apporte des enfants à bénir.

Suivait quelque anecdote qui la ramenait, qui nous ramenait vers son passé. Un croquis de sa mère — de qui je me rappelle la malveillante, la persistante beauté — prenait sur ses lèvres le mordant des esquisses géniales. Grimée pour certains films comiques, soudain Marguerite ressemblait à sa mère (dans Les jeux sont faits, par exemple) avec une force, une majesté qui me déconcertaient. Lorsqu’elle fut, dans La Dernière Nuit de don Juan, l’Ombre blanche, on vit pour la dernière fois, entre les plis d’un voile serré étroitement, on vit la beauté lumineuse sur des traits qui depuis longtemps la dédaignaient.

Je cherche autour de moi Marguerite Moreno. Quand elle était vivante, nous pouvions nous passer longtemps l’une de l’autre. Un coup de téléphone, un échange de lettres rendaient à l’espace d’air qui nous séparait sa sonorité, sa limpidité. Mes confrères, ses amis et ses admirateurs m’ont donné un bien amer plaisir en multipliant, dans les journaux, des effigies que je ne connaissais pas encore. Me voilà pourvue, sauf d’elle.

Il lui était venu, depuis peu, une petite-nièce. Elle n’avait pu cacher son étonnement, sa grave émotion, à la vue d’une fleur humaine pleine de santé et d’intelligence. J’en juge par ses dernières lettres, où paraissent une gêne tendre, un esprit de contemplation orgueilleuse, et jusqu’à une licence, neuve chez Marguerite, d’accueillir le nom et l’idée de l’avenir, suggérés par un petit enfant rayonnant. Tout cela encore réticent, entaché d’une sorte de timidité à parler du futur, du stable, à accepter que tout devînt désormais facile. Elle n’eût pas aliéné sans hésiter l’emploi lyrique et vagabond de son extrême automne. Ses lettres, qui sont d’un écrivain expert au choix des mots, chérissent encore les projets, mais n’était-ce pas, pour elle, le plus émouvant projet que de renoncer à l’aventure ? Un peu de prudence, un printemps moins glacé, et Marguerite Moreno serait encore parmi nous. Ou bien, à quelque cent lieues d’ici, elle préférerait, aux vieux liens de son art, une source étrangement bleue, des vignes et des terres soignées, une famille accrue… « C’est cette année que tu viens me retrouver, m’écrivait-elle, tout a tellement changé depuis ta première visite ! C’est cette année que tu viens enfin habiter mon beau paysage… »

Elle a sans doute suspendu sa phrase, arrêté les yeux sur son domaine, sur les joyaux bleus qu’émouvaient, dans l’eau de la source, les véloces poissons à dos noirs, tendu l’oreille vers une voix d’enfant très petit. Mais cette fois-là encore, elle n’a pas osé écrire « foyer » au lieu de « paysage »…