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Le Fanal bleu/11

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Fayard (réimpression Livre de Poche) (p. 131-157).
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XI

Une hysope, Monsieur, je crois que c’est une hysope, cette ramille déjà sèche et encore odorante, presque aussi délicate que les cristaux de la neige. Mais je ne garantis rien. Parce que j’ai publié chez Mermod un petit livre qui tutoie, interprète ou déforme quelques plantes, je ne mérite pas que vous le compariez à La Botanique des dames, ouvrage excellent où l’on voit, tous volants épanouis, les châtelaines traquer le champignon en escarpins de prunelle, et les papillons agoniser sous des doigts gantés de blanc…

Oui, j’incline à croire que c’est une hysope. Partie du camphre pur, sa senteur traverse deux ou trois parfums chastes légèrement capsicants, comme la lavande et le romarin, avant d’aboutir à… eh ! mon Dieu, à l’hysope. Hysopo et mundabor Voulez-vous qu’au téléphone je vous chante un bon bout de la messe en latin ? J’en suis capable. Vous n’en croiriez pas vos oreilles, Monsieur qui avez le bon sens de taire votre nom, acceptez donc pour hysope la petite plante de bonne odeur, et moi je la tiens pour un des présents qui s’envolent d’une lettre, roulent hors d’une feuille de chou, d’une boîte à produit pharmaceutique, bref un de ces présents sur lesquels je ne me blase pas. Aujourd’hui, avant le vôtre, j’ai déjà reçu, de S. E. Brahim el Glaoui, un flacon venu de Marrakech, empli de l’antimoine gris, tendre et pailleté dont je ne sais s’il faut l’appeler kohl, koheul ou mokoheul. Qu’importe l’orthographe, puisque me voilà munie du fard qui est un pansement, qui garde les paupières de rougir, permet d’affronter, soleil ou lampes, la lumière et l’air poussiéreux, bref, l’antimoine que l’Orient glisse entre les paupières des nouveau-nés ?

Pendant de nombreux lustres, j’achetai fidèlement mon koheul chez Bichara, « parfumeur syrien », un homme svelte et sombre, de qui la poignée de main était si sèche et si douce ! Il vendait de chauds parfums, une argile à laver les cheveux, des savons moulés en petits cylindres, d’aspect comestible. Je me souviens qu’il n’oubliait jamais de toucher du bois quand il me demandait des nouvelles de ma fille toute petite, pour la protéger d’un mauvais sort. Il parlait très bas, d’une voix exténuée, et toussait d’une toux discrète, qui discrètement l’a mené au tombeau… Un homme enveloppé d’une distinction physique qui donnait à son commerce les attraits d’une alchimie divertissante. Aussi laisse-t-il une fille poète.

C’est à une Oranaise, Madame la Générale C… — elle avait épousé un camarade de promotion de mon père, un jeune et beau capitaine C… — que je dois l’usage quotidien de l’antimoine. Juive convertie, la générale m’enseigna quelques bonnes manières de harem, entre autres l’habitude, le besoin du kohl. Veuve, elle restait fidèle à mainte coquetterie africaine, au bigoudi, aux chapelets en perles bleues, en crottes de gazelle, aux fétiches conjurateurs, bien qu’elle ne manquât pas la messe dominicale. À Paris, où je passai trois semaines chez elle, je fus prompte à aimer le couscous, et les grasses sucreries oranaises.

Pourtant je n’osai pas solliciter de Sido un second séjour parisien, ni raconter à ma mère qu’un matin, à Paris, j’avais surpris Madame la Générale occupée à diriger le travail ménager d’une ancienne ordonnance passée valet de chambre. En tablier bleu, juché sur une échelle double, le gars essuyait les vitres d’une imposte, et recevait les conseils de la dame oranaise, debout en bas de l’échelle : « Bougre de saucisse, disait-elle avec rondeur, je vois d’ici les traînées de buée que tu laisses sur la vitre. T’as besoin d’un encouragement, hein ? » Et, gaillardement, elle lui empoigna le derrière, d’une prise si ferme qu’il en hennit de surprise et de gaieté. Puis il sauta en bas de l’échelle et rendit la politesse…

J’avais l’âge intransigeant qui refuse, aux personnes mûres, le droit d’aimer amoureusement, leur interdit n’importe quel geste qui ressortit à l’amour, et surtout réprouve que l’amour s’exprime par la gaillardise. Encore plus que le geste de Madame la Générale, c’est le rire de l’homme qui me refoula indignée vers la chambre d’où je sortais. Quinze ans… Le bel âge pour frémir de scandale devant la salacité des aînés ! À quinze ans, l’amour ruisselle de pleurs pour un oui, pour un non ; il ne rigole pas en se faisant pincer les fesses.

Elle avait une mémoire subtile, comme la plupart des chiens à gros cerveau rond, bouledogues, bull-terriers et petits terriers brabançons, et boxers. La boxer de mon frère aîné savait plusieurs chansons, et ma bouledogue Souci un nombre extravagant de mots ; elle les apprenait si rapidement que je m’offrais l’amusement de lui donner des défauts de prononciation. Elle aimait les fruits, avec une préférence marquée pour la framboise et le raisin bien mûrs, que je désignais, pour elle seule, sous les noms de « frambouééze » et de « rrheuzin » (l’h fortement aspiré, je vous prie). Quelquefois, j’oubliais les rites, et je lui disais : « Vous voulez une framboise ? Un raisin ? » Elle me regardait d’un air buté, et ne répondait rien. Je rectifiais : « Une petite frambouééze ? Un rrheuzin ? » Sur quoi Souci s’élançait, soulagée, avec des marques de joie et d’acquiescement. Jusqu’au jour où, ayant découvert que non seulement la vigne, mais la framboiseraie fructifiaient à hauteur de bouledogue, elle se passa de mon aide et des vocables corrompus pour prendre, vers sept heures du matin, son petit déjeuner de frambouéézes et de rrheuzins.

Je l’avais achetée à l’Exposition canine des Tuileries, premier prix qu’elle était des bouledogues français, catégorie des moins de sept kilos, et payée neuf mille francs. Son frère partit pour l’Amérique, enlevé au poids de l’or. L’acquisition passant mes moyens, j’en fus quitte pour me priver d’un costume tailleur neuf et d’un « ensemble » d’après-midi, et la garde-robe de Souci s’accrut d’un harnachement en maroquin écarlate. Quand nous sortions ensemble, mon coude droit râpé et mon feutre (que la comtesse de Noailles appelait mon « chapeau de vieux chasseur ») faisaient peut-être un peu miteux, mais la chienne retenait les regards. En onze années d’existence commune, nous n’avons pas croisé, Souci et moi, un couple où le bouledogue recueillît autant de jalouse admiration.

Avant Souci, nous fûmes longtemps trois à nous promener sagement au Bois de Boulogne : Belle-Aude la beauceronne sur ses hautes pattes noir et feu, moi sur ma bicyclette, et Pati, la minuscule terrière du Brabant, au creux d’un panier à fraises ficelé sur mon guidon. En atteignant les allées désertes, je déposais à terre l’impétueuse brabançonne, qui voulait toujours dépasser à la course la grande bergère de Beauce. Toutes deux obéissaient au commandement qui n’avait de poids et d’effet que si je l’articulais d’une certaine façon populacière : « Su’ vot’ d’oite, qu’on vous dit, su’ vot’ d’oite ! »

Plus d’un passant, à voir les deux chiennes distinguer si promptement leur droite de leur gauche et se ranger à la dextre de ma machine, restait planté de stupeur, un bon moment.

La Chatte Dernière n’eut qu’une chanson attitrée. Une très jolie chanson américaine, chantée à ravir par les Sophomores, ou les Revellers. Parfois, durant son vénérable sommeil de Chatte, je déclenchais la mélodie familière. Elle ne sortait pas toujours de son assoupissement, mais sur sa gracieuse bouche endormie affleurait un sourire de songe et de connivence : « Oui, oui, j’entends… Ne me réveille pas tout à fait… » Je crois que sa chanson s’intitulait Blue heaven. Soyez sûrs que si je rachète un phono, ce sera surtout dans le dessein d’acheter aussi le disque.

Quand je cesserai de chanter la Chatte Dernière, c’est que je serai devenue muette sur toutes choses. Peut-être s’en faut-il de peu, mais, puisque nous n’y sommes pas encore, et puisque je n’ai su parler que de ce que je connaissais, j’ai à dire un mot de celle-ci, un mot de celle-là, qui m’éviteront de retomber dans le récit de mes vieilles amours, desquelles je n’ai à médire, ni à rougir, c’est seulement que j’ai assez d’elles. Je n’aimerais plus me regarder au miroir du passé coiffée d’un bel homme, non plus que couronnée de roses-pompon.

Voici que la mode du caniche marron touche à sa fin, et que celle du cocker noir lui survit à peine. Divers chiens de chasse ont acquis depuis la guerre faveur et hauts prix, principalement les épagneuls, rouge acajou, ou truités de blanc et de noir, ou blanc et foie. Vous pouvez les rencontrer sur les trottoirs, en laisse, avec l’air de désespoir raisonnable qui convient au chien de chasse en villégiature à Paris. Sages, certes, l’œil bas, et insérés dans la queue pour les bananes chez la fruitière. Sages, et pourtant doués d’une aptitude singulière à s’égarer. « Perdu entre rue de Miromesnil et gare de l’Est, setter avec collier sans adresse… Perdu épagneul breton répondant nom Gamin… Perdu épagneul… » La faute à qui ? Sur qui répandre ma suspicion ? Ô pauvre épagneul accommodé de repentirs à la Sévigné, triste sur le trottoir parisien où sèche et se fendille la corne de vos semelles, si amie des marécages et des fossés obscurs que fleurit la véronique petit-chêne !… « Prends le chien, tu le promèneras en faisant les courses… » Et puis tout d’un coup il n’y a plus de chien, plus de laisse, il n’y a qu’un grand filet plein de salades, de saucisses de Toulouse et de bananes jamais assez mûres, il n’y a plus qu’une pauvre dame démunie de son épagneul… « Perdu marché cours Albert Ier… Perdu marché Saint-Honoré… » Peut-être qu’aux narines subtiles et couleur de chamois de l’épagneul, entre le tréteau des mauvaises oranges et le tréteau des fromages plâtreux, errait l’odeur apportée de Rambouillet dans la botte de cresson, l’odeur des sources, l’odeur du lapereau, l’odeur de l’oiseau, l’odeur qui met, aux pattes de l’épagneul, des ailes, et dans son cerveau étroit de chien dressé, la folie… « Perdu… Forte récompense… »

Le prolifique cocker que la mode tend à délaisser, où va-t-il avec ses portées de huit chiots noirs comme l’Érèbe ? Ses maîtres, par chance, l’aiment pour lui-même, pour sa sentimentalité incurable. Il partage ses soucis entre d’ataviques plaintes cynégétiques et des phrases qu’il a entendues de travers, auxquelles il attribue toujours un sens désobligeant. Il les ressasse et pleure en secret. Nous cherchons à le consoler parce qu’il a de si beaux yeux. « Viens, mon chou chéri, que je t’épingle tes belles oreilles sur ta nuque pour qu’elles ne trempent pas dans ta soupe… » Du moins il ne rejoint pas dans l’oubli le schnauzer à moustache de gendarme et le bedlington à frisure d’agneau qui rappelle, à cause de la bosse sur le nez, feu la duchesse Sforza, née Antokolski… Mais c’est assez offenser les grands élevages obstinés, et Madame de Steinbock-Fermor vous dira mieux que moi ce qu’il faut priser dans le svelte bedlington.

Le marché du caniche marron mollit. Reprise sur les cours du caniche noir de jais. Fermeté remarquable de la cote du caniche blanc de neige. Quelques demandes sur le caniche à poils roulés en ficelle. Sur le caniche marron, notons la fidélité de certains amateurs tels que Mlle Hilda Gélis-Didot et Francis Carco. M. Watermann s’attache au caniche noir-de-jayet. J’en oublie, exprès. J’omets certains taillés comme des ifs, leurs reins sensibles et nus exposés à la morsure du rhumatisme, le cheveu et la barbe à la Victor Hugo ou à la Bébé Bérard.

La vogue du boxer est à son apogée. Aucun caractère de chien ne le méritait mieux, le bouledogue excepté. La femelle a toutes les vertus, d’amitié, de maternité. Et si valeureuse au combat qu’il faut craindre qu’elle y périsse. Je parle après une expérience qui nous donna pour amie une nommée Gertrude, courte, saucissonnière parce que trop nourrie, à qui ses resplendissants iris pailletés valurent le surnom de « La fille aux yeux d’or ». Elle savait aimer autant que haïr, et montrait, à ses rivales de toutes races, ses dents sous sa noire lèvre retroussée. Mais dans ma famille qui l’avait recueillie, elle partageait entre nous tous une tendresse quasi enivrée, gémissante — les boxers chantent et vocalisent —, qui n’excluait pas les chats. Ô boxeresses masquées de noir, et plissées de seyantes rides ! Vous voici à l’honneur, et je suis encore près de m’émouvoir, au passage de votre raciale odeur de poil ras, de petit cheval chaud et de gueule saine ! Votre manière inoubliable d’entrer, âme et corps, dans un cercle de famille, d’y rêver l’œil sur le feu, d’écouter les voix, les pensées, le choc de la dernière porte, un pas au plafond…

Voilà, je pense, une amende honorable, payée à la gent canine ? Je ne la lui ai jamais marchandée. Mais une longue expérience m’apprit que nous déchaînons trop aisément le communicatif lyrisme du chien. Trois mots, leur accent, une caresse, et le chien éclate, peu maître de ses nerfs, de son langage. « Et allez donc, tout de suite les larmes ! » blâmait ma mère. N’empêche qu’il était beau, ce sphinx presque sans secrets, assis parmi nous.

Elle s’appelait Gertrude. Elle s’asseyait sur sa cuisse pliée, comme une femme nue, et songeait, face à la flamme. La vie d’un chien émotif est bien courte.

*

Cet enfant, qui pleure dans le jardin, la bouche ouverte en carré… Il pleure longtemps. Il me fait songer à un enfant belge, qui se mettait à pleurer à l’heure du repas. Couleur de beurre, le cheveu soyeux et découragé, quatre ans, cinq ans… Il usait, dans ses rapports avec sa faible mère, de la persistance dévolue à certains enfants, telle qu’elle amène sur la figure des parents une sorte d’égarement, où l’on peut lire le souhait, passager, de voir périr, de faire périr, l’enfant qui pleure si haut. Une fois, l’enfant belge, qui s’appelait Jules, pleura en se mettant à table, et ne s’arrêta plus. Sa tendre mère ne le bannit pas, ne le gifla pas, ne l’enferma pas dans la cave ou dans le placard aux balais.

Il beuglait d’une grande voix à long souffle, et sa mère, pâlissante, lui disait n’importe quoi : « Voyons, mon chéri… Jules, tais-toi ! Un grand garçon de près de cinq ans ! Tu n’auras pas de crème fouettée. Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, vous n’irez pas à la messe, non, je veux dire au cirque… Mon Dieu, que je suis malheureuse… Pourquoi n’ai-je pas un enfant muet ?… Jules, je t’en supplie… Jules ! obéis à ta mère !… »

Soudain, l’enfant se tut au beau milieu d’un beuglement, et le visage altéré de sa mère reprit couleur et espoir. Elle donna à son fils de la crème Chantilly, du gâteau de Savoie, des pruneaux, et il mangea le tout du meilleur appétit. Sa mère alors le traita de mimi adoré, de bébé-chéri-qui-avait-donc-eu-un-si-grand-chagrin, lui essuya la bouche et les yeux. Sur quoi Jules se remit à beugler plus fort et sans remède. Sa mère le regardait, tremblante devant le mystère.

— Mais, risqua-t-elle, pourquoi recommences-tu ?

Il suspendit ses cris pour répondre, posément :

— Je n’avais pas fini de pleurer.

Je ne l’ai jamais compris, ni toléré, ni inutilement employé, ce ruissellement, ce scandale de cris, cette grimace à bouche carrée de vomitor. J’ai une sorte d’horreur de ce menton tremblant, de cette chute convulsive des commissures des lèvres, de ce rhume de cerveau grossi vingt mille fois, de ce chantage qu’est une crise de sanglots. À la base de cette horreur est l’indignation de Sido devant les pleurs impudiques de l’enfance. Plus tard dans ma vie, je rencontre un sentiment analogue au mien chez la laide, parfaite, providentielle vieille Anglaise qui donna ses soins à ma fille pendant sept ans, et qui disait à l’enfant de deux ans et demi : « Plorer ! Vous évez pas honte de plorer devant moi et devant votre mama ? Pas plus vous devez plorer devant personne que faire votre besoin avec la porte ouverte ! »

Dans nos tête-à-tête, Miss Draper professait : « Plorer est un mauvais hhabitude, pas autre chose. My baby plore pas quand elle tombe. My baby plore pas quand il faut aller au lit… » Elle n’interrompait une nomenclature des vertus enfantines que pour promettre, au même baby, une série de châtiments mérités. J’aimai toujours, sur un visage de petite fille florissante, j’aimai, aux heures des drames de la rébellion, contempler la lutte contre les pleurs, la bouche mordue orgueilleusement, l’essai d’un empire précoce sur soi.

Pourtant, une fois… J’avais, par exception, dû emmener ma fille de la Corrèze à Paris, et Miss Draper ne me l’avait pas confiée de bon gré. Les cinq ans de Bel-Gazou, ses culottes de garçon et sa fraîcheur rencontrèrent à Paris un succès légitime. Trois semaines durant, entre le cirque et le cinéma, elle ne témoigna guère que l’absence de sa Nursie-Dear lui pesât. Je lui vis cependant des bâillements nerveux, la mine allongée, mais je mis le tout sur le compte de l’alimentation parisienne. Peut-être aussi que la frivolité de sa grand-mère paternelle… Celle-ci voulait apprendre le tango à Bel-Gazou, et quelques autres jeux de société.

Nous repartîmes, la petite et moi, pour les champs limousins émaillés de vaches, de gentilhommières penchées sur l’oreille des petits monts. Je fournissais, dans le train, des sujets de conversation, que ma fille passait au crible, acceptait ou rejetait, à sa manière calme et un peu distante. Comme nous approchions de Varetz, je lui offris, campées dans le paysage familier, toutes les merveilles qu’elle semblait avoir oubliées, les oseraies, les fermes, l’onduleuse Vézère survolée de martins-pêcheurs… Nous n’avions pas de voiture à la gare ; mais le « petit train » allait nous déposer non loin du gîte… Je me penchai à la portière avant l’arrêt et vis sur le quai la haute et militaire silhouette de Miss Draper.

— Chérie ! Bel-Gazou ! Regarde Miss qui nous attend ! Dis gentiment bonjour à Miss.

Il s’agissait bien de dire gentiment bonjour ! J’avais à mes côtés, et si ravagée d’émotion qu’elle ne songeait pas à descendre du train, une petite créature couverte de larmes qui roulaient, sans la mouiller, sur sa joue de velours, et qui sanglotait :

Nursie-Dear… ôôh ! Nursie-Dear… Nursie…

C’est là que j’ai appris qu’une très petite enfant peut pleurer de bonheur comme une amante. Quant à Miss Draper… Je n’ai jamais vu un gendarme « plorer » pareillement dans une gare de campagne, au vu et au su de l’homme d’équipe.

L’instant d’après, nous suivions une sente de traverse, et ma fille et sa nurse reprenaient leur estimable dissimulation. Ma fille dépeignait Paris, avec un grand air de dédain pour le Long-Pré couché tout fleuri à ses pieds. Raidement, Nursie-Dear repoussait les séductions dont elle n’avait pas tâté :

— Si vous hémez tellement votre Paris, vous dévez y rester. Moi j’ai été bien tranquille ici sans vous, que vous me fesez toujours enrager…

L’enfant, dans le jardin, pleure encore, mais par intermittence, car sa mère est partie. L’enclos n’offrant pas de dangers, les enfants y apprennent tôt, et seuls, la vie, selon les codes de langage et d’activité qu’a établis la dernière guerre. Le pleureur se tait chaque fois que le démoulage d’un « pâté » (proportions : terre humide 50 %, crottes diverses 50 %) requiert son doigté. Après quoi il repleure un peu, mais sans conviction. Un autre garçonnet dépasse l’abri des arcades, s’avance jusqu’au grillage qui enclôt la pelouse, lève la tête et crie, comme s’il appelait les pigeons :

— Eh, vous les deux em…eurs ! Faut que j’aille vous sercher par la peau du… ?

La clameur suscite aussitôt une belle petite fille blonde, et un gros frisé qui bute encore en marchant. Le trio s’éloigne. Ce sont de vieilles connaissances, de qui je n’ignore presque rien, comme vous allez pouvoir lire. Jojo, l’aîné, a sept ans ; il en est à sa première année d’école. Un petit garçon de Paris comme tant d’autres. Signes particuliers : néant. Car le culot n’est plus un signe particulier.

Sa sœur, la Carrée, a quatre ans et demi. Belle fille, pleine dans sa peau, toujours vaguement enrhumée.

Sa mère, une femme fatiguée. Signes particuliers : néant. La fatigue n’est pas un signe particulier chez les mères de trois enfants.

Le Dernier, vingt-neuf mois.

Jojo, en rentrant de l’école, se délivre de son sac, avec le tour d’épaules de l’authentique bourlingueur.

— Ça y est. Je m’engage !

Sa Mère. — Tu t’engages ? Tu t’engages où ?

— Enfant de chœur. À Saint-Eustache.

— Depuis quand ?

— Je commence dimanche.

— Ça ressemble quoi, d’être enfant de chœur ? C’est une rigolade !

— Rigolade ? Qui c’est qui te cause de rigolade ? Ça rapporte, t’as compris ? Ça-rap-porte ! Le copain qui me file le tuyau a déjà cinq cents francs dans sa tirelire. Tu parles d’un boulot ! Tu grattes ici. Tu grattes là. Tu dis la messe. Tu grattes sur la messe. C’est quelque chose !

Sa Mère. — Tout de même, Jojo, tu ne vas pas me dire que c’est une affaire à régler sans le consentement des parents ! Tu n’es pas majeur, pour t’engager dans les curés ! En admettant que ton père… (Suivent beaucoup de paroles superflues qui semblent n’atteindre ni Jojo, ni la Carrée, ni le Dernier.)

Le dimanche d’après, Jojo fait la grasse matinée, en attendant le bain de pieds.

Sa Mère. — (ironie supérieure, pour une fois). — Ben, et ta messe, je croyais ?

Jojo. — J’ai pas donné suite.

Sa Mère. — Rapport ?

Jojo. — Rapport à l’heure, d’abord. C’est trop matin. Rapport au métro. Avec le métro, au prix qu’il est, c’est juste si j’y serais pas de ma poche. J’ai laissé tomber.

Sa Mère. — Et ta dent ?

Jojo. — Elle tient. Elle remue, mais elle tient. Vise ! (Il ouvre la bouche.)

Sa Mère. — J’en ai assez, je te mène demain au dentiste.

Jojo. — I’ va te prendre dans les combien ?

Sa Mère. — P’t’être dans les deux cents, j’ai peur.

Jojo. — Chérot. (Rêverie.) M’man, tu me files les deux cents, si je t’apporte ma dent cet après-midi ?

Sa Mère. — Apporte d’abord la dent, on verra après.

Jojo (dans l’après-midi). — La v’là… (Il met la petite incisive dans la main maternelle et tend la sienne.) — Mes deux cents ?

Sa Mère. — Deux cents francs ? Deux cents francs à un enfant de ton âge ? Deux cents francs, quand une personne comme moi ne les gagne pas ? Ce qu’i’ faut entendre ! (Jojo hurle. Hauts cris de part et d’autre. Jojo obtient cinquante francs. Apaisement. Puérilité passagère.)

Jojo (de bonne humeur). — Eh, la Carrée ! Tu viens faire une partie de pot ?

Voix de la Carrée. — Non ! I’ pleut dans le jardin.

Jojo. — On jouera sur le palier. On fera le pot dans le trou du carrelage qui manque.

(Silence. Entrée de la Carrée qui a la bouche en sang. Elle pleure, mais sans bruit.)

Jojo (intéressé). — C’est quoi, c’ que t’as ?

La Carrée. — C’est la petite ficelle qui m’a coupée… Je voulais m’ôter une dent en la tirant avec une ficelle…

Jojo. — Elle remue, ta dent ? Laquelle ?

La Carrée. — Non, elle remue pas. Je voulais toucher les cinquante francs…

(Explosion de cris dans la pièce à côté. Cris maternels, et cris du Dernier)

Sa Mère. — Mais qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il a ? Quelle malédiction qu’un enfant pareil ! Voyez-moi ça ! Tout écorché dans la bouche ! À vingt-neuf mois, s’estropier pareillement ! Ah ! quelle génération ! (etc.)

La Carrée (bas à Jojo). — Dis rien… Il a essayé de se faire sauter une dent avec le truc à ouvrir les boîtes de conserves. Il voulait toucher les cinquante francs…

*

Depuis décembre nous revoilà dix à l’Académie Goncourt. Mais son grand âge retient chez lui Lucien Descaves, vif octogénaire, ami devenu fragile et léger comme un sarment. Même au temps des cinq ou six couverts, des abstentions, des frictions, des dissensions, j’ai aimé les déjeuners Goncourt. Si Drouant n’avait son petit ascenseur, je serais bien privée. Mais alors je compterais sur six ou huit poignes d’hommes, prêtes à me haler jusqu’au salon que décore le floconneux portrait d’Edmond de Goncourt, et contente de m’y asseoir. Car nous sommes variés, dissemblables avec feu, rebelles à la cohésion. Dorgelès ne perd aucune occasion d’éclater comme marron sur la braise. Il arrive à Carco de bouder, alors il se tait et nous prive de son timbre enchanteur de chanteur (la plus jolie voix de la radio !). Larguier a l’humeur et la crinière du lion badin, et rugit en alexandrins. Billy ? Il sait tout ce que j’ignore : le voilà-t-il pas chargé d’une jolie érudition ?

J’ai beau me poser en vieux garçon, c’est un plaisir encore très féminin que je goûte à être la seule femme des déjeuners Goncourt, entourée d’un aréopage d’hommes. Cinq, six, huit, neuf hommes. D’authentiques hommes — et l’âge ne fait rien à l’affaire — avec des défauts, des séductions d’hommes. Il faut voir Descaves buté contre l’inconfort d’une table grande comme une aire à blé, ennemie de la confidence et de l’intimité, et tâter, de la narine et de la langue, les vins, et critiquer la cuisson ; il fallait voir Rosny-jeune, le bien qualifié, sa joue en pomme d’automne, la mémoire et l’ouïe nettes à quatre-vingt-sept ans… Leur sollicitude, qu’ils font discrète, m’est perceptible, m’est réconfortante. Ils ont tous l’air de se souvenir que j’ai été une femme. De temps en temps, notre fringant dernier promu, Gérard Bauer, me dédie un « papier » aussi doux qu’un billet amoureux… J’aimerais, autour de la table ronde, me souvenir qu’Arnoux botanise comme un ange jardinier, que Carco verse à la radio une science d’historiographe. Mais aux séances de la Goncourt on ne loue, ne dénigre que le candidat, on ne bataille que pour autrui. Ainsi fais-je, parmi mes quelques hommes sur qui sont évidentes les marques du travail, parfois de l’âge mûr, de la fatigue, d’authentiques hommes qui humainement perdent patience, élèvent la voix, blasphèment… Humainement ils se disputent, et Dieu merci ils sont gourmands. Aucun d’eux n’a quitté l’amour d’écrire ni l’amour des écrivains. Qui donc, sinon cet amour, nous soutient, annuellement, sur le chemin pavé d’œuvres que nous lisons ? Car nous lisons. Nous lisons cent, cent vingt volumes. Nous lisons le roman de quatre cents, de huit cents pages. Nous débridons, nous éparpillons ce briquetage, ce bloc, qui maçonne les murs de ma chambre, le temps venu. « Heureusement, me disent quelques amis d’un ton léger et complice, vous n’avez pas besoin de savoir tout ce qu’il y a là-dedans, vous pouvez en prendre et en laisser !… » Non, nous ne pouvons pas, même si nous le voulions. Je vous répète que nous lisons. Étrange assemblée, qui sur dix membres compte dix lecteurs scrupuleux ! Consciencieux, capables d’erreur, capables de récompenser un écrivain encore vert, de faire crédit à une promesse, et de le regretter l’année suivante… Croit-on que nous sommes sur un lit de roses, quand sonnent les dernières heures des compétitions ? Les journaux du soir résument nos perplexités en trois lignes teintées d’humour : « À la faveur des huîtres traditionnelles et du fameux blanc de blanc, voici que les membres de la Goncourt sont de nouveaux dix… » Mais non, mais non, elle n’était pas si gaie que ça, l’heure du vin blanc et du vote. D’accord sur Salacrou, mais j’aurais voulu aussi Anouilh… Bravo pour Hériat, mais ça fait bien du temps qu’on oublie Miomandre… Et puis pourquoi pas Robert Kemp ?

Pour me contenter, il faudrait que les Dix fussent une vingtaine — au moins.

Ma chambre, ce soir, figure une caverne de voleurs : c’est un des jours où un mien voisin, joaillier, s’amuse, et surtout m’amuse, à verser ici le contenu de la mallette, doublée de velours, dans laquelle il transporte ses dernières œuvres. Sur ma table-banquette je vois un clip d’or, étoilé de saphirs. Je vois un escargot tout bossué de topazes qui recèle, cachée et bien vivante, une montre pas plus large qu’une lentille. Un gros bracelet, tout ensemble pesant et finement tressé, s’est échappé, comme ferait une couleuvre familière, pour aller boire l’eau de mon gobelet à demi plein. L’œil vert d’un péridot le guette, un péridot massif cerné de brillants, à souhait pour accabler un auriculaire féminin très fin, souligner la pourpre d’un ongle bombé…

Un pendentif d’aigue-marine erre sans surveillance, va répandre son eau d’un bleu magique, mais on l’a endiguée d’un lacis très fin, en diamants tout petits, et enchaînée d’or. Ainsi elle attendra, pendante, l’ombre favorable, le sillon creusé entre deux seins… Et la tourmaline en forme de cœur, où est-elle ? À l’instant elle jouait de sa couleur rose un peu vineuse, entre deux turquoises. « Peut-être dans la corbeille à papiers », suggère mon voisin le joaillier, qui est pince-sans-rire. Les murs de ma chambre reçoivent des éclaboussures jaillies d’un conte persan, des bluettes dardées par l’insondable géométrie des pierres taillées. L’apport opaque — les turquoises — met un peu de calme dans mon désordre bien particulier. Mon voisin et ami l’orfèvre assure que la contemplation des joyaux constitue un traitement de la douleur arthritique, que la plupart des gemmes arrachées aux abîmes demeurent bénéfiques. « Bénéfiques ? Et l’opale ? — L’opale aussi. — Mais sa légende ? Mais les faits qu’on assure dûment contrôlés, qui l’incriminent ? » Mon voisin hausse les épaules : « Il y a toujours eu des maladroits qui ne peuvent pas planter un clou sans s’écraser un doigt. Il y en aura toujours. Regardez plutôt cette monture de bague ? Je crois que je l’ai inventée. Ça s’appelle de l’or tricoté. Vous l’aimez ? »

Tricoté, en effet, fin, maillé — dans mon pays on dit : maillacé —, égayé à chaque maille d’un sable de diamants : oui, j’aime l’or tricoté. Qu’est-ce que j’aime encore ? Cette grosse tortue en calcédoine, fumeuse et constellée comme le ciel nocturne sur Paris ? Non, je ne l’aime pas beaucoup. Elle me rappelle une mode insane, qui incrustait l’écaille des petites tortues vivantes. Ce léger rameau à fleurs de béryls ? Non plus. Trop distingué pour moi. Plutôt ce bracelet, noué en corde molle, important, oriental, cossu, sérieux… Je le loue sans réserve, je l’essaie. Et comme, Dieu merci, il ne m’est pas nécessaire de convoiter pour admirer, ni d’acquérir pour posséder, je savoure un plaisir qui est lui aussi à facettes, qui a sa source dans un art foncièrement parisien, patient et varié, manuel délicatement… Quand je traite mon voisin d’artisan, il rougit d’orgueil récompensé.

À le fréquenter, j’avance dans la familiarité d’un luxe qui ne fut jamais le mien. J’apprends des noms. Je manie, froid d’abord puis vite échauffé, le beau métal jaune, fauteur de tant de maux et de guerres. J’ai tenu plus d’une fois, avant sa destinataire, quelque jouet admirable, promis, fiévreusement attendu. Dans le creux de ma main j’ai enfermé une pierre, toute nue comme une esclave sans maître. À cause de son eau étrange en deçà du rouge, au-delà du jaune, je croyais étouffer une braise. Mais mon voisin haussa les épaules : « Peuh… elle n’est rien. Son nom, lui-même de fantaisie, n’importe guère. Il n’existe pas de pierre orangée qui ait du prix. Évadés du rubis, de l’émeraude et du saphir, désireux de nous affranchir du diamant, nous retournons pourtant au diamant, à l’émeraude, au rubis. Ou bien il nous faut recourir à celles-ci… »

Elles me paraissent charmantes, celles-ci, dont les noms sont suggestifs de transparence, de liquidité, péridot fidèle à son vert un peu bronzé, tourmaline varicolore, accessible rubis spinelle, aigue si véridiquement marine, et je n’ai garde de vous oublier, vous, verte le matin et rubescente le soir, agréable dissonance éveillée par mon fanal bleu, vous facétieuse alexandrite…

— Eh bien, pourquoi ne pas recourir, en effet, à celles-ci ?

Mais le maître du coffret leur manifestait surtout sa résignation.

— Gentilles, dit-il. Amusantes. J’aime les utiliser en pavages d’étuis à cigarettes, en plaques de ceinture, en gros ouvrages. On en a déjà abusé en minaudières… Toute notre ingéniosité ne peut pas leur rendre ce qui leur manque…

— Et quoi donc ? Cher ami, vous allez tomber dans ce snobisme qui consiste à leur reprocher de manquer de dureté, de vogue, de rareté, de constance.

Il m’interrompit d’un signe, et d’un mot me déconcerta :

— Non, dit-il. Je trouve qu’elles manquent de regard.

J’ai toujours mes visiteurs du soir. Hier, c’était le petit perroquet gris et vert avec Mariette Lydis. La semaine passée, j’ai eu la petite dame gentille, Madame Margat, et sa caméléone. Oui, cher Miomandre, une caméléone, figurez-vous. Je ne pense pas qu’elle survive longtemps à son petit mâle, mort de notre climat. Elle dormait dans ses bras, où toute la nuit il la tenait serrée. Veuve, elle a voulu se laisser mourir. Depuis quelques jours, elle consent à manger un peu, mais sa peau terne est trop large. La dame gentille qui me l’a apportée avait posé la cage sur ma table-banquette, sous le fanal bleu, et lentement, lentement, comme aspirée, la caméléone montait vers la source de lumière et de chaleur. Parvenue à son toit de barreaux, elle redevint tout à fait immobile. Nous savons toujours interposer à propos, entre un animal et la liberté, un toit ou une paroi de barreaux. Cramponnée, des mains et de la queue, à des branches feuillues, la caméléone imitait, de tout son épiderme, leur vert confus, cependant qu’elle dardait, vers la lampe, l’un ou l’autre de ses yeux pareil à une minuscule lorgnette Directoire…

Je contemple, j’interroge. Je sais si peu de chose sur le caméléon. Mais j’ai la ressource de renvoyer Madame Margat à Francis de Miomandre, et c’est beaucoup. C’est beaucoup aussi que d’apprendre, de Madame Margat, que la petite créature solitaire monte au sommet d’une bouteille, et repose son menton sur le bouchon. Qu’elle regagne seule, le soir, sa maison de feuillage. Qu’elle s’installe dans la corbeille de fruits, et qu’elle y étreint une banane… Qu’elle lèche l’envers humide d’une pelure de poire…

Je n’ai pas toujours le courage, le bon sens de refuser la porte à ceux que je nomme — oiseau, chat ou chien — mes « visiteurs du soir ». Ils laissent ici un sillage, la trace des créatures qui firent avec moi l’échange d’un pouvoir. Je n’ai de plaisir qu’à leur présence, leur départ me résout à un dénuement progressif, à ma décision de me priver du contact, du pelage, de la patte, de l’œil profond, du sourire. Mes visiteurs du soir traversent normalement mes heures, entretiennent en moi les éléments persistants d’une flamme, d’un dialogue. Le caniche (marron) des Carco daigne s’ennuyer ici de temps en temps. Le caniche (marron) d’Hilda Gélis-Didot le relaie, mais ne s’amuse pas davantage. Il s’appelle Unic et pousse de grands soupirs excédés, regarde l’heure, dépose aux pieds de sa maîtresse un gant, une laisse, un sac, tous objets chargés de claires suggestions. Si Hilda n’y prête pas attention, Unic se résigne, mange avec mélancolie un roman policier, une sandale ou le petit balai du foyer. Quelle différence avec la mondaine allégresse d’un perroquet ! Anatole-de-l’entresol chante, imite au mieux l’aboiement d’un chien de garde, le miaulement du chat, la voix humaine. Et je ne conseille à aucun cambrioleur d’affronter son bec courbe, qui coupe proprement un os de côtelette…

Hier soir, l’autre perroquet, celui de Mariette Lydis, n’aimait pas, quand il dut le réintégrer, son petit wagon de transport. L’oiseau n’est guère plus gros qu’une caille, et muet sauf un cri très doux. Emprisonné, il redemanda aussitôt sa liberté, par séries de trois coups de bec fermement frappés contre la paroi de bois, selon un rythme égal : toc-toc-toc… toc-toc-toc… Dans tous les pays du monde, les captifs s’exercent à parler ce langage de percussion. Mais où avait-il appris à compter jusqu’à trois, et même jusqu’à trois fois trois fois trois ?

C’est ainsi que s’entretient, entre la bête et moi, une entente qui a tantôt enrichi, tantôt assombri ma vie. Chacun de mes amis y met du sien. D’Amérique me viennent des coupures de journaux illustrés, où je vois qu’une chatte des chartreux présente des modèles de layettes de luxe et des chapeaux exécutés à sa taille, que douze rames du sub de New York se sont immobilisées à la queue leu leu pour permettre le sauvetage d’un beau tom-cat tombé dans une cavité de ventilation, qu’un autre tom-cat ouvre, par une série de gestes combinés, divers loquets et serrures ; mais « Mimile » Blanchar en sait tout autant et on ne l’a pas mis en photographie dans les journaux. Nouvelles de Bordeaux : une belle chienne boxer vient de mettre au monde onze chiots ! (« Madame Colette, qu’est-ce qu’il faut faire ? Ils sont tous ravissants, mais ma chienne se fatiguera trop ! Qu’est-ce que vous me conseillez ? » Répondu : « Achetez chèvre bonne laitière. »)

Nouvelles d’ailleurs : « Madame Colette, j’ai à votre disposition un bien joli hippocampe. » Je repense aux propositions du père Raux : « Une gentille lionne de quatre mois, ça ne vous ferait pas plaisir ? Elle couche sur mon lit. » Eh non, je ne veux pas un joli hippocampe. Même pas une tendre pieuvre au grand œil rêveur, comme celle qui se blottissait, caressante, dans les mains en conque de son gardien et ami, au musée océanographique de Monaco. Ni un singe surtout, un singe injustement châtié par sa ressemblance avec un petit homme triste…

Une petite caméléone solitaire, un rossignol polonais… quelque perroquet… un jovial et doux boxer, Zorro Piguet, couleur de peau de porc, pesant comme une valise pleine… la minuscule pékinoise, qui faisait à Germaine Fraysse l’hommage intégral de sa petite vie d’elfe passionné, Crockie de Polignac, la bassette dorée sujette aux grossesses nerveuses —, elle est vite close, la liste de mes visiteurs du soir. L’éden qui nous est permis n’a rien d’une arche de Noé.

Je ne possède plus, en toute propriété, qu’une bête vivante, qui est le feu. Il est mon hôte, il est mon œuvre. Je sais couvrir le feu, secourir le feu. Je sais ceindre le feu, en plein air, d’une tranchée circulaire, pour qu’il prospère sans « tracer » dans les chaumes et aller incendier les meules. Je sais qu’il n’aime pas les nombres pairs, que trois bûches brûlent mieux que deux et sept que quatre, et que lui gratter le ventre par en dessous lui plaît comme à toutes les autres bêtes.

Il y a entre lui et moi une vieille question que je prends tout le temps de liquider puisqu’il brûle chez moi les trois quarts de l’année, dans ma chambre qui a adopté ses couleurs, rouge et blanche, et sa présence. Je le consume sans trêve. Sans trêve mais avec une certaine parcimonie. Je le comble, mais en me donnant des airs de lui faire l’aumône. Je lui montre que je viens de loin, de la province, où l’on apprend à ne pas gaspiller le bois et le pain. Je lui mesure l’écharde, la broutille et la feuille sèche, et je veux avec lui avoir le dernier mot, vieux besoin de dompteur, acquis dans le commerce des bêtes. Il me récompense en se jetant sur la moindre de mes offrandes ; il me flatte, me facilite ma petite incantation devenue machinale : le côté incantatoire n’y perd rien.

La cheminée dans laquelle je célèbre mon feu est une construction ancienne à laquelle il n’a fallu, je gage, que la main d’un simple maçon. Dans l’enceinte du Palais-Royal nous avons çà et là des poignées de portes, et des panneaux d’un modèle salonnier, et de belles cheminées. La mienne a perdu son marbre, remplacé par une sorte de galantine beige et rosâtre. N’importe, elle a gardé son naturel, son appétit de l’ardeur, son obéissance d’appareil qui, étroitement mêlé à la vie de l’homme, aida à son confort rudimentaire.

Ceux-là qui ont médité, proches d’un feu, quand la nuit abaissée de l’autre côté de la vitre leur garantit une sûre clôture, ceux-là n’ont plus à craindre qu’auprès du feu les rejoignent le chien et le loup crépusculaires, le frisson, le sursaut. C’est l’affaire des novices que de ressentir si fort un poids, un âge, une peur, un mal. Laissez-moi murmurer ma petite conjuration :

Combien le feu tient douce compagnie
Au prisonnier, dans les longs soirs d’hiver !
Tout près de moi se chauffe un bon génie

Qui boit, ou fume, ou bien chante un vieil air…

De qui est-ce ? Un peu plus je dirais : de moi, parce qu’un concours de lecture, dans mon canton, nous mit, nous autres de douze et treize ans, en demeure de lire à voix haute, avec expression, vers et prose. Un homme bien intentionné s’étant avisé, au chef-lieu, qu’aucun enfant de nos régions ne savait lire autrement qu’en ânonnant, s’indigna, signala le grand péril où l’ignorance du département de l’Yonne ne manquerait pas de précipiter la France entière, et fonda un prix de lecture. Un volume rouge et or, un diplôme confirmèrent qu’âgée de douze ans et demi, Gabrielle-Sidonie Colette savait lire, et me récompensèrent d’avoir, en lisant, bégayé, dit « qui boit z’ou fume » et corrigé par inadvertance la prose de Madame de Sévigné.

Combien le feu tient douce compagnie
Au prisonnier…

Au fait, ils sont peut-être de moi, ces médiocres vers. De moi comme le feu, comme tout ce qui m’entoure la nuit.

Un vers n’a pas toujours besoin d’être beau pour adhérer au plus profond de notre mémoire et y occuper malignement la place qu’envahissent certaines mélodies, condamnables certes, mais inexpugnées.

Combien le feu…

La lecture de nuit est une aide perfide. Plus sûr qu’un livre est le décor que j’ai agencé en l’honneur des minutes et des heures. Je ne suis pas toujours à la hauteur de mes insomnies, mais il est rare que je ne parvienne pas à m’y mettre, par une sorte de rétablissement mental, qui chasse de ce lieu et de moi la crainte de l’insolite. Il n’est pas plus de trois heures, rien ne pâlit encore au ras des toits. À raison d’une lanterne par pilier, je pourrais compter, d’ici, les arcades du Palais-Royal. La maison est si paisiblement habitée que je n’entends personne y dormir, mais la chute de la pincette dans ma cheminée ruinerait le repos inquiet de celui qui dort par-delà deux portes. Or, si je suis immobile ce soir, je ne suis pas sans dessein, puisqu’en moi bouge — outre cette douleur torse, en grosse vis de pressoir — un sévice bien moins familier que la douleur, une insurrection qu’au cours de ma longue vie j’ai plusieurs fois niée, puis déjouée, finalement acceptée, car écrire ne conduit qu’à écrire. Avec humilité, je vais écrire encore. Il n’y a pas d’autre sort pour moi. Mais quand s’arrête-t-on d’écrire ? Quel est l’avertissement ? Un trébuchement de la main ? J’ai cru autrefois qu’il en était de la tâche écrite comme des autres besognes ; déposé l’outil, on s’écrie avec joie : « Fini ! » et on tape dans ses mains, d’où pleuvent les grains d’un sable qu’on a cru précieux… C’est alors que dans les figures qu’écrivent les grains de sable on lit les mots : « À suivre… »