Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre I

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Société d’éditions et de publication (p. 7-12).

première partie




ERIK


I

est-ce le fantôme ?


Ce soir-là, qui était celui où MM. Debienne et Poligny, les directeurs démissionnaires de l’Opéra, donnaient leur dernière soirée de gala, à l’occasion de leur départ, la loge de la Sorelli, un des premiers sujets de la danse, était subitement envahie par une demi-douzaine de ces demoiselles du corps de ballet qui remontaient de scène après avoir « dansé » Polyeucte. Elles s’y précipitèrent dans une grande confusion, les unes faisant entendre des rires excessifs et peu naturels, et les autres des cris de terreur.

La Sorelli, qui désirait être seule un instant pour « repasser » le compliment qu’elle devait prononcer tout à l’heure au foyer devant MM. Debienne et Poligny, avait vu avec méchante humeur toute cette foule étourdie se ruer derrière elle. Elle se retourna vers ses camarades et s’inquiéta d’un aussi tumultueux émoi. Ce fut la petite Jammes — le nez cher à Grévin, des yeux de myosotis, des joues de roses, une gorge de lis, — qui en donna la raison en trois mots, d’une voix tremblante qu’étouffait l’angoisse :

— C’est le fantôme !

Et elle ferma la porte à clef. La loge de la Sorelli était d’une élégance officielle et banale. Une psyché, un divan, une toilette et des armoires en formaient le mobilier nécessaire. Quelques gravures sur les murs, souvenirs de la mère, qui avait connu les beaux jours de l’ancien Opéra de la rue Le Peletier. Des portraits de Vestris, de Gardel, de Dupont, de Bigottini. Cette loge paraissait un palais aux gamines du corps de ballet, qui étaient logées dans des chambres communes, où elles passaient leur temps à chanter, à se disputer, à battre les coiffeurs et les habilleuses et à se payer des petits verres de cassis ou de bière ou même de rhum jusqu’au coup de cloche de l’avertisseur.

La Sorelli était très superstitieuse. En entendant la petite Jammes parler du fantôme, elle frissonna et dit :

« Petite bête ! »

Et comme elle était la première à croire aux fantômes en général et à celui de l’Opéra en particulier, elle voulut tout de suite être renseignée.

« Vous l’avez vu ? interrogea-t-elle.

— Comme je vous vois ! » répliqua en gémissant la petite Jammes, qui, ne tenant plus sur ses jambes, se laissa tomber sur une chaise.

Et aussitôt la petite Giry — des yeux pruneau, des cheveux d’encre, un teint de bistre, sa pauvre petite peau sur ses petits os, — ajouta :

« Si c’est lui, il est bien laid !

— Oh ! oui », fit le chœur des danseuses.

Et elles parlèrent toutes ensemble. Le fantôme leur était apparu sous les espèces d’un monsieur en habit noir qui s’était dressé tout à coup devant elles, dans le couloir, sans qu’on pût savoir d’où il venait. Son apparition avait été si subite qu’on eût pu croire qu’il sortait de la muraille.

« Bah ! fit l’une d’elles qui avait à peu près conservé son sang-froid, vous voyez le fantôme partout. »

Et c’est vrai que, depuis quelques mois, il n’était question à l’Opéra que de ce fantôme en habit noir qui se promenait comme une ombre du haut en bas du bâtiment, qui n’adressait la parole à personne, à qui personne n’osait parler et qui s’évanouissait, du reste, aussitôt qu’on l’avait vu, sans qu’on pût savoir par où ni comment. Il ne faisait pas de bruit en marchant, ainsi qu’il sied à un vrai fantôme. On avait commencé par en rire et par se moquer de ce revenant habillé comme un homme du monde ou comme un croque-mort, mais la légende du fantôme avait bientôt pris des proportions colossales dans le corps de ballet. Toutes prétendaient avoir rencontré plus ou moins cet être extra-naturel et avoir été victimes de ses maléfices. Et celles qui en riaient le plus fort n’étaient point les plus rassurées. Quand il ne se laissait point voir, il signalait sa présence ou son passage par des événements drolatiques ou funestes dont la superstition quasi générale le rendait responsable. Avait-on à déplorer un accident, une camarade avait-elle fait une niche à l’une de ces demoiselles du corps de ballet, une houppette à poudre de riz était-elle perdue ? Tout était de la faute du fantôme, du fantôme de l’Opéra !

Au fond, qui l’avait vu ? On peut rencontrer tant d’habits noirs à l’Opéra qui ne sont pas des fantômes. Mais celui-là avait une spécialité que n’ont point tous les habits noirs. Il habillait un squelette.

Du moins, ces demoiselles le disaient.

Et il avait, naturellement, une tête de mort.

Tout cela était-il sérieux ? La vérité est que l’imagination du squelette était née de la description qu’avait faite du fantôme, Joseph Buquet, chef machiniste, qui, lui, l’avait réellement vu. Il s’était heurté — on ne saurait dire « nez à nez », car le fantôme n’en avait pas, — avec le mystérieux personnage dans le petit escalier qui, près de la rampe, descend directement aux « dessous ». Il avait eu le temps de l’apercevoir une seconde — car le fantôme s’était enfui, — et avait conservé un souvenir ineffaçable de cette vision.

Et voici ce que Joseph Buquet a dit du fantôme à qui voulait l’entendre :

« Il est d’une prodigieuse maigreur et son habit noir flotte sur une charpente squelettique. Ses yeux sont si profonds qu’on ne distingue pas bien les prunelles immobiles. On ne voit, en somme, que deux grands trous noirs comme aux crânes des morts. Sa peau, qui est tendue sur l’ossature comme une peau de tambour, n’est point blanche, mais vilainement jaune ; son nez est si peu de chose qu’il est invisible de profil, et l’absence de ce nez est une chose horrible à voir. Trois ou quatre longues mèches brunes sur le front et derrière les oreilles font office de chevelure. »

En vain Joseph Buquet avait-il poursuivi cette étrange apparition. Elle avait disparu comme par magie et il n’avait pu retrouver sa trace.

Ce chef machiniste était un homme sérieux, rangé, d’une imagination lente, et il était sobre. Sa parole fut écoutée avec stupeur et intérêt, et aussitôt il se trouva des gens pour raconter qu’eux aussi avaient rencontré un habit noir avec une tête de mort.

Les personnes sensées qui eurent vent de cette histoire affirmèrent d’abord que Joseph Buquet avait été victime d’une plaisanterie d’un de ses subordonnés. Et puis, il se produisit coup sur coup des incidents si curieux et si inexplicables que les plus malins commencèrent à se tourmenter.

Un lieutenant de pompiers, c’est brave ! Ça ne craint rien, ça ne craint surtout pas le feu !

Eh bien, le lieutenant de pompiers en question[1], qui s’en était allé faire un tour de surveillance dans les dessous et qui s’était aventuré, paraît-il, un peu plus loin que de coutume, était soudain réapparu sur le plateau, pâle, effaré, tremblant, les yeux hors des orbites, et s’était quasi évanoui dans les bras de la noble mère de la petite Jammes. Et pourquoi ? Parce qu’il avait vu s’avancer vers lui, à hauteur de tête, mais sans corps, une tête de feu ! Et je le répète, un lieutenant de pompiers, ça ne craint pas le feu.

Ce lieutenant de pompiers s’appelait Papin.

Le corps de ballet fut consterné. D’abord cette tête de feu ne répondait nullement à la description qu’avait donnée du fantôme Joseph Buquet. On questionna bien le pompier, on interrogea à nouveau le chef machiniste, à la suite de quoi ces demoiselles furent persuadées que le fantôme avait plusieurs têtes dont il changeait comme il voulait. Naturellement, elles imaginèrent aussitôt qu’elles couraient les plus grands dangers. Du moment qu’un lieutenant de pompiers n’hésitait pas à s’évanouir, coryphées et rats pouvaient invoquer bien des excuses à la terreur qui les faisait se sauver de toutes leurs petites pattes quand elles passaient devant quelque trou obscur d’un corridor mal éclairé.

Si bien que, pour protéger dans la mesure du possible le monument voué à d’aussi horribles maléfices, la Sorelli elle-même, entourée de toutes les danseuses et suivie même de toute la marmaille des petites classes en maillot, avait, — au lendemain de l’histoire du lieutenant de pompiers, — sur la table qui se trouve dans le vestibule du concierge, du côté de la cour de l’administration, déposé un fer à cheval que quiconque pénétrant dans l’Opéra, à un autre titre que celui de spectateur, devait toucher avant de mettre le pied sur la première marche de l’escalier. Et cela sous peine de devenir la proie de la puissance occulte qui s’était emparée du bâtiment, des caves au grenier !

Ce fer à cheval, comme toute cette histoire, du reste, — hélas ! — je ne l’ai point inventé, et l’on peut encore aujourd’hui le voir sur la table du vestibule, devant la loge du concierge, quand on entre dans l’Opéra par la cour de l’administration.

Voilà qui donne assez rapidement un aperçu de l’état d’âme de ces demoiselles, le soir où nous pénétrons avec elles dans la loge de la Sorelli.

« C’est le fantôme ! » s’était donc écriée la petite Jammes.

Et l’inquiétude des danseuses n’avait fait que grandir. Maintenant, un angoissant silence régnait dans la loge. On n’entendait plus que le bruit des respirations haletantes. Enfin, Jammes s’étant jetée avec les marques d’un sincère effroi jusque dans le coin le plus reculé de la muraille, murmura ce seul mot :

« Écoutez ! »

Il semblait, en effet, à tout le monde qu’un frôlement se faisait entendre derrière la porte. Aucun bruit de pas. On eût dit d’une soie légère qui glissait sur le panneau. Puis, plus rien. La Sorelli tenta de se montrer moins pusillanime que ses compagnes. Elle s’avança vers la porte, et demanda d’une voix blanche :

« Qui est là ? »

Mais personne ne lui répondit.

Alors, sentant sur elle tous les yeux qui épiaient ses moindres gestes, elle se força à être brave et dit très fort :

« Il y a quelqu’un derrière la porte ?

— Oh ! oui ! Oui ! certainement, il y a quelqu’un derrière la porte ! répéta ce petit pruneau sec de Meg Giry, qui retint héroïquement la Sorelli par sa jupe de gaze… Surtout, n’ouvrez pas ! Mon Dieu, n’ouvrez pas ! »

Mais la Sorelli, armée d’un stylet qui ne la quittait jamais, osa tourner la clef dans la serrure, et ouvrir la porte, pendant que les danseuses reculaient jusque dans le cabinet de toilette et que Meg Giry soupirait :

« Maman ! maman ! »

La Sorelli regardait dans le couloir courageusement. Il était désert ; un papillon de feu, dans sa prison de verre, jetait une lueur rouge et louche au sein des ténèbres ambiantes, sans parvenir à les dissiper. Et la danseuse referma vivement la porte avec un gros soupir.

« Non, dit-elle, il n’y a personne !

— Et pourtant, nous l’avons bien vu ! affirma encore Jammes en reprenant à petits pas craintifs sa place auprès de la Sorelli. Il doit être quelque part, par là, à rôder. Moi, je ne retourne point m’habiller. Nous devrions descendre toutes au foyer, ensemble, tout de suite, pour le « compliment », et nous remonterions ensemble. »

Là-dessus, l’enfant toucha pieusement le petit doigt de corail qui était destiné à la conjurer du mauvais sort. Et la Sorelli dessina, à la dérobée, du bout de l’ongle rose de son pouce droit, une croix de Saint-André sur la bague en bois qui cerclait l’annulaire de sa main gauche.

« La Sorelli, a écrit un chroniqueur célèbre, est une danseuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, à la taille aussi souple qu’une branche de saule ; on dit communément d’elle que c’est « une belle créature ». Ses cheveux blonds et purs comme l’or couronnent un front mat au-dessous duquel s’enchâssent deux yeux d’émeraude. Sa tête se balance mollement comme une aigrette sur un cou long, élégant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement de hanches indescriptible, qui donne à tout son corps un frissonnement d’ineffable langueur. Quand elle lève les bras et se penche pour commencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage, et que l’inclination du corps fait saillir la hanche de cette délicieuse femme, il paraît que c’est un tableau à se brûler la cervelle. »

En fait de cervelle, il paraît avéré qu’elle n’en eut guère. On ne le lui reprochait point.

Elle dit encore aux petites danseuses :

« Mes enfants, il faut vous « remettre » ! Le fantôme ? Personne ne l’a peut-être jamais vu !

— Si ! si ! Nous l’avons vu !… nous l’avons vu tout à l’heure ! reprirent les petites. Il avait la tête de mort et son habit, comme le soir où il est apparu à Joseph Buquet !

— Et Gabriel aussi l’a vu ! fit Jammes… pas plus tard qu’hier ! hier après-midi… en plein jour…

— Gabriel, le maître de chant ?

— Mais oui… Comment ! vous ne savez pas ça ?

— Et il avait son habit, en plein jour ?

— Qui ça, Gabriel ?

— Mais non ! Le fantôme !

— Bien sûr, qu’il avait son habit ! affirma Jammes. C’est Gabriel lui-même qui me l’a dit. C’est même à ça qu’il l’a reconnu. Et voici comment ça s’est passé. Gabriel se trouvait dans le bureau du régisseur. Tout à coup, la porte s’est ouverte. C’était le Persan qui entrait. Vous savez si le Persan a le « mauvais œil ».

— Oh ! oui ! répondirent en chœur les petites danseuses qui, aussitôt qu’elles eurent évoqué l’image du Persan, firent les cornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allongés, cependant que le médium et l’annulaire étaient repliés sur la paume et retenus par le pouce.

— … Et si Gabriel est superstitieux ! continua Jammes, cependant qu’il est toujours poli et quand il voit le Persan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sa poche et de toucher ses clefs… Eh bien ! aussitôt que la porte s’est ouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu’un bond du fauteuil où il était assis jusqu’à la serrure de l’armoire, pour toucher du fer ! Dans ce mouvement, il déchira à un clou tout un pan de son paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du front contre une patère et se fit une bosse énorme ; puis, en reculant brusquement, il s’écorcha le bras au paravent, près du piano ; il voulut s’appuyer au piano, mais si malheureusement que le couvercle lui retomba sur les mains et lui écrasa les doigts ; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin prit si mal son temps en descendant l’escalier qu’il dégringola sur les reins toutes les marches du premier étage. Je passais justement à ce moment-là avec maman. Nous nous sommes précipitées pour le relever. Il était tout meurtri et avait du sang plein la figure, que ça nous en faisait peur. Mais tout de suite il s’est mis à nous sourire et à s’écrier : « Merci, mon Dieu ! d’en être quitte pour si peu ! » Alors, nous l’avons interrogé et il nous a raconté toute sa peur. Elle lui était venue de ce qu’il avait aperçu, derrière le Persan, le fantôme ! le fantôme avec la tête de mort, comme l’a décrit Joseph Buquet. »

Un murmure effaré salua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arriva tout essoufflée, tant elle l’avait narrée vite, vite, comme si elle était poursuivie par le fantôme. Et puis, il y eut encore un silence qu’interrompit, à mi-voix, la petite Giry, pendant que, très émue, la Sorelli se polissait les ongles.

« Joseph Buquet ferait mieux de se taire, énonça le pruneau.

— Pourquoi donc qu’il se tairait ? lui demanda-t-on.

— C’est l’avis de m’man…, répliqua Meg, tout à fait à voix basse, cette fois-ci, et en regardant autour d’elle comme si elle avait peur d’être entendue d’autres oreilles que de celles qui se trouvaient là.

— Et pourquoi que c’est l’avis de ta mère ?

— Chut ! M’man dit que le fantôme n’aime pas qu’on l’ennuie !

— Et pourquoi qu’elle dit ça, ta mère ?

— Parce que… Parce que… rien… »

Cette réticence savante eut le don d’exaspérer la curiosité de ces demoiselles, qui se pressèrent autour de la petite Giry et la supplièrent de s’expliquer. Elles étaient là, coude à coude, penchées dans un même mouvement de prière et d’effroi. Elles se communiquaient leur peur, y prenant un plaisir aigu qui les glaçait.

« J’ai juré de ne rien dire ! » fit encore Meg, dans un souffle.

Mais elles ne lui laissèrent point de repos et elles promirent si bien le secret que Meg, qui brûlait du désir de raconter ce qu’elle savait, commença, les yeux fixés sur la porte :

« Voilà… c’est à cause de la loge…

— Quelle loge ?

— La loge du fantôme !

— Le fantôme a une loge ? »

À cette idée que le fantôme avait sa loge, les danseuses ne purent contenir la joie funeste de leur stupéfaction. Elles poussèrent de petits soupirs. Elles dirent :

« Oh ! mon Dieu ! raconte… raconte…

— Plus bas ! commanda Meg. C’est la première loge, numéro 5, vous savez bien, la première loge à côté de l’avant-scène de gauche.

— Pas possible !

— C’est comme je vous le dis… C’est m’man qui en est l’ouvreuse… Mais vous me jurez bien de ne rien raconter ?

— Mais oui, va !…

— Eh bien, c’est la loge du fantôme… Personne n’y est venu depuis plus d’un mois, excepté le fantôme, bien entendu, et on a donné l’ordre à l’administration de ne plus jamais la louer…

— Et c’est vrai que le fantôme y vient ?

— Mais oui…

— Il y vient donc quelqu’un ?

— Mais non !… Le fantôme y vient et il n’y a personne. »

Les petites danseuses se regardèrent. Si le fantôme venait dans la loge, on devait le voir, puisqu’il avait un habit noir et une tête de mort. C’est ce qu’elles firent comprendre à Meg, mais celle-ci leur répliqua :

« Justement ! On ne voit pas le fantôme ! Et il n’a ni habit ni tête !… Tout ce qu’on a raconté sur sa tête de mort et sur sa tête de feu, c’est des blagues ! Il n’a rien du tout… On l’entend seulement quand il est dans la loge. M’man ne l’a jamais vu, mais elle l’a entendu. M’man le sait bien, puisque c’est celle qui lui donne le programme ! »

La Sorelli crut devoir intervenir :

« Petite Giry, tu te moques de nous. »

Alors, la petite Giry se prit à pleurer.

« J’aurais mieux fait de me taire… si m’man savait jamais ça !… mais pour sûr que Joseph Buquet a tort de s’occuper de choses qui ne le regardent pas… ça lui portera malheur… m’man le disait encore hier soir… »

À ce moment, on entendit des pas puissants et pressés dans le couloir et une voix essoufflée qui criait :

« Cécile ! Cécile ! es-tu là ?

— C’est la voix de maman ! fit Jammes. Qu’y a-t-il ? »

Et elle ouvrit la porte. Une honorable dame, taillée comme un grenadier poméranien, s’engouffra dans la loge et se laissa tomber, en gémissant, dans un fauteuil. Ses yeux roulaient, affolés, éclairant lugubrement sa face de brique cuite.

« Quel malheur ! fit-elle !… Quel malheur !

— Quoi ? Quoi ?

— Joseph Buquet…

— Eh bien, Joseph Buquet…

— Joseph Buquet est mort ! »

La loge s’emplit d’exclamations, de protestations étonnées, de demandes d’explications effarées…

« Oui… on vient de le trouver pendu dans le troisième dessous !… Mais le plus terrible, continua, haletante, la pauvre honorable dame, le plus terrible est que les machinistes qui ont trouvé son corps, prétendent que l’on entendait autour du cadavre comme un bruit qui ressemblait au chant des morts !

— C’est le fantôme ! » laissa échapper, comme malgré elle, la petite Giry.

Mais elle se reprit immédiatement, ses poings à la bouche :

« Non !… non !… je n’ai rien dit !… je n’ai rien dit !… »

Autour d’elle, toutes ses compagnes, terrorisées, répétaient à voix basse :

« Pour sûr ! C’est le fantôme !… »

La Sorelli était pâle…

« Jamais je ne pourrai dire mon compliment », fit-elle.

La maman de Jammes donna son avis en vidant un petit verre de liqueur qui traînait sur une table : il devait y avoir du fantôme là-dessous…

La vérité est qu’on n’a jamais bien su comment était mort Joseph Buquet. L’enquête, sommaire, ne donna aucun résultat, en dehors du suicide naturel. Dans les Mémoires d’un Directeur, M. Moncharmin, qui était l’un des deux directeurs, succédant à MM. Debienne et Poligny, rapporte ainsi l’incident du pendu :

« Un fâcheux incident vint troubler la petite fête que MM. Debienne et Poligny se donnaient pour célébrer leur départ. J’étais dans le bureau de la direction quand je vis entrer tout à coup Mercier — l’administrateur. — Il était affolé en m’apprenant qu’on venait de découvrir, pendu dans le troisième dessous de la scène, entre une ferme et un décor du Roi de Lahore, le corps d’un machiniste. Je m’écriai : Allons le décrocher ! Le temps que je mis à dégringoler l’escalier et à descendre l’échelle du portant, le pendu n’avait déjà plus sa corde ! »

Voilà donc un événement que M. Moncharmin trouve naturel. Un homme est pendu au bout d’une corde, on va le décrocher, la corde a disparu. Oh ! M. Moncharmin a trouvé une explication bien simple. Écoutez-le : C’était l’heure de la danse, et coryphées et rats avaient bien vite pris leurs précautions contre le mauvais œil. Un point, c’est tout. Vous voyez d’ici le corps de ballet descendant l’échelle du portant et se partageant la corde de pendu en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Ce n’est pas sérieux. Quand je songe, au contraire, à l’endroit exact où le corps a été retrouvé — dans le troisième dessous de la scène — j’imagine qu’il pouvait y avoir quelque part un intérêt à ce que cette corde disparût après qu’elle eut fait sa besogne et nous verrons plus tard si j’ai tort d’avoir cette imagination-là.

La sinistre nouvelle s’était vite répandue du haut en bas de l’Opéra, où Joseph Buquet était très aimé. Les loges se vidèrent, et les petites danseuses, groupées autour de la Sorelli comme des moutons peureux autour du pâtre, prirent le chemin du foyer, à travers les corridors et les escaliers mal éclairés, trottinant de toute la hâte de leurs petites pattes roses.

  1. Je tiens l’anecdote, très authentique également, de M. Pedro Gailhard lui-même, ancien directeur de l’Opéra.