Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre X

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Société d’éditions et de publication (p. 53-59).

X

au bal masqué


L’enveloppe, toute maculée de boue, ne portait aucun timbre. « Pour remettre à M. le vicomte Raoul de Chagny » et l’adresse au crayon. Ceci avait été certainement jeté dans l’espoir qu’un passant ramasserait le billet et l’apporterait à domicile ; ce qui était arrivé. Le billet avait été trouvé sur un trottoir de la place de l’Opéra. Raoul le relut avec fièvre.

Il ne lui en fallait pas davantage pour renaître à l’espoir. La sombre image qu’il s’était faite un instant d’une Christine oublieuse de ses devoirs envers elle-même, fit place à la première imagination qu’il avait eue d’une malheureuse enfant innocente, victime d’une imprudence et de sa trop grande sensibilité. Jusqu’à quel point, à cette heure, était-elle vraiment victime ? De qui était-elle prisonnière ? Dans quel gouffre l’avait-on entraînée ? Il se le demandait avec une bien cruelle angoisse ; mais cette douleur même lui paraissait supportable à côté du délire où le mettait l’idée d’une Christine hypocrite et menteuse ! Que s’était-il passé ? Quelle influence avait-elle subie ? Quel monstre l’avait ravie, et avec quelles armes ?…

… Avec quelles armes donc, si ce n’étaient celles de la musique ? Oui, oui, plus il y songeait, plus il se persuadait que c’était de ce côté qu’il découvrirait la vérité. Avait-il oublié le ton dont, à Perros, elle lui avait appris qu’elle avait reçu la visite de l’envoyé céleste ? Et l’histoire même de Christine, dans ces derniers temps, ne devait-elle point l’aider à éclairer les ténèbres où il se débattait ? Avait-il ignoré le désespoir qui s’était emparé d’elle après la mort de son père et le dégoût qu’elle avait eu alors de toutes les choses de la vie, même de son art ? Au Conservatoire, elle avait passé comme une pauvre machine chantante, dépourvue d’âme. Et, tout à coup, elle s’était réveillée, comme sous le souffle d’une intervention divine. L’Ange de la musique était venu ! Elle chante Marguerite de Faust et triomphe !… L’Ange de la musique !… Qui donc, qui donc se fait passer à ses yeux pour ce merveilleux génie ?… Qui donc, renseigné sur la légende chère au vieux Daaé, en use à ce point que la jeune fille n’est plus entre ses mains qu’un instrument sans défense qu’il fait vibrer à son gré ?

Et Raoul réfléchissait qu’une telle aventure n’était point exceptionnelle. Il se rappelait ce qui était arrivé à la princesse Belmonte, qui venait de perdre son mari et dont le désespoir était devenu de la stupeur… Depuis un mois, la princesse ne pouvait ni parler ni pleurer. Cette inertie physique et morale allait s’aggravant tous les jours et l’affaiblissement de la raison amenait peu à peu l’anéantissement de la vie. On portait tous les soirs la malade dans ses jardins ; mais elle ne semblait même pas comprendre où elle se trouvait. Raff, le plus grand chanteur de l’Allemagne, qui passait à Naples, voulut visiter ces jardins, renommés pour leur beauté. Une des femmes de la princesse pria le grand artiste de chanter, sans se montrer, près du bosquet où elle se trouvait étendue. Raff y consentit et chanta un air simple que la princesse avait entendu dans la bouche de son mari aux premiers jours de leur hymen. Cet air était expressif et touchant. La mélodie, les paroles, la voix admirable de l’artiste, tout se réunit pour remuer profondément l’âme de la princesse. Les larmes lui jaillirent des yeux… elle pleura, fut sauvée et resta persuadée que son époux, ce soir-là, était descendu du ciel pour lui chanter l’air d’autrefois !

— Oui… ce soir-là !… Un soir, pensait maintenant Raoul, un unique soir… Mais cette belle imagination n’eût point tenu devant une expérience répétée…

Elle eût bien fini par découvrir Raff, derrière son bosquet, l’idéale et dolente princesse de Belmonte, si elle y était revenue tous les soirs, pendant trois mois…

L’Ange de la musique, pendant trois mois, avait donné des leçons à Christine… Ah ! c’était un professeur ponctuel !… Et maintenant, il la promenait au Bois !…

De ses doigts crispés, glissés sur sa poitrine, où battait son cœur jaloux, Raoul se déchirait la chair. Inexpérimenté, il se demandait maintenant avec terreur à quel jeu la demoiselle le conviait pour une prochaine mascarade ? Et jusqu’à quel point une fille d’Opéra peut se moquer d’un bon jeune homme tout neuf à l’amour ? Quelle misère !…

Ainsi la pensée de Raoul allait-elle aux extrêmes. Il ne savait plus s’il devait plaindre Christine ou la maudire et, tour à tour, il la plaignait et la maudissait. À tout hasard, cependant, il se munit d’un domino blanc.

Enfin, l’heure du rendez-vous arriva. Le visage couvert d’un loup garni d’une longue et épaisse dentelle, tout empierroté de blanc, le vicomte se trouva bien ridicule d’avoir endossé ce costume des mascarades romantiques. Un homme du monde ne se déguisait pas pour aller au bal de l’Opéra. Il eût fait sourire. Une pensée consolait le vicomte : c’était qu’on ne le reconnaîtrait certes pas ! Et puis, ce costume et ce loup avaient un autre avantage : Raoul allait pouvoir se promener là-dedans « comme chez lui », tout seul, avec le désarroi de son âme et la tristesse de son cœur. Il n’aurait point besoin de feindre ; il lui serait superflu de composer un masque pour son visage : il l’avait !

Ce bal était une fête exceptionnelle, donnée avant les jours gras, en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’un illustre dessinateur des liesses d’antan, d’un émule de Gavarni, dont le crayon avait immortalisé les « chicards » et la descente de la Courtille. Aussi devait-il avoir un aspect beaucoup plus gai, plus bruyant, plus bohème que l’ordinaire des bals masqués. De nombreux artistes s’y étaient donnés rendez-vous, suivis de toute une clientèle de modèles et de rapins qui, vers minuit, commençaient de mener grand tapage.

Raoul monta le grand escalier à minuit moins cinq, ne s’attarda en aucune sorte à considérer autour de lui le spectacle des costumes multicolores s’étalant au long des degrés de marbre, dans l’un des plus somptueux décors du monde, ne se laissa entreprendre par aucun masque facétieux, ne répondit à aucune plaisanterie, et secoua la familiarité entreprenante de plusieurs couples déjà trop gais. Ayant traversé le grand foyer et échappé à une farandole qui, un moment, l’avait emprisonné, il pénétra enfin dans le salon que le billet de Christine lui avait indiqué. Là, dans ce petit espace, il y avait un monde fou ; car c’était là le carrefour où se rencontraient tous ceux qui allaient souper à la Rotonde ou qui revenaient de prendre une coupe de champagne. Le tumulte y était ardent et joyeux. Raoul pensa que Christine avait, pour leur mystérieux rendez-vous, préféré cette cohue à quelque coin isolé : on y était, sous le masque, plus dissimulé.

Il s’accota à la porte et attendit. Il n’attendit point longtemps. Un domino noir passa, qui lui serra rapidement le bout des doigts. Il comprit que c’était elle.

Il suivit.

« C’est vous, Christine ? » demanda-t-il entre ses dents.

Le domino se retourna vivement et leva le doigt jusqu’à la hauteur de ses lèvres pour lui recommander sans doute de ne plus répéter son nom.

Raoul continua de suivre en silence.

Il avait peur de la perdre, après l’avoir si étrangement retrouvée. Il ne sentait plus de haine contre elle. Il ne doutait même plus qu’elle dût « n’avoir rien à se reprocher », si bizarre et inexplicable qu’apparût sa conduite. Il était prêt à toutes les mansuétudes, à tous les pardons, à toutes les lâchetés. Il aimait. Et, certainement, on allait lui expliquer très naturellement, tout à l’heure, la raison d’une absence aussi singulière…

Le domino noir, de temps en temps, se retournait pour voir s’il était toujours suivi du domino blanc.

Comme Raoul retraversait ainsi, derrière son guide, le grand foyer du public, il ne put faire autrement que de remarquer parmi toutes les cohues, une cohue… parmi tous les groupes s’essayant aux plus folles extravagances, un groupe qui se pressait autour d’un personnage dont le déguisement, l’allure originale, l’aspect macabre faisaient sensation…

Ce personnage était vêtu tout d’écarlate avec un immense chapeau à plumes sur une tête de mort. Ah ! la belle imitation de tête de mort que c’était là ! Les rapins autour de lui, lui faisaient un grand succès, le félicitaient… lui demandaient chez quel maître, dans quel atelier, fréquenté de Pluton, on lui avait fait, dessiné, maquillé une aussi belle tête de mort ! La « Camarde » elle-même avait dû poser.

L’homme à la tête de mort, au chapeau à plumes et au vêtement écarlate traînait derrière lui un immense manteau de velours rouge dont la flamme s’allongeait royalement sur le parquet ; et sur ce manteau on avait brodé en lettres d’or une phrase que chacun lisait et répétait tout haut : « Ne me touchez pas ! Je suis la Mort rouge qui passe !… »

Et quelqu’un voulut le toucher… mais une main de squelette, sortie d’une manche de pourpre, saisit brutalement le poignet de l’imprudent et celui-ci, ayant senti l’emprise des ossements, l’étreinte forcenée de la Mort qui semblait ne devoir plus le lâcher jamais, poussa un cri de douleur et d’épouvante. La Mort rouge lui ayant enfin rendu la liberté, il s’enfuit, comme un fou, au milieu des quolibets. C’est à ce moment que Raoul croisa le funèbre personnage qui, justement, venait de se tourner de son côté. Et il fut sur le point de laisser échapper un cri : « La tête de mort de Perros-Guirec ! » Il l’avait reconnue !… Il voulut se précipiter, oubliant Christine ; mais le domino noir, qui paraissait en proie, lui aussi, à un étrange émoi, lui avait pris le bras et l’entraînait… l’entraînait loin du foyer, hors de cette foule démoniaque où passait la Mort rouge.

À chaque instant, le domino noir se retournait et il lui sembla sans doute, par deux fois, apercevoir quelque chose qui l’épouvantait, car il précipita encore sa marche et celle de Raoul comme s’ils étaient poursuivis.

Ainsi, montèrent-ils deux étages. Là, les escaliers, les couloirs étaient à peu près déserts. Le domino noir poussa la porte d’une loge et fit signe au domino blanc d’y pénétrer derrière lui. Christine (car c’était bien elle, il put encore la reconnaître à sa voix), Christine ferma aussitôt sur lui la porte de la loge en lui recommandant à voix basse de rester dans la partie arrière de cette loge et de ne se point montrer. Raoul retira son masque. Christine garda le sien. Et comme le jeune homme allait prier la chanteuse de s’en défaire, il fut tout à fait étonné de la voir se pencher contre la cloison et écouter attentivement ce qui se passait à côté. Puis, elle entr’ouvrit la porte et regarda dans le couloir en disant à voix basse : « Il doit être monté au-dessus, dans la « loge des Aveugles ! »… Soudain, elle s’écria : Il redescend ! »

Elle voulut refermer la porte mais Raoul s’y opposa, car il avait vu sur la marche la plus élevée de l’escalier qui montait à l’étage supérieur se poser un pied rouge, et puis un autre… et lentement, majestueusement, descendit tout le vêtement écarlate de la Mort rouge. Et il revit la tête de mort de Perros-Guirec.

« C’est lui ! s’écria-t-il… Cette fois, il ne m’échappera pas !… »

Mais Christine avait refermé la porte dans le moment que Raoul s’élançait. Il voulut l’écarter de son chemin…

« Qui donc, lui ? demanda-t-elle d’une voix toute changée… qui donc ne vous échappera pas ?… »

Brutalement, Raoul essaya de vaincre la résistance de la jeune fille, mais elle le repoussait avec une force inattendue… Il comprit, ou crut comprendre et devint furieux tout de suite.

« Qui donc ? fit-il avec rage… Mais lui ? l’homme qui se dissimule sous cette hideuse image mortuaire !… le mauvais génie du cimetière de Perros !… la Mort rouge !… Enfin, votre ami, madame… Votre Ange de la musique ! Mais je lui arracherai son masque du visage, comme j’arracherai le mien, et nous nous regarderons, cette fois face à face, sans voile et sans mensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime ! »

Il éclata d’un rire insensé, pendant que Christine, derrière son loup, faisait entendre un douloureux gémissement.

Elle étendit d’un geste tragique ses deux bras, qui mirent une barrière de chair blanche sur la porte.

« Au nom de notre amour, Raoul, vous ne passerez pas !… »

Il s’arrêta. Qu’avait-elle dit ?… Au nom de leur amour ?… Mais jamais, jamais encore elle ne lui avait dit qu’elle l’aimait. Et cependant, les occasions ne lui avaient pas manqué !… Elle l’avait vu déjà assez malheureux, en larmes devant elle, implorant une bonne parole d’espoir qui n’était pas venue !… Elle l’avait vu malade, quasi mort de terreur et de froid après la nuit du cimetière de Perros ? Était-elle seulement restée à ses côtés dans le moment qu’il avait le plus besoin de ses soins ? Non ! Elle s’était enfuie !… Et elle disait qu’elle l’aimait ! Elle parlait « au nom de leur amour ». Allons donc ! Elle n’avait d’autre but que de le retarder quelques secondes… Il fallait laisser le temps à la Mort rouge de s’échapper… Leur amour ? Elle mentait !…

Et il le lui dit, avec un accent de haine enfantine.

« Vous mentez, madame ! car vous ne m’aimez pas, et vous ne m’avez jamais aimé ! Il faut être un pauvre malheureux petit jeune homme comme moi pour se laisser jouer, pour se laisser berner comme je l’ai été ! Pourquoi donc par votre attitude, par la joie de votre regard, par votre silence même, m’avoir, lors de notre première entrevue à Perros, permis tous les espoirs ? — tous les honnêtes espoirs, madame, car je suis un honnête homme et je vous croyais une honnête femme, quand vous n’aviez que l’intention de vous moquer de moi ! Hélas ! vous vous êtes moquée de tout le monde ! Vous avez honteusement abusé du cœur candide de votre bienfaitrice elle-même, qui continue cependant de croire à votre sincérité quand vous vous promenez au bal de l’Opéra, avec la Mort rouge !… Je vous méprise !… »

Et il pleura. Elle le laissait l’injurier. Elle ne pensait qu’à une chose : le retenir.

« Vous me demanderez un jour pardon de toutes ces vilaines paroles, Raoul, et je vous pardonnerai !… »

Il secoua la tête.

« Non ! non ! vous m’aviez rendu fou !… quand je pense que moi, je n’avais plus qu’un but dans la vie : donner mon nom à une jeune fille d’Opéra !…

— Raoul !… malheureux !…

— J’en mourrai de honte !

— Vivez, mon ami, fit la voix grave et altérée de Christine… et adieu !

« Adieu, Raoul !…

Le jeune homme s’avança, d’un pas chancelant. Il osa encore un sarcasme :

« Oh ! vous me permettrez bien de venir encore vous applaudir de temps en temps.

— Je ne chanterai plus, Raoul !…

— Vraiment, ajouta-t-il avec plus d’ironie encore… On vous crée des loisirs : mes compliments !… Mais on se reverra au Bois un de ces soirs !

— Ni au Bois, ni ailleurs, Raoul, vous ne me verrez plus…

— Pourrait-on savoir au moins à quelles ténèbres vous retournerez ?… Pour quel enfer repartez-vous, mystérieuse madame ?… ou pour quel paradis ?…

— J’étais venue pour vous le dire… mon ami… mais je ne peux plus rien vous dire…

… Vous ne me croiriez pas ! Vous avez perdu foi en moi, Raoul, c’est fini !… »

Elle dit ce « C’est fini ! » sur un ton si désespéré que le jeune homme en tressaillit et que le remords de sa cruauté commença de lui troubler l’âme…

« Mais enfin, s’écria-t-il… Nous direz-vous ce que signifie tout ceci !… Vous êtes libre, sans entrave… Vous vous promenez dans la ville… vous revêtez un domino pour courir le bal… Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ?… Qu’avez vous fait depuis quinze jours ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de l’Ange de la musique que vous avez racontée à la maman Valérius ? quelqu’un a pu vous tromper, abuser de votre crédulité… J’en ai été moi-même le témoin à Perros… mais, maintenant vous savez à quoi vous en tenir !… Vous m’apparaissez fort sensée, Christine… Vous savez ce que vous faites !… et cependant la maman Valérius continue à vous attendre, en invoquant votre « bon génie !… » Expliquez-vous, Christine, je vous en prie !… D’autres y seraient trompés !… qu’est-ce que c’est que cette comédie ? »

Christine, simplement, ôta son masque et dit :

« C’est une tragédie, mon ami… »

Raoul vit alors son visage et ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Les fraîches couleurs d’autrefois avaient disparu. Une pâleur mortelle s’étendait sur ces traits qu’il avait connus si charmants et si doux, reflets de la grâce paisible et de la conscience sans combat. Comme ils étaient tourmentés maintenant ! Le sillon de la douleur les avait impitoyablement creusés et les beaux yeux clairs de Christine, autrefois limpides comme les lacs qui servaient d’yeux à la petite Lotte, apparaissaient ce soir d’une profondeur obscure, mystérieuse et insondable, et tout cernés d’une ombre effroyablement triste.

« Mon amie ! mon amie ! gémit-il en tendant les bras… vous m’avez promis de me pardonner…

— Peut-être !… peut-être un jour… » fit-elle en remettant son masque et elle s’en alla, lui défendant de la suivre d’un geste qui le chassait…

Il voulut s’élancer derrière elle, mais elle se retourna et répéta avec une telle autorité souveraine son geste d’adieu qu’il n’osa plus faire un pas.

Il la regarda s’éloigner… Et puis il descendit à son tour dans la foule, ne sachant point précisément ce qu’il faisait, les tempes battantes, le cœur déchiré, et il demanda, dans la salle qu’il traversait, si l’on n’avait point vu passer la Mort rouge. On lui disait : « Qui est cette Mort rouge ? » Il répondait : « C’est un monsieur déguisé avec une tête de mort et en grand manteau rouge. » On lui dit partout qu’elle venait de passer, la Mort rouge, traînant son royal manteau, mais il ne la rencontra nulle part, et il retourna, vers deux heures du matin, dans le couloir qui, derrière la scène, conduisait à la loge de Christine Daaé.

Ses pas l’avaient conduit dans ce lieu où il avait commencé de souffrir. Il heurta à la porte. On ne lui répondit pas. Il entra comme il était entré alors qu’il cherchait partout la voix d’homme. La loge était déserte. Un bec de gaz brûlait, en veilleuse. Sur un petit bureau, il y avait du papier à lettres. Il pensa à écrire à Christine, mais des pas se firent entendre dans le corridor… Il n’eut que le temps de se cacher dans le boudoir, qui était séparé de la loge par un simple rideau. Une main poussait la porte de la loge. C’était Christine !

Il retint sa respiration. Il voulait voir ! Il voulait savoir !… Quelque chose lui disait qu’il allait assister à une partie du mystère et qu’il allait commencer à comprendre peut-être…

Christine entra, retira son masque d’un geste las et le jeta sur la table. Elle soupira, laissa tomber sa belle tête entre ses mains… À quoi pensait-elle ?… À Raoul ?… Non ! car Raoul l’entendit murmurer : « Pauvre Erik ! »

Il crut d’abord avoir mal entendu. D’abord, il était persuadé que si quelqu’un était à plaindre, c’était lui, Raoul. Quoi de plus naturel, après ce qui venait de se passer entre eux, qu’elle dît dans un soupir : « Pauvre Raoul ! » Mais elle répéta en secouant la tête : « Pauvre Erik ! » Qu’est-ce que cet Erik venait faire dans les soupirs de Christine, et pourquoi la petite fée du Nord plaignait-elle Erik, quand Raoul était si malheureux ?

Christine se mit à écrire, posément, tranquillement, si pacifiquement, que Raoul, qui tremblait encore du drame qui les séparait, en fut singulièrement et fâcheusement impressionné. « Que de sang-froid ! » se dit-il… Elle écrivit ainsi, remplissant deux, trois, quatre feuillets. Tout à coup, elle dressa la tête et cacha les feuillets dans son corsage… Elle semblait écouter… Raoul aussi écouta… D’où venait ce bruit bizarre, ce rythme lointain ?… Un chant sourd qui semblait sortir des murailles… Oui, on eût dit que les murs chantaient !… Le chant devenait plus clair… les paroles étaient intelligibles… on distingua une voix… une très belle et très douce et très captivante voix… mais tant de douceur restait cependant mâle et ainsi pouvait-on juger que cette voix n’appartenait point à une femme… La voix s’approchait toujours… elle dépassa la muraille… elle arriva… et la voix maintenant était dans la pièce, devant Christine. Christine se leva et parla à la voix comme si elle eût parlé à quelqu’un qui se fût tenu à son côté.

« Me voici, Erik, dit-elle, je suis prête. C’est vous qui êtes en retard, mon ami. »

Raoul qui regardait prudemment, derrière son rideau, n’en pouvait croire ses yeux qui ne lui montraient rien.

La physionomie de Christine s’éclaira. Un bon sourire vint se poser sur ses lèvres exsangues, un sourire comme en ont les convalescents quand ils commencent à espérer que le mal qui les a frappés ne les emportera pas.

La voix sans corps se reprit à chanter et certainement Raoul n’avait encore rien entendu au monde — comme voix unissant, dans le même temps, avec le même souffle, les extrêmes — de plus largement et héroïquement suave, de plus victorieusement insidieux, de plus délicat dans la force, de plus fort dans la délicatesse, enfin de plus irrésistiblement triomphant. Il y avait là des accents définitifs qui chantaient en maîtres et qui devaient certainement, par la seule vertu de leur audition, faire naître des accents élevés chez les mortels qui sentent, aiment et traduisent la musique. Il y avait là une source tranquille et pure d’harmonie à laquelle les fidèles pouvaient en toute sûreté dévotement boire, certains qu’ils étaient d’y boire la grâce musicienne. Et leur art, du coup, ayant touché le divin, en était transfiguré. Raoul écoutait cette voix avec fièvre et il commençait à comprendre comment Christine Daaé avait pu apparaître un soir au public stupéfait, avec des accents d’une beauté inconnue, d’une exaltation surhumaine, sans doute encore sous l’influence du mystérieux et invisible maître ! Et il comprenait d’autant plus un si considérable événement en écoutant l’exceptionnelle voix que celle-ci ne chantait rien justement d’exceptionnel : avec du limon, elle avait fait de l’azur. La banalité du vers et la facilité et la presque vulgarité populaire de la mélodie n’en apparaissaient que transformées davantage en beauté par un souffle qui les soulevait et les emportait en plein ciel sur les ailes de la passion. Car cette voix angélique glorifiait un hymne païen.

Cette voix chantait « La Nuit d’hyménée » de Roméo et Juliette.

Raoul vit Christine tendre les bras vers la voix, comme elle avait fait dans le cimetière de Perros, vers le violon invisible qui jouait La Résurrection de Lazare

Rien ne pourrait rendre la passion dont la voix dit :


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Raoul en eut le cœur transpercé et, luttant contre le charme qui semblait lui ôter toute volonté et toute énergie, et presque toute lucidité dans le moment qu’il lui en fallait le plus, il parvint à tirer le rideau qui le cachait et il marcha vers Christine. Celle-ci, qui s’avançait vers le fond de la loge dont tout le pan était occupé par une grande glace qui lui renvoyait son image, ne pouvait pas le voir, car il était tout à fait derrière elle et entièrement masqué par elle.


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Christine marchait toujours vers son image et son image descendait vers elle. Les deux Christine — le corps et l’image — finirent par se toucher, se confondre, et Raoul étendit le bras pour les saisir d’un coup toutes les deux.

Mais par une sorte de miracle éblouissant qui le fit chanceler, Raoul fut tout à coup rejeté en arrière, pendant qu’un vent glacé lui balayait le visage ; il vit non plus deux, mais quatre, huit, vingt Christine, qui tournèrent autour de lui avec une telle légèreté, qui se moquaient et qui, si rapidement s’enfuyaient, que sa main n’en put toucher aucune. Enfin, tout redevint immobile et il se vit, lui, dans la glace. Mais Christine avait disparu.

Il se précipita sur la glace. Il se heurta aux murs. Personne ! Et cependant la loge résonnait encore d’un rythme lointain, passionné :


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Ses mains pressèrent son front en sueur, tâtèrent sa chair éveillée, tâtonnèrent la pénombre, rendirent à la flamme du bec de gaz toute sa force. Il était sûr qu’il ne rêvait point. Il se trouvait au centre d’un jeu formidable, physique et moral, dont il n’avait point la clef et qui peut-être allait le broyer. Il se faisait vaguement l’effet d’un prince aventureux qui a franchi la limite défendue d’un conte de fées et qui ne doit plus s’étonner d’être la proie des phénomènes magiques qu’il a inconsidérément bravés et déchaînés par amour…

Par où ? Par où Christine était-elle partie ?…

Par où reviendrait-elle ?…

Reviendrait-elle ?… Hélas ! ne lui avait-elle point affirmé que tout était fini !… et la muraille ne répétait-elle point : La destinée t’enchaîne à moi sans retour ? À moi ? À qui ?

Alors, exténué, vaincu, le cerveau vague, il s’assit à la place même qu’occupait tout à l’heure Christine. Comme elle, il laissa sa tête tomber dans ses mains. Quand il la releva, des larmes coulaient abondantes au long de son jeune visage, de vraies et lourdes larmes, comme en ont les enfants jaloux, des larmes qui pleuraient sur un malheur nullement fantastique, mais commun à tous les amants de la terre et qu’il précisa tout haut :

« Qui est cet Erik ? » dit-il.