Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XI

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Société d’éditions et de publication (p. 59-62).

XI

il faut oublier le nom de la « voix d’homme »


Le lendemain du jour où Christine avait disparu à ses yeux dans une espèce d’éblouissement qui le faisait encore douter de ses sens, M. le vicomte de Chagny se rendit aux nouvelles chez la maman Valérius. Il tomba sur un tableau charmant.

Au chevet de la vieille dame qui, assise dans son lit, tricotait, Christine faisait de la dentelle. Jamais ovale plus charmant, jamais front plus pur, jamais regard plus doux ne se penchèrent sur un ouvrage de vierge. De fraîches couleurs étaient revenues aux joues de la jeune fille. Le cerne bleuâtre de ses yeux clairs avait disparu. Raoul ne reconnut plus le visage tragique de la veille. Si le voile de la mélancolie répandu sur ces traits adorables n’était apparu au jeune homme comme le dernier vestige du drame inouï où se débattait cette mystérieuse enfant, il eût pu penser que Christine n’en était point l’incompréhensible héroïne.

Elle se leva à son approche sans émotion apparente et lui tendit la main. Mais la stupéfaction de Raoul était telle qu’il restait là, anéanti, sans un geste, sans un mot.

« Eh bien ! monsieur de Chagny, s’exclama la maman Valérius. Vous ne connaissez donc plus notre Christine ? Son « bon génie » nous l’a rendue !

— Maman ! interrompit la jeune fille sur un ton bref, cependant qu’une vive rougeur lui montait jusqu’aux yeux, maman, je croyais qu’il ne serait jamais plus question de cela !… Vous savez bien qu’il n’y a pas de génie de la musique !

— Ma fille, il t’a pourtant donné des leçons pendant trois mois !

— Maman, je vous ai promis de tout vous expliquer un jour prochain ; je l’espère… mais, jusqu’à ce jour-là, vous m’avez promis le silence et de ne plus m’interroger jamais !

— Si tu me promettais, toi, de ne plus me quitter ! mais m’as-tu promis cela, Christine ?

— Maman, tout ceci ne saurait intéresser M. de Chagny…

— C’est ce qui vous trompe, mademoiselle, interrompit le jeune homme d’une voix qu’il voulait rendre ferme et brave et qui n’était encore que tremblante ; tout ce qui vous touche m’intéresse à un point que vous finirez peut-être par comprendre. Je ne vous cacherai pas que mon étonnement égale ma joie en vous retrouvant aux côtés de votre mère adoptive et que ce qui s’est passé hier entre nous, ce que vous avez pu me dire, ce que j’ai pu deviner, rien ne me faisait prévoir un aussi prompt retour. Je serais le premier à m’en réjouir si vous ne vous obstiniez point à conserver sur tout ceci un secret qui peut vous être fatal… et je suis votre ami depuis trop longtemps pour ne point m’inquiéter, avec Mme Valérius, d’une funeste aventure qui restera dangereuse tant que nous n’en aurons point démêlé la trame et dont vous finirez bien par être victime, Christine. »

À ces mots, la maman Valérius s’agita dans son lit.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-elle… Christine est donc en danger ?

— Oui, madame… déclara courageusement Raoul, malgré les signes de Christine.

— Mon Dieu ! s’exclama, haletante, la bonne et naïve vieille. Il faut tout me dire, Christine ! Pourquoi me rassurais-tu ? Et de quel danger s’agit-il, monsieur de Chagny ?

— Un imposteur est en train d’abuser de sa bonne foi !

— L’Ange de la musique est un imposteur ?

— Elle vous a dit elle-même qu’il n’y a pas d’Ange de la musique !

— Eh ! qu’y a-t-il donc, au nom du Ciel ? supplia l’impotente ! Vous me ferez mourir !

— Il y a, madame, autour de nous, autour de vous, autour de Christine, un mystère terrestre beaucoup plus à craindre que tous les fantômes et tous les génies ! »

La maman Valérius tourna vers Christine un visage terrifié, mais celle-ci s’était déjà précipitée vers sa mère adoptive et la serrait dans ses bras :

« Ne le crois pas ! bonne maman… ne le crois pas, répétait-elle… et elle essayait, par ses caresses, de la consoler, car la vieille dame poussait des soupirs à fendre l’âme.

« Alors, dis-moi que tu ne me quitteras plus ! » implora la veuve du professeur.

Christine se taisait et Raoul reprit :

« Voilà ce qu’il faut promettre, Christine… C’est la seule chose qui puisse nous rassurer, votre mère et moi ! Nous nous engageons à ne plus vous poser une seule question sur le passé, si vous nous promettez de rester sous notre sauvegarde à l’avenir…

— C’est un engagement que je ne vous demande point, et c’est une promesse que je ne vous ferai pas ! prononça la jeune fille avec fierté. Je suis libre de mes actions, monsieur de Chagny ; vous n’avez aucun droit à les contrôler et je vous prierai de vous en dispenser désormais. Quant à ce que j’ai fait depuis quinze jours, il n’y a qu’un homme au monde qui aurait le droit d’exiger que je lui en fasse le récit : mon mari ! Or, je n’ai pas de mari, et je ne me marierai jamais ! »

Disant cela avec force, elle étendit la main du côté de Raoul, comme pour rendre ses paroles plus solennelles, et Raoul pâlit, non point seulement à cause des paroles mêmes qu’il venait d’entendre, mais parce qu’il venait d’apercevoir, au doigt de Christine, un anneau d’or.

« Vous n’avez pas de mari, et, cependant, vous portez une « alliance ».

Et il voulut saisir sa main, mais, prestement, Christine la lui avait retirée.

« C’est un cadeau ! fit-elle en rougissant encore et en s’efforçant vainement de cacher son embarras.

— Christine ! puisque vous n’avez point de mari, cet anneau ne peut vous avoir été donné que par celui qui espère le devenir ! Pourquoi nous tromper plus avant ? Pourquoi me torturer davantage ? Cet anneau est une promesse ! et cette promesse a été acceptée !

— C’est ce que je lui ai dit ! s’exclama la vieille dame.

— Et que vous a-t-elle répondu, madame ?

— Ce que j’ai voulu, s’écria Christine exaspérée. Ne trouvez-vous point, monsieur, que cet interrogatoire a trop duré ?… Quant à moi… »

Raoul, très ému, craignit de lui laisser prononcer les paroles d’une rupture définitive. Il l’interrompit :

« Pardon de vous avoir parlé ainsi, mademoiselle… Vous savez bien quel honnête sentiment me fait me mêler, en ce moment, de choses qui, sans doute, ne me regardent pas ! Mais laissez-moi vous dire ce que j’ai vu… et j’en ai vu plus que vous ne pensez, Christine… ou ce que j’ai cru voir, car, en vérité, c’est bien le moins qu’en une telle aventure, on doute du témoignage de ses yeux…

— Qu’avez-vous donc vu, monsieur, ou cru voir ?

— J’ai vu votre extase au son de la voix, Christine ! de la voix qui sortait du mur, ou d’une loge, ou d’un appartement à côté… oui, votre extase !… Et c’est cela qui, pour vous, m’épouvante !… Vous êtes sous le plus dangereux des charmes !… Et il paraît, cependant, que vous vous êtes rendu compte de l’imposture, puisque vous dites aujourd’hui qu’il n’y a pas de Génie de la musique… Alors, Christine, pourquoi l’avez-vous suivi cette fois encore ? Pourquoi vous êtes-vous levée, la figure rayonnante, comme si vous entendiez réellement les anges ?… Ah ! cette voix est bien dangereuse, Christine, puisque moi-même, pendant que je l’entendais, j’en étais tellement ravi, que vous êtes disparue à mes yeux sans que je puisse dire par où vous êtes passée !… Christine ! Christine ! au nom du ciel, au nom de votre père qui est au ciel et qui vous a tant aimée, et qui m’a aimé, Christine, vous allez nous dire, à votre bienfaitrice et à moi, à qui appartient cette voix ! Et malgré vous, nous vous sauverons !… Allons ! le nom de cet homme, Christine ?… De cet homme qui a eu l’audace de passer à votre doigt un anneau d’or !

— Monsieur de Chagny, déclara froidement la jeune fille, vous ne le saurez jamais !… »

Sur quoi on entendit la voix aigre de la maman Valérius qui, tout à coup, prenait le parti de Christine, en voyant avec quelle hostilité sa pupille venait de s’adresser au vicomte.

« Et si elle l’aime, monsieur le vicomte, cet homme-là, cela ne vous regarde pas encore !

— Hélas ! madame, reprit humblement Raoul, qui ne put retenir ses larmes… Hélas ! Je crois, en effet, que Christine l’aime… Tout me le prouve, mais ce n’est point là seulement ce qui fait mon désespoir, car ce dont je ne suis point sûr, madame, c’est que celui qui est aimé de Christine soit digne de cet amour !

— C’est à moi seule d’en juger, monsieur ! fit Christine en regardant Raoul bien en face et en lui montrant un visage en proie à une irritation souveraine.

— Quand on prend, continua Raoul, qui sentait ses forces l’abandonner, pour séduire une jeune fille, des moyens aussi romantiques…

— Il faut, n’est-ce pas, que l’homme soit misérable ou que la jeune fille soit bien sotte ?

— Christine !

— Raoul, pourquoi condamnez-vous ainsi un homme que vous n’avez jamais vu, que personne ne connaît et dont vous-même vous ne savez rien ?…

— Si, Christine… Si… Je sais au moins ce nom que vous prétendez me cacher pour toujours… Votre Ange de la musique, mademoiselle, s’appelle Erik !… »

Christine se trahit aussitôt. Elle devint, cette fois, blanche comme une nappe d’autel. Elle balbutia :

« Qui est-ce qui vous l’a dit ?

— Vous-même !

— Comment cela ?

— En le plaignant, l’autre soir, le soir du bal masqué. En arrivant dans votre loge, n’avez-vous point dit : « Pauvre Erik ! » Eh bien, Christine, il y avait, quelque part, un pauvre Raoul qui vous a entendu.

— C’est la seconde fois que vous écoutez aux portes, monsieur de Chagny !

— Je n’étais point derrière la porte !… J’étais dans la loge !… dans votre boudoir, mademoiselle.

— Malheureux ! gémit la jeune fille, qui montra toutes les marques d’un indicible effroi… Malheureux ! Vous voulez donc qu’on vous tue ?

— Peut-être ! »

Raoul prononça ce « peut-être » avec tant d’amour et de désespoir que Christine ne put retenir un sanglot.

Elle lui prit alors les mains et le regarda avec toute la pure tendresse dont elle était capable, et le jeune homme, sous ces yeux-là, sentit que sa peine était déjà apaisée.

« Raoul, dit-elle. Il faut oublier la voix d’homme et ne plus vous souvenir même de son nom… et ne plus tenter jamais de pénétrer le mystère de la voix d’homme.

— Ce mystère est donc bien terrible ?

— Il n’en est point de plus affreux sur la terre ! »

Un silence sépara les jeunes gens. Raoul était accablé.

« Jurez-moi que vous ne ferez rien pour « savoir », insista-t-elle… Jurez-moi que vous n’entrerez plus dans ma loge si je ne vous y appelle pas.

— Vous me promettez de m’y appeler quelquefois, Christine ?

— Je vous le promets.

— Quand ?

— Demain.

— Alors, je vous jure cela ! »

Ce furent leurs derniers mots ce jour-là.

Il lui baisa les mains et s’en alla en maudissant Erik et en se promettant d’être patient.