Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XIII

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Société d’éditions et de publication (p. 67-80).

XIII

la lyre d’apollon


Ainsi, ils arrivèrent aux toits. Elle glissait sur eux, légère et familière, comme une hirondelle. Leur regard, entre les trois dômes et le fronton triangulaire, parcourut l’espace désert. Elle respira avec force, au-dessus de Paris dont on découvrait toute la vallée en travail. Elle regarda Raoul avec confiance. Elle l’appela tout près d’elle, et côte à côte ils marchèrent, tout là-haut, sur les rues de zinc, dans les avenues en fonte ; ils mirèrent leur forme jumelle dans les vastes réservoirs pleins d’une eau immobile où, dans la bonne saison, les gamins de la danse, une vingtaine de petits garçons plongent et apprennent à nager. L’ombre derrière eux, toujours fidèle à leurs pas, avait surgi, s’aplatissant sur les toits, s’allongeant avec des mouvements d’ailes noires, aux carrefours des ruelles de fer, tournant autour des bassins, contournant, silencieuse, les dômes ; et les malheureux enfants ne se doutèrent point de sa présence, quand ils s’assirent enfin, confiants, sous la haute protection d’Apollon, qui dressait de son geste de bronze, sa prodigieuse lyre, au cœur d’un ciel en feu.

Un soir enflammé de printemps les entourait. Des nuages, qui venaient de recevoir du couchant leur robe légère d’or et de pourpre, passaient lentement en la laissant traîner au-dessus des jeunes gens ; et Christine dit à Raoul :

« Bientôt, nous irons plus loin et plus vite que les nuages, au bout du monde, et puis vous m’abandonnerez, Raoul. Mais si, le moment venu pour vous de m’enlever, je ne consentais plus à vous suivre, eh bien, Raoul, vous m’emporteriez ! »

Avec quelle force, qui semblait dirigée contre elle-même, elle lui dit cela, pendant qu’elle se serrait nerveusement contre lui. Le jeune homme en fut frappé.

« Vous craignez donc de changer d’avis, Christine ?

— Je ne sais pas, fit-elle en secouant bizarrement la tête. C’est un démon ! »

Et elle frissonna. Elle se blottit dans ses bras avec un gémissement.

« Maintenant, j’ai peur de retourner habiter avec lui dans la terre !

— Qu’est-ce qui vous force à y retourner, Christine ?

— Si je ne retourne pas auprès de lui, il peut arriver de grands malheurs !… Mais je ne peux plus !… Je ne peux plus !… Je sais bien qu’il faut avoir pitié des gens qui habitent « sous la terre… » Mais celui-là est trop horrible ! Et cependant, le moment approche ; je n’ai plus qu’un jour ? et si je ne viens pas, c’est lui qui viendra me chercher avec sa voix. Il m’entraînera avec lui, chez lui, sous la terre, et il se mettra à genoux devant moi, avec sa tête de mort ! Et il me dira qu’il m’aime ! Et il pleurera ! Ah ! ces larmes ! Raoul ! ces larmes dans les deux trous noirs de la tête de mort. Je ne peux plus voir couler ces larmes ! »

Elle se tordit affreusement les mains, pendant que Raoul, pris lui-même à ce désespoir contagieux, la pressait contre son cœur :

« Non ! non ! Vous ne l’entendrez plus dire qu’il vous aime ! Vous ne verrez plus couler ses larmes ! Fuyons !… Tout de suite, Christine, fuyons ! »

Et déjà il voulait l’entraîner.

Mais elle l’arrêta.

« Non, non, fit-elle, en hochant douloureusement la tête, pas maintenant !… Ce serait trop cruel… Laissez-le m’entendre chanter encore demain soir, une dernière fois… et puis, nous nous en irons. À minuit, vous viendrez me chercher dans ma loge ; à minuit exactement. À ce moment, il m’attendra dans la salle à manger du lac… nous serons libres et vous m’emporterez !… Même si je refuse, il faut me jurer cela, Raoul… car je sens bien que, cette fois, si j’y retourne, je n’en reviendrai peut-être jamais… »

Elle ajouta :

« Vous ne pouvez pas comprendre !… »

Et elle poussa un soupir auquel il lui sembla que, derrière elle, un autre soupir avait répondu.

« Vous n’avez pas entendu ? »

Elle claquait des dents.

« Non, assura Raoul, je n’ai rien entendu…

— C’est trop affreux, avoua-t-elle, de trembler tout le temps comme cela !… Et cependant, ici, nous ne courons aucun danger ; nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, en plein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseaux de nuit n’aiment pas à regarder le soleil ! Je ne l’ai jamais vu à la lumière du jour… Ce doit être horrible !… balbutia-t-elle, en tournant vers Raoul des yeux égarés. Ah ! la première fois que je l’ai vu !… J’ai cru qu’il allait mourir !

— Pourquoi ? demanda Raoul, réellement effrayé du ton que prenait cette étrange et formidable confidence… pourquoi avez-vous cru qu’il allait mourir ?

— Pourquoi ?… Parce que je l’avais vu ! ! ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois Raoul et Christine se retournèrent en même temps.

« Il y a quelqu’un ici qui souffre ! fit Raoul… peut-être un blessé… Vous avez entendu ?

— Moi, je ne pourrais vous dire, avoua Christine, même quand il n’est pas là, mes oreilles sont pleines de ses soupirs… Cependant, si vous avez entendu… »

Ils se levèrent, regardèrent autour d’eux… Ils étaient bien tout seuls sur l’immense toit de plomb. Ils se rassirent. Raoul demanda :

« Comment l’avez-vous vu pour la première fois ?

— Il y avait trois mois que je l’entendais sans le voir. La première fois que je l’ai « entendu », j’ai cru, comme vous, que cette voix adorable, qui s’était mise tout à coup à chanter à mes côtés, chantait dans une loge prochaine. Je sortis, et la cherchai partout ; mais ma loge est très isolée, Raoul, comme vous le savez, et il me fut impossible de trouver la voix hors de ma loge, tandis qu’elle restait fidèlement dans ma loge. Et non seulement, elle chantait, mais elle me parlait, elle répondait à mes questions comme une véritable voix d’homme, avec cette différence qu’elle était belle comme la voix d’un ange. Comment expliquer un aussi incroyable phénomène ? Je n’avais jamais cessé de songer à l’« ange de la musique » que mon pauvre papa m’avait promis de m’envoyer aussitôt qu’il serait mort. J’ose vous parler d’un semblable enfantillage, Raoul, parce que vous avez connu mon père, et qu’il vous a aimé et que vous avez cru, en même temps que moi, lorsque vous étiez tout petit, à l’« ange de la musique », et que je suis bien sûre que vous ne sourirez pas, ni que vous vous moquerez. J’avais conservé, mon ami, l’âme tendre et crédule de la petite Lotte et ce n’est point la compagnie de maman Valérius qui me l’eût ôtée. Je portai cette petite âme toute blanche entre mes mains naïves et naïvement je la tendis, je l’offris à la voix d’homme, croyant l’offrir à l’ange. La faute en fut certainement, pour un peu, à ma mère adoptive, à qui je ne cachais rien de l’inexplicable phénomène. Elle fut la première à me dire : « Ce doit être l’Ange ; en tout cas, tu peux toujours le lui demander. » C’est ce que je fis et la voix d’homme me répondit qu’en effet elle était la voix d’ange que j’attendais et que mon père m’avait promise en mourant. À partir de ce moment, une grande intimité s’établit entre la voix et moi, et j’eus en elle une confiance absolue. Elle me dit qu’elle était descendue sur la terre pour me faire goûter aux joies suprêmes de l’art éternel, et elle me demanda la permission de me donner des leçons de musique, tous les jours. J’y consentis avec une ardeur fervente et ne manquai aucun des rendez-vous qu’elle me donnait, dès la première heure, dans ma loge, quand ce coin d’Opéra était tout à fait désert. Vous dire quelles furent ces leçons ! Vous-même, qui avez entendu la voix, ne pouvez vous en faire une idée.

— Évidemment, non ! je ne puis m’en faire une idée, affirma le jeune homme. Avec quoi vous accompagniez-vous ?

— Avec une musique que j’ignore, qui était derrière le mur et qui était d’une justesse incomparable. Et puis on eût dit, mon ami, que la Voix savait exactement à quel point mon père, en mourant, m’avait laissée de mes travaux et de quelle simple méthode aussi il avait usé ; et ainsi, me rappelant ou, plutôt, mon organe se rappelant toutes les leçons passées et en bénéficiant du coup, avec les présentes, je fis des progrès prodigieux et tels que, dans d’autres conditions, ils eussent demandé des années ! Songez que je suis assez délicate, mon ami, et que ma voix était d’abord peu caractérisée ; les cordes basses s’en trouvaient naturellement peu développées ; les tons aigus étaient assez durs et le médium voilé. C’est contre tous ces défauts que mon père avait combattu et triomphé un instant ; ce sont ces défauts que la Voix vainquit définitivement. Peu à peu, j’augmentai le volume des sons dans des proportions que ma faiblesse passée ne me permettait pas d’espérer : j’appris à donner à ma respiration la plus large portée. Mais surtout la Voix me confia le secret de développer les sons de poitrine dans une voix de soprano. Enfin elle enveloppa tout cela du feu sacré de l’inspiration, elle éveilla en moi une vie ardente, dévorante, sublime. La Voix avait la vertu, en se faisant entendre, de m’élever jusqu’à elle. Elle me mettait à l’unisson de son envolée superbe. L’âme de la Voix habitait ma bouche et y soufflait l’harmonie !

« Au bout de quelques semaines, je ne me reconnaissais plus quand je chantais !… J’en étais même épouvantée… j’eus peur, un instant, qu’il y eût là-dessous quelque sortilège ; mais la maman Valérius me rassura. Elle me savait trop simple fille, disait-elle, pour donner prise au démon.

« Mes progrès étaient restés secrets, entre la Voix, la maman Valérius et moi, sur l’ordre même de la Voix. Chose curieuse, hors de la loge, je chantais avec ma voix de tous les jours, et personne ne s’apercevait de rien. Je faisais tout ce que voulait la Voix. Elle me disait : « Il faut attendre… vous verrez ! nous étonnerons Paris ! » Et j’attendais. Je vivais dans une espèce de rêve extatique où commandait la Voix. Sur ces entrefaites, Raoul, je vous aperçus, un soir, dans la salle. Ma joie fut telle que je ne pensai même point à la cacher en rentrant dans ma loge. Pour notre malheur, la Voix y était déjà et elle vit bien, à mon air, qu’il y avait quelque chose de nouveau. Elle me demanda « ce que j’avais » et je ne vis aucun inconvénient à lui raconter notre douce histoire, ni à lui dissimuler la place que vous teniez dans mon cœur. Alors, la Voix se tut : je l’appelai, elle ne me répondit point ; je la suppliai, ce fut en vain. J’eus une terreur folle qu’elle fût partie pour toujours ! Plût à Dieu, mon ami !… Je rentrai chez moi, ce soir-là, dans un état désespéré. Je me jetai au cou de maman Valérius en lui disant : « Tu sais, la Voix est partie ! Elle ne reviendra peut-être jamais plus ! » Et elle fut aussi effrayée que moi et me demanda des explications. Je lui racontai tout. Elle me dit : « Parbleu ! la Voix est jalouse ! » Ceci, mon ami, me fit réfléchir que je vous aimais… »

Ici, Christine s’arrêta un instant. Elle pencha la tête sur le sein de Raoul et ils restèrent un moment silencieux, dans les bras l’un de l’autre. L’émotion qui les étreignait était telle qu’ils ne virent point, ou plutôt qu’ils ne sentirent point se déplacer, à quelques pas d’eux, l’ombre rampante de deux grandes ailes noires qui se rapprocha, au ras des toits, si près, si près d’eux, qu’elle eût pu, en se refermant sur eux, les étouffer…

« Le lendemain, reprit Christine avec un profond soupir, je revins dans ma loge toute pensive. La Voix y était. Ô mon ami ! Elle me parla avec une grande tristesse. Elle me déclara tout net que, si je devais donner mon cœur sur la terre, elle n’avait plus, elle, la Voix, qu’à remonter au ciel. Et elle me dit cela avec un tel accent de douleur humaine que j’aurais dû, dès ce jour-là, me méfier et commencer à comprendre que j’avais été étrangement victime de mes sens abusés. Mais ma foi dans cette apparition de Voix, à laquelle était mêlée si intimement la pensée de mon père, était encore entière. Je ne craignais rien tant que de ne la plus entendre ; d’autre part, j’avais réfléchi sur le sentiment qui me portait vers vous ; j’en avais mesuré tout l’inutile danger ; j’ignorais même si vous vous souveniez de moi. Quoi qu’il arrivât, votre situation dans le monde m’interdisait à jamais la pensée d’une honnête union ; je jurai à la Voix que vous n’étiez rien pour moi qu’un frère et que vous ne seriez jamais rien d’autre et que mon cœur était vide de tout amour terrestre… Et voici la raison, mon ami, pour laquelle je détournais mes yeux quand, sur le plateau ou dans les corridors, vous cherchiez à attirer mon attention, la raison pour laquelle je ne vous reconnaissais pas… pour laquelle je ne vous voyais pas !… Pendant ce temps, les heures de leçons, entre la Voix et moi, se passaient dans un divin délire. Jamais la beauté des sons ne m’avait possédée à ce point et un jour la Voix me dit : « Va maintenant, Christine Daaé, tu peux apporter aux hommes un peu de la musique du ciel ! »

« Comment, ce soir-là, qui était le soir de gala, la Carlotta ne vint-elle pas au théâtre ? Comment ai-je été appelée à la remplacer ? Je ne sais ; mais je chantai… je chantai avec un transport inconnu ; j’étais légère comme si l’on m’avait donné des ailes ; je crus un instant que mon âme embrasée avait quitté son corps !

— Ô Christine ! fit Raoul, dont les yeux étaient humides à ce souvenir, ce soir-là, mon cœur a vibré à chaque accent de votre voix. J’ai vu vos larmes couler sur vos joues pâles, et j’ai pleuré avec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter en pleurant ?

— Mes forces m’abandonnèrent, dit Christine, je fermai les yeux… Quand je les rouvris, vous étiez à mon côté ! Mais la Voix aussi y était. Raoul !… J’eus peur pour vous, et encore, cette fois, je ne voulus point vous reconnaître et je me mis à rire quand vous m’avez rappelé que vous aviez ramassé mon écharpe dans la mer !…

« Hélas ! on ne trompe pas la Voix !… Elle vous avait bien reconnu, elle !… Et la Voix était jalouse !… Les deux jours suivants, elle me fit des scènes atroces… Elle me disait : « Vous l’aimez ! si vous ne l’aimiez pas, vous ne le fuiriez pas ! C’est un ancien ami à qui vous serreriez la main, comme à tous les autres… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne craindriez pas de vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avec moi !… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne le chasseriez pas !…

« — C’est assez, fis-je à la Voix irritée ; demain, je dois aller à Perros, sur la tombe de mon père ; je prierai M. Raoul de Chagny de m’y accompagner.

« — À votre aise, répondit-elle, mais sachez que moi aussi je serai à Perros, car je suis partout où vous êtes, Christine, et si vous êtes toujours digne de moi, si vous ne m’avez pas menti, je vous jouerai, à minuit sonnant, sur la tombe de votre père, la Résurrection de Lazare, avec le violon du mort.

« Ainsi, je fus conduite, mon ami, à vous écrire la lettre qui vous amena à Perros. Comment ai-je pu être à ce point trompée ? Comment, devant les préoccupations aussi personnelles de la Voix, ne me suis-je point doutée de quelque imposture ? Hélas ! je ne me possédais plus : j’étais sa chose !… Et les moyens dont disposait la Voix devaient facilement abuser une enfant telle que moi !

— Mais enfin, s’écria Raoul, à ce point du récit de Christine où elle semblait déplorer avec des larmes la trop parfaite innocence d’un esprit bien peu « avisé »… mais enfin vous avez bientôt su la vérité !… Comment n’êtes-vous point sortie aussitôt de cet abominable cauchemar ?

— Apprendre la vérité !… Raoul !… Sortir de ce cauchemar !… Mais je n’y suis entrée, malheureux, dans ce cauchemar, que du jour où j’ai connu cette vérité !… Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne vous ai rien dit… et maintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre, plaignez-moi, Raoul !… plaignez-moi !… Un soir, soir fatal… tenez… c’était le soir où il devait arriver tant de malheurs… le soir où Carlotta put se croire transformée sur la scène en un hideux crapaud et où elle se prit à pousser des cris comme si elle avait habité toute sa vie au bord des marais… le soir où la salle fut tout à coup plongée dans l’obscurité, sous le coup de tonnerre du lustre qui s’écrasait sur le parquet… Il y eut ce soir-là des morts et des blessés, et tout le théâtre retentissait des plus tristes clameurs.

« Ma première pensée, Raoul, dans l’éclat de la catastrophe, fut en même temps pour vous et pour la Voix, car vous étiez, à cette époque, les deux égales moitiés de mon cœur. Je fus tout de suite rassurée en ce qui vous concernait, car je vous avais vu dans la loge de votre frère et je savais que vous ne couriez aucun danger. Quant à la Voix, elle m’avait annoncé qu’elle assisterait à la représentation, et j’eus peur pour elle ; oui, réellement peur, comme si elle avait été « une personne ordinaire vivante qui fût capable de mourir ». Je me disais : « Mon Dieu ! le lustre a peut-être écrasé la Voix. » Je me trouvais alors sur la scène, et affolée à ce point que je me disposais à courir dans la salle chercher la Voix parmi les morts et les blessés, quand cette idée me vint que, s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, elle devait être déjà dans ma loge, où elle aurait hâte de me rassurer. Je ne fis qu’un bond jusqu’à ma loge. La Voix n’y était pas. Je m’enfermai dans ma loge, et les larmes aux yeux, je la suppliai, si elle était encore vivante, de se manifester à moi. La Voix ne me répondit pas, mais, tout à coup, j’entendis un long, un admirable gémissement que je connaissais bien. C’était la plainte de Lazare, quand, à la voix de Jésus, il commence à soulever ses paupières et à revoir la lumière du jour. C’étaient les pleurs du violon de mon père. Je reconnaissais le coup d’archet de Daaé, le même, Raoul, qui nous tenait jadis immobiles sur les chemins de Perros, le même qui avait « enchanté » la nuit du cimetière. Et puis, ce fut encore, sur l’instrument invisible et triomphant, le cri d’allégresse de la Vie, et la Voix, se faisant entendre enfin, se mit à chanter la phrase dominatrice et souveraine : « Viens ! et crois en moi ! Ceux qui croient en moi revivront ! Marche ! Ceux qui ont cru en moi ne sauraient mourir ! » Je ne saurais vous dire l’impression que je reçus de cette musique, qui chantait la vie éternelle dans le moment qu’à côté de nous, de pauvres malheureux, écrasés par ce lustre fatal, rendaient l’âme… Il me sembla qu’elle me commandait à moi aussi de venir, de me lever, de marcher vers elle. Elle s’éloignait, je la suivis. « Viens ! et crois en moi ! » Je croyais en elle, je venais… je venais, et, chose extraordinaire, ma loge, devant mes pas, paraissait s’allonger… s’allonger… Évidemment, il devait y avoir là un effet de glaces… car j’avais la glace devant moi… Et, tout à coup, je me suis trouvée hors de ma loge, sans savoir comment. »

Raoul interrompit ici brusquement la jeune fille :

« Comment ! Sans savoir comment ? Christine, Christine ! Il faudrait essayer de ne plus rêver !

— Eh ! pauvre ami, je ne rêvais pas ! Je me trouvais hors de ma loge sans savoir comment ! Vous qui m’avez vue disparaître de ma loge, un soir, mon ami, vous pourriez peut-être m’expliquer cela, mais moi je ne le puis pas !… Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que, me trouvant devant ma glace, je ne l’ai plus vue tout à coup devant moi et que je l’ai cherchée derrière… mais il n’y avait plus de glace, plus de loge… J’étais dans un corridor obscur… j’eus peur et je criai !…

« Tout était noir autour de moi ; au loin, une faible lueur rouge éclairait un angle de muraille, un coin de carrefour. Je criai. Ma voix seule emplissait les murs, car le chant et les violons s’étaient tus. Et voilà que soudain, dans le noir, une main se posait sur la mienne… ou, plutôt, quelque chose d’osseux et de glacé qui m’emprisonna le poignet et ne me lâcha plus. Je criai. Un bras m’emprisonna la taille et je fus soulevée… Je me débattis un instant dans de l’horreur ; mes doigts glissèrent au long des pierres humides, où ils ne s’accrochèrent point. Et puis, je ne remuai plus, j’ai cru que j’allais mourir d’épouvante. On m’emportait vers la petite lueur rouge ; nous entrâmes dans cette lueur et alors je vis que j’étais entre les mains d’un homme enveloppé d’un grand manteau noir et qui avait un masque qui lui cachait tout le visage… Je tentai un effort suprême : mes membres se raidirent, ma bouche s’ouvrit encore pour hurler mon effroi, mais une main la ferma, une main que je sentis sur mes lèvres, sur ma chair… et qui sentait la mort ! Je m’évanouis.

« Combien de temps restai-je sans connaissance ? Je ne saurais le dire. Quand je rouvris les yeux, nous étions toujours, l’homme noir et moi, au sein des ténèbres. Une lanterne sourde, posée par terre, éclairait le jaillissement d’une fontaine. L’eau, clapotante, sortie de la muraille, disparaissait presque aussitôt sous le sol sur lequel j’étais étendue ; ma tête reposait sur le genou de l’homme au manteau et au masque noir et mon silencieux compagnon me rafraîchissait les tempes avec un soin, une attention, une délicatesse qui me parurent plus horribles à supporter que la brutalité de son enlèvement de tout à l’heure. Ses mains, si légères fussent-elles, n’en sentaient pas moins la mort. Je les repoussai, mais sans force. Je demandai dans un souffle : « Qui êtes-vous ? où est la Voix ? » Seul, un soupir me répondit. Tout à coup, un souffle chaud me passa sur le visage et vaguement, dans les ténèbres, à côté de la forme noire de l’homme, je distinguai une forme blanche. La forme noire me souleva et me déposa sur la forme blanche. Et aussitôt, un joyeux hennissement vint frapper mes oreilles stupéfaites et je murmurai : « César ! » La bête tressaillit. Mon ami, j’étais à demi couchée sur une selle et j’avais reconnu le cheval blanc du Prophète, que j’avais gâté si souvent de friandises. Or, un soir, le bruit s’était répandu dans le théâtre que cette bête avait disparu et qu’elle avait été volée par le fantôme de l’Opéra. Moi, je croyais à la Voix ; je n’avais jamais cru au fantôme, et voilà cependant que je me demandai en frissonnant si je n’étais pas la prisonnière du fantôme ! J’appelai, du fond du cœur, la Voix à mon secours, car jamais je ne me serais imaginé que la Voix et le fantôme étaient tout un ! Vous avez entendu parler du fantôme de l’Opéra, Raoul ?

— Oui, répondit le jeune homme… Mais dites-moi, Christine, que vous arriva-t-il quand vous fûtes sur le cheval blanc du Prophète ?

— Je ne fis aucun mouvement et me laissai conduire… Peu à peu une étrange torpeur succédait à l’état d’angoisse et de terreur où m’avait jetée cette infernale aventure. La forme noire me soutenait et je ne faisais plus rien pour lui échapper. Une paix singulière était répandue en moi et je pensais que j’étais sous l’influence bienfaisante de quelque élixir. J’avais la pleine disposition de mes sens. Mes yeux se faisaient aux ténèbres qui, du reste, s’éclairaient, çà et là, de lueurs brèves… Je jugeai que nous étions dans une étroite galerie circulaire et j’imaginai que cette galerie faisait le tour de l’Opéra, qui, sous terre, est immense. Une fois, mon ami, une seule fois, j’étais descendue dans ces dessous qui sont prodigieux, mais je m’étais arrêtée au troisième étage, n’osant pas aller plus avant dans la terre. Et, cependant, deux étages encore, où l’on aurait pu loger une ville, s’ouvraient sous mes pieds. Mais les figures qui m’étaient apparues m’avaient fait fuir. Il y a là des démons, tout noirs devant des chaudières, et ils agitent des pelles, des fourches, excitent des brasiers, allument des flammes, vous menacent, si l’on en approche, en ouvrant tout à coup sur vous la gueule rouge des fours !… Or, pendant que César, tranquillement, dans cette nuit de cauchemar, me portait sur son dos, j’aperçus tout à coup, loin, très loin, et tout petits, tout petits, comme au bout d’une lunette retournée, les démons noirs devant les brasiers rouges de leurs calorifères… Ils apparaissaient… Ils disparaissaient… Ils réapparaissaient au gré bizarre de notre marche… Enfin, ils disparurent tout à fait. La forme d’homme me soutenait toujours, et César marchait sans guide et le pied sûr… Je ne pourrais vous dire, même approximativement, combien de temps ce voyage, dans la nuit, dura ; j’avais seulement l’idée que nous tournions ! que nous tournions ! que nous descendions suivant une inflexible spirale jusqu’au cœur même des abîmes de la terre ; et encore, n’était-ce point ma tête qui tournait ?… Toutefois, je ne le pense pas. Non ! J’étais incroyablement lucide. César, un instant, dressa ses narines, huma l’atmosphère et accéléra un peu sa marche. Je sentis l’air humide et puis César s’arrêta. La nuit s’était éclaircie. Une lueur bleuâtre nous entourait. Je regardai où nous nous trouvions. Nous étions au bord d’un lac dont les eaux de plomb se perdaient au loin, dans le noir… mais la lumière bleue éclairait cette rive et j’y vis une petite barque, attachée à un anneau de fer, sur le quai !

« Certes, je savais que tout cela existait, et la vision de ce lac et de cette barque sous la terre n’avait rien de surnaturel. Mais songez aux conditions exceptionnelles dans lesquelles j’abordai ce rivage. Les âmes des morts ne devaient point ressentir plus d’inquiétude en abordant le Styx. Caron n’était certainement pas plus lugubre ni plus muet que la forme d’homme qui me transporta dans la barque. L’élixir avait-il épuisé son effet ? la fraîcheur de ces lieux suffisait-elle à me rendre complètement à moi-même ? Mais ma torpeur s’évanouissait, et je fis quelques mouvements qui dénotaient le recommencement de ma terreur. Mon sinistre compagnon dut s’en apercevoir, car, d’un geste rapide, il congédia César qui s’enfuit dans les ténèbres de la galerie et dont j’entendis les quatre fers battre les marches sonores d’un escalier, puis l’homme se jeta dans la barque qu’il délivra de son lien de fer ; il s’empara des rames et rama avec force et promptitude. Ses yeux, sous le masque, ne me quittaient pas ; je sentais sur moi le poids de leurs prunelles immobiles. L’eau, autour de nous, ne faisait aucun bruit. Nous glissions dans cette lueur bleuâtre que je vous ai dite et puis nous fûmes à nouveau tout à fait dans la nuit, et nous abordâmes. La barque heurta un corps dur. Et je fus encore emportée dans des bras. J’avais recouvré la force de crier. Je hurlai. Et puis, tout à coup, je me tus, assommée par la lumière. Oui, une lumière éclatante, au milieu de laquelle on m’avait déposée. Je me relevai, d’un bond. J’avais toutes mes forces. Au centre d’un salon qui ne me semblait paré, orné, meublé que de fleurs, de fleurs magnifiques et stupides à cause des rubans de soie qui les liaient à des corbeilles, comme on en vend dans les boutiques des boulevards, de fleurs trop civilisées comme celles que j’avais coutume de trouver dans ma loge après chaque « première » ; au centre de cet embaumement très parisien, la forme noire d’homme au masque se tenait debout, les bras croisés… et elle parla :

« — Rassurez-vous, Christine, dit-elle ; vous ne courez aucun danger.

« C’était la Voix ! Ma fureur égala ma stupéfaction. Je sautai sur ce masque et voulus l’arracher, pour connaître le visage de la Voix. La forme d’homme me dit :

« — Vous ne courez aucun danger, si vous ne touchez pas au masque !

« Et m’emprisonnant doucement les poignets, elle me fit asseoir.

« Et puis, elle se mit à genoux devant moi, et ne dit plus rien !

« L’humilité de ce geste me redonna quelque courage ; la lumière, en précisant toute chose autour de moi, me rendit à la réalité de la vie. Si extraordinaire qu’elle apparaissait, l’aventure s’entourait maintenant de choses mortelles que je pouvais voir et toucher. Les tapisseries de ces murs, ces meubles, ces flambeaux, ces vases et jusqu’à ces fleurs dont j’eusse pu dire presque d’où elles venaient, dans leurs bannettes dorées, et combien elles avaient coûté, enfermaient fatalement mon imagination dans les limites d’un salon aussi banal que bien d’autres qui avaient au moins cette excuse de n’être point situés dans les dessous de l’Opéra. J’avais sans doute affaire à quelque effroyable original qui, mystérieusement, s’était logé dans les caves, comme d’autres, par besoin, et, avec la muette complicité de l’administration, avait trouvé un définitif abri dans les combles de cette tour de Babel moderne, où l’on intriguait, où l’on chantait dans toutes les langues, où l’on aimait dans tous les patois.

« Et alors la Voix, la Voix que j’avais reconnue sous le masque, lequel n’avait pas pu me la cacher, c’était cela qui était à genoux devant moi : un homme !

« Je ne songeai même plus à l’horrible situation où je me trouvais, je ne demandai même pas ce qu’il allait advenir de moi et quel était le dessein obscur et froidement tyrannique qui m’avait conduite dans ce salon comme on enferme un prisonnier dans une geôle, une esclave au harem. Non ! non ! non ! je me disais : La Voix, c’est cela : un homme ! et je me mis à pleurer.

« L’homme, toujours à genoux, comprit sans doute le sens de mes larmes, car il dit :

« — C’est vrai, Christine !… Je ne suis ni ange, ni génie, ni fantôme… Je suis Erik ! »

Ici encore, le récit de Christine fut interrompu. Il sembla aux jeunes gens que l’écho avait répété, derrière eux : « Erik !… » Quel écho ?… Ils se retournèrent, et ils s’aperçurent que la nuit était venue. Raoul fit un mouvement comme pour se lever, mais Christine le retint près d’elle :

« Restez ! Il faut que vous sachiez tout ici !

— Pourquoi ici, Christine ? Je crains pour vous la fraîcheur de la nuit.

— Nous ne devons craindre que les trappes, mon ami, et, ici, nous sommes au bout du monde des trappes… et je n’ai point le droit de vous voir hors du théâtre… Ce n’est pas le moment de le contrarier… N’éveillons pas ses soupçons…

— Christine ! Christine ! quelque chose me dit que nous avons tort d’attendre à demain soir et que nous devrions fuir tout de suite !

— Je vous dis que, s’il ne m’entend pas chanter demain soir, il en aura une peine infinie.

— Il est difficile de ne point causer de peine à Erik et de le fuir pour toujours…

— Vous avez raison, Raoul, en cela… car, certainement, de ma fuite, il mourra… »

La jeune fille ajouta d’une voix sourde :

« Mais aussi la partie est égale… car nous risquons qu’il nous tue.

— Il vous aime donc bien ?

— Jusqu’au crime !

— Mais sa demeure n’est pas introuvable… On peut l’y aller chercher. Du moment qu’Erik n’est pas un fantôme, on peut lui parler et même le forcer à répondre ! »

Christine secoua la tête :

« Non ! non ! On ne peut rien contre Erik !… On ne peut que fuir !

— Et comment, pouvant fuir, êtes-vous retournée près de lui ?

— Parce qu’il le fallait… Et vous comprendrez cela quand vous saurez comment je suis sortie de chez lui…

— Ah ! je le hais bien !… s’écria Raoul… et vous, Christine, dites-moi… j’ai besoin que vous me disiez cela pour écouter avec plus de calme la suite de cette extraordinaire histoire d’amour… et vous, le haïssez-vous ?

— Non ! fit Christine simplement.

— Eh ! pourquoi tant de paroles !… Vous l’aimez certainement ! Votre peur, vos terreurs, tout cela c’est encore de l’amour et du plus délicieux ! Celui que l’on ne s’avoue pas, expliqua Raoul avec amertume. Celui qui vous donne, quand on y songe, le frisson… Pensez donc, un homme qui habite un palais sous la terre ! »

Et il ricana…

« Vous voulez donc que j’y retourne ! interrompit brutalement la jeune fille… Prenez garde, Raoul, je vous l’ai dit : je n’en reviendrais plus ! »

Il y eut un silence effrayant entre eux trois… les deux qui parlaient et l’ombre qui écoutait, derrière…

« Avant de vous répondre… fit enfin Raoul d’une voix lente, je désirerais savoir quel sentiment il vous inspire, puisque vous ne le haïssez pas.

— De l’horreur ! » dit-elle… Et elle jeta ces mots avec une telle force, qu’ils couvrirent les soupirs de la nuit.

— C’est ce qu’il y a de terrible, reprit-elle, dans une fièvre croissante… Je l’ai en horreur et je ne le déteste pas. Comment le haïr, Raoul ? Voyez Erik à mes pieds, dans la demeure du lac, sous la terre. Il s’accuse, il se maudit, il implore mon pardon !…

Il avoue son imposture. Il m’aime ! Il met à mes pieds un immense et tragique amour !… Il m’a volée par amour !… Il m’a enfermée avec lui, dans la terre, par amour… mais il me respecte, mais il rampe, mais il gémit, mais il pleure !… Et quand je me lève, Raoul, quand je lui dis que je ne puis que le mépriser s’il ne me rend pas sur-le-champ cette liberté, qu’il m’a prise, chose incroyable… il me l’offre… je n’ai qu’à partir… Il est prêt à me montrer le mystérieux chemin ; … seulement… seulement il s’est levé, lui aussi, et je suis bien obligée de me souvenir que, s’il n’est ni fantôme, ni ange, ni génie, il est toujours la Voix, car il chante !…

Et je l’écoute… et je reste !

Ce soir-là, nous n’échangeâmes plus une parole… Il avait saisi une harpe et il commença de me chanter, lui, voix d’homme, voix d’ange, la romance de Desdémone. Le souvenir que j’en avais de l’avoir chantée moi-même me rendait honteuse. Mon ami, il y a une vertu dans la musique qui fait que rien n’existe plus du monde extérieur en dehors de ces sons qui vous viennent frapper le cœur. Mon extravagante aventure fut oubliée. Seule revivait la voix et je la suivais enivrée dans son voyage harmonieux ; je faisais partie du troupeau d’Orphée ! Elle me promena dans la douleur, et dans la joie, dans le martyre, dans le désespoir, dans l’allégresse, dans la mort et dans les triomphants hyménées… j’écoutais… Elle chantait… Elle me chanta des morceaux inconnus… et me fit entendre une musique nouvelle qui me causa une étrange impression de douceur, de langueur, de repos… une musique qui, après avoir soulevé mon âme, l’apaisa peu à peu, et la conduisit jusqu’au seuil du rêve. Je m’endormis.

Quand je me réveillai, j’étais seule, sur une chaise longue, dans une petite chambre toute simple, garnie d’un lit banal en acajou, aux murs tendus de toile de Jouy, et éclairée par une lampe posée sur le marbre d’une vieille commode « Louis-Philippe ». Quel était ce décor nouveau ?… Je me passai la main sur le front, comme pour chasser un mauvais songe… Hélas ! je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que je n’avais pas rêvé ! J’étais prisonnière et je ne pouvais sortir de ma chambre que pour entrer dans une salle de bains des plus confortables ; eau chaude et eau froide à volonté. En revenant dans ma chambre, j’aperçus sur ma commode un billet à l’encre rouge qui me renseigna tout à fait sur ma triste situation et que, si cela avait été encore nécessaire, eût enlevé tous mes doutes sur la réalité des événements : « Ma chère Christine, disait le papier, soyez tout à fait rassurée sur votre sort. Vous n’avez point au monde de meilleur, ni de plus respectueux ami que moi. Vous êtes seule, en ce moment, dans cette demeure qui vous appartient. Je sors pour courir les magasins et vous rapporter tout le linge dont vous pouvez avoir besoin. »

« Décidément ! m’écriai-je, je suis tombée entre les mains d’un fou ! Que vais-je devenir ? Et combien de temps ce misérable pense-t-il donc me tenir enfermée dans sa prison souterraine ?

Je courus dans mon petit appartement comme une insensée, cherchant toujours une issue que je ne trouvai point. Je m’accusais amèrement de ma stupide superstition et je pris un plaisir affreux à railler la parfaite innocence avec laquelle j’avais accueilli, à travers les murs, la Voix du génie de la musique… Quand on était aussi sotte, il fallait s’attendre aux plus inouïes catastrophes et on les avait méritées toutes ! J’avais envie de me frapper et je me mis à rire de moi et à pleurer sur moi, en même temps. C’est dans cet état qu’Erik me trouva.

Après avoir frappé trois petits coups secs dans le mur, il entra tranquillement par une porte que je n’avais pas su découvrir et qu’il laissa ouverte. Il était chargé de cartons et de paquets et il les déposa sans hâte sur mon lit, pendant que je l’abreuvais d’outrages et que je le sommais d’enlever ce masque, s’il avait la prétention d’y dissimuler un visage d’honnête homme.

Il me répondit avec une grande sérénité :

« Vous ne verrez jamais le visage d’Erik. »

Et il me fit reproche que je n’avais encore point fait ma toilette à cette heure du jour ; — il daigna m’instruire qu’il était deux heures de l’après-midi. Il me laissait une demi-heure pour y procéder, — disant cela, il prenait soin de remonter ma montre et de la mettre à l’heure. — Après quoi, il m’invitait à passer dans la salle à manger, où un excellent déjeuner, m’annonça-t-il, nous attendait. J’avais grand faim, je lui jetai la porte au nez et entrai dans le cabinet de toilette. Je pris un bain après avoir placé près de moi une magnifique paire de ciseaux avec laquelle j’étais bien décidée à me donner la mort, si Erik, après s’être conduit comme un fou, cessait de se conduire comme un honnête homme. La fraîcheur de l’eau me fit le plus grand bien et, quand je réapparus devant Erik, j’avais pris la sage résolution de ne le point heurter ni froisser en quoi que ce fût, de le flatter au besoin pour en obtenir une prompte liberté. Ce fut lui, le premier, qui me parla de ses projets sur moi, et me les précisa, pour me rassurer, disait-il. Il se plaisait trop en ma compagnie pour s’en priver sur-le-champ comme il y avait un moment consenti la veille, devant l’expression indignée de mon effroi. Je devais comprendre maintenant, que je n’avais point lieu d’être épouvantée de le voir à mes côtés. Il m’aimait, mais il ne me le dirait qu’autant que je le lui permettrais et le reste du temps se passerait en musique.

« Qu’entendez-vous par le reste du temps ? » lui demandai-je.

Il me répondit avec fermeté :

« Cinq jours. »

— Et après, je serai libre ?

— Vous serez libre, Christine, car, ces cinq jours-là écoulés, vous aurez appris à ne plus me craindre ; et alors vous reviendrez voir, de temps en temps, le pauvre Erik !… »

Le ton dont il prononça ces derniers mots me remua profondément. Il me sembla y découvrir un si réel, un si pitoyable désespoir que je levai sur le masque un visage attendri. Je ne pouvais voir les yeux derrière le masque et ceci n’était point pour diminuer l’étrange sentiment de malaise que l’on avait à interroger ce mystérieux carré de soie noire ; mais sous l’étoffe, à l’extrémité de la barbe du masque, apparurent une, deux, trois, quatre larmes.

Silencieusement, il me désigna une place en face de lui, à un petit guéridon qui occupait le centre de la pièce où, la veille, il m’avait joué de la harpe, et je m’assis, très troublée. Je mangeai cependant de bon appétit quelques écrevisses, une aile de poulet arrosée d’un peu de vin de Tokay qu’il avait apporté lui-même, me disait-il, des caves de Kœnisgberg, fréquentées autrefois par Falstaff. Quant à lui, il ne mangeait pas, il ne buvait pas. Je lui demandai quelle était sa nationalité, et si ce nom d’Erik ne décelait pas une origine scandinave. Il me répondit qu’il n’avait ni nom, ni patrie, et qu’il avait pris le nom d’Erik par hasard. Je lui demandai pourquoi, puisqu’il m’aimait, il n’avait point trouvé d’autre moyen de me le faire savoir que de m’entraîner avec lui et de m’enfermer dans la terre !

« C’est bien difficile, dis-je, de se faire aimer dans un tombeau. »

— On a, répondit-il, sur un ton singulier, les « rendez-vous » qu’on peut. »

Puis il se leva et me tendit les doigts, car il voulait, disait-il, me faire les honneurs de son appartement, mais je retirai vivement ma main de la sienne en poussant un cri. Ce que j’avais touché là était à la fois moite et osseux, et je me rappelai que ses mains sentaient la mort.

« Oh ! pardon », gémit-il.

Et il ouvrit devant moi une porte.

« Voici ma chambre, fit-il. Elle est assez curieuse à visiter… si vous voulez la voir ? »

Je n’hésitai pas. Ses manières, ses paroles, tout son air me disaient d’avoir confiance… et puis, je sentais qu’il ne fallait pas avoir peur.

J’entrai. Il me sembla que je pénétrais dans une chambre mortuaire. Les murs en étaient tout tendus de noir, mais à la place des larmes blanches qui complètent à l’ordinaire ce funèbre ornement, on voyait sur une énorme portée de musique, les notes répétées du Dies iræ. Au milieu de cette chambre, il y avait un dais où pendaient des rideaux de brocatelle rouge et, sous ce dais, un cercueil ouvert.

À cette vue, je reculai. « C’est là-dedans que je dors, fit Erik. Il faut s’habituer à tout dans la vie, même à l’éternité. »

Je détournai la tête, tant j’avais reçu une sinistre impression de ce spectacle. Mes yeux rencontrèrent alors le clavier d’un orgue qui tenait tout un pan de la muraille. Sur le pupitre était un cahier, tout barbouillé de notes rouges. Je demandai la permission de le regarder et je lus à la première page : Don Juan triomphant.

« Oui, me dit-il, je compose quelquefois. Voilà vingt ans que j’ai commencé ce travail. Quand il sera fini, je l’emporterai avec moi dans ce cercueil et je ne me réveillerai plus.

— Il faut y travailler le moins souvent possible, fis-je.

— J’y travaille quelquefois quinze jours et quinze nuits de suite, pendant lesquels je ne vis que de musique, et puis je me repose des années.

— Voulez-vous me jouer quelque chose de votre Don Juan triomphant ? demandai-je, croyant lui faire plaisir et en surmontant la répugnance que j’avais à rester dans cette chambre de la mort.

— Ne me demandez jamais cela, répondit-il d’une voix sombre. Ce Don Juan-là n’a pas été écrit sur les paroles d’un Lorenzo d’Aponte, inspiré par le vin, les petites amours et le vice, finalement châtié de Dieu. Je vous jouerai Mozart si vous voulez, qui fera couler vos belles larmes et vous inspirera d’honnêtes réflexions. Mais, mon Don Juan, à moi, brûle, Christine, et, cependant, il n’est point foudroyé par le feu du ciel !… »

Là-dessus, nous rentrâmes dans le salon que nous venions de quitter. Je remarquai que nulle part, dans cet appartement, il n’y avait de glaces. J’allais en faire la réflexion, mais Erik venait de s’asseoir au piano. Il me disait :

« Voyez-vous, Christine, il y a une musique si terrible qu’elle consume tous ceux qui l’approchent. Vous n’en êtes pas encore à cette musique-là, heureusement, car vous perdriez vos fraîches couleurs et l’on ne vous reconnaîtrait plus à votre retour à Paris. Chantons l’Opéra, Christine Daaé. »

Il me dit :

« Chantons l’Opéra, Christine Daaé, comme s’il me jetait une injure. »

Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur l’air qu’il avait donné à ses paroles. Nous commençâmes tout de suite le duo d’Othello, et déjà la catastrophe était sur nos têtes. Cette fois, il m’avait laissé le rôle de Desdémone, que je chantai avec un désespoir, un effroi réels auxquels je n’avais jamais atteint jusqu’à ce jour. Le voisinage d’un pareil partenaire, au lieu de m’annihiler, m’inspirait une terreur magnifique. Les événements dont j’étais la victime me rapprochaient singulièrement de la pensée du poète et je trouvai des accents dont le musicien eût été ébloui. Quant à lui, sa voix était tonnante, son âme vindicative se portait sur chaque son, et en augmentait terriblement la puissance. L’amour, la jalousie, la haine, éclataient autour de nous en cris déchirants. Le masque noir d’Erik me faisait songer au masque naturel du More de Venise. Il était Othello lui-même. Je crus qu’il allait me frapper, que j’allais tomber sous ses coups ; … et cependant, je ne faisais aucun mouvement pour le fuir, pour éviter sa fureur comme la timide Desdémone. Au contraire, je me rapprochai de lui, attirée, fascinée, trouvant des charmes à la mort au centre d’une pareille passion ; mais, avant de mourir, je voulus connaître, pour en emporter l’image sublime dans mon dernier regard, ces traits inconnus que devait transfigurer le feu de l’art éternel. Je voulus voir le visage de la Voix et, instinctivement, par un geste dont je ne fus point la maîtresse, car je ne me possédais plus, mes doigts rapides arrachèrent le masque…

Oh ! horreur !… horreur !… horreur !… »

Christine s’arrêta, à cette vision qu’elle semblait encore écarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les échos de la nuit, comme ils avaient répété le nom d’Erik, répétaient trois fois la clameur : « Horreur ! horreur ! horreur ! » Raoul et Christine, plus étroitement unis encore par la terreur du récit, levèrent les yeux vers les étoiles qui brillaient dans un ciel paisible et pur.

Raoul dit :

« C’est étrange, Christine, comme cette nuit si douce et si calme est pleine de gémissements. On dirait qu’elle se lamente avec nous ! »

Elle lui répond :

« Maintenant que vous allez connaître le secret, vos oreilles, comme les miennes, vont être pleines de lamentations. »

Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les siennes et, secouée d’un long frémissement, elle continue :

« Oh ! oui, vivrais-je cent ans, j’entendrais toujours la clameur surhumaine qu’il poussa, le cri de sa douleur et de sa rage infernales, pendant que la chose apparaissait à mes yeux immenses d’horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependant ne criait plus.

« Oh ! Raoul, la chose ! comment ne plus voir la chose ! si mes oreilles sont à jamais pleines de ses cris, mes yeux sont à jamais hantés de son visage ! Quelle image ! Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir ?… Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont été desséchées par les siècles et peut-être, si vous n’avez pas été victime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masqué, « la Mort rouge » ! Mais toutes ces têtes de mort-là étaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas ! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant à vivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, la fureur souveraine d’un démon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’aperçoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit profonde… Je devais être, collée contre le mur, l’image même de l’Épouvante comme il était celle de la Hideur.

Alors, il approcha de moi le grincement affreux de ses dents sans lèvres et, pendant que je tombais sur mes genoux, il me siffla haineusement des choses insensées, des mots sans suite, des malédictions, du délire… Est-ce que je sais !… Est-ce que je sais ?…

Penché sur moi : « Regarde, s’écriait-il. Tu as voulu voir ! Vois ! Repais tes yeux, soûle ton âme de ma laideur maudite ! Regarde le visage d’Erik ! Maintenant, tu connais le visage de la Voix ! Cela ne te suffisait pas, dis, de m’entendre ? Tu as voulu savoir comment j’étais fait. Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes ! »

Et il se prenait à rire en répétant : « Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes !… » d’un rire grondant, rauque, écumant, formidable… Il disait encore des choses comme celles-ci :

« Es-tu satisfaite ? Je suis beau, hein ?… Quand une femme m’a vu, comme toi, elle est à moi. Elle m’aime pour toujours ! Moi, je suis un type dans le genre de don Juan. »

« Et, se dressant de toute sa taille, le poing sur la hanche, dandinant sur ses épaules la chose hideuse qui était sa tête, il tonnait :

« Regarde-moi ! Je suis Don Juan triomphant ! »

Et comme je détournais la tête en demandant grâce, il me la ramena à lui, ma tête, brutalement, par mes cheveux, dans lesquels ses doigts de mort étaient entrés.

« Assez ! Assez ! interrompit Raoul ! je le tuerai ! je le tuerai ! Au nom du Ciel, Christine, dis-moi où se trouve la salle à manger du lac ! Il faut que je le tue !

— Eh ! tais-toi donc, Raoul, si tu veux savoir !

— Ah oui, je veux savoir comment et pourquoi tu y retournais ! C’est cela, le secret, Christine, prends garde ! il n’y en a pas d’autre ! Mais, de toute façon, je le tuerai !

— Oh ! mon Raoul ! écoute donc ! puisque tu veux savoir… écoute ! Il me traînait par les cheveux, et alors… et alors… Oh ! cela est plus horrible encore !

— Eh bien, dis, maintenant !… s’exclama Raoul, farouche ! Dis vite !

— Alors, il me siffla : « Quoi ? je te fais peur ? C’est possible !… Tu crois peut-être que j’ai encore un masque, hein ? et que ça… ça ! ma tête, c’est un masque ? Eh bien, mais ! se prit-il à hurler. Arrache-le comme l’autre ! Allons ! allons ! encore ! encore ! je le veux ! Tes mains ! Tes mains !… Donne tes mains… si elles ne te suffisent pas, je te prêterai les miennes… et nous nous y mettrons à deux pour arracher le masque. » Je me roulai à ses pieds, mais il me saisit les mains, Raoul… et il les enfonça dans l’horreur de sa face… Avec mes ongles, il se laboura les chairs, ses horribles chairs mortes !

« Apprends ! apprends ! clamait-il au fond de sa gorge qui soufflait comme une forge… apprends que je suis fait entièrement avec de la mort !… de la tête aux pieds !… et que c’est un cadavre qui t’aime, qui t’adore et qui ne te quittera plus jamais ! jamais !… Je vais faire agrandir le cercueil, Christine, pour plus tard, quand nous serons au bout de nos amours !… Tiens ! je ne ris plus, tu vois, je pleure… je pleure sur toi, Christine, qui m’as arraché le masque, et qui, à cause de cela, ne pourras plus me quitter jamais !… Tant que tu pouvais me croire beau, Christine, tu pouvais revenir !… je sais que tu serais revenue… mais maintenant que tu connais ma hideur, tu t’enfuirais pour toujours… Je te garde ! ! ! Aussi, pourquoi as-tu voulu me voir ? Insensée ! folle Christine, qui as voulu me voir !… quand mon père, lui, ne m’a jamais vu, et quand ma mère, pour ne plus me voir, m’a fait cadeau en pleurant, de mon premier masque ! »

Il m’avait enfin lâchée et il se traînait maintenant sur le parquet avec des hoquets affreux. Et puis, comme un reptile, il rampa, se traîna hors de la pièce, pénétra dans sa chambre, dont la porte se referma, et je restai seule, livrée à mon horreur et à mes réflexions, mais débarrassée de la vision de la chose. Un prodigieux silence, le silence de la tombe, avait succédé à cette tempête et je pus réfléchir aux conséquences terribles du geste qui avait arraché le masque. Les dernières paroles du Monstre m’avaient suffisamment renseignée. Je m’étais moi-même emprisonnée pour toujours et ma curiosité allait être la cause de tous mes malheurs. Il m’avait suffisamment avertie… Il m’avait répété que je ne courais aucun danger tant que je ne toucherais pas au masque, et j’y avais touché. Je maudis mon imprudence, mais je constatai en frissonnant que le raisonnement du monstre était logique. Oui, je serais revenue si je n’avais pas vu son visage… Déjà il m’avait suffisamment touchée, intéressée, apitoyée même par ses larmes masquées, pour que je ne restasse point insensible à sa prière. Enfin je n’étais pas une ingrate, et son impossibilité ne pouvait me faire oublier qu’il était la Voix, et qu’il m’avait réchauffée de son génie. Je serais revenue ! Et maintenant, sortie de ces catacombes, je ne reviendrais certes pas ! On ne revient pas s’enfermer dans un tombeau avec un cadavre qui vous aime !

À certaines façons forcenées qu’il avait eues, pendant la scène, de me regarder ou plutôt d’approcher de moi les deux trous noirs de son regard invisible, j’avais pu mesurer la sauvagerie de sa passion. Pour ne m’avoir point prise dans ses bras, alors que je ne pouvais lui offrir aucune résistance, il avait fallu que ce monstre fût doublé d’un ange et peut-être, après tout, l’était-il un peu, l’Ange de la musique, et peut-être l’eût-il été tout à fait si Dieu l’avait vêtu de beauté au lieu de l’habiller de pourriture !

Déjà, égarée à la pensée du sort qui m’était réservé, en proie à la terreur de voir se rouvrir la porte de la chambre au cercueil, et de revoir la figure du monstre sans masque, je m’étais glissée dans mon propre appartement et je m’étais emparée des ciseaux, qui pouvaient mettre un terme à mon épouvantable destinée… quand les sons de l’orgue se firent entendre…

C’est alors, mon ami, que je commençai de comprendre les paroles d’Erik sur ce qu’il appelait, avec un mépris qui m’avait stupéfié : la musique d’Opéra. Ce que j’entendais n’avait plus rien à faire avec ce qui m’avait charmée jusqu’à ce jour. Son Don Juan triomphant (car il ne faisait point de doute pour moi qu’il ne se fût rué à son chef-d’œuvre pour oublier l’horreur de la minute présente), son Don Juan triomphant ne me parut d’abord qu’un long, affreux et magnifique sanglot où le pauvre Erik avait mis toute sa misère maudite.

Je revoyais le cahier aux notes rouges et j’imaginais facilement que cette musique avait été écrite avec du sang. Elle me promenait dans tout le détail du martyre ; elle me faisait entrer dans tous les coins de l’abîme, l’abîme habité par l’homme laid ; elle me montrait Erik heurtant atrocement sa pauvre hideuse tête aux parois funèbres de cet enfer, et y fuyant, pour ne les point épouvanter, les regards des hommes. J’assistai, anéantie, pantelante, pitoyable et vaincue à l’éclosion de ces accords gigantesques où était divinisée la Douleur et puis les sons qui montaient de l’abîme se groupèrent tout à coup en un vol prodigieux et menaçant, leur troupe tournoyante sembla escalader le ciel comme l’aigle monte au soleil, et une telle symphonie triomphale parut embraser le monde que je compris que l’œuvre était enfin accomplie et que la Laideur, soulevée sur les ailes de l’Amour, avait osé regarder en face la Beauté ! J’étais comme ivre ; la porte qui me séparait d’Erik céda sous mes efforts. Il s’était levé en m’entendant, mais il n’osa se retourner.

« Erik, m’écriai-je, montrez-moi votre visage, sans terreur. Je vous jure que vous êtes le plus douloureux et le plus sublime des hommes, et si Christine Daaé frissonne désormais en vous regardant, c’est qu’elle songera à la splendeur de votre génie ! »

Alors Erik se retourna, car il me crut, et moi aussi, hélas !… j’avais foi en moi… Il leva vers le Destin ses mains décharnées, et tomba à mes genoux avec des mots d’amour…

… Avec des mots d’amour dans sa bouche de mort… et la musique s’était tue…

Il embrassait le bas de ma robe ; il ne vit point que je fermais les yeux.

Que vous dirai-je encore, mon ami ? Vous connaissez maintenant le drame… Pendant quinze jours, il se renouvela… quinze jours pendant lesquels je lui mentis. Mon mensonge fut aussi affreux que le monstre qui me l’inspirait, et à ce prix j’ai pu acquérir ma liberté. Je brûlai son masque. Et je fis si bien que, même lorsqu’il ne chantait plus, il osait quêter un de mes regards, comme un chien timide qui rôde autour de son maître. Il était ainsi, autour de moi, comme un esclave fidèle, et m’entourait de mille soins. Peu à peu, je lui inspirai une telle confiance, qu’il osa me promener aux rives du Lac Averne et me conduire en barque sur ses eaux de plomb ; dans les derniers jours de ma captivité, il me faisait, de nuit, franchir des grilles qui ferment les souterrains de la rue Scribe. Là, un équipage nous attendait, et nous emportait vers les solitudes du Bois.

La nuit où nous vous rencontrâmes faillit m’être tragique, car il a une jalousie terrible de vous, que je n’ai combattue qu’en lui affirmant votre prochain départ… Enfin, après quinze jours de cette abominable captivité où je fus tour à tour brûlée de pitié, d’enthousiasme, de désespoir et d’horreur, il me crut quand je lui dis : je reviendrai !

— Et vous êtes revenue, Christine, gémit Raoul.

— C’est vrai, ami, et je dois dire que ce ne sont point les épouvantables menaces dont il accompagna ma mise en liberté qui m’aidèrent à tenir ma parole ; mais le sanglot déchirant qu’il poussa sur le seuil de son tombeau !

Oui, ce sanglot-là, répéta Christine, en secouant douloureusement la tête, m’enchaîna au malheureux plus que je ne le supposai moi-même dans le moment des adieux. Pauvre Erik ! Pauvre Erik !

— Christine, fit Raoul en se levant, vous dites que vous m’aimez, mais quelques heures à peine s’étaient écoulées, depuis que vous aviez recouvré votre liberté, que déjà vous retourniez auprès d’Erik !… Rappelez-vous le bal masqué !

— Les choses étaient entendues ainsi… rappelez-vous aussi que ces quelques heures-là je les ai passées avec vous, Raoul… pour notre grand péril à tous les deux…

— Pendant ces quelques heures-là, j’ai douté que vous m’aimiez.

— En doutez-vous encore, Raoul ?… Apprenez alors que chacun de mes voyages auprès d’Erik a augmenté mon horreur pour lui, car chacun de ces voyages, au lieu de l’apaiser comme je l’espérais, l’a rendu fou d’amour !… et j’ai peur ! et j’ai peur !… j’ai peur !…

— Vous avez peur… mais m’aimez-vous ?… Si Erik était beau, m’aimeriez-vous, Christine ?

— Malheureux ! pourquoi tenter le destin ?… Pourquoi me demander des choses que je cache au fond de ma conscience comme on cache le péché ? »

Elle se leva à son tour, entoura la tête du jeune homme de ses beaux bras tremblants et lui dit :

« Ô mon fiancé d’un jour, si je ne vous aimais pas, je ne vous donnerais pas mes lèvres. Pour la première et la dernière fois, les voici. »

Il les prit, mais la nuit qui les entourait eut un tel déchirement, qu’ils s’enfuirent comme à l’approche d’une tempête, et leurs yeux, où habitait l’épouvante d’Erik, leur montra, avant qu’ils ne disparussent dans la forêt des combles, tout là-haut, au-dessus d’eux, un immense oiseau de nuit qui les regardait de ses yeux de braise, et qui semblait accroché aux cordes de la lyre d’Apollon !