Le Fauteuil
Comédie en un acte, en prose
Représentée pour la première fois sur le Théâtre de Molière, rue Martin, le 19 Vendémiaire an 7 de la République.
Par la citoyenne Montanclos.
Prix : 1 franc 20 centimes.
À PARIS.
Se vend chez l’Auteur, rue Michel Pelletier ; Nº. 218 ; et chez les marchands de nouveautés.
An VII de la République Française.
ACTEURS.
La scène est dans une chaumière, attenant à une maison de campagne assez belle.
PRÉFACE,
AVANT-PROPOS,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE,
AVIS, etc. etc.
Enfin tout ce qui précède ordinairement un ouvrage, livré à l’impression, se trouve renfermé dans l’allégorie ci-après.
Vers la fin de cette même allégorie, on verra aisément ce que demande l’Auteur, et ce qu’il espère obtenir.
L’ENFANT PRÉFÉRÉ,
ALLÉGORIE.
L’Amitié est fille du ciel : mais cette brillante origine ne la préserva point des foiblesses communes à l’humanité ; l’Amitié voulut goûter les douceurs de l’hymen. Elle s’unit au Mérite ; ce choix lui fit honneur : l’Olympe et la Terre y applaudirent. L’aimable paix, la concorde régnoient constamment entre ces deux époux ; et la funeste jalousie, ou l’amour-propre déguisé sous le nom de tendresse, ne troubloit point cet heureux ménage.
De cet hymen fortuné naquirent des enfans dignes des auteurs de leurs jours. La douce Confiance, le sage Conseil, la Constance, l’Estime, le Courage et l’Indulgence composoient la famille intéressante de l’Amitié et du Mérite : n’est-ce pas dire que le bonheur étoit fixé près d’eux ? Un jour les deux époux assis sous un berceau de roses, auprès duquel s’élevoient des touffes d’immortelles, s’entretenoient ensemble ; c’étoit dans un de ces instans où le desir repose, où le sentiment seul dicte des expressions touchantes aux époux bien unis. Le Mérite demandoit à sa bien-aimée, si parmi les enfans provenus de leur union délicieuse il n’y en avoit pas un qui lui fit éprouver un sentiment de préférence ? Amitié se défendit long-tems d’avouer une prédilection secrette, qu’elle ne croyoit point accorder ; mais l’époux clairvoyant la pressa d’une manière si vive de s’interroger elle-même, qu’enfin une rougeur subite trahit sa sensibilité. Mérite alors, avec un doux sourire, fit l’éloge de chacun de leurs enfans, et pendant l’énumération des qualités essentielles qui les distinguoient tous, il ne cessoit d’observer sa charmante compagne. N’est-il pas vrai, lui dit-il, que Confiance est bien intéressante ? Elle soulage les cœurs oppressés par le chagrin : elle double les plaisirs d’une ame heureuse et sensible. — Oui, répondit l’Amitié, oui, Confiance devient de plus en plus nécessaire aux mortels. — Et sage Conseil, l’aîné de nos fils, comme il est utile à l’esprit qui s’égare, à l’imagination toujours brillante et si rarement solide ! Que de malheurs il peut prévenir ! que d’écarts il peut arrêter ! — Sans doute ; mais il faut qu’il soit écouté, et rarement l’admet-on à tems ; combien de fois a-t-il paru importun à l’homme que les passions entraînent ! n’importe, il ne doit point se rebuter, c’est ce que je lui dis chaque jour. — Tenez, ma chère, regardez l’air noble et doux de Constance, elle donne ses soins à ce pauvre animal, symbole de la fidélité : en vain une blessure presqu’envenimée le fait fuir par tout le monde : Constance ne l’abandonne point. Depuis le lever de l’aurore, assise au bord de ce ruisseau, elle ne cesse de laver la plaie du malade : rien ne peut la déterminer à le délaisser ; elle l’aimoit quand il faisoit ses plaisirs, et semble l’aimer davantage depuis qu’il est malheureux ; que j’aime le caractère de cette aimable fille ! — Je l’aime beaucoup aussi, disoit l’Amitié en regardant Constance avec affection, j’aime à croire que c’étoit de moi seule qu’elle devoit naître. — L’Estime est sérieuse, ma bien-aimée, elle a je ne sais quoi d’imposant ; mais pourtant les hommes sages, les femmes vertueuses la recherchent, et souvent la préfèrent à l’Amour. Elle a l’air moins doux que vous ; mais quand on est parvenu à lui plaire, sa physionomie change, et prend tout-à-coup une très-grande ressemblance avec la vôtre ; ne le voyez-vous pas de même ? — Je suis toujours d’accord avec le Mérite : eh ! comment mes idées ne seroient-elles point les siennes, je lui suis si tendrement attachée ! Jusques-là, Mérite n’avoit pu entrevoir lequel de leurs enfans son épouse chérissoit le plus, et cependant il étoit persuadé qu’elle en aimoit un davantage, même sans le vouloir. Il en reste deux, disoit-il en lui-même : voyons, c’est ici où je dois observer avec le plus de soins. Savez-vous que je viens de gronder le Courage, dit Mérite en regardant fixement Amitié. — Le gronder ! eh pourquoi ? — c’est qu’il s’expose à tout, qu’il brave tout, que rien ne peut ni l’effrayer ni l’abattre, et que je crains son caractère tout sublime qu’il est. Ce fils m’est cher, je tremble chaque jour de le perdre. — Ne craignez rien : Courage n’est point audacieux ; la Prudence hait la Témérité, parce qu’elle émane souvent de l’Orgueil : mais Courage ne tire point vanité de sa force, il n’en fait usage qu’à propos ; et s’il trouve par hasard un vainqueur, c’est alors que sa noble fierté lui devient nécessaire pour l’empêcher de supplier le lâche qui voudroit abuser de sa victoire. Ne changeons rien au caractère de notre fils : puissent les hommes dont il sera l’ami suivre son exemple dans toutes les circonstances de leur vie ! — Je ne lis rien dans les yeux de mon épouse, disoit tout bas le Mérite, me serois-je trompé ? Tout-à-coup il voit accourir vers eux l’Indulgence : un air si doux, si riant animoit ses traits, qu’il étoit impossible d’être plus jolie. Ah ! s’écria l’Amitié, voilà mon aimable fille : viens, charmante enfant, viens, tu réunis dans tes traits et dans ton caractère tout ce qui fait le charme des sociétés nombreuses et des unions particulières. Presse-toi sur mon cœur ! va, tu seras toujours plus nécessaire que l’Amitié à l’homme civilisé. Les cœurs sensibles ont besoin du sentiment, mais les humains en général n’ont besoin que de l’Indulgence. Que dis-je ? ajouta l’Amitié, avec une sorte de transport, ah ! les plus tendres amans, les plus heureux époux, les amis les plus fidèles doivent et devront sans cesse le bonheur aux soins journaliers de l’aimable Indulgence. Mérite ne put blâmer sa charmante moitié d’une préférence aussi juste. Eh ! qui de nous, foibles mortels, ne sait pas que dès que l’Indulgence fuit la société, la satyre, l’aigreur, l’envie et la haine parviennent bientôt à la détruire ?
LE FAUTEUIL,
COMÉDIE EN UN ACTE, EN PROSE.
Le théâtre représente l’intérieur d’une chaumière : tout doit y annoncer la plus grande indigence. D’un côté une fenêtre dont les vitres sont à moitié brisées : de l’autre un grand rideau verd, cache dans un enfoncement deux lits bien misérables, deux méchantes escabelles de bois, une table vermoulue, et à côté un fauteuil des plus gothiques. Le siége doit être très-grand et recouvert jusqu’au bas, ainsi que le dossier, d’une housse de serge rouge fanée. Sur le dossier on voit écrit les mots travaillés en laine blanche : ni vendre, ni prêter, ni donner ce fauteuil. Une paire de pistolets est suspendue contre un des murs de la pièce.
La porte doit être située de manière qu’on apperçoive que la chaumière est comme adossée à une très-belle maison de campagne ; on doit même en voir les jardins, bosquets, parc, etc. Le seuil de la porte montre deux marches de pierre à moitié cassées.
Scène PREMIÈRE.
et son sommeil est agité : tantôt un songe agréable porte le sourire sur ses lèvres, d’autres fois son front paroît obscurci par le chagrin. Germain est assis sur une escabelle et travaille à un panier d’osier. De tems
en tems il s’arrête pour observer Mélicourt.Il dort, moi je travaille ; mais travailler tout seul, sans jaser avec quelqu’un, cela ne m’amuse pas… Patience !… Il dort toujours, et je n’ose pas l’éveiller. Il rêve peut-être qu’il est encore riche : qu’il s’amuse comme par le passé… Dieu sait quels étoient ses amusemens ! Ho ! que de sottises faisoit ce pauvre jeune homme lorsqu’il étoit dans l’opulence ! J’avois beau lui dire, mais prenez garde, cela ne peut durer long-tems… il savoit bien me faire taire. Au fond, il n’avoit pas tort ; je l’imitois en tout, et quand on imite les défauts des gens, on n’a pas le droit de les censurer… Il sourit : un songe agréable le caresse… Qu’ils sont jolis les songes ! j’en ai fait quelquefois de bien drôles ; mais quand le jour les fait disparoître, et qu’on se trouve… ici par exemple ! ho ! comme on voudroit se rendormir bien vîte. Inutile souhait… La misère est là, là ! qui vous tient les yeux ouverts et le cœur bien serré.
Germain ?
Que voulez-vous ?
Allons vite, que je m’habille.
Il rêve encore, sûrement.
Êtes-vous sourd, maraud, je vous dis de venir m’habiller.
Maraud ! nous y voilà revenu… Parbleu, il y a long-tems que votre toilette n’exige plus de valet-de-chambre. Laissez-moi finir mon panier, et songez qu’il faut que j’aille le vendre pour avoir de quoi dîner.
Ô ciel, qu’ai-je entendu (en se regardant) et qu’est-ce que je vois ? Comme je suis vêtu ! et par quels moyens se soutient ma triste existence !
Ho ! d’abord que la tristesse remplace chez vous la hauteur et la brusquerie, me voilà désarmé. Vous redevenez mon cher maître, Germain vous demande pardon et vous conjure de ne point vous laisser abattre… Allons, du courage, votre pauvre domestique vous en donne l’exemple.
Oui, mon ami, tu te montres le modèle de l’amitié sincère et désintéressée, aussi ton cœur ne se reproche rien ; mais moi ! moi ! qu’ai-je fait ?
Ce que vous avez fait ? ce que malheureusement font beaucoup de jeunes gens de votre sorte vous avez mangé votre bien, écorné un peu celui des autres par des emprunts dont vous ne pouvez vous acquitter : vous vous êtes moqué d’un amour honnête pour vous livrer à des plaisirs qui ne l’étoient pas.
Eh ! prétends-tu m’excuser ?
Non pas ; mais que voulez-vous, c’est la mode, et la mode est comme une maladie épidémique ; elle emporte hommes, femmes, maîtres et valets. Le pire, c’est qu’il n’y a que le malheur qui puisse guérir de ce mal là, et qu’en vérité c’est un triste médecin.
La perte de ma fortune entière, la misère où je me vois réduit, n’est pas, je te le jure, la cause de ma profonde douleur ; mais avoir peut-être avancé les jours de mon père ; l’avoir réduit, par mon indigne conduite, à habiter, que dis-je ? à mourir dans cette chaumière ! Dieu !
Il étoit trop foible, votre père ; pardon si j’ose vous le dire.
Ah ! si les regrets les plus sincères, si les remords les plus cruels peuvent appaiser ton ombre, ô mon père ! mon père ! pardonne de nouveau à ton fils, tu es vengé par les maux qu’il endure ; et vous, Hortense ! quels reproches n’avez-vous point à me faire ?
Tout cela est beau et très-juste, mais il faut vous occuper de l’avenir, car vos réflexions sur le passé ne nous fourniront pas de quoi vivre demain. Nous avons tout vendu, tout. Eh ! ma foi nous n’avions pas grand’chose à vendre. Que nous reste-t-il ? deux misérables grabats, deux siéges de bois, qui même sont boiteux… une table ; quelle table ! une paire de pistolets pour nous défendre contre des voleurs, qui ne pensent pas à nous ; et enfin ce fauteuil qui, de l’aveu de votre père, étoit moderne il y a deux cents ans… Voilà pourtant votre unique héritage. Personne ne prêtera son argent sur pareille hypothèque.
Tu me désoles par tes remarques, quelque justes qu’elles soient. Que faire donc ?
Travailler, mon cher maître, travailler…
Eh ! n’ai-je pas fait toutes les démarches possibles pour trouver un emploi ? J’ai prié, pressé tous ceux que j’avois lieu de croire être de mes amis ; par-tout j’ai été éconduit, repoussé. Ah ! Dieu !
Hé bien ! nous avons des bras ; ce meuble là ne peut nous être enlevé ; il faut en faire usage pour ceux qui voudront le payer.
Que ne puis-je suivre ton avis et ton exemple ! mais j’ai vécu dans la mollesse… Les forces ou le courage me manquent pour essayer cette sorte de travail… Va, je l’avoue en rougissant. Écoute, Germain, j’ai formé le projet de m’adresser à Dorimon, et de…
À Dorimon ! y pensez-vous ? à celui qui sans cesse excitoit votre père contre vous ?
Il avoit raison, et c’est précisément par la manière sage dont il me jugeoit, que je me suis fait une grande idée de son caractère ; il me verra changé, et voudra m’aider à me tirer de l’abîme où je suis. Ah ! je ne lui donnerai point sujet de s’en repentir… J’entends quelqu’un.
Préparez votre harangue, c’est Dorimon qui vient ici.
Scène II.
J’allois chez vous, j’ai une demande pressante à vous faire, ami constant de mon malheureux père……
Quoi ! vous osez prononcer le nom de père ! Regardez où vous êtes ! où étoit le vôtre ?… Mais le tems des reproches est passé… je me tais. Ce chapitre seroit trop long et traité trop inutilement ; au fait. Vous avez, dites-vous, une demande à me faire ? je veux l’ignorer, parce que j’en soupçonne le sujet, et que d’avance je refuse.
Ah ! quelle cruauté !
On nomme souvent cruauté ce qui n’est que justice.
Je ne suis point venu troubler votre solitude sans cause : j’ai à vous dire que cette demeure me devient nécessaire, et qu’il faut que vous veuillez bien me la rendre.
Comment ! mon unique asyle ! ô mon Dieu ! mon Dieu !
Avec quelle tranquillité ce maudit vieillard nous envoie coucher à la belle étoile !
Je l’avois cédé à un père que vous aviez réduit à l’indigence ; et comme il y a malheureusement encore beaucoup de fils qui pensent et agissent comme vous, je ne tarderai sûrement pas à avoir occasion d’exercer le même acte d’humanité.
Quoi ! vous me chassez de cette humble demeure ?
Vous y êtes déplacé, ce n’est pas ici que vous pouvez trouver les ressources qui vous conviennent et sur lesquelles vous avez compté si long-tems : jeune, d’une tournure agréable…
Il n’y a plus de tournure quand on est pauvre, demandez à la société. L’homme le mieux fait paroît gauche, et la femme la plus spirituelle ennuyeuse. De toutes les parures, l’or seul donne des graces à tout le monde.
Ah ! Mélicourt fait exception à la règle.
Vous m’humiliez sans ménagement, et je le souffre, non par bassesse d’ame, j’en suis encore incapable, mais par le souvenir de ce que vous avez fait pour mon père ; par l’idée toujours présente des égaremens qui m’ont mérité votre haine : j’avouerai cependant que j’espérois vous trouver plus sensible aux malheurs qu’éprouve le fils de votre ami.
Comme la misère vous radoucit un orgueilleux !
Ne doutez jamais de la tendre amitié qui m’a uni à votre père. Vous allez voir à quel point sa mémoire m’est précieuse. Ecoutez, Mélicourt, il ne reste de tout ce que posséda ce père trop tendre, que ce fauteuil auquel il étoit attaché jusqu’à la foiblesse, il faut en convenir. Eh bien ! vendez-le moi ? mettez-y le prix que vous voudrez, je vous jure sur mon honneur que je ne marchanderai pas.
Ce fauteuil ?
Tous les vieillards aiment les grands fauteuils.
Oui, ce fauteuil ; avoir quelque chose qui a appartenu au meilleur des hommes, au plus sincère ami, devient en ce moment l’objet de mon plus cher desir ; allons, hâtez-vous de prononcer et de fixer la somme que vous en voulez.
Ignorez-vous qu’à son heure dernière, mon père m’accorda le pardon le plus généreux, me bénit de ses mains défaillantes, sur la seule promesse que je lui fis de ne me dessaisir jamais de ce meuble antique.
Je sais que vous lui en fîtes le serment solemnel ; mais peut-être qu’alors vous ne prévoyiez pas l’état affreux dans lequel vous alliez vous trouver.
Vendez, vendez, nous en ferons faire un tout pareil.
Quoi, vous mettriez à cette acquisition un prix considérable ?
Ciel ! s’il alloit céder (à Mélicourt) ; oui, je vous donnerai tout ce que vous exigerez.
Assez… de quoi prendre un état honnête !… de quoi… faire quelque commerce honorable et lucratif.
Nous voilà en boutique.
mais affectant de la sérénité en parlant à
Mélicourt.Oui, oui.
Mais……
Eh bien ! vous décidez-vous ?
Ô mon père ! eh, mes sermens ! eh, tes derniers regards si touchans et si tendres ! j’oublierois tout !… Dorimon, n’abusez point de ma situation douloureuse…… soyez mon bienfaiteur, mais n’y mettez pas une aussi cruelle condition.
Je vous tromperois si je vous laissois espérer d’autres secours que ceux que je vous offre. Optez, jeune homme… Acceptez une somme… très-honnête pour ce fauteuil, ou n’attendez rien, ni comme prêt, ni comme don.
Comme un don ? ah ! vous saisissez mal ma demande.
Terminons, je vous prie. Obtenir ce fauteuil me tient singulièrement à cœur… Fixez la somme, je vous l’ai déjà dit…… Cela vous répugne-t-il ?
En pouvez-vous douter !
Hé bien, je donne… vingt-quatre mille francs pour cette acquisition.
Vingt-quatre mille francs !… mais dépêchez-vous donc, le plus fou est celui qui refuse le marché.
Tais-toi malheureux.
Voyez, voyez !
Ni vendre ! ah ciel ! je crois voir la main de mon père tracer ce mot, il décide de mon sort ; je refuse vos offres, j’ai honte d’avoir hésité un moment. Je vais chercher un asyle ou cacher ma misère, et renfermer ce meuble devenu précieux pour moi. Il me fait éprouver en ce moment, que mon cœur connoit et aime encore la vertu. Viens avec moi Germain. (Ils sortent tous deux.)
Scène III.
Ah ! que me voilà soulagé ! j’ai craint dix fois de me trahir ; ô mon estimable ami, se pourroit-il que tes espérances sur ce fils trop chéri se réalisassent ? Son cœur n’est pas tout-à-fait corrompu, me disoit-il d’une voix expirante, veillez sur lui, éprouvez-le, mais ne l’abandonnez pas. Je te l’ai promis, homme respectable, je tiendrai cet engagement sacré. Ton fils devient aujourd’hui le mien. Je ne l’ai pas perdu de vue : ses regrets depuis l’instant de ta mort, m’ont déjà prouvé sa sensibilité. Je vais mettre son respect pour ta mémoire à de plus fortes épreuves. S’il succombe à tout ce que j’employerai pour le tenter, j’attendrai à des tems plus heureux, son entier retour à la vertu ; mais s’il résiste ! ô mon digne ami ! ta perte sera en quelque sorte réparée pour moi. Avec quel plaisir je l’ai vu sortir triomphant de la première épreuve que je lui ai fait subir !… Mais il aime, il a perdu tout espoir… je le ferai renaître dans son cœur. Ah ! puisse-t-il demeurer ferme contre l’orage de la plus douce et de la plus dangereuse des passions ! Parlons d’abord au père d’Hortense, profitons de son séjour chez moi pour préparer le bonheur de deux êtres aimables ; c’est la jouissance d’un vieillard sensible… Je l’entends, sa gaîté bruyante me l’annonce.
Comment ? il est dans la chaumière, ha ! ha ! ha !
Scène IV.
Eh bien, mon ami le philosophe, c’est donc ici que vous donnez vos audiences ? Je vous cherche depuis une heure dans vos jardins, votre parc, votre maison, enfin où vous devez être, et c’est dans cet élégant salon que je vous trouve ? Tenez, mon ami, je crois que depuis quelque tems votre esprit se dérange un peu.
Pas encore, mon cher Dormilli, et je pense que si l’un de nous deux doit craindre cette maladie, ce n’est pas moi.
Grand merci de l’apostrophe ; mais en attendant l’événement, dites-moi du moins ce que vous venez faire dans un lieu si pauvre, si triste ?
Je visite toujours avec plaisir la demeure de mon respectable ami Mélicourt.
Ah ! sa demeure ? c’est bon à dire à d’autres qu’à moi. C’étoit son logis de circonstances, car c’est chez vous qu’il étoit habituellement. Il avoit de drôles de manies, le bon-homme !
Lui ? et quelles manies s’il vous plaît ?
Mais de venir ici recevoir les visites de son libertin de fils : d’avoir fait promettre à ce bon sujet là (du moins vous me l’avez dit), de ne jamais se défaire de ce gothique fauteuil ; enfin, ce qu’il y a de plus étrange ! d’avoir pardonné à cet enfant dénaturé dont la conduite l’avoit réduit à la plus affreuse indigence.
Eh ! vous appellez cela des manies ? En vérité, vous n’avez pas dit un mot qui ne soit l’éloge de ce digne homme.
Quoi ! cette inscription singulière, ni vendre, ni prêter, ni donner ce fauteuil ; vous ne trouvez pas cela au moins des foiblesses ? allons donc.
Chacun a les siennes dans la vie ; mais combien l’on seroit heureux si l’on n’en avoit que de semblables ; vous seriez donc bien étonné, si je vous disois qu’à la conservation de ce vieux meuble est attaché une partie du bonheur de Mélicourt fils.
Moi ! étonné, hô ! rien ne me surprend, et tout me réjouit. Tenez, l’air grave avec lequel vous me dites cette baliverne m’amuse infiniment. (Il rit.) Ha ! ha ! ha !
Vous ne me fâchez point en plaisantant de la sorte, parce que je connois votre caractère ; mais parlons sérieusement.
Parlons sérieusement, si vous voulez, je fais tout ce qu’on veut, moi. (Il chantonne et regarde par-tout.)
Mon ami, je vous demande votre fille Hortense en mariage pour Mélicourt.
Ha ! vous appelez cela parler sérieusement ? je croyois, au contraire, que vous n’aviez jamais dit de plus grande folie.
Fort bien, mais comme ce que vous me dites-là ne me suffit pas ; répondez-moi, je vous en prie, cathégoriquement.
Et que diable voulez-vous que je vous réponde ? Oser me demander ma fille, mon Hortense, un modèle de vertus, de douceur, de graces……
Tout cela est vrai, mais…
Mais, mais, il n’y a point de mais à ceci ; elle est enfant unique, je la laisserai très-riche, et vous voulez que je la donne à un dissipateur, un fat, sans un sol de bien, sans talens pour en acquérir, qui a fait mourir son père de chagrin et de misère… Car enfin, sans vous… hem ?
Passons là-dessus, je vous prie.
Hô ! que non, s’il vous plaît, cet article est essentiel ; ce que vous avez fait pour le père est très-beau assurément, mais moi je ne veux point me trouver obligé d’en faire autant, pour mon gendre et ma fille. Serviteur, voilà ma réponse. (Dormilli veut sortir.).
Un moment, Dormilli, de grace un moment, je n’abuserai point de votre patience.
Dépêchez-vous, car vous m’avez mis de mauvaise humeur.
Deux mots… Mélicourt est changé, oui, oui, totalement changé, et dans peu d’heures, peut-être vous en serez vous-même enchanté ; il adore votre fille, j’en suis sûre, il en est aimé.
Dites qu’elle l’aima, mais je l’en ai bien guérie. Elle tient de son père, tu-Dieu ! Un fat ruiné n’est pas fait pour lui plaire. Achevez.
J’assure à Mélicourt une fortune plus brillante encore que la vôtre.
Badinez-vous ?
Je ne badine jamais, lorsqu’il s’agit d’une action honnête. Qui est-ce qui vient nous interrompre ? Ah ! c’est Berthe. Ne vous en allez pas, je suis bien aise que vous soyez présent à ce que je vais dire.
Je reste, ceci peut devenir intéressant.
Scène V.
hausse les épaules de pitié ; elle vient près du fauteuil, y fait la révérence et porte son tablier à ses yeux pour essuyer ses larmes ; il faut beaucoup de simplicité et de sensibilité
dans cette scène muette.Vous pleurez, ma bonne mère, et qu’avez-vous ?
Je vous demande pardon, mais je ne puis jamais regarder ce logement sans penser à ce brave Mélicourt et à son malheureux enfant qui l’habite faute de mieux. — Ô mon Dieu ! que c’est terrible, quand la misère tombe sur des gens comme çà. — Eh ! puis nous nous plaignons, nous autres qui devons être accoutumés au mal drès notre naissance… Mais vous m’avez fait dire de venir ici, et je me suis rendue à vot’ commandement.
C’est bien, êtes-vous sûre que Mélicourt et Germain ne sont pas prêts à rentrer ?
Ho ! j’y ai bien pris garde : on me l’avoit recommandé de vot’ part. Je vous assure qu’ils sont au loin dans les champs ; je les ai vu tourner vers le village, qu’est à la fin du bois.
Diable ! j’en suis fâché, il va rencontrer Hortense, elle est allé promener de ce côté-là.
Il n’y a point d’inconvéniens ; au contraire, j’ai des raisons, moi pour être charmé qu’ils se rencontrent.
Je ne sais quel ascendant ce maudit homme là a sur moi, mais tout ce qui me contrarie l’arrange, lui, et je finis toujours par le trouver bon.
À çà, ma chère Berthe, vous sentez-vous disposée à me rendre un grand service ?
Ah, mon Dieu ! la pauvre Berthe pourroit faire quelque chose pour vous ?… Moi ! moi qui vous dois tant.
Ma bonne, je veux tout devoir à l’amitié, et rien à la reconnoissance : croyez qu’en vous obligeant, j’éprouvois un sentiment de joie bien délicieux.
Ho bien, faites-moi donc connoître cette joie au vis-à-vis de vous.
De tout mon cœur ; mais je dois vous prévenir qu’il faudra faire un mensonge.
Hélas ! ce sera donc le premier de ma vie.
Être femme, et n’avoir jamais menti ! Il est neuf celui-là. Hé bien ! il donne là dedans, lui.
Il s’agit de contribuer au bonheur du fils de votre vieux maître : voyez si vous voulez vous y refuser.
Il a des idées qui ne sont qu’à lui, en vérité.
Ho ! je donnerois mon sang pour ce pauvre jeune homme ; mais dam… voyez-vous… je ne sais… comment me retourner pour arranger une fausseté.
Écoutez-moi, et tâchez de faire bien exactement ce que je vais vous dire.
Oui.
Cela doit être curieux. Écoutons.
Quand vous aurez vu rentrer Mélicourt, il faudra venir le trouver, et avec un air bien triste, bien triste, le supplier de vous prêter ce vieux fauteuil pour une couple d’heures.
Ce fauteuil, hé pourquoi faire ?
Il a décidé dans sa tête que ce fauteuil joueroit un rôle aujourd’hui.
Vous supposerez qu’un de vos amis, un parent en a un besoin absolu.
Faites-mieux, ma bonne femme, faites casser la jambe ou la tête à quelqu’un pour que ce fauteuil serve à transporter le blessé. (à part) Dorimon est fou, sur ma parole.
Ah, j’y pense à présent, je n’aurai pas besoin de mentir. Le pauvre Mathurin, vous le connoissez ? Hé bien on cherche par-tout un grand siége pour l’y arranger son bras qui est bien malade ! Ho ! de grand cœur je le demanderai à ce bon jeune homme, et je suis bien sûre qu’il ne me le refusera pas ; il est si compatissant…
(à part). J’espère bien moi qu’il le refusera. (Haut) Soit. Ne manquez donc point de venir dès que vous aurez vu rentrer Mélicourt ; mais gardez-vous sur-tout de lui dire que c’est par mon conseil. Je vous le défends, et vous me feriez la plus grande peine, si vous ne gardiez point mon secret.
C’est dit, c’est dit, discrétion n’est point fausseté : feu mon pauvre homme me le disoit toujours, et je l’ai bien retenu. À ce sujet, je peux vous conter…
C’est bon, c’est bon, vous me direz cela une autre fois. Allez vîte guetter le retour de nos gens.
Oui, je ferai tout ce que vous dites de point en point. Vous verrez que vous serez content : le pauvre Mathurin aussi, et moi par-dessus tout. Ha ! que je suis aise, que je suis aise ; je mourrai sans avoir menti, quoiqu’on en dise. (En disant ces mots, elle jette un coup-d’œil sur Dormilli.)
Scène VI.
Allons, si elle n’est pas menteuse, je la crois au moins un peu bavarde ; ha-çà, dites-moi ce que signifie le tripotage que vous voulez faire ? je n’y entends rien du tout.
C’est bien mon espoir ; mais quelque chose qui va vous paroître bien plus singulier, c’est qu’il est nécessaire que vous, oui vous, vous fassiez le malade.
Moi ? en voici bien d’un autre : mais, est-ce donc, mon cher ami, que la tête vous tourne ?
Pas du tout, jamais je ne fus plus sage : il faut, dis-je, que vous fassiez le malade… Votre goutte, par exemple ; vous paroîtrez en avoir une attaque subite.
Eh ! morbleu, j’en ai d’assez réelles, d’assez douloureuses, sans les feindre… mais au nom du ciel, que veut dire ce projet baroque ? En vérité, vous me mettez hors de moi.
Il faut avoir une violente attaque de goutte, je vous le répète, il faut envoyer demander ce fauteuil.
Encore ce maudit fauteuil ! si jamais je l’ai, je le fais brûler pour ne plus le voir et n’en plus entendre parler.
Ho ! si vous l’obtenez je vous permets d’en faire tout ce que vous voudrez ; mais pour en être possesseur, il faut le faire demander par Hortense.
Par Hortense ?
Oui, par votre charmante fille, à qui il faut persuader que vous souffrez beaucoup, et que ce fauteuil seul peut vous procurer quelque soulagement. Il faudra même, que de votre part elle promette à Mélicourt… Je vous dirai tout cela, et vous serez charmé du succès.
Et je serai charmé du succès… Continuez, d’honneur vous êtes aujourd’hui sublime en idées, en projets, en propositions.
Il pourra en effet y avoir du sublime dans tout ceci, mais en attendant, il faut m’accorder ce que je vous demande ; j’ai des motifs que vous approuverez, j’en suis sûr.
Que j’approuverai, moi !
Je dis plus, vous me remercierez de vous avoir associé au plaisir vif et délicat que je me promets aujourd’hui.
Moi ! je vous remercierai !
Vous, vous-même.
Comme il me taquine : mais du moins dites-moi quelque chose qui soit clair… car enfin, il semble que vous voulez me mener comme un enfant.
Non, jamais comme un enfant, mais comme un honnête homme, dont l’ame est sensible, généreuse ; comme un ami qui m’honore de sa confiance et qui est bien persuadé que je suis incapable d’en abuser.
Hé bien, hé bien, ne le voilà-t-il pas ; avec cette manière de me parler, il me conduit où il vent et comme il veut. Eh ! que n’aviez-vous autant d’empire sur le vieux Mélicourt, vous l’auriez empêché d’être victime des sottises de son fils. Sottises que vous voulez réparer, je ne sais comment. Pour moi, si je vous sers en tout ceci, c’est bien en homme qui n’y voit goutte.
Je n’ai point à me plaindre de mon ami Mélicourt, le tems vous en convaincra… mais j’apperçois son fils… allons, commencez à vous plaindre… allons donc.
Scène VII.
Haï ! haï ! haï ! (à part) Pour le coup je suis aussi imbécille que celui qui me fait agir.
Ô ciel ! le père d’Hortense.
Allons, point de foiblesse, vous avez soutenu les regards de la fille, il faut savoir braver ceux du père.
Le tems n’est plus où j’avois cette audace.
Permettez-vous à un infortuné de vous présenter l’hommage de son respect ?
Point de réponse, continuez à vous plaindre.
Haï ! haï ! haï ! (à part) quel rôle il me fait jouer ! Haï ! haï !
Vous souffrez ? ah ! de grace permettez que mon bras vous soutienne.
Il n’est pas nécessaire… Je vais aider mon ami à marcher jusque chez lui. (bas à Dormilli) Criez donc bien fort.
Haï ! haï ! haï ! (bas à Dorimon) Bourreau, tu me donnes mal à la gorge, pour un mal à la jambe que je n’ai pas.
Si vous vouliez, Germain et moi, nous vous porterions jusqu’à votre maison.
Non, laissez-moi, je souffrirois bien davantage. Haï ! haï ! haï !
Allons, mon ami, donne-moi le bras, et vous, Mélicourt, songez, je vous prie, à un logement.
Oui, je m’en occupe. Ah ! ciel ! autant ils aimoient le père, autant ils détestent le fils… Mais je l’ai mérité.
Scène VIII
Écoute, Germain !
Je suis à vous tout à l’heure.
Que fais-tu donc là ?
Vous le voyez bien ; je prépare notre déménagement… Heureusement nous n’aurons pas besoin de voiture pour emporter nos effets ; les paquets sont légers.
Germain, as-tu remarqué l’accueil affable qué m’a fait Hortense, lorsque nous l’avons rencontrée dans le bois ? Quelle charmante fille ! Que de graces dans sa physionomie, que de douceur dans ses discours ! Eh ! j’ai pu méconnoître tant d’attraits, tant de vertus ! tu sais pourtant combien je l’aimois.
Oui, vous y pensiez tout le jour ; mais le soir et la nuit vous alliez l’oublier par-tout où elle ne pouvoit être. Si c’est-là aimer, ma foi, vous l’aimiez à la folie.
Sans ma fatuité insolente, ma présomption ridicule, mes dissipations effrayantes, j’eusse été le plus heureux des hommes, car Hortense, dans ce tems que je déteste, ne cachoit point son penchant pour moi. Aujourd’hui même ! Ah ! parle-moi, Germain, je crains de m’abuser.
Interroger un valet dont le caractère est franc et véridique, c’est s’exposer à entendre ce qui ne flatte point toujours l’amour-propre des maîtres.
Parle, Germain, ta conduite à mon égard t’a donné les droits d’un ami… (avec crainte) Tu crois donc qu’Hortense ne m’aime plus ?
Je ne puis pas dire tout-à-fait cela… Mais son air… s’il faut ne pas mentir, peignoit plutôt la compassion que l’amour.
La compassion !
Le mot est lâché ; et tenez, jusqu’à Lisette sa femme de chambre, regardoit votre costume avec un dédain… Quant à moi. Ho ! cette fille de jardinier sembloit craindre de se salir en approchant d’un fils de laboureur. La pécore !
Tu as remarqué tout cela ? Que mon sort est affreux !
C’est encore la faute de la mode. Les domestiques singent tellement leurs maîtres, sur-tout dans les parures, qu’ils se persuadent avoir les mêmes droits à se montrer suffisans, etc. etc. cela s’entend.
Oui, je veux à force de vertus, faire oublier mes torts affreux. Je veux être aimé d’Hortense, je le veux ; sans ce bonheur, la vie me deviendroit à charge.
Mon cher maître, avec de l’esprit et de la bonne volonté, on peut facilement redevenir honnête homme ; mais il n’est pas aussi aisé de devenir riche. Vous n’avez plus rien, rien au monde, et le père de mademoiselle Hortense voudra quelque chose.
Que tes observations sont cruelles ! Tu me mets au désespoir. (Il s’asseoit dans le fauteuil, pendant que Germain continue de faire les paquets) Germain a raison, je dois renoncer à l’espoir de posséder Hortense, ma conduite passée m’a banni de son cœur, de ce cœur si tendre, mais si pur ! si délicat !… Ma ruine totale suffit pour autoriser les refus de son père. Je ne le vois que trop, tout est fini pour moi… (Il regarde les pistolets) Il me reste une seule ressource ; terrible, sans doute ! mais elle éteint pour jamais et desirs et regrets… Cette idée semble adoucir ma peine… Je respire plus librement… Oui… Je me sens plus calme.
Scène IX.
Ah ! c’est vous mère Berthe ? Vous venez dans un mauvais moment. Mon pauvre maître est dans le chagrin… Allez-vous-en, vous reviendrez tantôt.
Ce cher jeune homme, je voudrois ne pas le gêner, mais ce que j’ai à lui dire presse bien fort. Dites-le-lui, Germain, je vous en prie.
C’est la bonne mère Berthe, qui vous aime tant, qui étoit si attachée à votre père. Elle est là…
Ah ! que je la voie. Pardon ma brave et digne femme. Venez, asseyez-vous là. Qui dans ce fauteuil… Hélas ! vous y avez vu mon père. Malheureux que je suis !
Quel cœur ! hé bien ! sa tête a tout gâté.
Que voulez-vous de moi, ma bonne Berthe, puis-je dans mon infortune vous être de quelque utilité ?
Oui, oui, et je connois si bien votre cœur que je suis venue tout résolument, vous demander quelque chose qui dépend de vous.
Quelque chose qui est en mon pouvoir ?
Très-certainement. Tenez, moi, je vous ai toujours excusé malgré ce que j’entendois dire. Vous étiez si gentil, étant petit ; car vous savez que je vous ai vu pas plus haut que çà.
Lorsqu’on m’amenoit à la campagne de Dorimon ? oui, je m’en souviens encore.
Hé bien ! drès ce tems là aucun enfant ne vous égaloit en bonté. Vous ne pouviez voir souffrir personne sans pleurer, vous étiez charitable, humain, c’étoit un charme en vérité.
Heureux tems de mon enfance ! je promettois quelques vertus.
Elles ne sont point perdues, je gage que vous êtes encore le même.
Je sens du moins que mon cœur est toujours sensible, mais hélas ! je ne puis que le dire, je me suis ravi moi-même les moyens de le prouver. J’ai dissipé tout mon bien. J’ai…
Est-ce qu’il ne faut pas que jeunesse se passe. Çà reviendra peut-être. Tenez, une bonne action peut amener sa récompense.
Berthe est consolante, au moins.
Expliquez-vous, mère Berthe.
J’ai hâte de vous demander cette bonne œuvre, que Dieu vous rendra sûrement…
Parlez… mais j’ai un pressentiment douloureux que je ne pourrai pas faire ce que vous desirez.
Ho ! que si, que si… Mais y me vient une idée. Est-ce que vous penseriez que la mère Berthe vient vous demander de l’argent ? bon Dieu !
Personne n’ignore que nous n’avons pas le sou.
Je connois votre peine et mon pauvre cœur en est serré. Mais si vous vouliez me faire bien du plaisir, un grand plaisir, vous accepteriez ce petit boursicot ; prenez, prenez, je le tiens des bontés de votre brave homme de père. C’est ce que j’ai épargné avec lui.
Ô ciel ! elle a ménagé les foibles dons qu’il a pu lui faire, et moi j’ai dissipé follement sans pitié, sans remords, les sommes qu’il accordoit à mes desirs insatiables, en se privant lui-même de tout ce dont il avoit besoin. Suis-je assez confondu ! (Il pleure)
C’est ma foi tout de bon qu’il se repent, car tout le frappe.
Vous me refusez, et vous pleurez !
Oui je pleure, mais ce sont des larmes de sang que je devrois verser… Je refuse vos offres, digne Berthe, et je le dois ; mais ma reconnoissance vous est garant que je vous accorderai ce que vous venez me demander.
Ho ! ce n’est pas grand’chose, et ce n’est point pour long-tems ; c’est ce fauteuil dont un malade a bien besoin.
Ce fauteuil ?
Oui, c’est pour Mathurin ; un honnête homme, un pauvre vieillard qui est bien blessé. Le médecin demande un grand siége, il n’y a que le vôtre dans le village, et l’on vous le rapportera dans une heure au plus. Par ainsi vous voyez bien que vous ne pouvez pas me refuser.
Un vieillard !
Le même âge que feu votre père, près de quatre-vingts ans.
Pauvre ?
Hélas, oui ! ce sont ses enfans qui… mais c’est inutile à dire, faut ménager son prochain.
Un vieillard ! pauvre, souffrant ! ô mon père, voilà ton image ! (avec vivacité) et je puis alléger ses maux !
Peut-être même, aider à sa guérison, car le médecin l’a fait entendre.
Ô mon ame, connois donc encore un sentiment de plaisir ! Pouvoir soulager l’humanité souffrante est aujourd’hui le seul bien qui me reste, sachons-en jouir ! Germain ?
Que voulez-vous ?
Viens, nous allons porter ce fauteuil nous deux.
Un moment, il me faut des outils. Il tient au plancher par des écroux, vous le savez bien ?
Dépêche-toi donc.
J’étois bien sûre moi, qu’il ne me refuseroit pas : ho ! je connois mon monde ; hé puis, on aime la mère Berthe.
Il approche du fauteuil pour aider à Germain qui va employer les outils. Ses yeux se portent sur le fauteuil, il voit l’inscription, et s’écrie avec effroi. Ô ciel ! que vois-je ?
Qu’avez-vous, est-ce que vous vous êtes fait mal ?
Il regrette peut-être les vingt-quatre mille francs de ce matin. (haut) Mais dans quelle agitation vous voilà ! Germain et Berthe se sont approchés de Mélicourt.
Ah ! laissez-moi, laissez-moi !
Mais le médecin va venir pour panser le pauvre Mathurin, çà presse, prêtez-moi donc bien vîte ce fauteuil.
Impossible, impossible.
Comment, impossible ! et moi qui avois répondu de votre bon cœur, on va donc me traiter de radoteuse… Je me mets à genoux. (elle se met à genoux les mains jointes) Je vous demande par charité, par grace, de me prêter ce fauteuil pour une heure, pas davantage.
Je ne le puis, mon père même me le défend ; inutilement vous me déchirez le cœur. (avec véhémence) Lisez, ni prêter… Ah ! si j’osois une fois dans ma vie te blâmer, ô mon père ! pardonne, ce seroit dans ce moment-ci, mon intention étoit si digne de toi !
Ah mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que çà ; qu’est-ce que c’est que çà ? me voilà bien avancée ; en vérité, je suis comme une désespérée.
Mais, vous voyez bien qu’il ne le peut pas. Il a refusé ce matin vingt-quatre mille francs de ce fauteuil.
Est-ce qu’une bonne action ne vaut pas mieux que vingt-quatre mille francs ? que cinquante ? Est-ce que çà se compare. Mauvais cœur ! Çà n’est pas bien, non, non, çà n’est pas bien.
Pardonnez, ma bonne Berthe, pardonnez je vous en conjure. Je souffre mille fois plus que vous de mon refus, mais j’ai promis à mon père de…
Bah, bah ! promis. Ah mon Dieu que les grands enfans sont différens des petits ! Hé puis, faites-vous des querelles pour prendre le parti des gens ! Pauvre Mathurin ! qu’est-ce que je vais dire ? Ho ! je vas conter çà à Dorimon, il sera bien étonné, allez.
Germain, suis-la. Elle pourroit sans méchanceté rendre la chose autrement qu’elle n’est.
C’est pour vous obéir ; car tout ce qui vous regarde est bien égal à Dorimon.
Va toujours, va.
Scène X.
La peine que je fais à cette femme m’accable de tristesse et de honte… Me refuser à un acte d’humanité, moi ! En rejettant les offres extraordinaires de Dorimon, je me sentois élevé au-dessus de moi-même ; je croyois voir mon père approuver par un regard affectueux ce noble désintéressement. Mais en cette circonstance me montrer inflexible aux plaintes, aux instances des pauvres ! Eh ! je le suis moi-même. Ah ! si l’on me refuse aussi, lorsque j’implorerai des secours ! Dieu ! Ô dieu ! quelle situation… Hé bien, je saurai souffrir, mourir s’il le faut, plutôt que d’être parjure. Oui mon père, ta mémoire si précieuse, si attendrissante, recevra de moi cet hommage ; l’honneur même l’exige. Je fus coupable pendant ta vie. Ta mort que je ne cesse de me reprocher, m’aura rendu digne du généreux pardon que tu m’as accordé. Germain ne revient point ; je veux pourtant sortir d’ici… Mais que vois-je ? Hortense ! Elle porte ses pas vers ma chaumière : que veut-elle, ô ciel ! cachons-nous à ses yeux ; je ne soutiendrois pas l’impression que va faire sur elle cette triste demeure… Ah ! du moins que je jouisse encore du douloureux plaisir de la voir sans en être vu. Ce rideau va nous séparer pour jamais.
déroboient les lits à la vue des spectateurs. Il doit s’y arranger de manière qu’il puisse
y être vu de tems en tems par eux.Scène XI.
Ah mon dieu ! où sommes-nous ?
Nous sommes dans un endroit qu’habite l’infortune, c’est dire que ce lieu est respectable.
En ce cas, ce qui est respectable n’est pas toujours beau.
Mais… il n’y a personne, et la porte n’est pas fermée !
Fermer cette grange où il n’y a rien ! pour le coup ce seroit bien la précaution inutile.
Pauvre Mélicourt !
Est-ce mon père ou moi qu’elle plaint ?
Pauvre, c’est le mot, tout-à-fait pauvre des pieds à la tête. C’est dommage pourtant, car je l’ai vu un charmant cavalier : des graces ! une tournure ! une mise ! j’en étois folle, moi.
De sa mise, n’est-ce pas ? Hé bien, Lisette, il étoit alors bien moins intéressant qu’aujourd’hui.
Ha ! s’il étoit vrai !
Chacun a donc sa manière de le voir ; moi je l’ai trouvé maigre, pâle, costumé, ha ! non, ce n’est plus le même homme, plus du tout.
Et si tu le voyois bientôt reparoître dans le monde avec cette mise élégante qui te plaisoit si fort, que dirois-tu ?
Mélicourt, caché. Que signifie ce discours !
Je dirois ! Mais comme c’est impossible, je ne puis prévoir ce que je dirois.
Tu crois la chose impossible ?
J’ai beau rêver ; enfin Mélicourt est ruiné, ruiné sans ressources ; sa manière de vivre ne le prouve que trop.
Scène XII.
souvent vers la porte pour tâcher d’être vu de
Germain.Comment ? Hortense ici ! et mon maître n’y est pas.
et vient sur la pointe des pieds se cacher près de
lui.Il ne tiendra pourtant qu’à lui d’être plus fortuné que jamais, et sur-tout plus heureux.
En vérité tout est mystère pour moi aujourd’hui. Je n’ai pu demeurer auprès de votre père qui souffre. Il renvoie tout le monde, excepté Dorimon. Je crois voir qu’il se passe quelque chose de singulier dans la maison, et voilà la première fois que je ne suis pas dans le secret. Ah mademoiselle, encore hier, j’avois votre confiance.
Tu l’as perdue par ta faute.
Par ma faute, mademoiselle !
Oui : ce matin, tu as affecté envers Mélicourt et ce pauvre Germain, un air de mépris qui m’a fait une peine cruelle, et que j’ai même trouvé très-déplacé ; je dois te le dire.
Ah ! voilà ce qu’on appelle une bonne ame : attrape çà, fière Lisette.
Moi, un air de mépris ! vous vous êtes sûrement trompée, mademoiselle. J’ai cru devoir montrer de la froideur à un homme que vous n’aimez plus.
Te l’ai-je dit que je n’aimois plus Mélicourt ? Un cœur tel que le mien change-t-il comme la fortune ?
Ô ciel ! qu’est-ce que j’entends ?
Un peu de patience.
Mais les ordres de votre père étoient précis à ce sujet. Il vous défendoit de voir ce jeune ſou.
Point d’épithète, je vous prie.
Fille trop généreuse !
(à part). Le vent est favorable à Mélicourt. (Haut) Mademoiselle, je vous demande pardon de ma vivacité. Il ne me sera point difficile de m’exprimer plus poliment sur Mélicourt ; car en croyant faire mon devoir, je vous jure qu’il m’en coûtoit beaucoup pour maltraiter cet aimable jeune homme.
Ah ! traîtresse ! comme tu calines !
Paix donc.
Je me plais à te croire, Lisette ; et comme mon cœur a besoin de s’épancher, je vais te faire part du bonheur qui se prépare pour lui.
Le bonheur !
Ah ! que vous êtes bonne !
Apprends-donc que mon père est tout-à-fait revenu sur le compte de Mélicourt, et qu’au plus fort de ses douleurs, il a voulu que je vinsse lui rendre moi-même les plus douces espérances ; et je ne le trouve point !
Ho, il faudra l’attendre ce bon jeune homme ! mais concevez-vous ce miracle ? Quoi ! votre père consentiroit à le voir revenir au logis comme par le passé ?
Cela pourroit être, si Mélicourt lui-même n’y met obstacle.
D’obstacle, moi !
Mademoiselle, soyez franche tout-à-fait, la volonté de votre père ne contrarie-t-elle point un peu la vôtre ?
En quoi donc ?
Mais, de bonne foi, aimez-vous encore Mélicourt ? Il a tant fait de folies ; propres à détruire les sentimens que vous aviez pour lui, que je ne serois pas étonnée si…
Ah ! Lisette, sa conduite depuis la mort de son père m’auroit inspiré de l’amour, si celui que je ressentois avoit jamais pu s’éteindre.
Scène XIII
Ah divine Hortense ! qu’avez-vous dit ? Oui, j’ai tout entendu… Vous voyez mon trouble… mon délire… qu’il vous parle pour moi. L’excès de mon ravissement m’ôte les moyens de l’exprimer.
Quoi ! vous étiez-là. Hé bien ! Mélicourt, je ne rougirai point de l’aveu qui m’est échappé, si vous en êtes digne ; levez-vous. (Pendant ce dialogue il doit y avoir une scène muette entre Germain et Lisette. Celle-ci le salue d’un air riant. Germain la regarde avec froideur).
Ah ! puis-je trop long-tems expier à vos pieds mes égaremens sans nombre ? puis-je trop y admirer vos vertus et vos charmes ?
Levez-vous, de grace. J’ai à vous parler de la part de mon père : et vos remords, vos sentimens, que je crois bien vrais, me causent une émotion qui nuiroit peut-être à ce que je dois vous dire.
Parlez, Hortense, mon ame brûlante a besoin de vous entendre pour calmer le trouble qui l’agite.
Vous vous croyez bien pauvre, n’est-ce pas, Mélicourt ? et cependant je viens vous prier de me faire un présent.
Un présent ? moi ! sûrement ce n’est pas mon cœur que vous venez me demander ? Il est à vous de tous les tems.
Non, car j’aime à croire que ce bien là ne me sera plus enlevé. Écoutez-moi : mon père éprouve en ce moment les douleurs les plus cruelles, auxquelles malheureusement il est sujet.
Je l’ai vu souffrir ici, je me suis empressé de lui offrir mon bras pour le soutenir… Hélas ! il m’a refusé.
Tout cela va se réparer. Mon père est persuadé que le fauteuil, où votre père supportoit si courageusement ses souffrances, peut contribuer à soulager les siennes. Il vous le demande avec la plus vive instance.
Ce fauteuil ?
Encore ce fauteuil !
Oui, il se fait une idée si douce de la situation commode que ce siége va lui procurer, qu’il m’a chargé de vous offrir en échange de ce don tout ce qui peut flatter vos desirs… (avec un sourire modeste) et je crois les connoître, n’est-ce pas Mélicourt ?
Et c’est au don de ce fauteuil qu’il attache le retour de son amitié pour moi ?
Quelle folie !
Hortense Croyez-vous, Mélicourt, que pour vous ce soit le payer trop cher ?
Que je suis malheureux !
Hortense Vous malheureux, après ce que je viens de vous dire ? Vous doutez peut-être ?… hé bien ! je dois ajouter, pour vous prouver combien mon père desire ce cadeau de votre part, qu’il n’est permis par lui de vous assurer le don de ma main.
Le don de votre main ! qu’ai-je entendu… Où suis-je… que faire… Je ne me connois plus. Le don de votre main !
Oui, Mélicourt, je puis être à vous dès aujourd’hui.
Ah ! ne le répétez pas, à moins que vous ne vouliez me voir expirer à vos yeux.
Qu’avez-vous dit ?… vous me faites frémir… dans quel état vous vois-je ! expliquez-vous. !
Hortense ! ma chère Hortense ! objet de mes uniques vœux… Approchez… lisez… connoissez les ordres sacrés de mon père ; (avec enthousiasme) ni donner ce fauteuil ; voyez mon désespoir, prononcez sur mon sort. Ingrat en apparence envers vous, si je vous perds par mon refus ; impie envers mon père, parjure à mes sermens, si je cède à vos desirs ; dans laquelle de ces deux situations affreuses voulez-vous me voir ? répondez. Vous seule avez en ce moment le droit de fixer ma destinée.
Ah Mélicourt !
Mon pauvre maître ! il va être malheureux parce qu’il est honnête garçon ; çà n’est pas juste pourtant.
Comment ceci finira-t-il ?
C’est là, oui Hortense ; c’est dans ce fauteuil même où j’ai reçu de mon père, devenu malheureux par mes égaremens, le pardon de mes fautes ; ou son cœur attendri n’a demandé à ce fils si coupable, pour unique preuve de ses remords, que la promesse solemnelle de garder toute la vie ce meuble héréditaire… Je l’ai promis… (avec feu) mon ame toute entière a prononcé le serment… Quel est mon devoir aujourd’hui… Parlez, Hortense, c’est vous, c’est la vertu même que j’interroge.
Que d’amour ! que de délicatesse ! dois-je en avoir moins que lui ! Non, il ne seroit point digne de ma tendresse, s’il pensoit autrement.
Vous ne me dites rien, cruelle ! vous me laissez dans les angoisses de la mort… Ah ! par pitié, prononcez mon arrêt, que je devienne criminel ou malheureux, c’est de vous seule que je veux tenir mon existence… Parlez, parlez…
Adieu… mon cher Mélicourt, vous méritez ma plus parfaite estime… et vous serez pour toute ma vie, l’objet de mes tendres regrets. Allons Lisette ; Dieu, ô Dieu !
Scène XIV
suit des yeux Hortense qui s’en va ; il fait quelques pas comme pour la retenir, et s’arrête avec effroi. (Germain regarde tristement
son maître.)C’en est donc fait… Hortense et le bonheur s’éloignent de moi pour toujours… C’est à présent que mon infortune est au comble, et je défie les puissances humaines d’y ajouter. (Il se promène dans la chambre, et revient toujours fixer l’inscription du fauteuil).
Je ne sais que lui dire pour le consoler. Si j’avois de l’esprit pourtant… Mais les belles paroles ne vont pas toujours là, [en portant la main sur son cœur] et c’est-là où est le mal.
Je mourrois du moins sans remords ! ô mon père ! pardonne, si j’éprouve quelques regrets.
Il parle de mourir ! Il seroit bien capable de me faire quelque coup de sa tête… J’ai toujours craint l’état où je le vois… Essayons de le distraire. (Haut). Mon cher maître, parlez donc à votre pauvre Germain ; vous savez qu’il partage toutes vos peines.
Il faut t’éloigner d’ici, honnête créature, tu t’opposerois à mon dessein, quelque juste qu’il soit. [Haut]. Hé bien, Germain, que veux-tu que je te dise ?
Mais, tout n’est pas désespéré, peut-être. D’ailleurs, par mon travail, je ſerai si bien que vous ne manquerez pas, soyez-en sûr. Vous connoissez le cœur de Germain ?
Digne garçon, modèle des amis, le seul que j’aie au monde ; combien ton attachement m’est utile ! eh… je ne puis le récompenser !
Ne parlez pas de çà, vous me faites mal. Ah ! si je vous voyois content, comme je me croirois riche !
Il augmente le poids qui pèse sur mon cœur. [Haut] Germain, rends-moi un service.
Un service, tout, tout ce que pourra faire Germain.
Va me chercher la mère Berthe, je voudrois lui parler, et accepter l’offre qu’elle m’a fait tantôt ; ce secours nous est nécessaire. Va, Germain, va, et amène-la avec toi.
Oui, j’y vais. (à part). Il veut me donner le change, mais ce sont d’autres secours que je vais lui chercher. Courons vîte… Ciel !
Scène XV.
Voilà le seul ami qui versera des larmes sur ma tombe. Hortense, peut-être ! Éloignons de ma pensée cette image trop chère. Elle pourroit devenir funeste à l’honneur qui me guide… Me voilà libre ; profitons de ce moment pour terminer des maux que je ne puis plus supporter. J’ai tout perdu, tout ! ô dieu… Cependant l’idée d’avoir été fidèle aux promesses que j’ai faites à mon respectable père, répand un baume adoucissant sur mes blessures mortelles… Quoi ! je vivrois dans les horreurs de l’indigence ! et, ce qui est plus affreux mille fois, dans les tourmens d’un amour malheureux ! Non, je dois mourir en homme qui sait mépriser la vie ; mais qui a prouvé son retour à la vertu par les plus grands sacrifices. (Il prend un des pistolets suspendus au mur, et le regarde.) Voilà donc ce qui me reste de tous les effets que ma frivolité me portoit jadis à acquérir !… Comment ce meuble est-il échappé à la nécessité de tout vendre ? Le sort me le réservoit, sans doute, comme le seul bienfait qu’il vouloit m’accorder. (Il regarde si le pistolet est chargé). Ô vous objets de mes regrets, chère Hortense ! Estimable Germain, trop sévère Dorimon ! et vous qui deviez me rendre un père, Dormilli ! (Il fléchit un genou en terre, et regarde le ciel). Puisse le ciel recevoir les derniers vœux que je fais pour votre bonheur…
(On entend le bruit de personnes qui marchent à pas précipités).
Scène XVI.
(Tous les acteurs entrent sur la scène, en s’écriant) Mélicourt !
Germain est le plus prompt à saisir le bras de son maître et à le désarmer. Hortense tient Mélicourt par l’autre bras.
Hortense existe, et vous vouliez mourir, ingrat !
Quoi, vous venez tous me sauver de moi-même ?
Oui mon cher Mélicourt, parce que nous vous aimons tous, et que nous voulons votre félicité.
Eh ! c’est vous Dorimon, qui daignez m’assurer de votre amitié ?
Oui, lui-même, il est singulier en tout, c’est moi qui vous le dis.
Mon cher maître ! vous vouliez donc aussi la mort de Germain ?
Mon dieu, mon dieu, que j’aurois eu de chagrin !
Ma chère Hortense !
Comme il y alloit, ma foi il étoit tems d’arriver. Ha çà, j’espère que voici le moment où mon très-bizarre ami Dorimon va nous parler clair… Tout est encore mystère pour moi, et j’ai joué la comédie sans savoir le fond de la pièce.
J’étois forcé de sacrifier l’amitié confiante à l’extrême prudence.
Je suis dans un état d’incertitude qui…
Mais ce fauteuil enfin, ce meuble gothique, qui n’est bon à rien, saurai-je quel intérêt est attaché à sa conservation ? Il l’a bien gardé, de par tous les diables.
Vous allez être instruit de tout, mon ami ; mais dites-moi d’abord que vous ne doutez plus du changement heureux qui s’est fait dans le caractère de Mélicourt.
Ho ! non, je l’avoue.
Tous les cœurs qui s’intéressent à lui en sont persuadés.
N’est-il pas vrai que les épreuves qu’il a subies aujourd’hui le rendent digne de posséder votre charmante fille ?
Oui, par ses sentimens… ses mœurs. Mais il faut encore…
Mon père !
Taisez-vous, ma fille, je sais ce que je dis.
Que vous faut-il de plus ? de la fortune, n’est-ce pas ? Je vais vous en présenter une qui vous décidera sans retour.
(Dorimon arrache la housse qui couvroit le bas du fauteuil et qui est clouée ; il sort une clef de sa poche ; la met dans un ressort caché. Le coffre s’ouvre de lui même, Dorimon en sort un porte-feuille…
Tenez, ce porte-feuille contient six cent mille francs en bons effets ; le fond du coffre est plein d’or, voyez.
(Tous les acteurs s’approchent, regardent, et témoignent leur surprise par des gestes expressifs.)
Ô ciel ! (Il prend la main de son valet) ; mon digne Germain, tu seras riche. [à Hortense] Chère Hortense, je pourrai donc vous rendre heureuse en tout. (à Berthe) Ma bonne Berthe, Mathurin ne sera plus pauvre. (avec la plus grande effusion de cœur) Mais vous, Dorimon, comment pourrai-je jamais vous prouver ma reconnoissance ?
En conservant toujours les sentimens vertueux que le malheur et les remords ont développés dans votre ame. Soyez le plus honnête et le plus vertueux des hommes, voilà ma récompense.
Je demeure stupéfait ! et vous ne pouviez pas me dire un mot de tout cela ?
C’est à conserver ces débris d’une fortune immense, que j’ai su décider mon ami Mélicourt ; il seroit mort désespéré, s’il avoit laissé son fils dans une misère réelle, et tout le menaçoit de ce malheur, s’il n’eût écouté et suivi mes conseils. (à Mélicourt) Quant à vous, mon cher, rassurez votre ame sensible ; votre père a éprouvé beaucoup de chagrins, il est vrai, mais vous voyez qu’il n’a paru dans l’indigence, que pour essayer par ce dernier moyen, si votre cœur étoit susceptible de remords.
Ah ! mes regrets ne sont pas moins vifs.
Allons, allons, mon gendre, nous avons été tous assez tristes aujourd’hui : que la gaieté succède. Le larmoyant ne me va point du tout à moi. Faites seulement en sorte que je ne sois pas obligé de demander à Dorimon le même secret de vous conserver un reste de fortune, je ne serois peut-être pas aussi docile que votre père.
Puissiez-vous, mon cher Mélicourt, donner à vos enfans, votre conduite présente pour modèle, et leur bien persuader que du respect filial, émanent toutes les vertus sociales !