Le Fauteuil hanté (1911)/8

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII

EN FRANCE L’IMMORTALITÉ DIMINUE

Les trente-neuf ! Le sort en était jeté. On disait maintenant : Les trente-neuf !

Il n’y avait plus que trente-neuf académiciens !

Nul ne se présentait pour faire le quarantième.

Depuis les derniers événements, plusieurs mois s’étaient écoulés pendant lesquels aucune candidature n’avait été posée au fauteuil hanté.

L’Académie était déshonorée…

… Et quand, par hasard, l’illustre Assemblée se voyait dans la nécessité de désigner quelques collègues qui devaient, suivant l’usage, relever l’éclat d’une cérémonie publique, généralement funèbre, par leur présence en uniforme, c’était tout un drame.

C’était à qui inventerait une maladie ou dénicherait, au fond d’une province éloignée, quelque parent à l’agonie, pour ne point revêtir en public l’habit à feuilles de chêne et suspendre à son côté l’épée à poignée de nacre.

Ah ! les temps étaient tristes !

Et l’Immortalité était bien malade.

On ne parlait plus d’elle qu’avec un sourire.

Car tout finit de la sorte en France, avec un sourire, même quand les chansons tuent.

L’enquête avait été rapidement close et l’affaire classée. Et il semblait ne devoir rester de cette terrible aventure où l’opinion affolée n’avait vu que des crimes, que le souvenir d’un fauteuil qui portait malheur.

… Et dans lequel aucun homme n’était assez audacieux pour aller désormais s’asseoir…

Ce qui, en effet, était assez risible.

Ainsi donc :

Toute l’horreur de cette inexplicable et triple tragédie s’effaçait devant ce sourire :

« Les trente-neuf ! »

L’Immortalité avait diminué d’Un.

Et cela avait suffi pour la rendre à tout jamais ridicule.

Si bien ridicule, que l’empressement d’autrefois à faire partie d’une Assemblée qui réunissait sans contredit les plus nobles esprits de l’époque s’était sensiblement ralenti.

Oui, même pour les autres fauteuils — car il y eut sur ces entrefaites deux ou trois fauteuils à distribuer, — les candidats se firent tirer l’oreille. Dame ! On ne se privait point de les railler un peu de se présenter à un autre fauteuil que celui de Mgr d’Abbeville.

Honteusement, ils faisaient leurs visites. On apprenait qu’ils étaient candidats à la dernière minute, et c’était une chose bien pénible de les entendre prononcer un éloge quelconque alors que ceux de Mgr d’Abbeville, de Jehan Mortimar de Maxime d’Aulnay et de Martin Latouche restaient encore à faire.

Ils passaient pour des lâches, ni plus ni moins.

Et l’on pouvait prévoir le moment où le recrutement de l’Immortalité deviendrait quasi impossible.

En attendant, elle n’était plus que trente-neuf !

Les trente-neuf !… Si l’Immortalité avait eu des cheveux, — mais elle est généralement chauve, — elle se les serait arrachés…

Il lui restait bien une mèche, par-ci, par-là, sur le crâne, par exemple, de M. Hippolyte Patard, mais une si pauvre lamentable mèche que le désespoir lui-même l’aurait prise en pitié. C’était une mèche qui pleurait ; comme qui dirait, pendante sur le front, une larme de cheveux.

M. Hippolyte Patard avait bien changé. On ne lui avait connu jusqu’alors que deux couleurs, la rose et la citron. Il en avait adopté une troisième, une troisième qui était indéfinissable par cela même qu’elle consistait à n’être plus une couleur du tout. C’est ce genre de couleur négative, si j’ose dire, que les anciens mettaient aux joues des Parques blêmes, déesses infernales.

Monsieur le secrétaire perpétuel semblait, lui aussi, tant sa mise était sinistre, monter de l’enfer où il avait bien cru, en son âme et conscience, qu’il allait descendre. Après la mort de Martin Latouche, d’affreux remords le tinrent au lit, et on l’entendit, dans son délire, s’accuser de la triste fin du malheureux mélomane. Il demandait pardon à Babette, et il ne fallut rien de moins que la clôture de l’instruction, l’affirmation du médecin, la visite de ses collègues, pour le rendre à la raison. Ayant recouvré l’usage de son bon sens, il comprit que jamais l’Académie n’avait eu autant besoin de ses services. Il se leva, et héroïquement il reprit sa belle tâche.

Mais il ne fut pas longtemps à s’apercevoir que l’Immortalité n’était plus pour lui une existence.

Quand il se rendait à l’Institut, il était obligé de prendre des chemins détournés pour n’être point reconnu et ne devenir point aussitôt un objet de risée.

Les séances autour du Dictionnaire se passaient en plaintes vaines, en soupirs, en gémissements inutiles, et cela n’était point fait pour hâter l’achèvement de ce glorieux ouvrage, quand, tout à coup, un beau jour que quelques membres de la Compagnie se tenaient silencieux et affaissés dans leur salle privée… Il y eut dans la salle adjacente un grand bruit de portes ouvertes et fermées, et des pas hâtifs, et une irruption forcenée d’un Hippolyte Patard qui avait retrouvé toute, toute sa couleur rose.

Ce que voyant, tout le monde fut debout dans un grand brouhaha.

Qu’y avait-il ?

M. le secrétaire perpétuel était si ému qu’il ne pouvait plus parler… Il agitait un morceau de papier mais aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche haletante… Certainement le courrier de Marathon n’était pas plus épuisé qui apporta à Athènes la nouvelle de la défaite des Perses et du salut de la cité.

Seulement, s’il mourut, c’est qu’il n’était pas, comme M. Hippolyte Patard, Immortel.

On fit asseoir M. Hippolyte Patard, on lui arracha le papier des mains, on lut :

« J’ai l’honneur de poser ma candidature au fauteuil laissé libre par la mort de Mgr d’Abbeville, de Jehan Mortimar de Maxime d’Aulnay et de Martin Latouche. »

C’était signé :

« Jules-Louis-Gaspard Lalouette,
homme de lettres,
xxxxxxxxxxx Officier de l’Académie. »

32 bis, rue Laffitte, Paris.