Le Feu-Follet/Chapitre XXV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 334-347).


CHAPITRE XXV.


« Et toi surtout, esprit, qui à tout autre temple préfères le cœur droit et pur, instruis-moi ; car tu sais. »
Milton.



Le lieu où Carlo Giuntotardi s’était réfugié est bien connu sur la côte de Sorrento sous le nom de la Caverne marine, près des ruines de la maison de campagne de la reine Jeanne. Ce n’est pourtant pas une caverne, quoiqu’on y entre par une arche naturelle et basse. Le bassin en dedans est découvert, et l’on dirait une excavation artificielle pratiquée pour abriter des canots qui peuvent profiter du passage naturel pour y entrer. Quelle que soit l’origine de cette petite crique, l’art n’aurait pu créer un asile plus sûr et plus commode que celui qu’elle fournit à nos fugitifs dans un moment si critique. Une fois passé sous l’arche, le canot aurait été parfaitement caché à ceux qui le poursuivaient, sous le ciel même du midi, et personne, à moins de connaître les particularités de l’entrée, ne se serait imaginé qu’il pût y avoir un canot enterré dans les rochers de ce petit promontoire.

Ni Ghita ni son oncle ne sentirent plus aucune crainte ; mais la première annonça son intention de débarquer en cet endroit, en assurant à Raoul qu’elle trouverait très-facilement son chemin par le sentier conduisant à Santa-Agata.

L’acharnement de la poursuite qui venait d’avoir lieu, la mort à laquelle il venait d’échapper si récemment presque par miracle, joints à la nécessité dans laquelle il se trouvait de se séparer de sa maîtresse, jetaient notre héros dans une sorte, sinon de tristesse, du moins de mélancolie. Il ne pouvait demander à Ghita de partager plus longtemps ses dangers ; et cependant il sentait que, s’il lui permettait maintenant de le quitter, il en serait probablement séparé pour toujours. Il ne fit pourtant aucune objection ; et, laissant le canot sous la garde d’Ithuel, il aida Ghita à monter la rampe du bassin et se prépara à l’accompagner. Carlo était allé en avant, disant à sa nièce qu’elle le trouverait à une petite maison située sur le chemin, qu’elle connaissait aussi bien que lui.

L’obscurité de la nuit n’était pas assez grande pour rendre le chemin très-difficile, et Raoul et Ghita s’avancèrent pas lents à travers les rochers, chacun d’eux en proie au même sentiment de regret au moment de se séparer, quoiqu’ils envisageassent l’avenir sous des points de vue presque opposés. La jeune fille prit le bras de Raoul sans hésiter ; et il y avait dans le son de sa voix, comme dans toutes ses manières, une tendresse qui prouvait combien son cœur était intéressé à ce qui se passait. Mais les principes avaient toujours la première place dans ses pensées, et elle se décida à parler à cœur ouvert et sans aucune réticence.

— Raoul, dit-elle après avoir écouté quelques-unes de ces déclarations d’amour qui ne pouvaient que flatter extrêmement une jeune fille aussi affectionnée et aussi sincère, même au moment où elle sentait le plus vivement l’obligation de résister à ses instances insinuantes ; Raoul, il faut en finir. Je ne puis risquer davantage d’avoir à supporter des scènes pareilles à celles dont j’ai été témoin tout récemment, ni vous permettre de courir de semblables dangers. Il faut que nous nous entendions bien ; il faut que nous nous séparions, et le plus tôt sera le mieux et le plus sage dans notre intérêt commun. Je me reproche d’avoir permis que notre intimité ait été aussi profonde et aussi prolongée.

— Et c’est là le langage d’une ardente Italienne ! d’une jeune fille de dix-huit ans, née dans un pays où l’on dit que le cœur est encore plus chaud que le soleil ! d’une race parmi laquelle on trouve rarement une pauvre enfant qui ne soit prête à sacrifier demeure, pays, espérances, fortune, — que dis-je ? — la vie même, pour rendre heureux l’homme qui l’a choisie de préférence à tout son sexe !

— Pour moi, tout cela me semblerait bien facile, Raoul ; oui, je crois que je pourrais sacrifier tout ce que vous dites pour vous rendre heureux ! Ma demeure ? je n’en ai pas, à moins qu’on ne puisse appeler ainsi les tours du prince ; mon pays ? depuis l’événement douloureux de cette semaine, il me semble que je n’en ai plus dans ce monde ; mes espérances ? j’en ai peu dans ce monde auxquelles votre image n’ait pas été associée ; mais celles qui jadis m’étaient si précieuses sont perdues maintenant, je le crains ; quant à la fortune, vous savez que je n’en ai pas qui puisse m’engager, moi à rester, vous à me suivre ; et pour ma vie, je crois que bientôt elle n’aura plus de prix pour moi, je sens qu’elle sera misérable.

— Pourquoi donc ne pas vous décider de suite, chère Ghita, à jeter le poids de vos chagrins sur celui qui a toute la force nécessaire pour les supporter ? Les bijoux, les beaux habits n’ont pas d’importance à vos yeux, et vous prendriez un mari même sous l’humble costume d’un lazzarone, pourvu que vous fussiez sûre que le cœur est bon. Vous ne me mépriserez pas parce que je ne suis pas paré comme je pourrais l’être pour la cérémonie. Rien n’est plus facile que de trouver un autel et un prêtre parmi ces monastères, et l’heure à laquelle on dit la messe n’est pas éloignée. Accordez-moi le droit de vous réclamer comme ma femme, et je vous donnerai un rendez-vous ; j’amènerai mon lougre demain soir, et je vous conduirai en triomphe dans notre joyeuse Provence, où vous trouverez des cœurs aussi bons que le vôtre et des êtres qui vous accueilleront avec joie et qui vous appelleront leur sœur.

Raoul parlait avec chaleur, et il n’était pas possible de douter de sa sincérité, quoiqu’un air de contentement de lui-même parût sur ses traits, tandis qu’il faisait allusion à ses vêtements de lazzarone, car il connaissait tous ses avantages physiques en dépit de ce costume.

— Ne me pressez pas davantage, cher Raoul, répondit Ghita, quoique en parlant ainsi elle se rapprochât de lui sans s’en apercevoir, tandis que le son de sa voix respirait l’amour et la tristesse ; ne me pressez pas ; c’est une chose impossible. Je vous ai fait connaître l’abîme qui nous sépare : vous ne voulez pas le traverser pour venir à moi, et moi je ne puis le franchir pour arriver à vous. Il n’en fallait rien moins pour nous séparer ; mais c’est un gouffre qui paraît à mes yeux à chaque instant plus large et plus profond.

— Ah ! Ghita, vous me trompez et vous vous trompez vous-même. Si vos sentiments pour moi étaient tels que vous vous les figurez, nulle cause humaine ne pourrait nous séparer.

— Ce n’est pas une cause humaine, Raoul, c’est une cause qui est bien au-dessus de la terre et de tout ce qu’elle contient.

— En vérité ; ces prêtres sont des fléaux envoyés pour tourmenter les hommes de toutes manières. Ils nous donnent de dures leçons dans notre enfance, nous enseignent l’intolérance dans notre jeunesse, et nous rendent sots et superstitieux dans la vieillesse. Je ne m’étonne point que mes braves compatriotes les aient chassés de la France ; ils n’ont fait que dévorer comme des sauterelles, que défigurer les dons de la Providence.

— Raoul, vous parlez des ministres du ciel ! répondit Ghita avec douceur, mais avec tristesse.

— Pardonnez-moi, chère Ghita, je n’ai pas de patience quand je songe que pour une misère, après tout, je suis menacé de vous perdre. Vous prétendez m’aimer ?

— Je fais plus que de le prétendre, Raoul, c’est une profonde et, je le crains, une pénible réalité.

— Se peut-il qu’une jeune fille si franche, avec un cœur si tendre et une âme si vraie, souffre qu’un intérêt secondaire la sépare de l’homme qu’elle a choisi !

Ce n’est point un intérêt secondaire, c’est le premier, le plus cher de tous les intérêts, Raoul. Oh ! si je pouvais vous en convaincre ! — Mais la question est entre vous et Dieu ! S’il en était autrement, vous l’emporteriez sans doute.

— Pourquoi vous inquiéter ainsi de ma religion ? N’y a-t-il pas des milliers de femmes qui comptent les grains de leur chapelet et répètent leurs ave, tandis que leurs maris pensent à tout autre chose qu’au ciel ? Vous et moi nous pouvons fermer les yeux sur cette différence ; d’autres agissent ainsi, et leurs deux cœurs n’en font pourtant qu’un. Je ne vous contrarierai jamais, Ghita, dans l’exercice de votre culte.

— Ce n’est pas vous que je crains, Raoul, c’est moi-même, répondit Ghita les yeux brillants de larmes, quoiqu’elle réussît à réprimer les sanglots qui l’étouffaient. Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister, dit-on ; comment un cœur plein de votre image pourrait-il trouver place pour l’amour qu’il doit porter à l’auteur de son existence ? Lorsque le mari ne vit que pour le monde, il est difficile que la femme pense au ciel comme elle doit.

Raoul fut profondément touché de la sensibilité de Ghita, et prêt à l’adorer pour la sincérité généreuse avec laquelle elle avouait le pouvoir qu’il avait sur son cœur ; et le ton de tendresse qu’il prit en lui répondant prouva qu’il n’était pas tout à fait indigne de l’étrange lutte qu’il avait occasionnée dans un cœur si affectueux.

— Votre Dieu ne vous abandonnera jamais, Ghita, dit-il ; vous n’avez rien à craindre ni comme ma femme ni comme celle d’un autre. Il faudrait être le dernier des hommes pour jamais penser à vous contrarier dans votre culte, ou à vous empêcher de faire ce que vous regardez comme votre devoir. J’arracherais ma langue de ma bouche avant de m’en servir pour vous faire de la peine par un reproche, un sarcasme ou un raisonnement, du moment que j’aurais senti que vous m’avez pris pour soutien.

— Ah ! Raoul, vous ne comprenez guère le cœur des femmes ! Si vous avez assez de pouvoir sur mon cœur aujourd’hui pour me disposer presque à négliger le plus sacré de mes devoirs, que deviendrait-il lorsque l’amour d’une jeune fille aurait fait place à l’affection exclusive d’une femme ! Je trouve même à présent difficile de concilier l’amour que je porte à mon Dieu avec le sentiment que vous avez fait naître dans mon cœur. Une année de mariage entraînerait plus de dangers que je ne puis vous l’exprimer par mes paroles.

— Et ainsi la crainte de perdre votre salut est plus forte que vos attachements terrestres ?

— Non, Raoul, ce n’est pas cela. Je ne suis ni égoïste ni lâche en ce qui me concerne, et je ne pense nullement au châtiment qui pourrait suivre mon mariage avec un incrédule. Ce que je redoute le plus, c’est d’apprendre à aimer mon Dieu moins que je ne sens que je l’aime maintenant, et que je dois l’aimer comme une créature de sa merci.

— Vous parlez comme si l’homme pouvait rivaliser avec l’Être que vous adorez. J’ai toujours compris que l’amour que vous portez à la Divinité et celui que nous sentons les uns pour les autres sont d’une nature bien différente. Je ne vois point comment ils seraient incompatibles.

— Rien ne peut moins se ressembler, Raoul ; cependant l’un peut nuire à l’autre, sinon le détruire complètement. Oh ! si vous vouliez seulement croire que votre Rédempteur est votre Dieu, si vous pouviez n’être qu’indifférent, au lieu de vous insurger contre lui, j’aurais encore quelque espoir ; mais je n’ose contracter un engagement éternel avec celui qui est l’ennemi déclaré de mon Dieu, de mon Sauveur.

— Je ne puis ni ne voudrais vous tromper, Ghita ; je laisse cela aux prêtres. Vous connaissez mes opinions, et il faut me prendre tel que je suis, ou me rejeter entièrement. Je parle ainsi, quoique je sente que, si vous persistez dans votre cruelle décision, le désespoir me poussera à quelque coup de tête dont le résultat sera de me mettre de nouveau à la tendre merci de ces Anglais.

— Ne parlez pas ainsi, Raoul ; soyez prudent par intérêt pour votre pays…

— En non pas pour vous, Ghita ?

— Eh bien, oui, Raoul, pour moi aussi. Je ne cherche pas à cacher combien je jouirai d’apprendre que vous êtes heureux et tranquille, et je dois même ajouter, quoique ce soit mal, puisque vous êtes notre ennemi, que vous êtes toujours victorieux. Mais voici le chemin, et là-bas la chaumière où mon oncle doit m’attendre, et il faut nous séparer. Dieu vous bénisse, Raoul ! Vous serez toujours présent dans mes prières. Ne hasardez, — non, ne hasardez plus rien pour me voir ; mais, si…

Le cœur de la jeune fille était trop plein pour qu’elle pût continuer, Raoul attendait avec le plus vif intérêt ce qui allait suivre, mais Ghita garda le silence.

— Si quoi, chère Ghita, je vous en prie ? Vous étiez sur le point de dire quelque chose pour m’encourager, je crois…

— Oh ! combien je voudrais que cela fût vrai, mon pauvre Raoul ! J’allais ajouter : Si Dieu touche jamais votre cœur, et que vous vouliez vous agenouiller devant son autel, plein de foi, et ayant à votre côté une femme prête à vous sacrifier tout, excepté son amour pour l’être qui l’a créée, cherchez Ghita : vous la trouverez telle que vous désirez.

Raoul étendit les bras pour la serrer contre son cœur ; mais Ghita, se méfiant d’elle-même, l’évita, et s’enfuit comme si elle eût craint d’être poursuivie. Le jeune homme réfléchit un instant, à demi décidé de la suivre ; mais ensuite la prudence reprit son influence, et il sentit la nécessité de chercher un lieu de sûreté, tandis qu’il faisait encore nuit. L’avenir était encore devant lui, du moins en espérance, et cette espérance le portait à croire qu’il trouverait d’autres occasions de renouveler ses instances.

Mais Raoul Yvard connaissait peu Ghita Caraccioli, malgré toute son admiration pour elle. La nature l’avait douée de toute la sensibilité d’une femme, et son cœur était plein de tendresse pour lui ; mais l’amour pour son Dieu y était gravé en caractères encore plus profonds, et qui étaient ineffaçables. Dans tout ce qu’elle disait comme dans tout ce qu’elle sentait, elle était la vérité même ; et tandis qu’aucune fausse honte ne la portait à cacher son amour, elle trouvait dans ses principes une sorte d’armure morale qui la mettait à l’épreuve de tous les assauts de ce monde.

Notre héros trouva Ithuel dormant tranquillement dans le canot. L’homme du Granit avait bien compris sa situation ; et prévoyant qu’il aurait à ramer longtemps, il s’était couché sur le banc de l’arrière de sa yole, et reposait aussi paisiblement qu’il l’eût jamais fait à bord du Feu-Follet. Raoul ne put même l’éveiller qu’avec difficulté, et Ithuel reprit l’aviron avec répugnance. Avant de descendre du haut du rocher, Raoul avait jeté un coup d’œil sur la surface de la mer, et alors il écouta avec attention pour saisir quelques sons qui auraient pu venir des canots anglais ; mais rien n’était visible dans l’obscurité, et la distance ou les précautions qu’on prenait empêchaient aucun son d’arriver à l’oreille. Convaincu qu’il n’y avait point de danger à craindre au dehors, il se décida à sortir de la baie, et, faisant un détour pour éviter ses ennemis, à s’avancer vers l’ouest dans l’espoir de trouver son lougre au large. Comme il y avait dans ce moment une forte brise de terre et que le canot était beaucoup moins chargé, il n’était guère douteux qu’il ne réussît du moins à se mettre hors de vue, longtemps avant le retour du jour.

— Ma foi, Ithuel, s’écria Raoul après avoir donné à l’Américain un troisième coup de coude, vous dormez comme un capucin payé pour dire des messes à minuit. Venez, mon cher ; maintenant il faut se mettre en route, car la mer est libre au large.

— Eh bien, on dit que la nature est un bon ouvrier, capitaine Roule, répondit Ithuel en bâillant et en se frottant les yeux ; et elle n’a jamais fait une plus jolie cachette que celle-ci. On y dort si tranquillement ! Mais je suppose qu’il est temps de faire jouer les avirons, ou nous courons risque de ne pas revoir encore la France. Poussez l’avant du canot, capitaine Roule ; voici le trou, qui est presque aussi difficile à trouver qu’il le serait de faire passer un câble par le trou d’une aiguille. Poussez vivement, et nous serons bientôt au large.

Raoul suivit ce conseil. Ithuel toucha la barre, et la petite yole glissa par l’ouverture, et sentit l’impulsion des longues lames de fond de cette superbe baie. Les deux marins regardèrent autour d’eux avec quelque inquiétude, en sortant de leur retraite ; mais l’obscurité était trop profonde pour que rien fût visible sur la surface des eaux. Le jet de flamme qui illuminait le sommet du Vésuve ressemblait à l’éclair que produit la chaleur, et aurait distinctement marqué la position de cette montagne célèbre quand même ses sombres contours n’eussent pas été visibles. On apercevait aussi les cimes des montagnes au delà et au-dessus de Castellamare, de même que toute la ligne de la côte voisine, quoiqu’on ne pût distinguer celle qui était en face que par la faible lueur de mille lumières, qu’on voyait paraître et disparaître comme des étoiles éclipsées sur l’autre côté de cette grande nappe d’eau tranquille. On ne pouvait apercevoir que bien peu de chose sur la baie elle-même, et rien absolument le long de la côte voisine, l’ombre des rochers en couvrant les bords d’une large ceinture de ténèbres.

Après avoir regardé autour d’eux une bonne minute en silence, ils commencèrent à ramer pour s’écarter de la pointe, dans l’intention de gagner le large avant d’établir leurs petites voiles. Dès qu’ils furent dans la baie, un bruit de battement de voiles à peu de distance arriva à leurs oreilles et les fit tressaillir. Un même mouvement d’instinct les porta tous deux à regarder en avant, et ils aperçurent un bâtiment entrant dans la baie, et menaçant même de couper leur route. Il serrait le vent au plus près, amures bâbord, et larguait les ris de ses voiles, dans l’espoir de doubler la pointe sans virer. S’il y réussissait, il pourrait continuer sa route jusqu’à ce qu’il fut obligé de virer sous les rochers de la ville de Sorrento.

— Peste ! murmura Raoul, c’est un pilote hardi : il aime les rochers comme s’ils étaient sa maîtresse. Restons tranquillement où nous sommes, Itouel, et laissons-le passer ; car il pourrait nous donner de l’embarras.

— Ce sera le plus sage, capitaine Roule, quoique je ne croie pas que ce soit un bâtiment anglais. — Écoutez ! Le bruit qu’il fait en fendant l’eau est exactement celui d’un couteau qui coupe une tranche de melon d’eau bien mûr.

— Mon Feu-Follet ! s’écria Raoul en se levant, et étendant les bras comme s’il eût voulu embrasser son lougre chéri ; — ils nous cherchent, Itouel ; car ils nous attendaient beaucoup plus tôt.

Le bâtiment approchait rapidement, et quand ses contours devinrent visibles, il n’y eut plus de méprise à craindre. Ses deux énormes voiles en ciseaux, sa petite voile de tape-cul, tout son gréement paraissant un ouvrage de féerie, s’offrait à la vue comme à travers un brouillard, de même que l’oiseau aux ailes rapides prend une couleur et une forme quand il sort de la profondeur du vide. Le lougre n’était plus qu’à une cinquantaine de brasses ; encore une minute, et il serait passé.

— Vive la république ! dit Raoul d’une voix distincte, sans oser lui donner toute son étendue.

Les voiles battirent encore les mâts, et l’on entendit le bruit des pieds qui couraient sur le pont du lougre, qui vint ensuite rapidement au vent, à cinquante pieds du canot. Raoul surveilla ce mouvement, et à l’instant où le lougre avait perdu son aire, il plaça sa yole bord à bord, saisit une corde, et l’instant d’après il était sur son bord.

Raoul monta sur le gaillard d’arrière de son lougre avec la fierté d’un monarque qui monte sur son trône. Certain d’avoir un bâtiment qui ne lui manquerait pas à l’heure du danger, et plein de confiance en lui-même, ce marin intrépide n’éprouva aucune inquiétude, quoiqu’il sût qu’il était entouré de puissants ennemis. L’heure et le vent étaient favorables, et nulle sensation d’alarme ne troubla le plaisir de cet heureux moment. Les explications qui eurent lieu entre lui et Pintard, son premier lieutenant, furent courtes, mais satisfaisantes. Le Feu-Follet s’était tenu à quelque distance de la terre, toutes ses voiles amenées ; et en cet état, un lougre dont la coque s’élevait si peu au-dessus de l’eau, n’était pas visible à plus de cinq à six milles. À l’expiration du délai fixé, il était entré dans le golfe de Salerne pour attendre les signaux qui devaient lui être faits sur les hauteurs de Santa-Agata. N’en ayant aperçu aucun, il avait repris le large, et avait longé la côte dans l’espoir d’apprendre quelques nouvelles de son commandant. Quoique le lougre ne pût être aperçu de ses ennemis, on avait vu de son pont les trois croiseurs anglais, et cette circonstance y avait répandu beaucoup d’inquiétudes sur le sort du capitaine et de son compagnon. Dans l’après-midi de ce dernier jour, le Feu-Follet avança au nord-ouest d’Ischia, et doubla cette île dans la soirée, comme pour aller jeter l’ancre à Baies, où il se trouvait presque toujours quelques croiseurs des puissances alliées. Mais, comme le vent venait de la terre, il laissa porter, et, passant entre Procida et Misène, il entra dans la baie de Naples environ trois heures avant d’avoir rencontré Raoul, dans l’intention d’explorer toute la côte opposée pour y chercher la petite yole sur laquelle le capitaine était parti. Pintard avait vu le fanal hissé à la corne du grand mât de la Proserpine, et il avait pensé d’abord que ce pouvait être un signal du capitaine. Pour s’en assurer, il continua la même route, jusqu’au moment où à l’aide des longues vues de nuit on découvrit un bâtiment. Il vint aussitôt au plus près du vent, et fit deux petites bordées pour doubler la pointe derrière laquelle Raoul avait trouvé un lieu de refuge, la Marina Grande de Sorrento étant un des rendez-vous qu’il avait donnés à son lieutenant dans ses dernières instructions.

Le pont du Feu-Follet offrit la scène la plus animée, et des transports de joie éclatèrent lorsque Raoul y parut si inopinément. Il réunissait toutes les qualités qui pouvaient le faire aimer de son équipage. Brave, actif, entreprenant, bon et généreux, tout son monde avait pour lui un dévouement porté à un point qui n’est pas commun, même parmi sa nation chevaleresque. La familiarité d’un capitaine avec son équipage n’a pas les mêmes inconvénients chez les Français que chez leurs voisins et leurs grands antagonistes, les Anglais ; car les premiers n’en abusent jamais, et il était naturel à notre héros de parler franchement et à cœur ouvert à tous ceux qui étaient sous ses ordres, quelque place qu’ils occupassent sur son bord. Le caractère des hommes qui devaient lui obéir n’était pas aussi grossier et aussi intraitable que celui des Anglo-Saxons, et le naturel ardent et impétueux de Raoul était précisément ce qu’il y avait de plus propre à lui assurer leur admiration et leur attachement. Aussi se pressaient-ils autour de lui en ce moment sans hésitation et sans réserve, chacun désirant lui exprimer l’inquiétude qu’il avait eue et lui faire entendre ses félicitations.

— Je vous ai laissé jouer autour du feu, mes enfants, dit Raoul, touché des preuves d’affection qu’il recevait ; mais à présent nous prendrons, j’espère, notre revanche. Il y a le long de la côte des embarcations anglaises qui sont en chasse de ma yole : nous tâcherons d’en pincer une ou deux, quand ce ne serait que pour leur apprendre qu’il existe encore un bâtiment nommé le Feu-Follet.

Une exclamation générale de joie lui répondit, et un vieux timonier, qui avait donné à son commandant ses premières leçons de navigation, se fit jour à travers la foule, et lui fit ces questions avec la liberté d’un franc marin.

— Capitaine, dit-il, avez-vous donc vu de près ces Anglais ?

— Oui, Benoît, et d’un peu plus près que je ne l’aurais voulu. Pour vous dire la vérité, la cause qui m’a empêché de vous revoir plus tôt, c’est que j’ai passe mon temps à bord de notre ancienne amie la Proserpine. Ses officiers et son équipage ne pouvaient plus se passer de ma compagnie, une fois qu’ils eurent commencé d’en jouir.

— Diable, capitaine ! — Étiez-vous donc prisonnier ?

— Quelque chose comme cela, Benoît. Du moins ils m’avaient placé sous leur vergue de misaine, les pieds sur un caillebotis, et une corde autour du cou, et à ils allaient me faire hisser en l’air comme espion, quand, fort heureusement, deux ou trois coups de canon, tirés là-bas près de Naples, leur transmirent l’ordre de Nelson de me faire reconduire sous le pont. Comme je n’avais pas de goût pour de pareils amusements, et que je désirais revoir mon cher Feu-Follet, Itouel et moi, nous trouvâmes le moyen de reprendre notre yole, et nous les quittâmes sans leur faire nos adieux ; me promettant de retourner sur leur bord pour me faire pendre quand je n’aurais plus rien de mieux à faire.

Ce récit exigeait une explication, et Raoul la fit en peu de mots ; après quoi il ordonna que chacun retournât à son poste, afin qu’on pût manœuvrer le lougre. En quelques instants on fit porter les voiles bâbord amures, comme auparavant, et le Feu-Follet se remit en route en avant, gouvernant vers les rochers.

— Je vois un feu en mouvement du côté de Capri, capitaine, dit le premier lieutenant. Je suppose que c’est à bord de quelque bâtiment ennemi. Ils sont aussi nombreux que les mouettes dans les environs de cette baie.

— Vous avez raison, Pintard, c’est la Proserpine. Elle a fait hisser ce fanal pour servir de point de ralliement à ses embarcations. Elle est trop loin sous le vent pour qu’elle puisse nous inquiéter ; et nous sommes à peu près sûrs qu’entre cette frégate et les escadres qui sont à l’ancre près de Naples, il ne se trouve aucun bâtiment que nous devions craindre. — Tous nos feux sont-ils bien cachés ? Ayez soin d’y veiller, Pintard.

— Tout est en sûreté, capitaine. Le Feu-Follet ne montre jamais son feu que pour attirer quelque ennemi dans un bourbier.

Raoul sourit, et prononça le mot bon ! avec le ton d’emphase particulier aux Français. Et comme le lougre avançait rapidement vers les rochers, il passa lui-même sur le gaillard d’avant, pour veiller à ce qu’on n’eût aucun risque à courir. Ithuel, suivant son usage, était à son côté.

La plaine de Sorrento se termine, du côté la baie, par des montagnes de tuf perpendiculaires, et de hauteurs différentes, depuis cent jusqu’à près de deux cents pieds ; celles qui sont dans le voisinage de la ville sont les plus hautes, et elles sont couvertes de villas, de couvents et d’autres habitations, dont les fondations sont quelquefois placées sur des langues de rocher à cinquante pieds au-dessous des rues adjacentes. Raoul avait souvent fréquenté cette côte pendant le court règne de la faction Rufo, et il en connaissait presque toutes les parties. Il savait que son lougre pouvait, pour la plupart du temps, s’approcher des rochers presque jusqu’à les toucher, et il était convaincu que s’il rencontrait quelque embarcation de la Proserpine, ce ne pouvait être que près du rivage. Comme le vent descendait directement dans la baie à travers la campagne, entre le Vésuve et Castellamare, il fut obligé de virer vent devant dès que le Feu-Follet fut près des rochers, où l’obscurité était la plus grande et où il était impossible de le voir. À moins d’en être très-près. Pendant l’évolution, Raoul tressaillit, en s’entendant héler tout à coup.

— Ho, de la felouque s’écria en anglais une voix partant du canot qui touchait presque à l’avant du lougre.

— Hohé ! répondit Ithuel, levant un bras pour avertir tous ceux qui l’entouraient de se taire.

— Quel est ce bâtiment ? demanda encore la voix qui parlait sur le canot.

— Une felouque envoyée par l’amiral pour chercher la Proserpine ; et ne l’ayant pas trouvée près de Capri, nous retournons au mouillage de l’escadre.

— Attendez un instant, s’il vous plaît, Monsieur ; je passerai sur votre bord, et je vous tirerai peut-être d’embarras, car il arrive que je sais quelque chose de ce bâtiment.

— Volontiers, mais dépêchez-vous, je vous prie, car nous désirons profiter de ce bon vent, tandis qu’il dure.

Il est singulier qu’on se trompe si souvent, quand l’esprit commence par prendre une fausse direction ! Ce fut ce qui arriva à l’homme qui était sur le canot. Il s’était mis dans l’idée qu’il reconnaissait les contours d’une felouque, dont il se trouve un si grand nombre dans cette mer ; et il ne se présenta pas un instant à son imagination la pensée que ce pût être précisément le lougre qu’il avait inutilement cherché. Agissant d’après l’illusion à laquelle il se livrait, il mit son canot le long du bord, et l’instant d’après il fut sur le pont de son ennemi.

— Connaissez-vous Monsieur, Ithuel ? demanda Raoul, qui s’était avancé sur le passe-avant pour le recevoir.

— C’est M. Clinch, l’aide-master de la maudite Proserpine, — celui qui nous a parlé quand nous étions sur notre yole, à la hauteur de cette pointe là-bas.

— Quoi ! s’écria Clinch, sa voix laissant suffisamment voir son alarme, suis-je donc tombé entre les mains de Français ?

— Oui, Monsieur, répondit Raoul en le saluant poliment, mais non entre les mains d’ennemis. — Vous êtes à bord du Feu-Follet, et vous voyez Raoul Yvard.

— En ce cas, adieu, Jane, adieu pour toujours. J’ai passé une heureuse journée, quoique je n’aie pas manqué de besogne, car je commençais à me flatter qu’il y avait quelque chance en ma faveur. Un homme ne peut voir Nelson sans prendre courage et désirer de devenir quelque chose comme lui. Mais ce n’est pas dans une prison qu’on obtient de l’avancement.

— Entrons dans ma chambre, Monsieur ; nous pourrons y causer plus à l’aise, et nous y aurons de la lumière.

Clinch était au désespoir. Peu lui importait où on le conduirait. Il entra dans la chambre du capitaine et s’y assit, les yeux égarés. Une bouteille d’eau-de-vie était sur une table, et il y jeta un coup d’œil avec l’air de férocité qu’on peut supposer à un loup affamé qui regarde un agneau avant de sauter dans le parc.

— Reconnaissez-vous Monsieur Itouel ? demanda Raoul, la chambre étant éclairée par une lampe. Êtes-vous sûr que c’est lui qui a montré tant de satisfaction en apprenant que le prisonnier n’avait pas été pendu ?

— C’est lui-même, capitaine, — un brave homme d’officier au fond, et qui n’a jamais fait de mal à personne qu’à lui-même. On disait à bord de la frégate qu’il était allé à Naples pour vous rendre service.

— Bien ! — Il y a longtemps que vous êtes sur votre canot, monsieur Clinch. Vous souperez ici, vous boirez un verre de vin, et vous serez libre ensuite de vous embarquer dans votre canot et d’aller rejoindre votre frégate.

Clinch ouvrit de grands yeux, comme s’il n’eût pu croire ce qu’il entendait. Enfin, la vérité se présenta à son esprit, et il fondit en larmes. Sa sensibilité avait été mise à l’épreuve pendant toute cette journée. L’espérance avait fait briller à ses yeux une perspective de bonheur dans l’avenir, par suite de la confiance que son capitaine lui avait de nouveau témoignée, et des avis qu’il en avait reçus. Il avait parfaitement réussi dans la mission qui lui avait été donnée, et c’était en tâchant de faire encore mieux qu’il était tombé entre les mains des ennemis de son pays. Cet instant avait suffi pour faire écrouler et ruiner de fond en comble tous les châteaux en Espagne que son imagination avait construits avec tant de plaisir. Cependant l’air de bonté de Raoul, les explications qu’il avait demandées à Ithuel, et les paroles qu’il venait de lui adresser, avaient déchargé sa poitrine du poids d’une montagne ; et cette réaction subite dans ses sensations l’avait privé de toutes ses forces morales. Personne n’est assez dégradé pour ne pas conserver quelque étincelle du feu divin qui unit l’esprit à la matière. Clinch avait encore le sentiment intime qu’il était en état d’être autre chose que ce qu’il était, et il éprouvait des moments d’angoisse insupportable quand l’image de Jane, tendre, patiente et fidèle, se présentait à son imagination et semblait lui reprocher un penchant honteux dont il rougissait lui-même.

Il est vrai qu’elle ne lui faisait jamais de semblables reproches. Elle en était si loin, qu’elle refusait même de croire les rapports que lui faisaient les gens qu’elle regardait comme les ennemis de Clinch, et dont les médisances lui paraissaient des calomnies. Mais Clinch ne pouvait pas toujours imposer silence à la voix de sa conscience, et il se sentait souvent humilié en songeant avec combien plus de fermeté que lui Jane supportait le fardeau d’une si longue attente. Sa dernière conversation avec Cuff avait réveillé tout ce qui restait en lui d’ambition et de respect pour lui-même, et il avait quitté sa frégate le matin même, avec la résolution bien prononcée de se corriger, et de faire avec persévérance les plus grands efforts pour obtenir une commission, et par suite la main de Jane. La fin de la même journée le vit prisonnier, et ce fut un moment de profond désespoir ; mais la générosité de Raoul Yvard fit reparaître à ses yeux dans l’avenir une nouvelle perspective de bonheur.