Le Feu-Follet/Chapitre XXVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 347-359).


CHAPITRE XXVI.


« Bien des songes planèrent sur le bâtiment une heure avant sa mort ; et la vue qu’ils offraient du pays natal arracha des soupirs au dormeur. »
Wilson.



Raoul eut bientôt pris son parti sur ce qu’il avait à faire. Tandis qu’il consolait Clinch, il avait chargé Pintard, son premier lieutenant, de chercher le second canot ; mais quelques minutes de recherches sous les rochers convainquirent bientôt celui-ci qu’il était impossible de le trouver, et il revint en faire rapport à son commandant. D’une autre part, toute l’adresse d’Ithuel ne put réussira obtenir la moindre information des canotiers de l’embarcation capturée ; car il existait à bord de la Proserpine aussi bien qu’à bord du Feu-Follet un esprit de corps incapable de céder aux menaces ou à la corruption. L’Américain fut donc obligé de renoncer à des efforts infructueux ; mais il ne manqua pas d’attribuer le refus des canotiers de trahir leurs compagnons, à l’obstination anglaise, plutôt qu’à aucun motif honorable. Il faut pourtant avouer que cette disposition à imputer les motifs les plus blâmables à la conduite de ceux qu’il haïssait n’était pas particulière à l’Américain ni à son pays, et il est plus que probable qu’il n’aurait pas été lui-même jugé plus favorablement à bord de la frégate anglaise dans des circonstances semblables.

Convaincu enfin que l’autre canot lui avait échappé, et sentant la nécessité de sortir de la baie avant la fin de la nuit, Raoul donna, un peu à contre-cœur, l’ordre d’arriver vent arrière et de placer les voiles en ciseaux. Le léger esquif s’était alors avancé au vent assez loin pour se trouver sous les nobles rochers qui séparent la plaine de Sorrento des côtes de Vico ; promontoire escarpé qui oppose à la mer un mur perpendiculaire d’environ mille pieds de hauteur. Là le Feu-Follet sentit toute la force du vent de terre, et lorsque la barre eut été mise au vent, et les écoutes filées, un oiseau tournant sur ses ailes n’aurait pu déployer plus de grâce ni presque plus d’agilité que ce léger bâtiment n’en montra en virant. Raoul fit route alors de pointe en pointe, afin de ne pas risquer d’être surpris par un calme dans les criques et les baies qui dentèlent cette côte. Il passa ainsi devant la baie de Sorrento au lieu d’y entrer, et par conséquent il laissa Yelverton, qui avait abordé à la Marina, hors de la ligne de sa route.

La marche du lougre était si rapide, qu’au bout d’un quart d’heure Raoul et Ithuel, qui avaient repris leur poste sur le gaillard d’avant, revirent la pointe sous laquelle ils avaient été cachés si peu de temps auparavant, et ils firent mettre la barre à bâbord afin de s’en écarter. Les rochers et les criques, les baies et les villages, disparurent l’un après l’autre, et ils arrivèrent enfin à la passe entre Capri et Campanella. En longeant la côte de cette manière, leur intention avait été de capturer les canots anglais qui pourraient se trouver sur leur route ; car quoique Raoul eût résolu de rendre la liberté à son prisonnier, il avait le plus grand désir de s’assurer de quelque autre officier de la Proserpine ; mais il ne rencontra pas même un bateau, et quand une fois il fut au large, il ne put conserver aucun espoir de réussir dans ce projet.

Comme le Feu-Follet se trouvait alors à une proximité dangereuse des croiseurs ennemis, les circonstances exigeaient que Raoul prît un parti décisif. Heureusement, il connaissait la position des bâtiments anglais, circonstance qui diminuait certainement le danger ; mais il aurait été imprudent de rester longtemps à une lieue de leur mouillage, au risque de voir tomber la brise de terre. Jusqu’alors l’obscurité de la nuit et l’ombre des côtes avaient caché le bâtiment corsaire, et son commandant résolut, sinon littéralement de faire son foin pendant que le soleil brillait, du moins de profiter de l’absence de cet astre. Dans cette vue, il fit mettre en panne, le canot de Clinch étant amarré au passe-avant sous le vent, et il ordonna qu’on amenât les canotiers prisonniers sur le pont, et l’aide-master sur le gaillard d’arrière.

— C’est ici que je dois perdre le plaisir de votre compagnie, monsieur Clinch, dit Raoul avec une politesse qu’on pourrait appeler nationale : nous sommes aussi près de votre belle Proserpine que notre sûreté le permet, et nous désirons revoir notre belle France. Le vent est favorable pour nous conduire sur ses côtes, et en deux heures nous serions hors de vue, quand même il ferait jour. Vous aurez la complaisance de présenter mes compliments à M. Cuff. — oui, parbleu, et à ses braves Italiens qui ont tant d’amitié pour sir Smit. — Quant à vous, touchez là !

Raoul souriait en parlant ainsi, car, se jugeant en sûreté, son cœur était soulagé d’un grand poids, et son imagination lui rappelait des souvenirs plaisants. Quant à Clinch, ce discours était du grec pour lui, si ce n’est qu’il comprît qu’il allait être mis en liberté, et que l’intention des Français était de s’éloigner des côtes de l’Italie. Cette dernière circonstances lui fit plaisir, quoiqu’il eût donné bien des choses, quelques heures auparavant, pour savoir où trouver le lougre. Mais la générosité de Raoul avait opéré une révolution dans ses sentiments, et rien en ce moment n’était plus éloigné de ses désirs que d’être encore employé contre ce célèbre corsaire. Cependant il avait des devoirs à remplir envers la marine anglaise dont il faisait partie, envers Jane et envers lui-même.

— Capitaine Yvard, lui dit-il en serrant la main que celui-ci lui présentait, je n’oublierai jamais votre bonté, et je l’éprouve dans un moment très-heureux pour moi. Mon bonheur en ce monde — peut-être dans le monde à venir… — une exclamation : bah ! échappa involontairement à Raoul — dépendait de la liberté que vous me rendez. Je crois pourtant qu’il est juste de vous dire toute la vérité : — je dois faire tout ce qui dépendra de moi pour contribuer à la prise ou à la destruction de votre lougre, comme de tout autre bâtiment ennemi, aussitôt que je serai redevenu mon maître.

— Bon ! j’aime votre franchise autant que votre humanité, monsieur Clinch. Quand un Anglais m’attaque, je compte toujours trouver un brave ennemi ; et si c’est vous un jour, je sais que je n’y compterai pas en vain.

— Il sera de mon devoir, capitaine Yvard, de faire rapport au capitaine Cuff de l’endroit où j’ai trouvé votre lougre, de celui où je l’ai laissé, et de la route que je crois que vous suivez. S’il me fait des questions sur votre armement, votre équipage et autres détails de ce genre, je devrai lui répondre avec vérité.

— Mon cher, vous êtes un brave et honnête homme. Je voudrais qu’il fût midi, pour que vous puissiez voir mon petit lougre en plein jour, car c’est une coquette qui est assez jolie pour ne pas avoir besoin de se couvrir le visage d’un voile. Dites à votre capitaine tout ce que vous savez, et si M. Cuff a envie de faire attaquer encore une fois mon Feu-Follet, montez sur le premier canot ; nous serons toujours charmés de revoir M. Clinch. — Quant à la route que nous comptons suivre, vous voyez que nous avons le cap tourné vers la belle France. Il y a de quoi faire une belle chasse. Adieu, mon cher Clinch, au revoir.

Tous les officiers serrèrent la main de Clinch, qui leur fit de nouveau, et avec émotion, ses remerciements de la manière libérale dont il était traité. Il suivit aussi ses canotiers dans son gig, et se dirigea vers le fanal qui brûlait encore à bord de la Proserpine. Le Feu-Follet mit le vent dans ses voiles en même temps, et disparut aux yeux de Clinch dans l’obscurité, tandis qu’il gouvernait vers l’ouest, comme s’il eût voulu traverser le détroit de Bonifacio pour se diriger vers la France.

Mais, dans le fait, Raoul n’avait pas cette intention. Sa croisière n’était pas finie ; et, quoique entouré d’ennemis, sa position n’était pas sans attraits pour un homme de son caractère. Pas plus tard que la veille du jour où il était entré dans la haie de Naples sous le costume d’un lazzarone, il avait capturé un transport chargé d’approvisionnements pour l’escadre anglaise, et l’avait envoyé à Marseille ; il savait qu’on en attendait un autre à chaque instant, et c’était une excuse aux yeux de son équipage pour ne pas s’éloigner encore de la baie. Les ressources qu’il fallait trouver en ayant toujours, pour ainsi dire, à courir la bouline ; le plaisir de prouver l’allure supérieure de son lougre ; les occasions de se distinguer et tous les autres motifs tirés de sa profession, n’étaient rien auprès du sentiment qui l’attirait vers Ghita. Il commençait aussi à se mêler à son amour une sensation voisine du désespoir. Quoique la jeune Italienne lui montrât constamment tant de douceur et même de tendresse, elle lui avait toujours tenu le même langage, et s’était montrée particulièrement ferme dans ses principes. Dans leurs conversations récentes — et nous n’avons pas cru nécessaire de les rapporter toutes — Ghita lui avait exprimé sa répugnance à unir son destin à celui d’un homme dont le Dieu n’était pas son Dieu, avec une force et une netteté qui ne permettaient pas de douter qu’elle ne parlât très-sérieusement, et que ses actions ne dussent être d’accord avec ses paroles. Ce qui achevait de démontrer clairement sa résolution, c’était la manière ingénue avec laquelle elle avouait toujours sans hésiter, qu’elle avait donné toute son affection à Raoul, et qui ne laissait aucun prétexte pour supposer que ses discours n’étaient qu’un jeu. L’entretien qu’il venait d’avoir cette nuit avec elle, pesait sur le cœur du jeune Français, et il lui était impossible de s’armer d’assez de résolution pour consentir à se séparer d’elle, — peut-être pour plusieurs mois, — après une apparence de rupture entre eux.

Dès qu’on fut certain que le lougre était assez loin pour ne pouvoir plus être vu de Clinch, on remit au plus près, bâbord amures, et le cap fut tourné vers les ruines célèbres de Pestum, sur la côte orientale de la baie de Salerne. Un marin accoutumé à l’Océan aurait cru qu’il n’y avait pas assez de vent pour donner, même à un bâtiment si léger, le degré de vitesse avec laquelle il semblait glisser sur l’eau ; mais la brise de terre était chargée de l’humidité de la nuit ; la même cause avait tendu la toile des voiles, et la force motrice avait presque doublé. Le Feu-Follet vira, vent devant, à huit grands milles de l’endroit où il avait changé de route, et assez au vent pour pouvoir avancer en ligne directe vers les rochers situés derrière le village de Santa-Agata, résidence de Ghita en ce moment. Raoul avait un double motif pour agir ainsi. Des bâtiments anglais passaient constamment entre la Sicile, Malte et Naples, et comme ceux qui marchaient au nord s’approchaient naturellement de la terre en cet endroit, sa position pouvait lui fournir les moyens de faire une bonne prise au retour du jour, s’il apercevait au large quelque bâtiment qui lui convînt. D’une autre part, il pourrait recevoir un signal de Ghita, signal qui serait bien cher à son cœur. Qui savait même si son inquiétude et son affection ne l’amèneraient pas sur le bord de l’eau ? Et, en ce cas, une autre entrevue avec elle ne serait pas impossible. Telle est la force de la passion, et Raoul y céda, comme l’aurait fait un homme plus faible et moins résolu, le héros soumis à son influence ne valant guère mieux que l’homme jeté dans le moule le plus ordinaire.

Les deux ou trois dernières journées avaient été des heures d’inquiétude et de fatigue pour les officiers et l’équipage du lougre, aussi bien que pour leur capitaine, et tout ce qui se trouvait à bord du Feu-Follet commençait à sentir l’impérieux besoin de dormir. Ithuel était dans son hamac depuis une heure, et Raoul pensait alors sérieusement à suivre son exemple. Ayant donné ses instructions à son troisième lieutenant, qui était de quart sur le pont, notre héros descendit dans sa chambre, et au bout de quelques minutes son esprit avait également oublié ses craintes et ses espérances.

Tout semblait favoriser le lougre et les projets de son commandant. Le vent tomba graduellement, et bientôt le sillage devint si faible, que c’est tout juste si le bâtiment gouvernait, ne laissant après lui que cette sorte de gonflement régulier qui agite toujours le fond de l’Océan, comme la respiration comprimée de quelque animal gigantesque. Le matin parut plus sombre ; mais la surface du golfe était lisse et tranquille, et rien n’annonçait un motif pressant de vigilance et d’attention.

Il y a des moments de léthargie dans la vie d’un marin. Des jours de travail pénible amènent des nuits ou le besoin du sommeil se fait sentir ; et le repos de toute la nature est une invitation pressante à imiter son exemple. Le son même de l’eau qui s’élève et retombe en frappant contre le côté d’un bâtiment, produit le même effet que la chanson de la nourrice pour endormir un enfant. La réaction qui suit la cessation des travaux de la journée détruit toute disposition à chanter, à plaisanter, à causer ; et l’esprit, comme le corps, ne sent plus que le besoin du repos. Dans de pareilles circonstances, il n’est donc pas étonnant que la bordée qui était de quart à bord du Feu-Follet se soit laissée aller à satisfaire un besoin si naturel. On permet aux matelots de sommeiller en de pareils moments, pourvu que quelques-uns restent sur le qui-vive ; mais le devoir même, quand il n’est pas soutenu par la nécessité, finit par paraître difficile et pénible. Les têtes des vigies tombèrent l’une après l’autre sur leur poitrine, et le jeune lieutenant, qui était assis sur le coffret d’armes, après avoir inutilement combattu, perdit le sentiment de sa situation présente, et rêva de la Provence ; de sa mère et de son premier amour. Le marin qui tenait la barre avait seul les yeux ouverts, et était maître de toutes ses facultés. C’est un poste qui exige une vigilance constante ; et il arrive quelquefois, sur les bâtiments où la rigide discipline d’un service régulier n’est pas observée, que les autres comptent tellement sur lui, qu’ils oublient leur propre devoir, dans la parfaite conviction que l’homme qui est à la roue s’acquittera du sien.

Telle était, en ce moment, la situation des choses à bord du Feu-Follet. Un des meilleurs marins du lougre était à la roue du gouvernail, et tous les autres étaient sûrs qu’il n’y aurait pas la moindre variation, que pas un changement à faire à la voilure ne deviendrait nécessaire, sans qu’Antoine fût prêt à les en avertir. D’ailleurs, chaque jour ressemblait tellement à la veille dans cette saison tranquille de l’année et sur cette belle mer, que tous ceux qui étaient à bord connaissaient les changements réguliers qui avaient lieu à certaines heures de la journée. — Le matin, le vent du sud ; — l’après-midi, le zéphyr ; — le soir, la brise de terre, — arrivaient avec la même exactitude que le lever et le coucher du soleil. Nul danger ne paraissait à craindre, et personne ne songea à résister à un assoupissement que le besoin de repos rendit bientôt général.

Il faut pourtant en excepter Antoine ; ses cheveux étaient gris, et le sommeil n’était plus un besoin si impérieux pour lui. Il se faisait un point d’honneur de ne jamais apporter la moindre négligence dans les devoirs de sa profession ; de longues années l’avaient fait profiter des leçons de l’expérience, et l’habitude des dangers avait donné à son ouïe et à sa vue un degré de plus d’intensité. Bien des fois il tourna les yeux du côté de Campanella pour s’assurer si quelque signe pourrait lui faire découvrir la présence de l’ennemi dans les environs ; mais l’obscurité ne lui permit de distinguer que les sombres contours d’une côte élevée et bordée de rochers. Quand ses regards s’arrêtaient sur le pont, il voyait que tout dépendait de ses soins et de sa vigilance ; mais un coup d’œil jeté, d’abord sur la voilure, et ensuite du côté du vent, lui inspira une entière sécurité. Pour charmer son isolement, il se mit à chanter à demi-voix une chanson des troubadours de son pays, qu’il avait apprise dans sa jeunesse. Ce fut ainsi qu’il passa son temps jusqu’au moment où il vit paraître, au-dessus des montagnes qui sont du côté d’Éboli, ces belles teintes qui annoncent le lever de l’aurore ; et il n’en fut pas fâché, car il venait précisément d’entendre un bruit qui l’inquiétait.

— Hé ! — Hé ! mon lieutenant ! dit Antoine à voix basse, de peur que ses compagnons, s’éveillant s’il parlait plus haut, ne s’aperçussent que l’officier de quart s’était endormi aussi bien qu’eux ; — c’est moi, mon lieutenant ; c’est Antoine.

— Eh ! — Oh ! — Quoi ! — C’est vous, Antoine ? Eh bien ! que me voulez-vous ?

— J’entends un bruit qui ne me plaît pas, mon lieutenant ; je crois que c’est celui du ressac. — Écoutez ! — n’est-ce pas l’eau qui frappe contre les rochers de la côte ?

— Le ressac ? Non. Nous sommes à un mille de la terre ; cette côte n’a point de bas-fonds, et le capitaine nous a dit de la longer avant de mettre en panne ou de l’appeler. — Que de chemin a fait ce petit sorcier pendant notre quart, Antoine ! Nous ne sommes plus qu’à une portée de mousquet des hauteurs, et nous n’avons pas eu ce qu’on peut appeler du vent.

— Pardon, mon lieutenant, mais je n’aime pas ce bruit de ressac. — il vient de plus près que la côte. — Voudriez-vous avoir la bonté d’aller sur le gaillard d’avant, et jeter un coup d’œil en avant de nous ? on commence à pouvoir distinguer à peu près les objets.

Le jeune homme bâilla, étendit les bras, et se mit en marche vers l’avant, tant pour se dégourdir les jambes, que pour calmer les inquiétudes d’un vieux marin dont il respectait l’expérience. Cependant son pas n’avait pas son élasticité ordinaire, et il fut près d’une minute avant d’arriver près des bittes de bossoir ; mais, dès qu’il y fut, il leva les bras vers le ciel, comme par un mouvement de frénésie, et s’écria d’une voix qui fut entendue dans toutes les parties du lougre :

— La barre au vent, — la barre au vent, Antoine ! — Mollissez les écoutes, mes enfants !

Le Feu-Follet s’éleva en ce moment sur une grosse lame de fond, et retomba l’instant d’après avec un choc semblable à celui qu’on éprouve quand on a fait un saut et qu’on tombe moins bas qu’on ne s’y attendait. Il resta fixé sur un lit de rochers, et aussi incapable de mouvement que les pierres qui l’entouraient, pierres qui avaient bravé les vagues de la Méditerranée depuis près de trois mille ans. En un mot, le lougre avait touché sur un de ces îlots célèbres, situés sous les hauteurs de Santa-Agata, et connus sous le nom d’îles des Sirènes, dont a parlé le plus ancien des poètes profanes, Homère. À peine ce choc s’était-il fait sentir, que Raoul parut sur le pont ; il y fut suivi presque au même instant par tout ce qui était doué de vie sur le bâtiment, et l’on n’y vit plus qu’une scène d’alarme et d’activité, mais sans confusion.

C’est dans un pareil moment qu’on peut juger des qualités et des ressources d’un capitaine. De tous ceux qui l’entouraient, Raoul fut celui qui montra le plus de calme et de sang-froid ; — le seul qui conserva assez de présence d’esprit pour donner les ordres nécessaires. — Il ne fit pas d’exclamations inutiles, il n’adressa à personne un mot de reproche, il ne jeta même pas un regard de mécontentement sur aucun de ceux qui avaient été de quart. Le malheur était arrivé, il ne songea qu’à y remédier, s’il était possible, remettant à un autre moment l’intérêt de la discipline et la distribution des châtiments.

— Il est ancré aussi solidement qu’une cathédrale, lieutenant, dit-il tranquillement au jeune officier dont la négligence avait causé tout le mal. Je ne vois pas à quoi peuvent servir toutes ces voiles ; amenez-les toutes sur-le-champ ; elles pourraient porter le bâtiment plus avant sur les rochers, s’il arrivait qu’il se relevât.

Le jeune homme obéit, toutes les libres et tous les nerfs de son corps agités par le souvenir de sa faute. Se rendant ensuite sur l’arrière, il jeta un coup d’œil sur la position désespérée du lougre, et, avec cette impétuosité qui caractérise sa nation, il se précipita dans la mer, et ne reparut plus sur la surface de l’eau. On fit sur-le-champ rapport à Raoul de ce triste suicide.

— S’il eût pris ce parti une heure plus tôt, répondit-il, le Feu-Follet ne serait pas en ce moment fixé sur ces rochers, comme un bâtiment en radoub. — Mais courage, mes enfants ! voyons s’il ne nous est pas encore possible de sauver notre beau lougre.

S’il y avait du stoïcisme et de l’amertume dans cette réponse, elle ne provenait pas du moins d’une froide cruauté. Après Ghita, son lougre était pour Raoul ce qu’il aimait le mieux au monde, et la faute de l’avoir laissé échouer pendant un calme paraissait à ses yeux devoir être placée parmi les péchés impardonnables. Ce n’était pourtant pas un événement très-rare. Les bâtiments, comme les hommes, font souvent naufrage par excès de confiance ; et la côte de l’Amérique, une de celles du monde entier dont un marin prudent peut s’approcher avec le plus de sûreté, à cause de la régularité de ses sondes, pourrait raconter l’histoire de bien des désastres semblables, arrivés uniquement parce qu’on ne voyait aucun signe de danger. Raoul ne se serait point pardonné une telle négligence, et ce que l’amour-propre ne nous porte point à excuser, la philanthropie le pardonne rarement.

On sonda les pompes, et l’on reconnut que le lougre s’était échoué si doucement, que les coutures du bâtiment ne s’étaient pas ouvertes. Cette circonstance laissait quelque espoir de le sauver, et Raoul ne négligea aucun des moyens qui pouvaient y contribuer. Le soleil commençant alors à paraître à l’horizon, il aperçut une felouque venant de Salerne vent arrière, si l’on peut appeler vent le peu qui restait encore de la brise de la nuit, et il fit partir Ithuel sur une embarcation bien armée, avec ordre de s’en emparer et de l’amener près des rochers. Il prit cette mesure dans le double dessein de faire servir la prise, s’il était possible, à dégager son lougre retenu entre les rochers, ou, pour dernière ressource, d’y passer avec tout son équipage pour retourner en France. Il n’expliqua pourtant ses motifs à personne, et personne ne prit la liberté de les lui demander. Raoul était strictement alors un commandant agissant dans une occasion désespérée. Il réussit même à enchaîner la volubilité naturelle de ses compatriotes, et à y substituer cette attention profonde et silencieuse, fruit de la discipline par suite de laquelle il avait obtenu des succès si extraordinaires dans ses entreprises. C’est à ce manque de silence et d’attention qu’on peut attribuer tant de revers qu’a incontestablement essuyés sur mer un peuple aussi entreprenant que brave ; et ceux qui lui veulent du bien apprendront avec plaisir que ce mal a été réparé en grande partie.

Dès que l’embarcation fut partie pour aller attaquer la felouque, Raoul fit mettre sa yole à la mer, et commença à sonder lui-même tout autour du lougre. Les rochers des Sirènes, comme on appelle encore aujourd’hui ces îlots, s’élèvent assez au-dessus de la surface de la mer pour être visibles à quelque distance, quoique, placés en alignement avec la côte, il n’eût pas été très-facile de les apercevoir à l’heure ou le Feu-Follet toucha, quand même l’officier et les hommes qui étaient de quart en ce moment eussent été attentifs à leur devoir au lieu de dormir. Le lever du soleil permit bientôt aux Français de s’assurer positivement de leur situation, et de reconnaître l’étendue de leur danger. Le lougre avait été soulevé par une lame de fond plus forte que de coutume, et était retombé dans l’interstice de deux pointes de rocher. L’eau était assez profonde tout autour, mais on ne pouvait songer à le remettre à flot sans l’alléger. Tant qu’il n’y aurait pas de vent et que la mer serait calme, le lougre paraissait assez en sûreté ; mais si une nouvelle lame venait à le soulever et qu’il retombât sur les rochers, il serait inévitablement brisé. Il ne fallut pas plus de cinq minutes à Raoul pour être bien assuré de tous ces faits, et il s’applaudit d’avoir fait partir Ithuel si promptement pour se rendre maître de la felouque. Il alla ensuite reconnaître les rochers pour voir quelle facilité ils pourraient donner pour alléger le bâtiment. Quelques-uns sortaient de l’eau suffisamment pour que les objets qu’on y déposerait pussent être à sec ; mais il est difficile en tout temps de s’approcher des rochers qui sont entourés d’eau de tous les côtés, attendu que la mer haussant et baissant, même pendant les calmes, éprouve souvent de grandes variations dans l’élévation de sa surface. Cependant les Français reconnurent en cette occasion que l’eau conservait son niveau mieux que de coutume, et qu’il était possible d’établir des dépôts sur différents points.

Raoul donna ordre qu’on se mît sur-le-champ sérieusement à l’ouvrage. Le lougre avait quatre embarcations, une chaloupe ou launch, un grand canot, une yole et un petit canot nommé jolly-boat. Ithuel était parti dans le grand canot avec un fort équipage, et l’on se servit des trois autres pour décharger le lougre. Raoul avait vu en un instant que ce n’était pas le moment de prendre des demi-mesures, et qu’il fallait faire de grands sacrifices ; sauver son bâtiment et son équipage était les deux grands objets qu’il avait en vue. Tous les ordres qu’il donna furent donc dirigés vers ce double but. On vida l’eau des pièces dans la cale en les défonçant, et l’on fit jouer les pompes le plus tôt possible. Des provisions de toute espèce furent jetées à la mer, car Raoul en avait trouvé beaucoup à bord de sa dernière prise, y et le Feu-Follet tirait même depuis ce temps plus d’eau qu’il n’en fallait pour sa meilleure allure. En un mot, tout ce dont on pouvait se passer fut jeté à la mer, et l’on ne garda que les approvisionnements nécessaires pour arriver en Corse, où le capitaine avait dessein de se rendre dès qu’il aurait remis son bâtiment à flot.

La Méditerranée n’a pas de marées régulières, quoique son eau monte et descende à certains intervalles d’une manière sensible, mais irrégulièrement, soit par suite des vents, soit par l’influence des mers voisines. Cette circonstance prévenait le danger que le Feu-Follet ne fût jeté à la côte par la haute marée ; mais d’une autre part, elle privait les marins de l’avantage de pouvoir profiter du flot. La mer laissa donc le lougre dans la position où l’accident l’avait placé, et les marins ne purent compter que sur leurs efforts pour l’en tirer.

En ce moment critique, Raoul fit tout ce qu’exigeait la responsabilité dont il était chargé. Une heure de travail actif, bien dirigé et continué avec persévérance, apporta un changement matériel à l’état des choses. Le nombre des travailleurs était grand, comparativement à la petitesse du bâtiment qu’il s’agissait d’alléger ; et au bout du temps dont nous venons de parler, un officier fit rapport au capitaine que les lames du fond commençaient soulever le bâtiment, qu’il ne tarderait pas à talonner, et que, dans ce cas, il ne pouvait manquer d’être défoncé. C’était un motif pour ne pas décharger davantage le lougre, et pour achever les préparatifs qu’on avait commencés pour le relever, car il n’aurait pas été prudent de différer cette mesure après que la diminution du poids permettait de la prendre. La chaloupe qui avait été mouiller une ancre au large revenait à bord avec le bout du câble ; mais, par un aussi grand fond, le succès de cette manœuvre était bien douteux, et il était à craindre que le câble appelant presque à pic, l’ancre ne pût tenir et ne chassât en virant sur le câble.

À l’exception de cette difficulté, tout paraissait propice en ce moment. Le vent était tout à fait tombé ; la brise du sud n’avait duré que très-peu de temps, et nulle autre n’y avait succédé. La mer n’était certainement pas plus agitée qu’elle ne l’avait été depuis le commencement de la matinée, et c’était presque un calme plat. Rien n’était en vue que la felouque, et non-seulement elle était en la possession d’Ithuel, mais elle n’était qu’à un demi-mille des rochers, et chaque minute l’en rapprochait encore. Encore dix minutes, et elle serait près du lougre. Raoul s’était assuré qu’il y avait assez d’eau autour du Feu-Follet pour permettre à un bâtiment comme sa prise d’y toucher, et il y avait sur le pont un grand nombre d’objets prêts à être transportés à bord de la felouque, avant qu’on commençât à s’occuper de retirer le lougre. Plusieurs rochers avaient aussi été couverts de tonneaux, de caisses, de cordages, de lest, et de tout ce qu’on avait pu y porter, — à l’exception des armes et des munitions ; car Raoul les conservait avec un soin religieux, étant secrètement bien décidé à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Il n’y avait pourtant aucune apparence que cette nécessité arrivât, et les officiers commençaient se flatter qu’ils seraient en état de remettre leur bâtiment à flot avant l’arrivée de la brise ordinaire de l’après-midi. En attendant la felouque, et pour que le travail n’éprouvât ensuite aucune interruption, Raoul ordonna qu’on fît déjeuner l’équipage.

Ce moment de repos lui donna le loisir de regarder autour de lui et de réfléchir. Ses yeux se tournèrent vingt fois vers les hauteurs de Santa-Agata, qui avaient un grande attrait pour lui, et qui lui offraient en même temps un sujet d’inquiétude. Il est presque inutile de dire que l’attrait qui y attirait ses yeux était l’image de Ghita, toujours présente à son esprit ; mais son inquiétude avait pour cause la crainte que quelque curieux n’eût reconnu son lougre, et n’eût voulu faire connaître aux bâtiments anglais qu’on savait à l’ancre à la hauteur de Capri, seulement à une lieue ou deux de l’autre côté des hauteurs, dans quelle position il se trouvait alors. Mais la matinée n’était pas avancée ; tout paraissait tranquille de ce côté, et, le lougre étant à peine visible quand toutes ses voiles étaient amenées, il y avait lieu d’espérer que personne ne s’était encore aperçu de l’accident qu’il avait éprouvé. L’approche de la felouque le ferait pourtant peut-être découvrir, quoique Ithuel eût pris la précaution de ne hisser aucun pavillon.

Raoul Yvard était en ce moment de loisir et de repos, tout différent de ce qu’il avait été quelques heures auparavant. Alors il marchait sur le pont de son petit lougre, la tête haute, en homme fier de sa force et de sa jeunesse ; en ce moment, il avait la tête penchée sur sa poitrine, et réfléchissait comme ceux qui viennent d’éprouver un malheur ou un revers. Néanmoins, il n’avait rien perdu de son caractère entreprenant et chevaleresque ; et, assis sur le couronnement de son Feu-Follet échoué, il méditait le projet d’emporter quelque bon bâtiment anglais à l’abordage et par surprise, s’il ne réussissait pas à dégager le lougre. La felouque lui fournirait le moyen de faire cette tentative, et son équipage était assez nombreux et assez brave pour qu’elle pût réussir.

Il songeait encore à cet expédient, quand Ithuel, obéissant à un ordre qui lui fut transmis par un porte-voix, plaça sa prise bord à bord avec le lougre, et l’y amarra. Les hommes qui avaient accompagné Ithuel furent envoyés sous le pont pour prendre leur déjeuner, et Raoul invita l’Américain à partager le sien. Tout en faisant ce repas frugal, ils s’entretinrent de ce qui s’était passé pendant l’heure qu’avait duré leur séparation. Le rapport d’Ithuel à son commandant ne fut pas long ; mais celui-ci apprit avec une nouvelle inquiétude que tout l’équipage de la felouque s’était enfui sur un canot en les voyant arriver, convaincus que la prise du bâtiment était inévitable, et qu’ils étaient débarqués à Scaricatojo. Cela prouvait, qu’ils savaient quel était le bâtiment échoué sur les rochers des Sirènes, et l’on ne pouvait guère douter qu’ils n’en informassent les Anglais dans le cours de la matinée.