Le Feu (D’Annunzio)/04

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Traduction par G. Hérelle.
La Revue de Paristome 3, mai-juin (p. 722-771).


Dès l’heure de la première nuit, Stelio, pour gagner la maison de la Foscarina, préférait entrer par la grille du jardin Gradenigo et passer au milieu des arbres et des arbustes redevenus sauvages. L’actrice avait obtenu de faire communiquer son jardin avec celui du palais abandonné, par une brèche ouverte dans le mur de séparation. Mais, depuis quelque temps, lady Myrta était venue habiter les vastes chambres silencieuses qui avaient eu pour dernier hôte le fils de l’impératrice Joséphine, le vice-roi d’Italie. Ces chambres s’étaient ornées de vieux instruments sans cordes et le jardin s’était peuplé de beaux lévriers sans proie.

Rien ne semblait à Stelio plus doux et plus triste que ce chemin vers la femme qui l’attendait en comptant les heures, si lentes et pourtant si fugaces. Dans l’après-midi, le quai de San-Simeon-Piccolo se dorait comme une rive de fin albâtre. Les reflets du soleil jouaient avec les fers des proues alignées près du débarcadère, frissonnaient sur les marches de l’église et sur les colonnes du péristyle, animaient les pierres disjointes et usées. Quelques felses pourris gisaient à l’ombre, sur les dalles, avec leur serge que les pluies avaient endommagée et déteinte, pareils à des catafalques délabrés par l’usage funèbre, à des poêles vieillis sur le chemin du cimetière. D’un palais déchu, converti en fabrique de cordages, une suffocante odeur de chanvre sortait par les barreaux de fer qu’obstruait un duvet grisâtre, semblable à un enchevêtrement de toiles d’araignées. Là, au fond du Campiello della Comare, herbeux comme l’enclos consacré d’une paroisse champêtre, s’ouvrait la grille du jardin, entre deux pilastres que couronnaient des statues mutilées où les rameaux du lierre, desséchés sur leurs membres, offraient l’image de veines en relief. Rien ne paraissait au visiteur plus doux et plus triste. Autour du Campiello, les cheminées des humbles maisons fumaient en paix vers la coupole verte. De temps à autre, un vol de pigeons, quittant les sculptures des Scalzi, traversait le canal ; on entendait le sifflet d’un train passant sur le pont de la lagune, la cantilène d’un cordier, le bourdonnement de l’orgue, la psalmodie des prêtres. L’été des morts trompait la mélancolie de l’amour.

— Hélion ! Sirius ! Altaïr ! Donovan ! Ali-Nour ! Nerissa ! Piuchebella !

Assise sur un banc contre le mur tapissé de rosiers, lady Myrta appelait ses chiens. La Foscarina était près d’elle, debout, dans un costume fauve qui rappelait cette fière étoffe appelée rouanne, en usage autrefois à Venise. Le soleil enveloppait les femmes et les roses dans une même tiédeur blonde.

— Vous êtes vêtue aujourd’hui comme Donovan, — dit lady Myrta à l’actrice, avec un sourire. — Savez-vous que Stelio préfère Donovan à tous les autres ?

La Foscarina se colora de rougeur. Elle chercha des yeux le lévrier fauve.

— C’est le plus beau et le plus fort, dit-elle.

— Je crois qu’il le désire, — ajouta la vieille dame avec une indulgente douceur.

— Que ne désire-t-il pas ?

Lady Myrta remarqua la mélancolie qui voilait la voix de l’amante. Elle garda le silence quelques instants.

Les chiens étaient là, graves et tristes, pleins de somnolence et de rêves, loin des plaines, des steppes et des déserts, accroupis sur le pré de trèfle où serpentaient les courges avec leurs fruits creux, d’un vert jaune. Les arbres étaient immobiles, comme s’ils eussent été fondus dans le même bronze qui recouvrait les trois coupoles inégales de San-Simeone. Le jardin avait le même aspect sauvage que le grand édifice de pierre terni par la fumée tenace du Temps, strié par la rouille des ferrures qui avait coulé sous les pluies d’innombrables automnes. Et, tout entière, la chevelure d’un grand pin résonnait de ce ramage qui certainement, à cette minute, devait arriver aussi, du jardin clos, jusqu’aux oreilles de Radiana.

« Il vous fait souffrir ? » aurait voulu demander la vieille femme à l’amante : car ce silence lui pesait, et elle se sentait réchauffer par l’ardeur de cette âme douloureuse comme par ce tardif été. Mais elle n’osa pas. Elle poussa un soupir. Son cœur, toujours jeune, palpitait au spectacle de la passion désespérée et de la beauté menacée. « Ah ! vous êtes belle encore, et votre bouche attire encore les baisers, et l’homme qui vous aime peut s’enivrer encore de votre pâleur et de vos regards ! » pensait-elle en considérant l’actrice absorbée, vers laquelle s’allongeaient les roses de novembre. « Mais moi, je suis un spectre. »,

Elle baissa, les yeux, vit sur ses genoux ses propres mains déformées ; et elle s’étonna que ces mains fussent les siennes, tant elles lui semblèrent tordues et mortes, lamentables monstres qui ne pouvaient toucher sans provoquer le dégoût, qui ne pouvaient caresser désormais que les chiens somnolents. Elle sentit les rides sur sa face, les fausses dents contre ses gencives, les cheveux postiches sur sa tête, toute la ruine de son pauvre corps qui jadis avait obéi aux grâces de son esprit délicat ; et elle s’étonna de sa propre persistance à lutter contre les ravages des ans, à se tromper elle-même, à recomposer chaque matin la ridicule illusion avec les essences, avec les huiles, avec les onguents, avec les fards, avec les teintures. Mais, dans le printemps continuel de son rêve, sa jeunesse ne demeurait-elle pas toujours présente ? Hier, hier encore, n’avait-elle pas caressé un aimable visage avec ses doigts parfaits, chassé le renard et le cerf dans les hauts comtés, dansé avec son fiancé dans un parc, sur un air de John Dowland ?

« Il n’y a pas de miroirs chez la comtesse de Glanegg : il y en a trop chez lady Myrta ! — pensait la Foscarina. — La première a caché aux autres et à elle-même sa décadence ; la seconde s’est vue chaque matin vieillir, a compté ses rides une à une, a ramassé dans son peigne ses cheveux morts, a senti ses dents vaciller dans ses gencives pâles ; et elle a voulu réparer par les artifices le dommage irréparable. Pauvre âme tendre qui voudrait vivre encore charmante et souriante ! Mais il faut disparaître, mourir, s’abîmer sous terre ! » Elle aperçut le petit bouquet de violettes que lady Myrta portait épinglé au bas de sa jupe. En toute saison, il y avait là, dans un pli, une fleur fraîche, à peine visible, comme le signe de la quotidienne illusion printanière, de l’enchantement toujours nouveau qu’elle se donnait à elle-même par le souvenir, par la musique, par la poésie, par tous les arts du rêve, contre la vieillesse, contre l’infirmité, contre la solitude. « Il faut vivre une suprême heure de flamme et puis disparaître à jamais sous terre, avant que tout charme soit évanoui, avant que toute grâce soit morte. »

Elle sentit la beauté de ses propres yeux, la voracité de ses lèvres, la force rude de ses cheveux pliés par la tempête, toute la puissance des rythmes qui sommeillaient dans ses muscles et dans ses os. Elle réentendit les paroles de son ami, celles qui l’avaient louée ; elle le revit dans la fureur du désir, dans la douceur de l’alanguissement, dans l’oubli le plus profond. « Quelques jours encore, quelques jours encore je lui plairai, je lui brûlerai le sang. Quelques jours encore ! » Les pieds dans l’herbe, le front au soleil, parmi l’odeur des roses qui se fanaient, dans cette robe fauve qui la faisait pareille au magnifique animal de proie et de course, elle se consumait de passion et d’attente, avec une soudaine effervescence de vie, comme si dans le présent eût reflué cet avenir auquel elle renonçait par une volonté de mort. « Viens ! Viens ! » En elle-même, elle appelait l’aimé, avec une sorte d’ivresse, sûre qu’il allait venir, puisqu’elle le pressentait, et que jamais son pressentiment ne l’avait trompée. « Quelques jours encore ! » Chaque minute passée lui paraissait une spoliation inique. Immobile, elle désirait et souffrait vertigineusement. Au battement de son pouls, vibrait tout le jardin sauvage, pénétré de chaleur jusque dans les racines. Elle crut qu’elle allait perdre connaissance et se laisser choir.

— Ah ! voilà Stelio ! — s’écria lady Myrta, en apercevant le jeune homme qui apparaissait entre les lauriers.

L’amante se retourna, rapide, colorée de rougeur. Les lévriers se levèrent, dressèrent les oreilles. La rencontre des deux regards eut un jaillissement d’éclair. Encore une fois, comme toujours en présence de la créature merveilleuse, l’aimé avait la divine sensation d’être enveloppé tout à coup dans un éther enflammé, dans un vibrant effluve qui semblait l’isoler de l’atmosphère commune et en quelque sorte le ravir. Ce prodige d’amour, il l’avait un jour associé à une image physique, en se rappelant que, certain soir lointain de son enfance, comme il traversait un terrain solitaire, il s’était vu enveloppé soudain par des feux follets et avait jeté un cri.

— Vous étiez attendu par tout ce qui vit dans cette enceinte, — lui dit lady Myrta, avec un sourire qui dissimulait le trouble de ce pauvre cœur juvénile emprisonné dans ce vieux corps infirme, au spectacle de l’amour et du désir. — En venant, vous avez obéi à un appel.

— C’est vrai, — dit le jeune homme, qui déjà tenait par le collier Donovan accouru près de lui en souvenir des habituelles caresses. — Le fait est que j’arrive de fort loin. Devinez d’où ?

— D’un paysage de Giorgione !

— Non ; du cloître de Santa-Apollonia. Connaissez-vous le cloître de Santa-Apollonia ?

— C’est votre invention d’aujourd’hui ?

— Mon invention ? Nullement ; c’est un cloître en pierre, un cloître véritable, avec ses colonnettes et son puits.

— Cela est possible ; mais tous les lieux que vous regardez deviennent vos inventions, Stelio !

— Ah ! lady Myrta, ce cloître est un joyau que je voudrais vous donner, que je voudrais transporter ici, dans votre jardin ! Imaginez un petit cloître secret, ouvert sur une ordonnance de colonnes accouplées et exténuées comme les sœurs qui se promènent au soleil pendant le jeûne, très délicates, ni blanches, ni grises, ni noires, mais de la plus mystérieuse couleur qu’ait jamais donnée à la pierre ce grand maître coloriste, le Temps ; et, au milieu, un puits ; et, sur la margelle usée par la corde, un seau sans fond. Les nonnes ont disparu ; mais je crois que les ombres des Danaïdes fréquentent ce lieu…

Il s’interrompit tout à coup en se voyant environné par la troupe des lévriers ; et il se mit à imiter les voix gutturales que jette dans les chenils l’homme de la meute. Les chiens devinrent inquiets ; leurs yeux mélancoliques se ravivèrent. Deux d’entre eux, qui étaient restés à l’écart, accoururent avec des bonds allongés par-dessus les arbustes et s’arrêtèrent devant lui, secs et luisants comme des paquets de nerfs enveloppés de soie.

— Ali-Nour ! Crissa ! Nerissa ! Clarissa ! Altaïr ! Hélion ! Hardicanute ! Veronese ! Hierro !

Il les connaissait tous par leur nom ; et eux, quand il les appelait, semblaient le reconnaître pour leur maître. Il y avait là le lévrier d’Écosse, natif des hautes montagnes, au poil épais et rude, plus dur et plus fourré vers les joues et le museau, gris comme le fer neuf ; et le lévrier d’Irlande, destructeur de loups, rougeâtre, robuste, dont l’œil brun tournait en montrant le blanc ; et celui de Tartarie, moucheté de jaune et de noir, originaire des immenses steppes asiatiques où, la nuit, il gardait la tente contre les hyènes et les léopards ; et celui de Perse, blond et petit, aux oreilles couvertes de longs poils soyeux, à la queue touffue, pâle sur les flancs et le long des jambes, plus gracieux que les antilopes qu’il avait tuées ; et le galgo espagnol, immigré avec les Maures, ce magnifique animal que le nain pompeux tient en laisse dans le tableau de Vélasquez, instruit à courre et à forcer dans les plaines nues de la Manche ou dans les landes de Murcie et d’Alicante, couvertes d’alfa ; et le sloughi arabe, le déprédateur illustre du désert, à la langue et au palais noirâtres, avec tous les tendons visibles, avec toute l’ossature se révélant à travers la peau fine, noble cœur fait d’orgueil, de courage et d’élégance, habitué à dormir sur de beaux tapis et à boire le lait pur dans un vase pur. Et, rassemblés comme une meute, ils frémissaient autour de celui qui savait réveiller dans leur sang engourdi les instincts primitifs de la poursuite et du carnage.

— Qui de vous était le meilleur ami de Gog ? — demanda-t-il en regardant les uns après les autres ces beaux yeux inquiets qui se fixaient sur lui. — Toi, Hierro ? Toi, Altaïr ?

Son accent singulier animait les bêtes sensitives qui l’écoutaient avec un grondement sourd et interrompu. Chacun de leurs mouvements suscitait une onde luisante dans leur pelage divers ; et les longues queues, recourbées à l’extrémité comme des crochets, battaient légèrement les cuisses musculeuses, les jarrets bas.

— Eh bien, je vous dirai ce que j’ai tu jusqu’à ce jour : Gog, vous entendez ? celui qui, d’un seul coup de ses mâchoires, cassait les reins du lièvre, Gog est estropié.

— Oh ! vraiment ? — s’écria lady Myrta, très affligée. — Est-il possible, Stelio ? Et Magog ?

— Magog est sain et sauf.

C’était la couple de lévriers que lady Myrta avait donnée à son jeune ami et que celui-ci avait emmenée dans sa maison au bord de la mer.

— Mais comment cela est-il arrivé ?

— Ah ! le pauvre Gog ! Il avait déjà tué trente-sept lièvres. Il possédait toutes les vertus de la grande race : la rapidité, la résistance, une promptitude inouïe dans les voltes, et le désir constant de tuer la proie, et la manière classique de la saisir par derrière en courant droit sur elle et faisant le crochet avec elle, presque toujours au même instant. Avez-vous jamais assisté à une course de lévriers, Foscarina ?

Elle était si attentive que son nom, prononcé à l’improviste, la fit tressaillir.

— Jamais.

Elle était suspendue aux lèvres de Stelio, fascinée par leur instinctive expression cruelle tandis qu’il expliquait l’œuvre de sang.

— Jamais ? Alors vous ne connaissez pas l’un des plus rares spectacles de hardiesse, de véhémence et de grâce qu’il y ait au monde. Regardez !

Il attira vers lui Donovan, se pencha, le palpa de ses mains expertes.

— Dans la nature, il n’existe pas de machine plus précise et plus puissamment adaptée à sa destination. Le museau est aigu pour fendre l’air, long pour que les mâchoires puissent briser la proie du premier coup. Le crâne est large entre les deux oreilles pour contenir le plus grand courage et la plus grande adresse. Les joues sont sèches et musculeuses, les lèvres si courtes qu’elles recouvrent à peine les dents…

Avec une facilité sûre, il ouvrit la gueule du chien, qui n’essaya pas de résister. La denture apparut, éblouissante, et le palais marqué de larges ondulations noires, et la langue mince et rose.

— Regardez ces dents ! Regardez comme les canines sont longues et un peu crochues à la pointe, pour mieux tenir prise ! Nulle autre espèce de chien n’a la gueule construite pour mordre d’une façon aussi parfaite.

Ses mains s’attardaient à cet examen, et il semblait que son admiration pour ce superbe exemplaire n’eussent pas de limites. Il avait posé un genou dans le trèfle et recevait au visage l’haleine de l’animal qui se laissait palper avec une docilité insolite, comme s’il eût compris l’éloge du bon connaisseur et en eût joui.

— Les oreilles sont petites et attachées très haut, droites quand l’animal est excité, mais tombantes et comme adhérentes au crâne quand il est au repos. Elle n’empêchent pas d’ôter et de remettre le collier sans défaire la boucle. Voyez !

Il ôta et remit le collier, qui cerclait exactement le cou.

— Un cou de cygne, long et flexible, qui lui permet de happer le gibier à toute vitesse sans perdre l’équilibre. Ah ! une fois, j’ai vu Gog saisir en l’air un lièvre qui avait bondi par-dessus un fossé… Mais observez maintenant les parties les plus importantes : la largeur et la profondeur de la poitrine, pour la longue haleine ; l’obliquité des épaules proportionnée à la longueur des jambes ; la formidable masse musculaire des cuisses ; les jarrets courts, l’épine dorsale creuse entre deux faisceaux de muscles solides… Regardez ! Les vertèbres d’Hélion sont visibles en relief, celles de Donovan sont cachées dans un sillon. Les pattes ressemblent à celles des chats, avec les ongles rentrés, pas trop cependant : des pattes élastiques, sûres. Et quelle élégance dans les côtes, disposées à la façon d’une belle carène, et dans cette ligne qui s’efface vers l’abdomen complètement effacé ! Tout concourt à une seule fin. La queue, forte au point d’attache et fine à l’extrémité — regardez ! — presque pareille à celle d’un rat, sert de gouvernail à l’animal et lui est nécessaire pour tourner quand le lièvre fait un crochet. Vérifions, Donovan, si en cela aussi tu es parfait.

Il prit la pointe de la queue, la passa sous la cuisse, la tira vers l’os de la hanche, parvint à lui faire toucher exactement l’apophyse.

— Oui, parfait ! Un jour, j’ai vu un Arabe de la tribu d’Arbâa prendre cette mesure sur son sloughi. Ali-Nour, tremblais-tu, quand tu apercevais le troupeau des gazelles ? Figurez-vous, Foscarina : le sloughi tremble quand il découvre la proie ; il tremble comme un roseau, et tourne vers son seigneur des yeux doux et suppliants, pour qu’on le détache ! Je ne sais pourquoi cela me plaît et m’émeut si fort. Terrible est en lui le désir de tuer ; tout son corps est prêt à se détendre comme un arc ; et il tremble ! Non de peur, non d’incertitude ; il tremble de ce désir. Ah ! Foscarina, si vous voyiez en ce moment-là un sloughi, vous ne manqueriez pas de lui dérober sa façon de trembler, et vous sauriez la rendre humaine par votre art tragique, et vous donneriez encore aux hommes un nouveau frisson… Sus ! Ali-Nour, torrent de rapidité dans le désert ! Te souvient-il d’avoir ainsi tremblé ? Maintenant, tu ne trembles que de froid…

Allègre et mobile, Stelio lâcha Donovan, prit entre ses mains la tête serpentine du tueur de gazelles et le regarda au fond de ces pupilles où flottait la nostalgie des pays torrides et silencieux, des tentes déployées après l’étape aux mirages trompeurs, des feux allumés pour le repas du soir sous les larges étoiles qui semblent vivre dans la palpitation du vent à la cime des palmiers.

— Des yeux de rêve et de mélancolie, de courage et de fidélité ! Avez-vous jamais songé, lady Myrta, que le lévrier aux beaux yeux est précisément le mortel ennemi des animaux aux beaux yeux, comme la gazelle et le lièvre ?

La Foscarina était entrée dans ce corporel enchantement d’amour par où il semble que les confins de la personne se dilatent et se fondent dans l’air, si bien que toutes les paroles et tous les actes de l’aimé suscitent chez l’amante un tremblement plus doux que n’importe quelle caresse. Le jeune homme avait pris entre ses mains la tête d’Ali-Nour ; mais c’était sur ses propres tempes qu’elle sentait le toucher de ces mains. Le jeune homme examinait les pupilles d’Ali-Nour ; mais c’était au fond de son âme propre qu’elle sentait ce regard. Et il lui parut que la louange donnée aux yeux du lévrier allait à ses propres yeux.

Elle était là, debout sur l’herbe comme ces fiers animaux qu’il aimait, vêtue comme celui qu’il préférait entre tous, comme eux hantée par le confus souvenir d’une lointaine origine, et un peu étourdie par l’ardeur des rayons que reflétait le mur tapissé de rosiers, comme dans l’étourdissement et le feu d’une fièvre légère. Elle entendait Stelio parler de ces choses vivantes, de ces membres aptes à la course et à la prise, de la vigueur, de l’adresse, de la puissance naturelle, de la vertu du sang ; et elle le voyait près de terre, dans l’odeur de l’herbe, dans la chaleur du soleil, flexible et fort, palpant la peau et les os, mesurant l’énergie des muscles visibles, jouissant au contact de ces corps généreux, participant presque à cette bestialité délicate et cruelle qu’il s’était souvent complu à représenter dans les inventions de son art. Et elle-même, les pieds dans la terre chaude, sous les souffles du ciel, semblable par la couleur de son vêtement au déprédateur fauve, elle sentait monter des racines de sa propre substance un étrange sentiment de bestialité primitive et comme l’illusion d’une lente métamorphose où elle perdrait une partie de sa conscience humaine et redeviendrait une fille de la nature, une force ingénue et brève, une vie sauvage.

Ne touchait-il pas ainsi en elle le plus obscur mystère de l’être ? Ne lui faisait-il pas sentir ainsi la profondeur animale d’où avaient jailli ces révélations de son génie tragique, inattendues et qui avaient secoué, enivré la multitude comme les spectacles du ciel et de la mer, comme les aurores, comme les tempêtes ? Lorsqu’il lui avait parlé du sloughi tremblant, n’avait-il pas deviné de quelles analogies naturelles l’actrice tirait les puissances d’expression qui émerveillaient les poètes et les peuples ? C’était parce qu’elle avait retrouvé le sens dionysiaque de la nature naturante, l’antique ferveur des énergies instinctives et créatrices, l’enthousiasme du dieu multiforme émergé de la fermentation de tous les sucs, c’était pour cela qu’elle apparaissait au théâtre si nouvelle et si grande. Quelquefois, elle avait cru sentir en elle-même l’imminence de ce prodige qui faisait se gonfler d’un lait divin le sein des Ménades à l’approche des petites panthères avides de nourriture.

Elle était là, debout sur l’herbe, agile et fauve comme le lévrier favori, pleine du souvenir confus d’une lointaine origine, vivante et désireuse de vivre sans mesure pendant l’heure brève qui lui était concédée. Elles étaient évanouies, les molles vapeurs des larmes ; tombées, les aspirations douloureuses vers la bonté et le renoncement, disparues, toutes les grises mélancolies du jardin abandonné. La présence de l’animateur élargissait l’espace, changeait le temps, accélérait le battement du cœur, multipliait la faculté de jouir, créait une fois encore le fantôme d’une fête magnifique. Elle était une fois encore telle qu’il voulait la façonner, oublieuse des misères et des craintes, guérie de tout mal triste, créature de chair qui vibrait dans le jour, dans la chaleur, dans le parfum, dans les jeux des apparences, prête à traverser avec lui les plaines évoquées et les dunes et les déserts dans la furie des poursuites, à s’enivrer de cette ivresse, à se réjouir au spectacle du courage, de l’astuce, des proies sanglantes. De seconde en seconde, par ses paroles, par ses gestes, il la faisait à sa ressemblance.

— Ah ! chaque fois que je voyais le lièvre se rompre sous les dents du chien, un éclair de regret passait dans ma joie, pour ces grands yeux humides qui s’éteignaient ! Plus grands que les tiens, Ali-Nour, et que les tiens aussi, Donovan, et splendides comme les étangs, durant les soirs d’été, avec leurs forêts de joncs qui s’y baignent, avec tout le ciel qui s’y mire et qui s’y transfigure. Avez-vous jamais vu un lièvre le matin, sortir des sillons fraîchement ouverts par la charrue, courir quelques instants sur le givre argenté, puis s’arrêter dans le silence, s’asseoir sur ses pattes de derrière, dresser les oreilles, regarder l’horizon ? Il semble que son regard pacifie l’Univers. Le lièvre immobile qui, dans une trêve de sa perpétuelle inquiétude, contemple la campagne fumante ! Il serait impossible d’imaginer un plus sûr indice de paix parfaite aux alentours. À cet instant-là, c’est un animal sacré qu’il faut adorer…

Lady Myrta eut un éclat de son rire juvénile qui découvrit sa denture chryséléphantine et fit remuer sous son menton ses peaux de tortue.

— Ce doux Stelio ! — s’écria-t-elle, riant toujours. — Adorer d’abord, puis mettre en pièces. Telle est votre coutume, n’est-ce pas ?

La Foscarina regarda la rieuse avec étonnement, car elle l’avait oubliée ; et cette femme, assise là sur ce banc de pierre jauni par les lichens, avec ces mains tordues, avec cette scintillation d’or et d’ivoire entre les lèvres minces, avec ces petits yeux glauques sous les paupières flasques, avec cette voix enrouée et ce rire clair, la fit penser à une de ces vieilles fées palmipèdes qui vont par la forêt suivies d’un crapaud obéissant. Dans l’oubli où elle s’était perdue, les étranges paroles ne la pénétrèrent pas ; néanmoins, elles lui furent désagréables comme un grincement.

— Ce n’est pas ma faute, — répondit Stelio, — si les lévriers sont faits pour tuer les lièvres et non pour somnoler entre les murs d’un jardin, sur l’eau d’un canal mort.

De nouveau il se mit à imiter les voix gutturales que jette dans les chenils l’homme de la meute :

— Crissa ! Nérissa ! Altaïr ! Sirius ! Piuchebella ! Hélion !

Les chiens excités s’agitaient ; leurs yeux se rallumèrent ; leurs muscles secs tressaillirent sous le pelage fauve, noir, blanc, plombé, tacheté, moucheté ; les longues cuisses se courbèrent sur les jarrets comme des arcs prêts à se détendre pour décocher dans l’espace l’ossature plus aride et plus agile qu’un faisceau de flèches.

— Là, là, Donovan ! Là !

Du doigt, il montrait sur l’herbe, au fond du jardin, une forme d’un gris rougeâtre qui offrait l’apparence d’un lièvre aux oreilles couchées, accroupi. Sa voix impérieuse trompait les lévriers hésitants. Et il était beau de voir au soleil ces corps maigres et robustes, dans leur soie vivante, reluire, frémir et onduler à l’incitation de la voix humaine, comme, dans les pavoisements, les plus légers drapeaux sous le souffle de la brise.

— Là, Donovan !

Et le grand chien fauve le regarda dans les prunelles, fit un bond formidable, s’élança vers la proie illusoire avec toute la véhémence de son instinct réveillé. En une seconde il l’atteignit ; il s’arrêta, déçu ; il demeura en arrêt, plié sur les pattes antérieures, le cou allongé ; puis, de nouveau, il bondit, se mêla aux jeux de la bande qui l’avait suivi en grand désordre, se prit de querelle avec Altaïr ; puis, le museau dressé, il poursuivit en aboyant un vol de moineaux qui, de la cime du pin, s’élevaient dans l’azur avec un gai frou-frou d’ailes.

— Une courge ! une courge ! — criait l’imposteur parmi les éclats de rire. — Pas même un lapin ! Pauvre Donovan ! Un coup de dent sur une citrouille ! Ah ! pauvre Donovan, quelle humiliation ! Prenez garde, lady Myrta, que, de honte, il n’aille se noyer dans le canal.

Prise par la contagion de l’hilarité, la Foscarina riait avec lui. Sa robe rouanne et les robes des lévriers brillaient au soleil oblique sur le vert du trèfle. La blancheur de ses dents et son rire sonore lui emplissaient la bouche d’une jeunesse nouvelle. L’ennui du jardin séculaire se déchirait comme les toiles d’araignée quand une main violente ouvre une fenêtre depuis longtemps close.

— Voulez-vous Donovan ? — dit lady Myrta, avec une grâce malicieuse qui était celle de son âme et qui se perdit dans ses rides comme un ruisseau dans un ravin. — Je connais, je connais votre art…

Stelio cessa de rire, et il rougit comme un enfant.

Un flot de tendresse gonfla le sein de la Foscarina, pour cette rougeur puérile. Tout entière elle étincela d’amour. Et un désir fou de prendre l’aimé entre ses bras fit trembler ses poignets, ses lèvres.

— Le voulez-vous ? — demanda de nouveau lady Myrta, heureuse de pouvoir donner et reconnaissante à celui qui savait recevoir le don avec un plaisir si frais et si vivace. — Donovan est à vous !

Avant de dire merci, Stelio chercha des yeux le lévrier avec une sorte d’angoisse. Il le revit splendide, puissant, très beau, avec l’empreinte du style sur chacun de ses membres, comme si Pisanello l’avait dessiné pour le revers d’une médaille.

— Mais Gog ? Qu’est-il advenu de Gog ? Vous ne nous en avez plus rien dit ! — ajouta la donatrice. — Ah ! comme on oublie facilement les invalides !

Stelio regardait la Foscarina, qui s’était retournée et s’en allait vers le groupe des lévriers, cheminant sur l’herbe, avec une svelte ondulation un peu semblable à ce pas que les vieux Vénitiens appelaient justement « à la lévrière ». La robe rouanne, dorée par le soleil couchant, paraissait flamboyer sur sa personne flexible. Et il était évident qu’elle se dirigeait ainsi vers l’animal de sa couleur, à qui l’actrice, par un profond instinct mimique, s’assimilait étrangement, tout près d’une métamorphose.

— Ce fut après une course, — expliqua Stelio. — J’avais l’habitude de lancer chaque jour un lièvre sur les dunes, le long du rivage. Souvent les campagnards m’en apportaient de vivants : de ceux de ma terre, bruns, robustes, prompts à la défense, très rusés, capables de griller et de mordre. Ah ! lady Myrta, il n’est aucun terrain de course plus beau que ma plage libre. Vous connaissez les hauts plateaux immenses du Lancashire, le sol desséché du Yorkshire, les dures plaines d’Altcar, les marais de la basse Écosse, les sables de l’Angleterre méridionale ; mais un galop sur mes dunes plus blondes et plus lumineuses que les nuages d’automne, par-dessus les buissons de genévrier et de tamaris, par-dessus les étroites embouchures limpides des petites rivières, par-dessus les petits étangs salés, le long de la mer plus verte qu’une prairie, en vue des montagnes de neige et d’azur, cela obscurcirait vos plus heureux souvenirs, lady Myrta.

— Italie ! — soupira la vieille fée bénigne. — Italie, fleur du monde !

— C’était sur cette plage que je lançais le lièvre. J’avais instruit un homme à découpler les chiens au moment voulu, et je suivais la course à cheval… Certes, Magog est un excellent coureur ; mais je n’avais jamais vu un tueur plus ardent et plus prompt que Gog…

— Il est des chenils de Newmarket ! — dit la donatrice avec orgueil.

— Un jour, je revenais à la maison par le bord de la mer. La course avait été brève ; Gog avait rejoint le lièvre après deux ou trois milles. Je revenais au petit galop, rasant l’eau calme. Gog galopait de front avec mon cheval Cambyse ; et, de temps à autre, il s’élançait vers la pièce de gibier pendue à l’arçon de ma selle, en aboyant. Tout à coup, devant une charogne qui se trouvait sur le sable, mon cheval fit un bond à droite et, dans l’écart, frappa de son fer le chien qui se mit à hurler, en relevant sa patte gauche de devant, cassée, semblait-il, à la cheville. J’arrêtai à grand’peine la bête effarouchée, et je revins sur mes pas. Mais, dès que Cambyse aperçut de nouveau la charogne, il fit volte-face et me força la main. Ce fut alors une fuite vertigineuse à travers les dunes. Quelques instants plus tard, avec une émotion que je ne saurais dire, j’entendis à la queue de mon cheval le halètement de Gog. Il me suivait, comprenez-vous ! Poussé par la générosité du sang, oublieux de la douleur, il m’avait rejoint, avec sa patte cassée, il m’accompagnait, il passait devant moi ! Mes yeux rencontrèrent ses beaux yeux doux ; et, tandis que je m’efforçais de maîtriser mon cheval affolé, mon cœur se fendait chaque fois que la pauvre patte blessée effleurait le sable. Je l’adorai, je l’adorai alors !… Me croyez-vous capable de pleurer ?

— Oui, — répondit lady Myrta, — même de pleurer.

— Eh bien, pendant que ma sœur Sofia lavait la blessure avec ses belles mains sur lesquelles tombaient des larmes, je crois que moi aussi…

La Foscarina était près d’eux, avec Donovan qu’elle tenait par le collier, redevenue pâle et presque effacée, comme si déjà commençait à la pénétrer le froid du soir. La coupole de bronze allongeait son ombre sur les herbes, sur les lauriers, sur les charmilles. Une humidité violette, où nageaient les derniers atomes de l’or solaire, se répandait entre les troncs et les branches que faisaient trembler les souffles intermittents. Et les oreilles maintenant réentendaient le ramage qui emplissait la chevelure du pin semée de cônes vides.

« Eh bien, oui, nous vous appartenons, — semblait dire la femme accompagnée du lévrier qui, saisi par les premiers frissons du soir, se serrait contre ses genoux. — Oui, nous vous appartenons à jamais. Nous sommes ici pour servir. »

— Rien au monde ne me trouble et ne m’enflamme comme ces soudaines apparitions de la vertu du sang, — continuait le jeune homme, exalté par le souvenir de cette heure émue.

On entendit le long sifflet d’un train qui passait sur le pont de la lagune. Un souffle effeuilla entièrement une large rose blanche, dont il ne resta que la baie à l’extrémité d’une ronce. Les chiens s’approchèrent, se groupèrent, se serrèrent les uns contre les autres, frileux ; sous la peau fine, leurs os décharnés frissonnaient, et, dans leurs têtes allongées et plates comme celles des reptiles, reluisaient leurs yeux mélancoliques.

— Ne vous ai-je pas raconté, Stelio, de quelle manière sut mourir une femme du meilleur sang de France, justement dans une grande battue à laquelle j’assistais ? — lui demanda lady Myrta, en qui cette image tragique et lamentable avait été réveillée par l’expression qu’elle venait d’apercevoir sur le visage pâli de la Foscarina.

— Non, jamais. Qui était cette femme ?

— Jeanne d’Elbeuf. Soit imprudence, soit inexpérience ou d’elle ou du cavalier qui était à son flanc, elle fut blessée (jamais on ne sut par qui) en même temps que le lièvre qui passait entre les jambes de son cheval. On la vit tomber lourdement par terre. Nous accourûmes tous, et nous la trouvâmes là, sur l’herbe, pelotonnée dans le sang, à côté du lièvre qui se tordait. Dans le silence et dans la consternation, comme nous restions tous pétrifiés et que nul n’osait encore ni parler ni faire un mouvement, la pauvre créature leva la main d’une façon presque imperceptible, indiqua l’animal blessé qui souffrait, et (je n’oublierai jamais son accent) elle dit : « Tuez-le, tuez-le, mes amis… Ça fait si mal ! » Et elle mourut aussitôt.

Déchirante douceur de ce novembre souriant comme un malade qui se croit enfin en convalescence et jamais n’éprouva pareil bien-être et ne sait pas qu’il est près de son agonie !

— Mais qu’avez-vous aujourd’hui, Fosca ? Que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous si fermée avec votre ami ? Dites ! Parlez-moi !

Stelio, entrant par hasard à Saint-Marc, l’avait vue adossée à la porte de la chapelle où est le Baptistère. Elle était là, seule, immobile, le visage dévoré par la fièvre et par l’ombre, avec des yeux pleins d’épouvante fixés sur les figures terribles des mosaïques qui flamboyaient dans un feu jaune. Derrière la porte, on répétait un chœur ; et le chant s’interrompait, puis recommençait sur la même cadence.

— Je vous en prie, je vous en prie, laissez-moi seule ! J’ai besoin d’être seule ! Je vous en conjure !

Le son de ses paroles révélait la sécheresse de sa bouche convulsée. Elle fit un mouvement pour se retourner, pour fuir. Il la retint.

— Mais parlez ! Dites au moins une parole, que je comprenne !

Elle chercha encore à se dérober ; et ce mouvement exprima une indicible souffrance. Elle eut l’aspect d’une créature déchirée par un supplice, torturée par un bourreau. Elle semblait plus misérable qu’un corps attaché à la roue, tenaillé par le fer brûlant.

— Je vous en conjure ! Si je vous fais pitié, la seule chose qu’à présent vous puissiez pour moi, c’est de me laisser partir…

Elle parlait à voix basse ; et, qu’elle ne criât pas, que de sa gorge ne sortissent pas des hurlements et des râles, cela paraissait une chose non humaine, tant était visible le spasme de toute cette âme bouleversée.

— Une parole, au moins une parole, que je comprenne !

Une flamme de fureur monta sur ce visage défait.

— Non. Je veux être seule.

Sa voix fut aussi dure que son regard. Elle tourna les épaules, fit quelques pas comme une personne saisie par le vertige et qui se hâte vers un appui.

— Foscarina !

Mais il n’osa pas la retenir. Il vit la désespérée cheminer dans la zone de soleil qui, par la porte qu’ouvrait une main inconnue, envahit la Basilique avec l’impétuosité d’un torrent. La profonde caverne d’or, avec ses apôtres, avec ses martyrs, avec ses bêtes sacrées, scintilla toute derrière elle comme si les mille torches du jour s’y fussent précipitées. Le chant s’arrêta, puis recommença.

« J’étouffe de tristesse… La violente envie de me révolter contre mon sort, de m’en aller à l’aventure, de chercher… Qui sauvera mon espérance ? De qui me viendra la lumière ?… Chanter, chanter ! Mais je voudrais enfin chanter un chant de vie… Sauriez-vous me dire où se trouve à présent le Maître du Feu ? » Elle les portait imprimées dans les yeux, imprimées dans l’âme, les paroles que contenait la lettre de Donatella Arvale, avec toutes les particularités de l’écriture, avec toutes les singularités des caractères, vivantes comme la main qui les avait tracées, palpitantes comme ce poignet impatient. Elle les voyait gravées sur les pierres, dessinées dans les nuages, reflétées dans les eaux, indélébiles et inévitables comme les arrêts du Destin.

« Où irai-je ? où irai-je ? » À travers son agitation et sa désespérance lui arrivait la douceur des choses, la tiédeur des marbres dorés, l’odeur de l’air calme, la langueur des loisirs humains. Elle regarda une femme du peuple enveloppée dans sa mante brune, assise sur les marches de la Basilique, ni vieille ni jeune, ni belle ni laide, qui jouissait du soleil et mangeait un grand morceau de pain dont elle détachait les bouchées avec ses dents et qu’elle mâchait ensuite avec lenteur, les yeux mi-clos pour savourer ce bien, tandis que ses sourcils blonds luisaient en haut de ses joues. « Ah ! si je pouvais me changer en toi, prendre ton sort, me contenter de soleil et de pain, ne penser plus, ne souffrir plus ! » Le repos de cette pauvre femme lui sembla une félicité infinie.

Elle se retourna avec un sursaut, craignant et espérant d’être suivie par l’aimé. Elle ne l’aperçut pas. Elle aurait fui, si elle l’avait aperçu ; mais elle eut le cœur serré comme s’il l’envoyait à la mort sans un mot de rappel. « Tout est fini. » Elle perdait toute mesure et toute certitude. Les idées passaient en elle, rompues et entraînées confusément par l’angoisse comme les plantes et les pierres dans le ravage d’un fleuve débordé. En chaque aspect des choses ses yeux égarés voyaient une confirmation de l’arrêt qui la condamnait, ou une obscure menace de nouveaux malheurs, ou un symbole de son état, ou une signification d’occultes vérités qui devaient agir cruellement sur son existence. Au coin de Saint-Marc, près de la Porte de la Carte, elle sentit vivre comme s’ils eussent été de sombre sang les quatre rois de porphyre qui s’embrassent pour un pacte avec un seul bras, tandis que leur poing dur serre le glaive dont la garde se termine en bec d’épervier. Les innombrables veines des marbres divers dont est incrusté le flanc du temple, ces trames confuses de couleur variée, ces labyrinthes et ces méandres qui s’enchevêtrent, furent pour elle comme une image visible de sa propre diversité intérieure, de la confusion même de ses pensées. Tour à tour elle avait la sensation que les choses étaient étrangères, lointaines, inexistantes, puis familières, voisines, participant à sa vie secrète. Tour à tour elle croyait se trouver en des lieux inconnus, puis au milieu de formes qui lui appartenaient comme si elle les eût composées de sa propre substance. Pareille à l’agonisante, elle était illuminée tout à coup par des images de son enfance la plus reculée, par des souvenirs d’événements très anciens, par l’apparition rapide et nette d’un visage, d’un geste, d’une chambre, d’un paysage. Et, par-dessus tous ces fantômes, dans un champ d’ombre, les yeux maternels la regardaient, cléments et forts, pas plus grands que les yeux humains lorsqu’ils vivent sur terre, mais pourtant infinis comme un horizon vers lequel ils l’auraient appelée. « Vais-je te rejoindre ? M’appelles-tu vraiment pour la dernière fois ? »

Elle était entrée sous la Porte de la Carte, avait traversé le porche. L’ivresse de sa douleur la ramenait au point où, dans une nuit de gloire, les trois destins s’étaient rencontrés. Elle se dirigea vers le puits du rendez-vous. Autour de cette margelle de bronze, toute la vie de ces quelques instants ressuscita pour elle avec l’évidence et le relief de la réalité. C’était là que, s’adressant à sa compagne, avec un sourire elle avait dit : « Donatella, voici le Maître du Feu ! » L’immense cri de la multitude avait couvert sa voix ; et, sur leurs têtes, le ciel s’était embrasé de mille colombes ardentes.

Elle s’approcha du puits. Pendant qu’elle le considérait, les moindres détails s’imprimaient dans son esprit et prenaient une étrange force de vie fatale : le sillon creusé dans le métal par les cordes, l’oxyde vert qui rayait la pierre de la base, les seins des cariatides usés par les genoux des femmes qui jadis les avaient pressés dans l’effort pour atteindre, et ce profond miroir intérieur que ne troublait plus le heurt des seaux, et cet étroit disque souterrain qui reflétait la divinité du ciel. Se penchant sur le bord, elle vit son visage, elle vit son épouvante et sa perdition, elle vit la Méduse immobile qu’elle portait au centre de son âme. Sans le savoir, elle répétait l’acte de celui qu’elle aimait. Et elle vit aussi le visage de l’aimé et le visage de Donatella, tels qu’elle les avait vus resplendir un instant, cette nuit-là, l’un à côté de l’autre, allumés par les feux célestes comme s’ils eussent été penchés sur une fournaise ou sur un volcan. « Aimez-vous, aimez-vous. Moi, je m’en irai, je disparaîtrai. Adieu. »

Elle ferma les paupières sur cette pensée de mort ; et, dans l’obscurité reparurent les yeux cléments et forts de sa mère, infinis comme un horizon de paix. « Tu es en paix et tu m’attends, toi qui vécus et mourus de passion. » Elle se redressa. Un extraordinaire silence occupait la cour déserte. La richesse des hautes murailles sculptées reposait moitié dans l’ombre et moitié dans la lumière ; les cinq mitres de la Basilique surpassaient l’enceinte, aussi légères que les nuages de neige qui faisaient paraître le ciel plus bleu, comme les fleurs du jasmin font paraître les feuilles plus vertes. De nouveau, à travers son tourment, elle fut touchée par la douceur des choses. « La vie pourrait encore être douce ! »

Elle sortit sur le Môle, descendit dans une gondole, se fit conduire à la Giudecca. Le bassin, la Salute, le quai des Esclavons, toute la pierre et toute l’eau étaient un miracle d’or et d’opale. Elle regarda anxieusement sur la Piazzetta si elle n’y verrait point apparaître une figure. Sa mémoire lui représenta dans un éclair l’image de la Saison défunte, vêtue d’or et enfermée dans une enveloppe de verre opalin. Elle s’imagina elle-même submergée au fond de la lagune, couchée sur un lit d’algues. Mais le souvenir de la promesse faite sur cette eau et accomplie dans le délire nocturne lui traversa le cœur comme un coup de poignard, la rejeta de nouveau dans l’horrible convulsion. « Jamais plus, alors ? jamais plus ? » Tous ses sens eurent le ressouvenir de toutes les caresses. La bouche, les mains, la force, l’ardeur du jeune homme passèrent dans son sang comme s’ils se dissolvaient en elle. Le poison la brûla jusqu’aux fibres les plus profondes. Avec lui, elle avait trouvé à l’extrême limite de la volupté une ivresse qui n’était pas encore la mort et qui déjà outrepassait la vie. « Jamais plus, alors ? jamais plus ? »

Elle arrivait au Rio de la Croce. La verdure débordait sur une muraille rouge, La gondole s’arrêta devant une porte close. Elle débarqua, chercha une petite clef, ouvrit, entra dans le jardin.

C’était son refuge, le lieu secret de sa solitude, défendu par la fidélité de ses mélancolies comme par des gardiennes taciturnes. Elles vinrent toutes à sa rencontre, les anciennes et les récentes ; elles l’entourèrent, marchèrent auprès d’elle.

Avec ses longues treilles, avec ses cyprès, avec ses arbres fruitiers, avec ses buissons de lavande, avec ses oléandres, avec ses œillets, avec ses rosiers, pourpre et safran, merveilleusement doux et alangui dans les couleurs de sa dissolution, ce jardin semblait perdu à l’extrême lagune, dans une île oubliée par les hommes, à Mazzorbo, à Torcello, à San-Francesco-del-Deserto. Le soleil l’embrassait et le pénétrait de toutes parts, tellement que, par leur ténuité, les ombres n’y paraissaient pas. Si grande était la tranquillité de l’air que les pampres secs ne se détachaient pas des sarments. Aucune feuille ne tombait, bien que toutes fussent mourantes.

« Jamais plus ? » Elle chemina sous les treilles, s’approcha de l’eau, s’arrêta sur la berge herbeuse, se sentit fatiguée, s’assit sur une pierre, serra ses tempes entre ses paumes, fit un effort pour se recueillir, pour reprendre la domination d’elle-même, pour examiner, pour délibérer. « Il est ici encore, il est tout près, je puis le revoir. Peut-être le retrouverai-je tout à l’heure sur le seuil de ma porte. Il me prendra entre ses bras, me baisera les yeux et les lèvres, me répétera qu’il m’aime, que tout en moi lui plaît. Il ne sait pas, ne comprend pas. Rien n’est arrivé d’irréparable. Quel est donc le fait qui me bouleverse et me brise ? J’ai reçu une lettre écrite par une créature qui est au loin, prisonnière dans une villa solitaire, près de son père dément, et qui se plaint de son état, et qui aspire à le changer. Voilà le fait. Il n’y a pas autre chose. Et la lettre, la voici. » Elle la prit, la déplia pour la relire. Ses doigts tremblaient, et elle croyait sentir l’odeur de Donatella comme si elle avait eu la jeune fille à son flanc, sur cette pierre.

« Est-ce qu’elle est belle ? Véritablement belle ? Comment est-elle ? » D’abord, les traits de l’image se confondaient. Elle essayait de les ressaisir, et ils s’évanouissaient. Avant tous les autres, une particularité se fixa, devint précise, évidente : la main grande et lourde. « Cette main, l’a-t-il vue, ce soir-là ? Il est très sensible à la beauté des mains. Quand il rencontre une femme, il les regarde toujours. N’adore-t-il pas les mains de Sofia ? » Elle se laissa distraire par ces considérations puériles, s’y attarda quelques moments ; puis elle en sourit avec amertume. Et, tout à coup, l’image s’intégra, vécut, brilla de puissance et de jeunesse, l’atterra, l’éblouit, « Elle est belle. Et elle est belle comme il la veut ! »

Elle resta les yeux fixés sur la muette splendeur des eaux, avec la lettre sur les genoux, clouée par la vérité inflexible. Et, sur ce découragement inerte, fulguraient d’involontaires images de destruction : le visage de Donatella était brûlé dans un incendie, son corps estropié par une chute, sa voix altérée par une maladie. Elle eut horreur d’elle-même ; et puis, elle eut pitié d’elle-même et de l’autre. « N’a-t-elle pas le droit de vivre ? Qu’elle vive, qu’elle aime, qu’elle ait sa joie ! » Elle imagina pour la jeune fille une aventure magnifique, un amour heureux, un fiancé adorable, la prospérité, le luxe, le plaisir. « N’y a-t-il donc sur terre qu’un seul homme qu’elle puisse aimer ? Serait-il impossible qu’elle rencontrât demain celui qui lui prendra le cœur ? Serait-il impossible que, tout à coup, son destin se tournât d’un autre côté, l’entraînât bien loin, la conduisît sur une route inconnue, la séparât de nous à jamais ? Est-il donc nécessaire qu’elle soit aimée par l’homme que j’aime ? Il est possible qu’ils ne se rencontrent plus… » Ainsi tâchait-elle d’échapper à son pressentiment. Mais un esprit contraire lui disait : « Ils se sont rencontrés une fois ; ils se chercheront, se rencontreront encore. Elle n’est pas l’âme obscure qui se perd dans la multitude ou disparaît par un sentier détourné. Elle possède un don qui resplendit comme un astre et qui toujours la fera reconnaître de loin : son chant. Le prodige de sa voix lui servira de signal. Cette vertu qui est sienne, elle la fera certainement valoir dans le monde : elle passera, elle aussi, au milieu des hommes en laissant derrière elle un sillage d’admiration. Comme elle a la beauté, elle aura la gloire : deux phares dont l’appel attirera facilement Stelio. Ils se sont rencontrés une fois, ils se rencontreront encore. »

L’affligée se courba comme sous un joug. À ses pieds, les brins d’herbe recevaient les rayons et semblaient les retenir, de sorte qu’ils respiraient dans une lumière verte colorée par eux-mêmes de leur calme transparence. Elle sentit les pleurs monter à ses yeux. À travers ce voile, elle regarda la lagune, qui trembla de ce tremblement. Une clarté de perle était comme une béatitude des eaux. Les îles de la folie, San-Clemente et San-Servilio, étaient enveloppées dans une pâle vapeur ; et, de temps à autre, elles envoyaient à travers le lointain des cris sourds, comme de naufragés perdus dans la bonace, auxquels répondait tantôt le hurlement d’une sirène, tantôt la rauque risée des mouettes éparses. Le silence devenait terrible, puis se faisait très doux.

Elle retrouva sa bonté profonde. Elle retrouva sa tendresse pour la belle créature en qui elle avait naguère trompé son besoin d’aimer Sofia, la bonne sœur. Elle repensa aux heures passées dans la villa solitaire, sur cette colline de Settignano où Lorenzo Arvale créait ses statues dans la plénitude de la force et de la ferveur, ignorant le coup de foudre qui allait le frapper. Elle revécut ce temps-là, revit ces lieux : — elle posait devant le fameux artiste qui la modelait dans la glaise, et Donatella chantait quelque chanson ancienne, et l’esprit du chant animait le modèle et l’effigie, et ses propres pensées et la pure voix et le mystère de l’art composaient une apparence de vie divine, dans ce grand atelier ouvert de toutes parts à la clarté du ciel et d’où l’on apercevait, au fond de la vallée printanière, Florence et son fleuve.

Outre le reflet de Sofia, quelle autre chose encore l’avait attirée vers cette jeune fille qui n’avait pas connu la caresse de sa mère, partie du monde en lui donnant le jour ? Elle la revoyait grave et immobile à côté de son père, consolatrice du noble labeur, gardienne de la flamme sacrée et aussi d’une secrète volonté propre, qui devait se conserver luisante et tranchante comme une épée dans le fourreau.

« Elle est sûre d’elle-même ; elle est maîtresse de sa force. Quand elle se sentira libre, elle se révélera dominatrice. Elle est faite pour subjuguer les hommes, pour exciter leurs curiosités et leurs rêves. Déjà son instinct la dirige, hardi et prudent comme l’expérience… » Et elle se représenta l’attitude que la cantatrice avait eue, cette nuit-là, en face de Stelio : la taciturnité presque dédaigneuse, les paroles brèves et sèches, et la façon de quitter la table, de sortir du cénacle, de disparaître pour toujours en laissant son image enclose dans le cercle d’une mélodie inoubliable. « Ah ! elle connaît l’art de troubler l’âme des rêveurs ! Certainement, il ne peut l’avoir oubliée. Certainement, il attend l’heure où il lui sera donné de la rejoindre ; et il n’est pas moins impatient qu’elle, qui me demande où il est. »

Elle reprit la lettre et se mit à la parcourir ; mais sa mémoire devançait la rapidité de ses yeux. La question énigmatique était au bas de la page comme un post-scriptum, presque dissimulée. En revoyant l’écriture, elle éprouva la même souffrance aiguë que la première fois. Et, de nouveau, tout se bouleversa dans son cœur, comme si le péril était imminent, comme si sa passion et son espérance étaient déjà perdues sans ressource. « Que va-t-elle faire ? Quelle est sa pensée ? Elle s’attendait peut-être à ce qu’il allât aussitôt la rejoindre, et, déçue, elle veut maintenant le tenter ? Que va-t-elle faire ? » Elle s’acharnait contre cette incertitude comme contre une porte de fer qu’il lui eût fallu ouvrir de force pour recouvrer la lumière de sa vie. « Lui répondrai-je ? Et si je lui répondais de façon à lui faire comprendre la vérité ? Serait-il possible que mon amour fût pour le sien une prohibition ? » Mais son âme se souleva de répugnance, de pudeur et de fierté. « Non, jamais, jamais elle n’apprendra de moi ma blessure ; jamais, pas même si elle m’interrogeait ! » Et elle sentit toute l’horreur de la rivalité avouée entre l’amante qui n’est plus jeune et la vierge qui est forte de sa jeunesse intacte. Elle sentit l’humiliation et la cruauté de cette lutte inégale. « Mais, si ce n’était pas elle, — lui disait un esprit contraire, — ne serait-ce pas une autre ? Crois-tu donc pouvoir conserver à ta triste passion un homme d’une telle nature ? La seule condition qui t’aurait permis de l’aimer et de lui offrir ton amour fidèle jusqu’à la mort, c’était de maintenir le pacte que tu as violé. »

— C’est vrai, c’est vrai ! — murmura-t-elle comme si elle eût répondu à une voix distincte, à un arrêt formel prononcé dans le silence par le destin invisible.

« La seule condition à laquelle il puisse maintenant accepter ton amour et le reconnaître, c’est que tu le laisses libre, que tu renonces à la possession, que toujours tu donnes tout et que jamais tu ne réclames rien… À la condition d’être héroïque !… As-tu compris ?

— C’est vrai, c’est vrai ! — répéta-t-elle en relevant le front. Toute sa beauté morale resplendissait au sommet de son âme.

Mais le poison la mordit. Une fois encore, tous ses sens eurent le ressouvenir de toutes les caresses. La bouche, les mains, la force, l’ardeur du jeune homme passèrent dans son sang comme s’ils se dissolvaient en elle. Et elle resta là, immobile dans sa souffrance, muette dans sa fièvre, la chair et l’âme consumées comme ces pampres rouges et tachetés qui semblaient brûler par les bords à la façon des papiers jetés sur la braise.

Alors, un chant lointain flotta dans l’air sans changement, trembla dans la stupeur immense : un chant de voix féminines qui semblait sortir de poitrines brisées, de gorges fendues comme de fragiles roseaux, pareil à ces sons qui s’éveillent dans le fond des vieilles épinettes aux cordes affaiblies lorsqu’une main en presse les touches usées, un chant inégal et strident, sur un rythme vulgaire et allègre qui était triste comme les plus tristes choses de la vie, dans cette immobilité et dans cette lumière.

— Qui chante ?

Avec une émotion obscure, elle se leva, s’approcha de la rive, tendit l’oreille pour écouter.

— Ce sont les folles de San-Clemente !

Il arrivait de cette île de la folie, de cet hospice clair et désolé, des fenêtres grillées de la terrible prison, le chœur allègre et lugubre qui tremblait, hésitait dans l’immensité extatique, devenait presque enfantin, s’affaiblissait, allait s’évanouir ; puis de nouveau s’élevait, se renforçait, grinçait, se faisait presque déchirant ; puis s’interrompait comme si toutes les cordes vocales se fussent brisées en même temps, remontait comme un cri de torture, comme un appel de naufragés éperdus qui voient passer à l’horizon un navire, comme une clameur de moribonds ; puis s’éteignait, finissait, ne ressuscitait plus.

Déchirante douceur de ce novembre souriant comme un malade à qui la souffrance accorde une trêve, et qui sait que c’est la dernière, et qui savoure la vie empressée à lui découvrir avec une grâce nouvelle ses plus délicates saveurs au moment de l’abandonner, et dont le sommeil diurne ressemble à celui d’un petit enfant qui, plein d’un lait léger, s’endormirait sur les genoux de la mort !

— Regardez là-bas, Foscarina, les monts Euganéens. Si le vent se lève, ils vont s’envoler dans les airs comme des voiles, et passeront sur notre tête. Je ne les ai jamais vus si transparents… Je voudrais un jour aller avec vous à Arquà. Là-bas, les villages sont roses comme les coquilles que l’on y trouve dans la terre par myriades. Lorsque nous arriverons, les premières gouttes d’une petite pluie soudaine enlèveront quelques pétales aux fleurs des pêchers. Pour ne pas nous mouiller, nous nous arrêterons sous un arc de Palladio. Puis, sans demander la route à personne, nous chercherons la fontaine de Pétrarque. Nous emporterons avec nous les Rimes, dans la petite édition de Missirini, ce livre minuscule que vous gardez à votre chevet et qui maintenant ne peut plus se fermer parce qu’il s’est gonflé d’herbes comme un herbier de poupée… Voulez-vous qu’un jour de printemps nous allions à Arquà ?

Elle ne répondait rien, mais elle regardait les lèvres qui disaient toutes ces choses gentilles ; et, sans espérance, elle prenait à cet accent et à ce mouvement, rien de plus, un plaisir fugitif. Pour elle, dans ces images de renouveau et dans une sextine de Pétrarque, il y avait le même enchantement lointain ; mais, dans la sextine, elle pouvait mettre un signet pour la retrouver, tandis que les images se perdaient avec l’heure qui passe. « Je ne boirai pas à cette fontaine », voulait-elle répondre ; mais elle se tut, pour jouir doucement de cette caresse. « Oh ! oui, enivre-moi d’illusions ; joue ton jeu, fais de moi ce qu’il te plaît ! »

— Voilà San-Giorgio-in-Alga. Nous serons à Fusina dans quelques minutes.

La petite île murée passa devant eux, avec sa madone de marbre qui se mire perpétuellement dans l’eau comme une nymphe.

— Pourquoi êtes-vous si douce, mon amie ? Jamais je ne vous ai vue comme cela. En vous, aujourd’hui, on ne touche pas le fond. Je ne saurais vous dire quel sentiment d’indéfinissable mélodie je trouve aujourd’hui dans votre présence. Vous êtes ici, près de moi ; je prends votre main ; et cependant vous êtes diffuse aussi dans l’horizon, vous êtes l’horizon avec les eaux, avec les îles, avec les collines que je voudrais gravir. Quand je parlais, tout à l’heure, il me semblait que chacune de mes syllabes créait en vous des cercles se dilatant à l’infini comme ceux que vous voyez là, autour de cette feuille tombée de cet arbre tout en or… Est-ce vrai ? Dites que c’est vrai ! Ou regardez-moi.

Il se sentait enveloppé par l’amour de cette femme comme par l’air et par la lumière ; il respirait dans cette âme comme dans un élément, et il en recevait une ineffable plénitude de vie, comme si d’elle et des profondeurs du jour naissait le même fleuve de choses mystérieuses, et que ce fleuve se déversât dans son cœur débordant. Le besoin de rendre la félicité qui lui était donnée l’élevait à un degré de reconnaissance presque religieux et lui suggérait des paroles de gratitude et de louange qu’il aurait prononcées s’il eût été agenouillé devant elle dans l’ombre. Mais la splendeur du ciel et des eaux s’était faite si grande aux alentours qu’il se tut comme elle se taisait. Et ce fut pour tous les deux une minute d’émerveillement et de communion dans la lumière, ce fut un voyage bref et pourtant immense, où ils franchirent les vertigineux espaces qu’ils avaient au dedans de leur âme.

Le bateau aborda au rivage de Fusina. Réveillés, ils se regardèrent avec des yeux éblouis, et ils éprouvèrent tous les deux une sorte d’égarement qui ressemblait à la désillusion, quand ils mirent le pied à terre, quand ils virent ce rivage abandonné où poussaient de rares herbes pâles. Et les premiers pas leur furent fâcheux, parce qu’ils sentirent le poids de leur chair qui leur avait paru s’alléger dans le trajet fluide.

« Il m’aime donc ? » Au cœur de la femme se ravivait la peine avec l’espérance. Elle ne doutait pas que l’ivresse de l’aimé fût sincère, que ses paroles répondissent à une ferveur interne. Elle savait combien il s’abandonnait entièrement à chaque onde de sa sensibilité, combien il était incapable de simulation et de mensonge. Plus d’une fois elle l’avait entendu proférer les vérités cruelles avec cette même grâce flexible et féline qu’ont dans le mensonge certains hommes adonnés à la séduction. Elle connaissait bien ce regard limpide et droit qui, par instants, devenait glacial ou dur, mais qui jamais ne devenait oblique. Seulement, elle connaissait aussi la rapidité et la diversité merveilleuses d’émotion et de pensée qui rendaient cet esprit insaisissable. Il y avait toujours en lui quelque chose d’ondoyant, de mobile et de vigoureux qui lui suggérait l’image double et diverse de la flamme et de l’eau. Et elle voulait l’atteindre, le captiver, le posséder ! Il y avait toujours en lui une ardeur démesurée de vivre, comme si chaque seconde lui eût paru la dernière et qu’il eût été sur le point de s’arracher à la joie et à la douleur de l’existence, ainsi qu’on s’arrache aux caresses et aux larmes d’un adieu d’amour. Et c’était à cette avidité insatiable qu’elle voulait suffire elle seule !

Qu’est-ce qu’elle était donc pour lui, sinon un aspect de cette « Vie aux mille et mille visages » vers laquelle son désir, selon une figure de sa poésie, agitait continuellement « tous ses thyrses » ? Pour lui, elle était un motif de visions et d’inventions, comme les collines, comme les bois, comme les orages. En elle, il buvait le mystère et la beauté, comme en toutes les formes de l’Univers. Et voilà que déjà il s’était éloigné, que déjà il était occupé à une recherche nouvelle : ses yeux ingénus et mobiles cherchaient aux alentours le miracle, pour s’émerveiller et pour adorer.

Elle le regarda sans que lui-même tournât vers elle son visage, attentif à considérer les campagnes humides et vaporeuses que la voiture parcourait lentement. Elle était là, privée de toute force, incapable désormais de vivre en soi et pour soi, de respirer avec son propre souffle, de suivre une pensée qui fût étrangère à son amour, hésitant même à jouir des choses naturelles qu’il ne lui aurait pas indiquées, ayant besoin d’attendre qu’il lui communiquât ses rêves pour incliner vers ces campagnes son cœur souffrant.

Sa vie semblait se dissoudre et se contracter tour à tour. Une minute d’intensité s’évanouissait, et elle en attendait une autre ; et, entre l’une et l’autre, elle n’avait que le sentiment du temps qui fuit, de la lampe qui se consume, du corps qui se fane, des innombrables choses qui se corrompent et périssent.

— Mon amie, mon amie, — dit tout à coup Stelio en se tournant vers elle et lui prenant la main, avec une émotion qui lui était montée peu à peu jusqu’à la gorge et qui le suffoquait, — pourquoi sommes-nous venus en ces lieux ? Ils semblent si doux, et ils sont pleins d’épouvante !

Il fixait sur elle ce regard qui, de temps à autre, apparaissait dans ses yeux soudain comme un pleur, avec ce regard qui atteignait chez autrui le secret même de la conscience et descendait jusqu’à la plus intime obscurité de l’inconscience, profond comme celui d’un vieillard, profond comme celui d’un enfant. Et elle en tremblait comme si son âme eût été une larme de ces cils.

— Tu souffres ? — lui demanda-t-il avec une pitié inquiète, qui la fit pâlir. — Tu sens cette épouvante ?

Elle regarda autour d’elle avec l’anxiété d’une personne poursuivie, et crut voir surgir de la campagne mille fantômes funestes.

— Ces statues ! — dit Stelio avec un accent qui les transforma aux yeux de cette femme en témoins de sa propre ruine.

Et la campagne s’étendait autour d’eux, silencieuse comme si les habitants l’eussent désertée depuis des siècles ou que tous dormissent couchés depuis la veille dans leurs fosses.

— Veux-tu que nous revenions en arrière ? Le bateau est encore là.

Elle semblait ne pas entendre.

— Réponds, Foscarina !

— Allons, allons, — répondit-elle. — En quelque endroit qu’on aille, le sort ne change pas.

Son corps s’abandonnait au mouvement des roues, au roulement berceur, et craignait de l’interrompre, et répugnait au plus léger effort, à la plus petite fatigue, dominé par une pesante inertie. Son visage était comme ces délicates couches de cendre qui se forment autour des braises allumées et qui en voilent la consomption.

— Chère, chère âme ! — dit-il en s’inclinant vers elle et en effleurant de ses lèvres la joue blême. — Serre-toi contre moi, abandonne-toi à moi avec confiance. Je ne te manquerai pas et tu ne me manqueras pas. Nous la trouverons, nous la trouverons, cette vérité secrète sur laquelle notre amour pourra se reposer à jamais, immuable. Ne sois pas fermée pour moi, ne souffre pas seule, ne me cache pas ton tourment ! Parle-moi, quand ton cœur se gonfle de chagrin. Laisse-moi croire que je pourrai te consoler. Ne nous taisons rien l’un à l’autre, ne nous cachons rien. J’ose te rappeler un pacte que tu as imposé toi-même. Parle-moi, et toujours je te répondrai sans mentir. Laisse-moi venir à ton aide, moi qui ai reçu de toi un si grand bien ! Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je crois ton âme capable de supporter toute la douleur du monde. Fais que je ne perde pas ma foi en cette force de passion par laquelle souvent tu m’es apparue divine. Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je ne sais ; je me trompe peut-être… Mais j’ai senti en toi une ombre, comme une volonté désespérée de t’éloigner, de te dérober, de trouver un dénouement… Pourquoi ? Pourquoi… Et, tout à l’heure, tandis que je regardais cette désolation terrible qui nous sourit, une grande épouvante m’a tout à coup serré le cœur : j’ai pensé que ton amour aussi pourrait changer comme toutes les choses, passer, se dissoudre. « Tu me perdras. » Ah ! cette parole, c’est toi qui l’as dite, mon amie ; elle est sortie de tes lèvres !

Elle ne répondait pas. Et, pour la première fois depuis qu’elle aimait, les paroles de l’aimé lui semblaient vaines, lui semblaient d’inutiles sons qui agitaient l’air mais n’avaient aucun pouvoir. Pour la première fois, il lui sembla que l’aimé lui-même était une faible et anxieuse créature, courbée sous les lois inéluctables. Elle eut pitié de lui comme d’elle-même. Voilà qu’il lui imposait, lui aussi, la condition d’être héroïque, le pacte de la douleur et de la violence. Au moment même où il essayait de la consoler et de la réconforter, il lui prédisait les fortes épreuves, la préparait au supplice. Mais que valait le courage, que valait l’effort ? Que pouvaient valoir les misérables agitations humaines ? Et pourquoi donc pensaient-ils à l’avenir, au lendemain incertain ? Le Passé régnait seul autour d’eux, et eux-mêmes n’étaient rien, et tout n’était rien. « Nous sommes des moribonds, toi et moi, nous sommes deux moribonds. Nous rêvons, et nous mourons. »

— Tais-toi ! — lui dit-elle avec un léger souffle, comme si elle eût cheminé dans une nécropole.

Et, à fleur de lèvres, un sourire apparut, presque imperceptible, pareil à celui qui était diffus dans les campagnes ; et ce sourire se fixa sur sa bouche, y demeura immobile comme sur les lèvres d’un portrait.

Les roues glissaient, glissaient sur la route blanche, le long des berges de la Brenta. Le fleuve, magnifique et glorieux dans les sonnets des abbés galants, à l’époque où sur ses eaux courantes descendaient les bateaux pleins de musiques et de plaisirs, avait maintenant l’humble aspect d’un canal où barbotaient, en bandes les canards verts et bleus. Par toute la plaine basse et mouillée, les champs fumaient, les plantes se dépouillaient, les feuilles pourrissaient dans l’humidité de la glèbe. Une lente vapeur d’or flottait sur l’immense décomposition végétale qui semblait atteindre aussi les pierres, les murs, les maisons, et les défaire comme les feuilles. Depuis la Foscara jusqu’à la Barbariga, les villas princières — où la vie aux pâles veines, délicatement empoisonnée par les fards et les parfums, s’était éteinte en badinages langoureux sur un grain de beauté, sur un barbet ou sur un « bombé », — se désagrégeaient dans l’abandon et dans le silence. Plusieurs avaient l’aspect de la ruine humaine, avec leurs ouvertures vides qui ressemblaient aux orbites aveugles, aux bouches édentées. D’autres, à première vue, semblaient sur le point de se réduire en miettes et en poussière, comme les chevelures des mortes quand on découvre leur tombe, comme les vieux vêtements rongés par les mites quand on ouvre les armoires depuis longtemps fermées. Les murs d’enceinte étaient renversés, les pilastres brisés, les grilles tordues, les jardins envahis par les cultures potagères. Mais, çà et là, tout près, au loin, partout, dans les vergers, dans les vignes, parmi les choux argentés, parmi les légumes, au milieu des pâturages, sur les tas de fumier et de marc de raisin, sous les meules de paille, au seuil des chaumières, partout, dans la campagne fluviale, se dressaient les statues survivantes. Elles étaient innombrables, tout un peuple dispersé, blanches encore, ou grises, ou jaunes de lichens, ou verdies par les mousses, ou bigarrées de taches, et dans toutes les attitudes, et faisant tous les gestes, Déesses, Héros, Nymphes, Saisons, Heures, avec leurs arcs, avec leurs flèches, avec leurs guirlandes, avec leurs cornes d’abondance, avec leurs torches, avec tous les emblèmes de la puissance, de la richesse et du plaisir, exilées des fontaines, des grottes, des labyrinthes, des berceaux, des portiques, amies du buis et du myrte toujours verts, protectrices des amours fugitives, témoins des serments éternels, figures d’un rêve beaucoup plus ancien que les mains qui les avaient formées et que les yeux qui les avaient contemplées dans les jardins détruits. Et, sous le doux soleil de ce tardif été des morts, leurs ombres, qui s’allongeaient peu à peu sur la campagne, semblaient être les ombres de l’irrévocable Passé, de ce qui n’aime plus, de ce qui ne rit plus, de ce qui ne pleure plus, de ce qui ne revivra jamais plus, de ce qui ne reviendra jamais plus. Et la muette parole sur leurs lèvres de pierre était la même que disait l’immobile sourire sur les lèvres de la femme fanée : — rien.

Mais, ce jour-là, ils connurent d’autres ombres, d’autres épouvantes.

Désormais, le sens tragique de la vie les occupait tous deux ; et en vain s’efforçaient-ils de vaincre cette corporelle tristesse où, de seconde en seconde, leurs esprits se faisaient plus lucides et plus inquiets. Ils se tenaient par la main, comme s’ils avaient cheminé dans l’obscurité, ou dans des lieux périlleux. Ils parlaient rarement ; de temps à autre, ils se regardaient dans les prunelles ; et les yeux de l’un versaient dans les yeux de l’autre une onde confuse, qui n’était que l’horreur et l’amour débordants. Mais leurs cœurs ne s’allégeaient pas.

— Nous continuons ?

— Oui.

Ils se tenaient par la main étroitement, comme s’ils eussent fait une étrange épreuve, résolus d’expérimenter jusqu’à quelle profondeur pouvaient atteindre les forces jointes de leur mélancolie. À Dolo, les roues firent craquer les feuilles de châtaignier qui recouvraient le chemin ; et les grands arbres rouillés flamboyèrent sur leurs têtes comme des rideaux de pourpre qui s’incendieraient. Plus loin, la villa Barbariga leur apparut, seule et désolée au milieu de son jardin dénudé, rougeâtre, avec les traces des anciennes peintures sur les crevasses de sa façade, tels des restes de cinabre dans les rides d’une vieille femme galante. Et, à chaque regard, les lointains de la campagne s’atténuaient davantage et bleuissaient, comme les choses qui se submergent.

— Voici Strà.

Ils descendirent devant la villa des Pisani, entrèrent ; accompagnés par le gardien, ils visitèrent les appartements déserts. Ils entendirent le bruit de leurs pas sur le marbre qui les reflétait, l’écho dans les voûtes historiées, le gémissement des portes s’ouvrant et se refermant, la voix fastidieuse réveillant les souvenirs. Les pièces étaient vastes, tendues d’étoffes passées, ornées dans le style de l’Empire, avec les emblèmes napoléoniens. Dans l’une, les murs étaient couverts par les portraits des Pisani, procurateurs de Saint-Marc ; dans une autre, par les médaillons en marbre de tous les doges ; dans une autre, par une série de fleurs peintes à l’aquarelle et placées dans des cadres délicats, pâles comme ces fleurs desséchées que l’on met sous verre en souvenir d’un amour ou d’une mort. Dans une autre, la Foscarina dit en entrant ;

Col tempo ! Ici encore.

Il y avait sur une console une traduction en marbre de la figure de Francesco Torbido, rendue plus horrible par le relief, par la subtile application du statuaire à distinguer l’un de l’autre, avec le ciseau, chaque tendon, chaque sillon, chaque ride. Et, aux portes de la salle, apparurent les fantômes des femmes couronnées qui avaient caché leur infortune et leur dépérissement dans cette demeure ample comme un palais et comme un monastère.

— Marie-Louise de Parme, en 1817, — expliquait la voix fastidieuse.

Et Stelio :

— Ah ! la reine d’Espagne, l’épouse de Charles IV, la maîtresse de Manuel Godoï ! Celle-là, entre toutes, m’attire. Elle est venue ici au temps de l’exil. Savez-vous si elle y a résidé avec le roi et avec le favori ?

Mais le gardien ne savait que ce nom et cette date.

— Pourquoi vous attire-t-elle ? demanda la Foscarina. Je ne sais rien de son histoire.

— Sa fin, les dernières années de sa vie d’exil après tant de passion et tant de luttes, sont d’une poésie extraordinaire.

Et il lui dépeignit cette figure violente et tenace, le roi faible et crédule, le bel aventurier qui avait joui du lit de la reine et avait été traîné sur le pavé par la foule en furie, les agitations de ces trois existences liées par le sort et emportées dans la volonté de Napoléon comme des pailles dans l’ouragan, le tumulte d’Aranjuez, l’abdication, l’exil.

— Ce Godoï, le Prince de la Paix, comme le roi l’avait appelé, suivit les souverains dans l’exil, fidèlement : il resta fidèle à sa royale amante, et elle à lui. Et toujours ils vécurent ensemble sous le même toit, et jamais Charles ne soupçonna la vertu de Marie-Louise, et, jusqu’à sa mort, il couvrit les deux amants de sa bénignité inaltérable. Imaginez leur séjour en ce lieu ; imaginez ici un tel amour sorti sain et sauf d’un si terrible orage. Tout était brisé, abattu, réduit en poudre par la force du destructeur. Bonaparte avait passé par là, et il n’avait pas étouffé sous la ruine cet amour déjà chenu ! La fidélité de ces deux violents ne m’émeut pas moins que la crédulité du roi débonnaire. Ils vieillirent ainsi. Figurez-vous !… La reine mourut d’abord, puis le roi ; et le favori, moins âgé qu’eux, vécut encore quelques années une vie errante…

— Cette chambre est celle de l’Empereur ! — dit solennellement le gardien, en ouvrant les deux battants d’une porte.

Dans la villa du doge Alvise, la grande ombre semblait omniprésente. Les aigles impériales, signe de sa puissance, dominaient d’en haut toutes ces pâles reliques. Mais, dans la chambre jaune, cette ombre occupa le vaste lit, se coucha sous le baldaquin, entre les quatre colonnes surmontées par les flammes d’or. Le sigle formidable au milieu de la couronne de laurier resplendissait sur le chevet. Et cette espèce de couche funèbre se prolongeait dans le miroir terni, entre deux Victoires qui soutenaient les candélabres.

— L’Empereur a couché dans ce lit ? — demanda le jeune homme au gardien qui lui montrait sur la muraille le portrait du condottiere emmantelé d’hermine, lauré et sceptre ridiculement comme au sacre béni par Pie VII. — Cela est-il certain ?

Il s’étonnait de n’avoir pas éprouvé ce trouble que donnent aux cœurs ambitieux les traces du héros, cet énergique sursaut qu’il connaissait bien. Ce qui rendait obtus son esprit, c’était peut-être l’odeur du renfermé, la moisissure des vieilles étoffes et des matelas, la surdité de ce silence où le grand nom restait sans aucune résonance, tandis que le rongement d’un taret y persistait d’une façon si distincte que Stelio croyait l’avoir à l’intérieur de l’oreille.

Il souleva un bord de la courtepointe jaune, et il le laissa retomber aussitôt, comme si, dessous, il eût aperçu l’oreiller plein de vermine.

— Allons-nous-en ! sortons ! — dit la Foscarina qui, par les vitres de la fenêtre, avait regardé le parc où le soleil oblique faisait alterner ses bandes fauves avec les zones glauques de l’ombre. — On ne respire pas, ici.

Effectivement, l’air y manquait comme dans une crypte.

— Maintenant, — poursuivit la voix fastidieuse, — nous passons à la chambre de Maximilien d’Autriche, qui avait placé son lit dans le cabinet d’Amélie de Beauharnais.

Ils traversèrent la pièce dans une lueur vermeille. Le soleil frappait sur un canapé cramoisi, irisait les gouttes de cristal d’un lustre gracile, allumait sur la muraille le rouge des raies perpendiculaires. Stelio s’arrêta sur le seuil, se retourna, évoqua dans cette splendeur sanglante la figure pensive du jeune archiduc aux yeux bleus, la belle fleur de Habsbourg tombée sur la terre barbare un matin d’été.

— Partons ! supplia de nouveau la Foscarina, qui le voyait s’attarder.

Elle fuyait à travers le salon immense peint à fresque par Tiepolo, tandis que, derrière elle, le bronze corinthien de la grille rendait en se fermant un son clair comme celui d’une clochette, qui se propageait en longues vibrations dans la concavité de la voûte. Elle fuyait, éperdue, comme si tout le palais menaçait de s’écrouler sur elle, et que la lumière fût sur le point de manquer, et qu’elle craignît de se trouver seule dans les ténèbres, avec ces fantômes de malheur et de mort. Et lui, marchant dans l’air agité par cette fuite, entre ces murailles lourdes de reliques et de spectres, derrière l’actrice fameuse qui, sur toutes les scènes du monde, avait simulé la fureur des passions mortelles, les efforts désespérés de la volonté et du désir, le conflit violent des sorts superbes, il perdait la chaleur de ses veines comme s’il eût cheminé dans une bise froide, sentait son cœur se glacer, son courage faiblir, sa raison de vivre perdre toute force, et se relâcher ses attaches avec les personnes et avec les choses, et chanceler et se dissiper les magnifiques illusions qu’il avait données à son âme pour l’exciter à se surpasser elle-même et à surpasser son destin.

— Sommes-nous encore vivants ? — demanda-t-il, quand ils furent à l’air libre, dans le parc, loin de l’affreuse odeur.

Et il prit la Foscarina par les mains, la secoua un peu, la regarda au fond des prunelles, essaya de sourire ; puis il l’entraîna vers le soleil, sur l’herbe du pré.

— Quelle tiédeur ! Sens-tu ? Comme l’herbe est bonne !

Il ferma les yeux à demi pour recevoir sur ses paupières les rayons lumineux, subitement repris par la volupté de vivre. Elle fit comme lui, séduite par le plaisir de son ami ; et, entre ses cils, elle regardait cette bouche fraîche et sensuelle. Ils restèrent ainsi quelques instants sous la caresse du soleil, les pieds dans l’herbe, les mains dans les mains ; et, au milieu du silence, ils sentaient palpiter leurs veines comme les ruisseaux qui se font plus rapides quand vient le dégel, au printemps. Elle repensa aux Monts Euganéens, aux villages rosés comme les coquilles fossiles, aux premières gouttes de la pluie sur les feuilles nouvelles, à la fontaine de Pétrarque, à toutes les gentilles choses.

— La vie pourrait encore être douce ! — soupira-t-elle, d’une voix qui fut le miracle de l’espérance prête à renaître.

Le cœur de l’aimé fut comme un fruit qu’un rayon miraculeux mûrirait tout à coup. La bonté et le délice inondèrent son âme et sa chair. Une fois encore il jouit de l’instant présent comme si c’était le dernier de sa vie. L’amour fut exalté au-dessus du destin.

— Tu m’aimes ? Dis !

Elle ne répondit pas ; mais elle ouvrit de grands yeux et elle eut dans le cercle de ses iris l’immensité de l’Univers. Jamais l’amour immense ne fut signifié d’une façon plus puissante par une créature terrestre.

— Elle est douce, elle est douce, la vie avec toi, pour toi, hier comme demain !

Il paraissait enivré d’elle, du soleil, de l’herbe, du ciel divin, comme de choses jamais vues, jamais possédées. Le prisonnier qui, à l’aube, sort de la prison étouffante, le convalescent qui regarde la mer après avoir regardé la mort, sont moins enivrés qu’il ne l’était.

— Veux-tu que nous partions ? Veux-tu que nous laissions derrière nous la mélancolie ? Veux-tu que nous allions dans des pays qui n’ont pas d’automne ?

« Il est en moi, l’automne ; et partout je l’emporterai avec moi ! » pensa-t-elle ; mais elle souriait de ce faible sourire qui voilait sa souffrance. « C’est moi, moi qui partirai, qui disparaîtrai, qui m’en irai mourir au loin, à mon amour, mon amour ! »

Durant cette minute de relâche, elle n’avait réussi ni à vaincre sa tristesse ni à ressusciter son espérance ; mais, pourtant, sa peine était devenue plus molle, avait perdu toute âcreté, toute rancune.

— Veux-tu que nous partions ?

« Partir, toujours partir, errer par le monde, s’en aller au loin ! — pensait la femme nomade. — Jamais de répit, jamais de repos. L’anxiété de la course n’est pas apaisée encore, et déjà la trêve expire. Tu voudrais me consoler, mon ami ; et, pour me consoler, tu me proposes d’aller au loin une fois de plus, alors que depuis hier seulement je suis rentrée dans ma maison ! »

Tout à coup, ses yeux furent comme une source jaillissante.

— Laisse-moi dans ma maison encore un peu ! Et toi aussi, reste, si cela t’est possible. Plus tard, tu seras libre, tu seras heureux… Tu as devant toi un temps si long ! Tu es jeune. Tu obtiendras ce qui t’est dû. Pour t’avoir attendu, on ne te perdra pas !

Ses yeux avaient deux visières de cristal qui brillaient au soleil, presque fixes dans ce visage fiévreux,

— Ah ! toujours la même ombre ! — s’écria Stelio fiévreux avec une impatience qu’il ne put contenir. — Mais à quoi penses-tu ? Que crains-tu ? Pourquoi ne me parles-tu pas de ce qui t’afflige ? Expliquons-nous, enfin ! Qui m’attend ?

Elle frémit d’épouvante à cette question qui lui sembla inattendue et nouvelle, bien que répétant ses propres paroles. Elle frémit de se retrouver si près du péril, comme si, en cheminant à travers cette bonne herbe, un précipice se fût ouvert sous ses pieds.

— Qui m’attend ?

Et voilà que, soudain, là, dans ce lieu étranger, sur cette belle prairie, à la fin du jour, après toutes ces apparitions de spectres sanglants ou exsangues, surgissait une vivante forme de volonté et de désir qui l’emplissait d’une terreur autrement forte. Voilà que, soudain, par-dessus toutes ces figures du passé, se dressait une figure d’avenir ; et, de nouveau, l’aspect de la vie se transformait, et le bien de ce bref répit était déjà perdu, et cette bonne herbe sous les pieds n’était plus rien.

— Oui, nous causerons, si vous le voulez… Pas à présent…

Sa gorge serrée laissait à peine passer la voix ; et elle tenait son visage un peu relevé, pour que les cils pussent arrêter les larmes.

— Ne sois pas triste, ne sois pas triste ! — supplia le jeune homme, dont l’âme était suspendue à ces cils humides comme ces larmes qui ne coulaient pas. — Tu as mon cœur dans ta main. Je ne te manquerai pas. Pourquoi te tourmentes-tu ? Je t’appartiens.

Pour lui aussi, Donatella était là, debout, avec ses reins arqués, avec son corps agile et robuste de Victoire sans ailes, toute armée de sa virginité, attirante et hostile, prête à lutter et à se rendre. Mais son âme était suspendue aux cils de l’autre comme ces larmes qui voilaient les pupilles où il avait vu l’immensité de l’amour.

— Foscarina !

Enfin les gouttes chaudes se versèrent ; mais elle ne les laissa pas couler le long de ses joues. Par un de ces gestes qui souvent naissaient de sa douleur avec la grâce imprévue d’une aile qui se dégage, elle les arrêta, s’en mouilla les doigts, s’en répandit l’humidité sur les tempes, sans les essuyer. Et, tandis qu’elle gardait ainsi son pleur sur elle-même, elle voulut sourire.

— Pardonnez-moi, Stelio. Je suis si faible !

Éperdument alors il aima les stries délicates qui rayonnaient du coin des yeux vers les tempes humides et les petites veines sombres qui rendaient les paupières semblables aux violettes, et l’ondulation des joues, et le menton effilé, et tout ce qui semblait touché par le mal d’automne, toute l’ombre répandue sur ce passionné visage.

— Ah ! ces doigts chéris, beaux comme les doigts de Sofia ! Permets que je te les baise tout mouillés encore !

Dans sa caresse, il l’entraînait à travers le pré, sur une zone d’or vert. Léger, le bras passé sous le bras de sa compagne, il baisait une à une les phalanges de ces doigts plus fins que les tubéreuses non épanouies. Elle frissonnait. Il la sentait frissonner à chaque touche de ses lèvres.

— Ils sentent le sel.

— Prends garde, Stelio. Quelqu’un peut nous voir.

— Il n’y a personne.

— Mais là-bas, dans les serres…

— On n’entend pas une voix. Écoute.

— Silence étrange. L’extase !

— On entend la chute d’une feuille.

— Et ce gardien ?

— Il est allé à la rencontre de quelque autre visiteur.

— Est-ce qu’il en vient ici ?

— L’autre jour, Wagner y est venu avec Daniela von Bülow.

— Ah ! oui, la nièce de la comtesse d’Agoult, de Daniel Stern !

— Entre tous ces fantômes, quel est celui avec qui s’est entretenu le grand cœur malade ?

— Qui sait ?

— Avec lui-même, avec lui seul, peut-être ?

— Peut-être.

— Regarde les vitrages des serres, comme ils brillent. Ils semblent irisés. La pluie, le soleil et le temps les peignent ainsi. Ne dirait-on pas qu’il s’y mire un lointain crépuscule ? Tu t’es peut-être arrêtée, un jour, sur le quai Pesaro, à regarder la belle pentaphore des Évangélistes. Si tu levais les yeux, tu voyais les verrières du palais peintes merveilleusement par les intempéries.

— Tu connais tous les secrets de Venise, toi !

— Pas tous encore.

— Quelle chaleur, ici ! Regarde comme les cèdres sont grands. Il y a un nid d’hirondelle suspendu à la poutre, là.

— Elles sont parties tard, cette année, les hirondelles.

— Est-ce vrai, qu’au printemps tu me conduiras sur les Monts Euganéens ?

— Oui, Fosca, je le voudrais.

— Le printemps est si loin !

— La vie peut encore être douce.

— On rêve,

— Orphée avec sa lyre, tout vêtu de lichens !

— Ah ! quelle allée de rêves ! Nul n’y passe plus. De l’herbe, de l’herbe… Il n’y a pas une seule trace humaine.

— Deucalion avec les pierres, Ganymède avec l’aigle, Diane avec le cerf, toute la mythologie.

— Que de statues ! Mais celles-ci, au moins, ne sont pas exilées. Les vieilles charmilles les protègent encore.

— Ici se promenait Marie-Louise de Parme, entre le roi et le favori. De temps à autre, elle s’arrêtait pour écouter le bruit des cisailles qui taillaient les charmilles en forme d’arceaux. Elle laissait tomber son mouchoir parfumé de jasmin, et don Manuel Godoï le ramassait d’un mouvement svelte encore, en dissimulant la douleur que lui donnait à la hanche le geste de se baisser : un souvenir des outrages subis dans les rues d’Aranjuez entre les mains de la canaille. Comme le soleil était tiède et que le tabac était excellent dans la tabatière émaillée, le roi sans couronne disait avec un sourire : « Certes, notre cher Bonaparte est moins bien à Sainte-Hélène. » Mais le démon du pouvoir, de la lutte et de la passion se réveillait au cœur de la reine… Regarde ces roses rouges !

— Elles brûlent. On dirait qu’elles ont dans la corolle un charbon allumé. Elles brûlent, vraiment.

— Le soleil s’empourpre. C’est l’heure des voiles de Chioggia, sur la lagune.

— Cueille-moi une rose.

— La voici.

— Oh ! elle s’effeuille !

— En voici une autre.

— Elle s’effeuille !

— Elles sont toutes sur le point de mourir. Celle-ci, peut-être non.

— Ne la cueille pas !

— Regarde. Elles se font de plus en plus rouges. Le velours de Bonifazio… Tu te rappelles ? C’est la même puissance.

— « La fleur interne du feu. »

— Quelle mémoire !

— Entends-tu ? On ferme les portes des serres.

— Il est l’heure de s’acheminer vers la sortie.

— Déjà l’air commence à fraîchir.

— Tu as froid ?

— Non, pas encore.

— Tu as laissé ton manteau dans la voiture ?

— Oui.

— Nous attendrons à Dolo le passage du train. Nous rentrerons par le train à Venise.

— Oui.

— Nous avons encore le temps.

— Qu’est-ce que cela ? Regarde.

— Je ne sais…

— Quelle odeur amère ! Un bosquet de buis et de charmilles…

— Ah ! c’est le labyrinthe.

Il était clos par une grille de fer toute rouillée, entre des pilastres qui portaient deux Amours à cheval sur des dauphins de pierre. De l’autre côté de la grille, on n’apercevait que le commencement d’un sentier et une espèce de taillis enchevêtré et dur, une apparence mystérieuse et touffue. Au centre du dédale se dressait une tour ; et, sur le faîte de la tour, la statue d’un guerrier semblait en vedette.

— Es-tu jamais entrée dans un labyrinthe ? — demanda Stelio à son amie.

— Jamais, répondit-elle.

Ils s’attardèrent à examiner ce jeu illusoire combiné par un jardinier ingénieux pour l’amusement des dames et des sigisbées, au temps des paniers et des gilets fleuris. Mais l’âge et l’abandon l’avaient rendu sauvage et triste, lui avaient enlevé tout caractère de grâce et de régularité, l’avaient changé en un épais fourré d’un brun jaunâtre, plein d’inextricables détours, où les rayons obliques du couchant rougeoyaient si fort que, çà et là, les buissons ressemblaient à des bûchers qui brûleraient sans fumée.

— Il est ouvert, — dit Stelio, qui, en s’appuyant sur la grille, avait senti qu’elle cédait. — Tu vois ?

Il poussa le fer rouillé, qui grinça sur ses gonds disjoints ; puis il franchit le seuil et fit quelques pas en avant.

— Où vas-tu ? — lui demanda sa compagne avec une frayeur instinctive, en allongeant la main pour le retenir.

— Tu ne veux pas que nous entrions ?

Elle était perplexe. Mais le labyrinthe les attirait par son mystère, illuminé de cette flamme profonde.

— Et si nous allions nous perdre ?

— Tu vois qu’il est petit. Nous retrouverons facilement la porte.

— Et si nous ne la retrouvons pas ?

Il rit de cette crainte puérile.

— Nous resterons à tourner pendant toute l’éternité.

— Non, non. Il n’y a personne dans le voisinage. Allons-nous-en !

Elle essaya de le ramener en arrière ; mais il s’en défendit, recula dans le sentier, disparut tout à coup en riant.

— Stelio ! Stelio !

Elle ne le voyait plus ; mais elle entendait son rire sonner parmi l’enchevêtrement sauvage.

— Reviens ! Reviens !

— Non. Viens me chercher, toi !

— Reviens, Stelio ! Tu vas te perdre.

— Je trouverai Ariane.

À ce nom, elle sentit son cœur bondir, puis se serrer, palpiter confusément. N’était-ce pas ainsi que, le premier soir, il avait appelé Donatella ? Ne l’avait-il pas appelée Ariane, là-bas, sur l’eau, quand il était assis aux genoux de la jeune fille ? Elle se souvenait des paroles mêmes : « Ariane a un don divin par où son pouvoir dépasse toute limite… » Elle se souvenait de l’accent, de l’attitude, du regard.

Une angoisse tumultueuse la bouleversa, offusqua sa raison, l’empêcha de reconnaître dans les paroles de son ami un jeu du hasard, l’insouciance d’une gaieté spontanée. La terreur qui se cachait au fond de son amour désespéré s’insurgea, la maîtrisa, l’aveugla misérablement. Le petit fait accidentel prit un aspect de cruauté et de dérision. Elle entendait encore ce rire sonner parmi l’enchevêtrement sauvage.

— Stelio !

Dans une hallucination frénétique, elle cria comme si elle le voyait enlacé par l’autre, arraché de ses bras pour jamais.

— Stelio !

— Cherche-moi ! — répondit-il en riant, invisible.

Elle s’élança dans le dédale, pour le retrouver ; elle alla droit vers la voix et le rire, emportée par son élan. Mais le sentier se tordit : une muraille de buis obscur se dressa devant elle et l’arrêta, impénétrable. Elle suivit la courbe trompeuse : et un détour succédait à l’autre, et tous les détours étaient semblables, et les circuits paraissaient n’avoir pas de fin.

— Cherche-moi ! — répéta la voix à travers les haies vives, lointaine.

— Où es-tu ? Où es-tu ? Est-ce que tu me vois ?

Elle se mit en quête de trouées pour y plonger son regard. Elle n’apercevait que l’épaisse trame des branches et la rougeur du crépuscule qui d’un côté les allumait toutes, tandis que, de l’autre, l’ombre les noircissait. Les buis et les charmilles étaient entremêlés, les feuilles toujours vertes se confondaient avec les feuilles mourantes, les plus sombres avec les plus pâles, dans un contraste de vigueur et de langueur, dans une ambiguïté qui augmentait l’égarement de la femme haletante.

— Je me perds. Viens au devant de moi.

De nouveau, le rire juvénile sonna dans le fourré.

— Ariane, Ariane, le fil !

Maintenant, le son venait de la partie opposée, la frappait aux reins comme un coup d’estoc.

— Ariane !

Elle revint en arrière, courut, tourna, essaya de passer à travers la muraille, écarta le feuillage, cassa une branche. Elle ne vit rien que le dédale multiple et partout le même. Enfin, elle entendit un pas si proche qu’elle crut l’avoir aux épaules, et elle tressaillit. Mais elle se trompait. Elle explora encore une fois la prison végétale où elle était enfermée, prêta l’oreille, attendit ; elle ne perçut que son propre souffle et la pulsation de ses poignets. Le silence était devenu très profond. Elle regarda le ciel qui se courbait, immense et pur, sur les deux rameuses parois qui la retenaient prisonnière. Il semblait qu’il n’y eût au monde que cette immensité et cette étroitesse. Et elle ne réussissait pas à séparer par sa pensée la réalité de ce lieu et l’image de son supplice intérieur, l’aspect naturel des choses et cette espèce de vivante allégorie créée par sa propre angoisse.

— Stelio, où es-tu ?

Pas de réponse. Elle écouta. Elle attendit vainement. Les secondes lui semblaient des heures.

— Où es-tu ? J’ai peur.

Pas de réponse. Mais où donc s’en était-il allé ? Est-ce qu’il avait retrouvé la sortie ? Est-ce qu’il l’avait laissée là toute seule ? Voulait-il continuer ce jeu cruel ?

Une envie furieuse de hurler, de sangloter, de se jeter par terre, de se débattre, de se faire mal, de mourir, assaillit l’insensée. De nouveau elle leva les yeux vers le ciel muet. Les cimes des hautes charmilles rougeoyaient comme les sarments lorsqu’ils ne jettent plus de flammes et vont se réduire en cendres.

— Je te vois ! — dit à l’improviste la voix rieuse, dans l’ombre basse, tout près.

Elle sursauta ; elle se pencha dans l’ombre.

— Où es-tu ?

Il rit entre les feuilles, sans se montrer, comme un faune aux aguets. Ce jeu l’excitait : tous ses membres s’échauffaient et se déliaient par l’exercice de leur agilité ; et le mystère sauvage, le contact du sol, l’odeur de l’automne, la singularité de cette aventure imprévue, l’effarement de cette femme, la présence même des déités marmoréennes, mêlaient à son plaisir corporel une illusion de poésie antique.

— Où es-tu ? Oh ! ne joue plus ainsi ! Ne ris plus de cette façon ! Assez, assez !

Il s’était glissé à quatre pattes dans le buisson, tête nue. Sous ses genoux, il sentait les feuilles mortes, la mousse molle. Et, comme il respirait parmi les branches et palpitait au milieu d’elles et avait tous les sens pris par ce plaisir, la communion de sa vie avec la vie végétale se fit plus étroite, et l’enchantement de son imagination renouvela dans cet enchevêtrement de passages incertains l’industrie du premier ouvrier d’ailes, le mythe du monstre né de Pasiphaé et du Taureau, la légende attique de Thésée en Crète. Tout ce monde devint réel pour lui. Sous le rouge soir d’automne, il se transfigurait, selon les instincts de son sang et les souvenirs de son esprit, en une de ces formes ambiguës moitié animales et moitié divines, en un de ces génies agrestes dont la gorge se gonflait des mêmes glandes qui pendent au cou des chèvres. Une lasciveté joyeuse lui suggérait des actes et des gestes étranges, des surprises, des embûches, lui représentait l’allégresse d’une poursuite, d’une poussée à terre, d’une rapide union sur la mousse ou contre le buis inculte. Alors, il désira une créature qui lui ressemblerait, une poitrine fraîche à laquelle il pourrait communiquer son hilarité, deux jambes agiles, deux bras prêts à la lutte, une proie à capturer, une virginité à forcer, une violence à accomplir. Donatella aux reins arqués lui réapparut.

— Assez, Stelio ! Je n’ai plus de forces… Je vais tomber par terre.

La Foscarina, sentant le bord de sa robe tiré par une main qui passait à travers le buisson, jeta un cri. Elle se pencha, entrevit dans l’ombre, parmi les rameaux, la face du faune rieur. Ce rire éclata sur son âme sans l’illuminer, sans rompre l’horrible peine qui l’étreignait. Sa souffrance devint même plus aiguë, par le contraste entre cette joie toujours nouvelle et sa perpétuelle inquiétude, entre cet oubli léger et le poids de son fardeau. Elle reconnut plus clairement son erreur et la cruauté de la vie qui plaçait là, dans le lieu où elle souffrait, la figure de l’autre. À peine eut-elle, en se penchant, aperçu la face du jeune homme, qu’aussitôt, avec la même évidence, elle aperçut celle de la cantatrice qui se penchait comme elle, imitait son acte à la façon de l’ombre qui répète un geste sur une cloison éclairée. Tout se brouilla dans son esprit ; et sa pensée ne réussit pas à mettre un intervalle entre la réalité et cette image. L’autre se superposa à elle-même, l’opprima, la supprima.

— Lâche-moi ! lâche-moi ! Je ne suis pas celle que tu cherches…

Sa voix était si changée que Stelio interrompit son rire et son jeu : il retira le bras ; il se mit debout. Elle cessa de le voir. La rameuse muraille se dressait entre eux, impénétrable.

— Mène-moi dehors ! Je ne me soutiens plus, je n’ai plus de forces… Je souffre.

Il ne trouvait pas les paroles pour l’apaiser, pour la réconforter. La simultanéité de son récent désir et de cette divination soudaine l’avait frappé profondément.

— Attends, attends un peu ! Je tâcherai de retrouver la sortie. J’appellerai quelqu’un…

— Tu t’en vas ?

— N’aie pas peur, n’aie pas peur. Il n’y a aucun danger.

Tout en parlant ainsi pour la rassurer, il comprenait l’inutilité de ce qu’il disait, le désaccord entre cette risible aventure et l’obscure émotion née d’une cause bien différente. Et lui aussi, maintenant, il avait en lui-même l’étrange ambiguïté par où ce petit événement se présentait avec deux aspects confondus : car, sous son inquiétude, persistait une envie de rire qu’il réprimait, si bien que cette souffrance lui était nouvelle comme certaines angoisses qui naissent de l’extravagance des rêves.

— Ne t’en va pas ! — suppliait-elle, sous l’empire de son hallucination. — Là, au tournant, nous nous rencontrerons peut-être. Essayons ! Prends-moi les mains.

Par une trouée, il lui prit les mains ; et il tressaillit en les touchant, tant elles étaient froides.

— Foscarina ! Qu’as-tu ? C’est vrai, que tu ne te sens pas bien ? Attends ! Je vais enfoncer la haie.

Il entreprit de forcer le fourré, brisa quelques branches ; mais l’entrelacs résistait, très robuste. Il se blessa inutilement.

— C’est impossible !

— Crie ! Appelle quelqu’un !

Il cria dans le silence. Les cimes des hautes parois végétales s’étaient éteintes ; mais, dans le ciel supérieur, se répandait une rougeur pareille à une réverbération de bois incendiés sur l’horizon. Une troupe de canards sauvages passait, rangée en triangle, les cous tendus, noire.

— Laisse-moi m’en aller ! Je retrouverai la tour facilement. J’appellerai. On entendra mes cris.

— Non ! non !

Elle entendit qu’il s’éloignait, suivit le bruit de ses pas, s’égara de nouveau dans les méandres, se trouva de nouveau seule et affolée. Elle s’arrêta. Elle attendit. Elle prêta l’oreille. Elle regarda le ciel, vit le grand vol triangulaire disparaître dans le lointain. Elle perdit le sentiment de la durée. Les secondes lui semblèrent des heures.

— Stelio ! Stelio !

Elle n’était plus capable d’autres efforts pour vaincre le désordre de ses nerfs exaspérés. Elle sentait venir la crise extrême de la folie, comme on sent le tourbillon qui s’approche.

— Stelio !

Il entendait cette voix d’angoisse, et continuait anxieusement sa recherche par les chemins sinueux qui tantôt le rapprochaient et tantôt l’éloignaient de la tour. Le rire s’était glacé dans son cœur. Toute son âme tremblait jusqu’aux racines, chaque fois que lui arrivait à l’oreille son nom proféré par cette invisible agonie. Et la graduelle diminution de la lumière lui offrait l’image du sang qui coule, de la vie qui défaille.

— Je suis là ! je suis là !

Un des sentiers le conduisit enfin à la place où s’élevait la tour. Il monta furieusement l’escalier en limaçon. Parvenu au sommet, il eut le vertige, s’accrocha aux balustres, ferma les yeux, les rouvrit : il aperçut à l’horizon une longue zone de feu, le disque de la lune sans rayons, la plaine semblable à un marais livide, le labyrinthe au-dessous de lui, avec ses buis noirâtres, avec les taches qu’y faisaient les charmilles, étroit malgré ses interminables circonvolutions, ayant l’aspect d’un édifice démantelé et envahi par les broussailles, semblable à une ruine et à un hallier, sauvage et lugubre.

— Arrête-toi ! arrête-toi ! Ne cours pas ainsi ! Quelqu’un m’a entendu. Un homme vient. Je le vois qui vient. Attends ! Arrête-toi !

Il regardait cette femme qui, comme une démente, tournait en courant par les sentiers obscurs et trompeurs ; comme une créature condamnée à un vain supplice, à une fatigue inutile mais éternelle, sœur des martyres fabuleuses.

— Arrête-toi !

Il semblait qu’elle n’entendît pas, ou qu’elle ne pût maîtriser son agitation fatale, et que lui-même ne pût la secourir, mais qu’il dût rester là, témoin de ce châtiment terrible.

— Le voici !

Un des gardiens avait entendu les appels et s’était approché ; il franchissait le seuil. Stelio le rencontra au pied de la tour. Ils allèrent ensemble à la recherche de l’égarée. Cet homme connaissait le secret du labyrinthe. Stelio prévint son bavardage et ses plaisanteries en le confondant par sa générosité.

« A-t-elle perdu le sens ? A-t-elle fait une chute ? » L’ombre et le silence lui semblaient sinistres, l’épouvantaient. Appelée, elle ne répondait rien ; et le bruit de ses pas ne se faisait plus entendre. Déjà le lieu était nocturne, sous l’humidité qui descendait du ciel violâtre. « La trouverai-je évanouie par terre ? »

Il tressaillit en voyant soudain, à un détour, apparaître la figure mystérieuse, la face pâle qui attirait toute la lumière du crépuscule, splendide comme une perle, les yeux larges et fixes, les lèvres serrées et rigides.

Ils repartirent pour Dolo, reprirent la même route le long de la Brenta. Elle ne parla pas, n’ouvrit pas une seule fois la bouche, ne répondit à aucune question, comme s’il lui eût été impossible de desserrer les dents : allongée au fond de la voiture, enveloppée dans son manteau jusqu’aux lèvres traversée par instants de frissons violents comme des sursauts, couverte d’une lividité pareille à celle des fièvres paludéennes. Son ami lui prenait les doigts, les gardait entre les siens pour les réchauffer, mais inutilement : ils étaient inertes, semblaient n’avoir plus de vie. Et les statues passaient, passaient.

Le fleuve coulait, sombre entre ses berges, sous un ciel de violette et d’argent où montait la pleine lune. Une barque noire descendait le courant, halée au bout d’une corde par deux chevaux gris qui marchaient sur l’herbe de la rive avec de sourdes foulées, conduits par un homme qui s’en allait sifflant, d’un air paisible ; et sur le pont de la barque, un tuyau fumait, comme la tourelle d’une cheminée sur le toit d’une chaumière ; et, dans la cale, une lanterne répandait sa lumière jaune, et l’air du soir s’imprégnait de l’odeur du repas. Et, de-ci, de-là dans la campagne noyée, les statues passaient, passaient.

C’était une lande stygienne, une vision de l’Hadès : un pays d’ombres, de brumes et d’eaux. Toutes les choses s’évaporaient et s’évanouissaient comme des esprits. La lune enchantait et attirait la plaine comme elle enchante et attire la mer ; de l’horizon, elle buvait la grande humidité terrestre, avec une bouche insatiable et silencieuse. Partout brillaient des mares solitaires ; on voyait, dans un lointain indéfini, miroiter de petits canaux entre les files inclinées des saules. D’heure en heure, la terre semblait perdre sa solidité et devenir liquide ; le ciel pouvait y mirer sa mélancolie que reflétaient d’innombrables miroirs immobiles. Et, de-ci, de-là, sur la rive décolorée, pareilles aux Mânes d’un peuple disparu, les statues passaient, passaient.