Le Fils du diable/V/10. Deux docteurs

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 63-70).
Cinquième partie

CHAPITRE X.

DEUX DOCTEURS.

L’agent de change Léon de Laurens était couché sur son lit, pâle et les traits creusés par la souffrance. À son chevet s’asseyait son médecin ordinaire, M. Saulnier, jeune homme savant et de grande espérance, et le docteur José Mira, qui prêtait à son collègue l’appui de sa haute expérience.

Mira n’exerçait plus guère, mais il avait un nom presque illustre dans les sciences, et le jeune médecin eût accepté son aide avec gratitude, lors même qu’il ne se fût point agi d’un membre de la famille de Geldberg.

Depuis plus d’une heure, ils étaient en conférence sérieuse, examinant le malade et se communiquant leurs observations à voix basse.

Il y avait, dans le regard de Mira, tandis qu’il contemplait l’agent de change, une sorte d’intérêt inexplicable ; sa physionomie, dure et si froide d’ordinaire, peignait une sorte d’émotion.

Était-ce la préoccupation ordinaire, qui prend tout médecin en face d’un cas difficile ? ou n’était-ce point plutôt un instinctif retour sur lui-même ?

Mira souffrait, lui aussi, cruellement, et depuis bien des années !

La main qui clouait Léon de Laurens à ce lit d’agonie l’avait blessé lui-même, et cette blessure, si ancienne qu’elle fût, faisait encore saigner son cœur.

Cet homme qui se mourait était son confrère en torture.

Et vis-à-vis de cet homme, la jalousie n’était plus possible. Le docteur oubliait que Léon de Laurens était le mari de Petite ; il ne voyait plus en lui que la victime.

Certes, on ne pouvait l’accuser d’avoir le cœur facile et trop ouvert à la pitié ; mais dans cet homme, vaincu et succombant à son martyre, il se voyait lui-même, et il avait compassion.

L’agent de change fermait les yeux ; il semblait plongé dans un assoupissement inerte. Son souffle était faible, et si de temps à autre ses mains amaigris n’avaient pas tressailli sur la couverture, on aurait pu le prendre pour un cadavre.

Mira et le jeune médecin échangeaient à de longs intervalles des paroles prononcées à voix basse.

— Il faut tout une longue vie pour étudier ces affections du système nerveux, disait M. Saulnier ; voilà dix ans que je travaille, et je vois bien que je suis un enfant vis-à-vis de ce mal bizarre !… Avant-hier, je croyais le malade sauvé ; nous avons fait ensemble une longue promenade, et il me semblait que tous les symptômes alarmants avaient disparu… Aujourd’hui, nous le retrouvons plus bas que jamais !

Le docteur portugais approuva d’un signe de tête ; ses yeux ne se détachaient point du malade.

— Et pourtant, reprit M. Saulnier, vous avez pu suivre mon traitement… Vous savez que j’ai combattu l’affection pied à pied, pour ainsi dire, dès son origine… Je suis spécial pour les maladies de nerfs, et j’avais en outre vos conseils si précieux…

Mira s’inclina encore.

— On s’y perd ! poursuivit le jeune docteur ; cet homme est riche ; sa position est enviable ; il jouit d’un bonheur presque proverbial… et parfois, on a la tentation de croire qu’il se meurt de chagrin !

Le regard de Mira quitta un instant la face amaigrie de M. de Laurens pour tomber sur son collègue.

— Vous n’avez jamais vu personne autre mourir de chagrin ?… murmura-t-il.

— Non, répondit Saulnier.

— Moi, je suis vieux et j’ai vu bien des choses !… Le chagrin ressemble à un poison lent et sûr qu’une main patiente verserait à doses calculées…

Le docteur s’interrompit ; ses yeux se baissèrent.

— C’est la vérité ! ajouta-t-il comme malgré lui ; j’ai vu l’un et l’autre… ce sont des morts pareilles… Seulement, l’une est encore plus cruelle que l’autre ! j’ai connu dans ma vie un homme qui, durant des mois entiers, versa chaque jour quelques gouttes d’un breuvage mortel dans la coupe d’un pauvre vieillard… Il fallait avoir pour cela un cœur bien impitoyable ! Eh bien, je ne sais pas si cet homme, tout endurci qu’il était, aurait eu le courage de poursuivre jusqu’au bout un empoisonnement par le chagrin !

Mira fit une seconde pause ; puis il ajouta, en laissant errer sur sa lèvre mince un sourire profondément amer :

— Il faut une femme pour cela !…

Le jeune docteur écoutait, surpris, et se perdait à vouloir saisir le sens caché de ces paroles.

— Une femme ? répéta-t-il, on cite, en effet, de monstrueux exemples… mais ici nous avons une femme qui est l’honneur de son sexe… je l’ai vue penchée à ce chevet, Monsieur… c’est un ange !

Un éclair sardonique s’alluma dans l’œil cave du Portugais.

— On disait pourtant que cet homme était un démon !… murmura-t-il.

— Quel homme ?

— L’empoisonneur qui mit un an à tuer le vieillard… Démon, ange, ce sont deux mots vides de sens !… et il faut un œil bien subtil pour voir le fond du cœur de la femme !

L’étonnement de M. Saulnier augmentait à chaque mot de son collègue. Il ne voulait point comprendre encore, mais la lumière se faisait, malgré lui, dans son intelligence.

Il contemplait le docteur d’un œil inquiet, comme s’il eût craint et désiré à la fois de le voir s’expliquer.

Mais le docteur gardait maintenant le silence ; on eût dit qu’il s’entretenait avec des souvenirs pénibles, évoqués à l’improviste.

En ce moment, la porte s’ouvrit : madame de Laurens, belle et portant sur son visage les traces évidentes de sa tendre sollicitude, entra doucement.

Le regard de Mira s’était relevé au bruit de la porte. Saulnier, qui l’examinait toujours, suivit ce regard et tressaillit en le voyant tomber, amer et accusateur, sur le charmant visage de Sara.

Ce regard valait toutes les explications du monde. Il n’était plus possible de se méprendre sur le sens voilé des dernières paroles du docteur. Il avait fait volontairement allusion à un crime mystérieux et dont la pensée seule épouvantait l’esprit du jeune médecin.

Que croire ? Sara s’avançait sur la pointe des pieds ; ses beaux yeux disaient sa tendresse inquiète, et derrière la pâleur de sa joue, on devinait des larmes.

Cette femme aimait, cette femme était la bonté noble et pure !

Le cœur du jeune médecin se révolta énergiquement, car la calomnie était infâme auprès d’un lit de mourant et en face de cette douleur d’épouse !…

Il se retourna vers le docteur avec une véritable indignation. La physionomie de ce dernier s’était tout à coup transformée ; Saulnier n’y trouva plus trace de ce qui l’avait si fort irrité.

Le docteur Mira était debout, il s’inclinait respectueusement et appelait un sourire sur sa froide figure.

Au moment où madame de Laurens passait devant lui, le docteur lui prit la main, qu’il toucha de ses lèvres avec tous les signes d’un profond dévouement.

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La maladie de l’agent de change avait ces bizarres symptômes des affections nerveuses qui laissent au patient, par intervalles, toutes les apparences de la santé, et qui le jettent, anéanti brusquement, sur le lit d’agonie. Comme le mal n’affecte ici aucune portion visible du corps, on n’a même pas le triste bénéfice de la souffrance ; les indifférents doutent, les ignorants se moquent, et chacun prononce tout bas le mot de malade imaginaire.

Par le fait, ces angoisses terribles de la névralgie qui tordent les robustes comme les faibles, et qui brisent en peu de jours les tempéraments les plus riches, semblent impuissantes à donner la mort, et laissent végéter leur victime jusqu’aux plus extrêmes limites de la vie commune.

La croyance populaire accorde même aux malheureux frappés de ce fléau un brevet gratuit de longévité.

Quelque jour, vous les voyez anéantis par une série de crises effrayantes, livides, plies en deux, l’œil terne et la face décomposée ; le lendemain, après une nuit que l’épuisement a faite tranquille, vous les rencontrez marchant au soleil, et moins changés que l’homme qui vient de subir l’indisposition la plus légère.

Le mal semble jouer avec eux comme le tigre avec sa proie ; une main cruelle les terrasse incessamment sur le bord même de la tombe, et les laisse se relever toujours.

À ces affections les praticiens sérieux ne connaissent guère de remède ; ils cherchent encore ; en attendant, ils recommandent la distraction, ils ordonnent le bonheur.

Car ce mal est pour eux l’indice manifeste et le résultat direct d’une violente peine de l’âme.

Et voilà pourquoi justement l’état de M. de Laurens restait inexplicable pour le médecin Saulnier. Que manquait-il à cet heureux de la terre ? il était riche, honoré, envié ; il avait une femme délicieusement belle, qui l’entourait de soins et d’amour !…

Car, soit adresse de la part de Petite, soit effet du hasard, depuis que la maladie de l’agent de change avait pris un caractère alarmant, le jeune docteur avait toujours trouvé madame de Laurens veillant au chevet de son mari.

Et que de tendre sollicitude ! que de craintes charmantes ! que d’adorable dévouement !

Tout à l’heure, il avait prononcé le mot ange en s’entretenant avec Mira, et, certes, le mot n’était pas trop fort !

C’était bien un ange de beauté, de grâce et de douceur !

Aussi le docteur Saulnier fut-il scandalisé sincèrement, en voyant la grimace sceptique que le Portugais opposait à son enthousiasme.

Et quand cette grimace se changea sur le visage de Mira en sourire respectueux, le jeune médecin crut s’être trompé, tant il lui paraissait invraisemblable qu’un homme pût mettre en doute les perfections de Sara !

Elle s’avança vers le lit d’un pas empressé, mais toujours gracieux, et ne prit pas le temps de répondre aux saints des deux docteurs.

L’aspect de son mari lui mit sur le visage une pitié désolée ; on eût dit qu’elle avait le cœur déchiré.

— Parlez-moi vrai, murmura-t-elle en arrachant ses paroles une à une, oh ! ne me cachez rien ! Y a-t-il du danger ?

— Non, répondit Mira froidement, pas encore.

Petite se tourna vers lui ; son regard avait une expression indéfinissable.

Saulnier, qui l’intercepta au passage, y vit de la reconnaissance et comme un doute effrayé.

— De l’espoir ! madame, dit-il ; l’état de M. de Laurens est toujours le même, et vous savez qu’il est fort abattu après chacune de ces crises.

— Quelle affreuse maladie ! s’écria Petite, qui avait des larmes dans la voix ; mon Dieu ! mon Dieu ! ne voulez-vous donc point le sauver !… Hier, quand vous l’avez quitté, docteur, ajouta-t-elle en s’adressant à Saulnier, j’ai cru pouvoir me retirer… il était bien ; il paraissait ne pas souffrir… et maintenant, après quelques heures de repos, je le retrouve à peine reconnaissable !

Elle mit son front entre ses mains, et tira du fond de sa poitrine un poignant soupir.

— Oh !… oh !… fit-elle, comme si elle ne pouvait plus parler ; j’en mourrai !

Saulnier jeta un regard au docteur Mira, comme pour lui dire :

— Voyez !… et c’était cette femme que vous aviez l’air d’accuser.

Le Portugais avait repris son sourire amer, parce que Petite lui tournait le dos.

Le malade s’agita faiblement et ses yeux s’ouvrirent à demi. Petite se pencha au-dessus de son chevet ; elle prit ses deux mains pour les réchauffer dans les siennes.

Certes, le médecin Saulnier aurait eu raison près de tout le monde, et le Portugais en eût été pour ses grimaces ; personne n’eût voulu croire autre chose, sinon que Sara, douce providence, venait là secourir et consoler.

Il y avait entre la femme que nous avons vue tout à l’heure dans le boudoir, livrée aux mains savantes de ses deux caméristes, et la femme inclinée maintenant au-dessus de ce lit de douleur, une différence presque complète ; vous eussiez voulu pour ornement à sa beauté, tout à coup transfigurée, la pieuse coiffe d’une sœur de charité ; sa prunelle n’avait plus que des rayons timides ; son visage semblait fait pour exprimer uniquement désormais la patience attentive de la garde-malade et sa dévote miséricorde.

À sa vue, l’agent de change fit effort pour se soulever sur son séant ; mais il était trop faible, il ne put y réussir. Sa tête demeura lourde sur l’oreiller. L’effet bienfaisant de la présence de Sara n’en fut pas moins soudain et visible : les rides de son front s’effacèrent peu à peu, et ses sourcils contractés se détendirent ; ses yeux restèrent demi-fermés, comme s’il eût craint encore, dans le vague de son réveil, de voir la vision chère s’évanouir.

— Comment vous trouvez-vous, mon ami ? dit Petite bien doucement.

Le malade tressaillit à cette voix et ouvrit les yeux tout à fait. Dans le regard qu’il jeta sur sa femme, il y avait une joie timide et beaucoup d’effroi. C’était un regard esclave, où l’âme domptée parlait, où se lisait l’amour obstiné, combattu en vain par la longue misère.

— J’ai bien souffert cette nuit, répondit-il d’une voix faible et changée.

— Et pourquoi ne m’avoir pas appelée ? demanda Petite avec un accent de reproche.

M. de Laurens baissa les yeux et garda le silence. Saulnier s’était approché.

— Il y a du mieux, dit-il ; la crise est finie, et, à moins d’accident nouveau, nous aurons une bonne journée.

— Nous aurons ce qu’il lui plaira de nous donner ! murmura le Portugais.

Il contemplait toujours Petite avec une curiosité froide ; mais, sous cette apparence glaciale, perçait déjà la passion réveillée.

Pour lui, Sara était le destin ; il se courbait sous sa volonté, comme le chrétien plie sous la volonté de Dieu.

Lui seul savait au juste ce qu’il y avait entre elle et M. de Laurens ; lui seul avait pu plonger son regard jusqu’au fond du cœur de Petite.

Saulnier se tourna vers Mira pour voir son avis confirmé ; mais, avant que le Portugais eût pris la parole, Sara faisait éclater sa joie.

— Que j’ai eu peur, dit-elle, mon pauvre Léon, en vous voyant étendu sur ce lit, immobile et pâle !

— Merci, murmura l’agent de change ; je tâche de vous croire et je suis bien heureux.

Saulnier avait fait discrètement un pas en arrière ; il n’entendait rien, mais les paroles échangées parvenaient jusqu’à l’oreille de José Mira, qui restait à sa place.

Et José Mira se disait :

— Quel coup de poignard y a-t-il derrière ces caresses ?…

Un signe imperceptible que lui adressa Petite fut comme un commencement de réponse.

— Et moi qui venais ici parler de plaisirs et de fêtes ! reprit-elle, car vous ne savez pas, Léon, le départ de la famille est avancé de plusieurs jours… et toute la matinée, en songeant à vous, je me disais : Pauvre Léon ! je lui dois bien quelques petites réparations ; souvent mon humeur fantasque l’a fait souffrir, et peut-être, c’est affreux à penser ! suis-je pour quelque chose dans cette maladie qui nous désespère !

— Oh !… fit l’agent de change qui croyait rêver et dont la faiblesse se laissait prendre toujours, le mal vient de Dieu, Sara… vous êtes, vous, la consolation et le remède !