Le Florentin

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PERSONNAGES

HARPAGÊME.

HORTENSE, sa pupille.

TIMANTE, amant d'Hortense.

AGATHE, mère d'Harpagême.

MARINETTE, sa servante.

Un Serrurier, et ses garçons.

Un Exempt.

Des Archers.


La scène est à Florence.




Scène I

Timante, Marinette
MARINETTE

Que vois-je ? Êtes-vous fou, Timante ? Ignorez-vous

À quel point est féroce un florentin jaloux ?

Vous êtes son rival. Transporté de colère,

Il fait, de vous tuer, sa principale affaire :

Et loin d'envisager ces périls évidents,

Vous venez dans sa chambre ! Où donc est le bon sens ?

TIMANTE

Oui, je sais tout cela, Marinette ; mais j'aime.

Voyant sortir d'ici le brutal Harpagême,

J'ai voulu profiter...

MARINETTE

Vous ne savez donc pas ?

À peine est-il sorti, qu'il revient sur ses pas.

Occupé seulement de l'âpre jalousie,

Rien ne peut l'assurer ; de tout il se défie.

S'il faut, en revenant, qu'il vous trouve en ces lieux...

TIMANTE

Va, va, j'ai les raisons pour paraître à ses yeux.

Mais, de grâce, instruis-moi de ce que fait Hortense,

De tout ce qu'elle dit, de tout ce qu'elle pense.

Harpagême toujours poursuit-il ses projets ?

La tient-il enfermée encore ?

MARINETTE

Plus que jamais.

Pour la soustraire aux yeux de votre seigneurie,

Il met tout en usage, artifice, industrie.

Une chambre, où le jour n'entre que rarement,

Est de la pauvre enfant, l'unique appartement.

Autour règne une épaisse et terrible muraille,

De brique composée, et de pierres de taille.

Un labyrinthe obscur, pénible à traverser,

Offre, avant que d'entrer, sept portes à passer.

Chaque porte, outre un nombre infini de ferrures

Sous différents ressorts a quatre ou cinq serrures,

Huit ou dix cadenas, et quinze ou vingt verrous.

Voilà le plan du fort, où ce bourru jaloux

Enferme avec grand soin la malheureuse Hortense ;

Encore ne la croit-il pas trop en assurance.

Pour mettre sa personne à l'abri du danger,

Seul, il la voit, l'habille, et lui sert à manger ;

Seul, il passe, en tout temps, la journée avec elle,

À la voir tricoter ou blanchir sa dentelle.

Parfois, pour lui fournir des passe-temps plus doux,

Il lui lit les devoirs de l'épouse à l'époux ;

Ou bien, pour l'égayer, prenant une guitare,

Il lui racle l'oreille un air vieux et bizarre,

La nuit, pour empêcher qu'on en le trompe en rien,

Une cloison sépare et son lit et le sien.

LE bruit d'une araignée, alors qu'elle tricote,

Une mouche qui vole, une souris qui trotte,

Sont éléphants pour lui qui l'alarment. Soudain

Du haut jusques en bas, un pistolet à la main,

Ayant, par ses clameurs, éveillé tout le monde,

Il court, il cherche, il rôde, il fait partout le ronde.

Non, le diable qu'on connaît diable, et qui ne vaut rien,

Est moins jaloux, moins fou, moins vilain, moins avare,

Moins scélérat, moins chien, moins traître, moins lutin,

Que n'est, sur nos péchés, ce maudit Florentin.

TIMANTE

Le malheureux ! L'on sait comment il traite Hortense :

Par mes soins la justice en a pris connaissance.

Je puis, par un arrêt, tromper sa passion ;

Mais je crains de la mettre en exécution.

MARINETTE

S'il fallait qu'il en eût la moindre connaissance,

Le poignard aussitôt vous priverait d'Hortense.

Parlant sur ce chapitre, il nous a dit cent fois,

Qu'avant de se soumettre à la rigueur des lois,

Il choisirait plutôt le parti de la pendre,

Et qu'il aimerait mieux l'étouffer que la rendre.

TIMANTE

Cette lettre pourra traverser ses desseins.

À ses yeux je feindrai de la mettre entre tes mains,

Te priant de la rendre entre celles d'Hortense.

Toi, pour ne point marquer aucune intelligence,

Tu la refuseras avec emportement.

MARINETTE

J'entends. Mais gardez-vous de lui dans ce moment ;

Il fait faire, dit-on un ressort qu'il nous cache :

À l'achever dans peu son serrurier s'attache.

Déjà...

TIMANTE

Le serrurier s'en est ouvert à moi :

C'est un homme d'honneur. Il m'a donné sa fois,

Moyennant quelqu'argent que j'ai su lui promettre.

De concert avec lui, j'ai dicté cette lettre ;

Pour punir d'un jaloux les désirs déréglés,

Je viens exprès...

MARINETTE

Il entre...


Scène II

Harpagême, Agathe, Timante, Marinette
MARINETTE

Allez au diable, allez ;

Pour qui me prenez-vous, et quelle est votre attente ?

Merci ! Diantre ! Ai-je l'air d'une fille intrigante ?

HARPAGÊME

Que vois-je ?

TIMANTE

Eh ! Marinette un mot, écoute-moi.

MARINETTE

Ne m'approchez pas.

HARPAGÊME

Bon !

TIMANTE

Cent louis sont pour toi.

Les voilà.

MARINETTE

Je n'ai point une âme intéressée.

TIMANTE

Quoi !...

MARINETTE

Ces poings puniront cotre infâme pensée,

Si vous restez.

{{Personnage| TI MANTE |c}}

Hortense est commise à tes soins ;

Pour m'obliger, rends-lui ce billet sans témoins.

HARPAGÊME

Ah ! Ah ! Perturbateur du repos du ménage,

Tu veux donc la séduire, et me faire un outrage ?

TIMANTE

Redonne-moi la lettre, ou ce fer que tu vois...

HARPAGÊME

Barthélemy, Christophe, Ignace, Ambroise, à moi !


Scène III

Harpagême, Agathe, Marinette
MARINETTE

Comme il fuit !

HARPAGÊME

Il fait bien ; car cette immense épée

Dans son infâme sang allait être trempée.

Mais de le voir ici me voilà tout outré.

Comment est-il venu ? Comment est-il entré ?

MARINETTE

J'étais là-bas au frais, quand je l'ai vu paraître :

Je suis soudain rentrée, il m'a suivie en traître,

Ma disant qu'il voulait m'enrichir pour toujours,

Que je prisse le soin de servir ses amours,

Et, faisant succéder les effets aux paroles,

Il m'a voulu couler dans la main cent pistoles ;

Mais j'aurais moins souffert s'il avait mis dedans,

Ou des cailloux glacés, ou des charbons ardents.

Je crève quand je pense aux offres insolentes...

{{Personnage| HARPAGÊME|c| à Agathe. | p}} Ah ! Ma mère, voilà la perle des servantes...

À Marinette.


Embrasse-moi, ma fille...

À Agathe.

Auriez-vous cru cela ?

Eh bien ! Avec ces soins, ma mère, et ces clefs-là,

La garde d'une femme est-elle si terrible,

Et croyez-vous encore cette chose impossible ?

AGATHE

Mon fils, bouleverser l'ordre des éléments,

Sur les flots irrités voguer contre les vents,

Fixer selon ses vœux la volage fortune,

Arrêter le soleil, aller prendre la lune ;

Tout cela se ferait beaucoup plus aisément,

Que soustraire une femme aux yeux de son amant,

Dussiez-vous la garder avec un soin extrême,

Quand elle ne veut pas se garder elle-même.

HARPAGÊME

Il n'est pas question d'aller contre les vents

Ni d bouleverser l'ordre des éléments,

Mais de garder Hortense ; et j'ai pour y suffire,

De bons murs, des verrous, et deux yeux : c'est tout dire.

AGATHE

Abus. Lorsque l'amour s'empare de deux cœurs,

Pour rompre leur commerce et vaincre leurs ardeurs,

Employez les secrets de l'art, de la nature,

Faites faire un tout d'une épaisse structure,

Rendez ces fondements voisins des sombres lieux,

Élevez son sommet jusqu'aux voûtes des cieux,

Enfermez l'un des deux dans le plus haut étage,

Qu'à l'autre le plus bas devienne le partage,

Dans l'espace entre eux deux, par différents d"tours,

Disposez plus d'Argus qu'un siècle n'a de jours,

Empruntez des ressorts les plus cachés obstacles ;

Plus grands sont les revers, plus grands sont les miracles :

L'un pour descendre en bas osera tout tenter,

L'autre aiguillonnera ses esprits pour monter.

Sans s'être concertés pour une fin semblable,

Tous deux travailleront d'un concert admirable.

À leurs chants séducteurs Argus s'endormira ;

Des verrous, par leurs soins, le ressort se rompra ;

De moment en moment enjambant l'intervalle,

Enfin ils feront tant qu'au milieu du dédale,

Imperceptiblement ensemble ils se rendront.

Et malgré vos efforts, mon fils, ils se joindront.

C'est un coup sûr. Mon âge et mon expérience

Doivent dans votre esprit inspirer ma science :

Je sais ce qu'en vaut l'aune, et j'ai passé par là.

Votre père voulait me contraindre à cela ;

Mais s'il n'eût mis un frein à cette ardeur trop prompte,

Il se serait trompé sûrement dans son compte,

Mon fils.

HARPAGÊME

Oh ! Mieux que lui j'ai calculé le mieux.

Je ne suis pas si sot... Suffit... Je ne dis rien...

Mais ouvrons le poulet du damoiseau Timante ;

Apprenons ses desseins, et voyons ce qu'il chante.

Il lit.


Il verra, s'il y vient, un plat de mon métier ;

Et je sors pour cela de chez le serrurier.

Ma foi, monsieur Timante, ou vous la garde bonne !

Oui, pour joindre en repos Hortense à ma personne,

J'ai besoin de sa mort. À tout examiner,

Le moyen le plus sûr est de l'assassiner.

J'ai donc fait pour cela, construire une machine ;

Je la ferai poser dans la chambre voisine.

Pressé par son amour, Timante s'y rendra ;

Mais au lieu d'y trouver Hortense, il s'y prendra.

Alors, tout à mon aise, ayant en main ma dague,

Je vous la plongerai dans son sein, zague, zague,

Et le tuerai, ma mère, avec plaisir, dieu sait !

Ensuite on le mettra dans une cave, hic jacet.

AGATHE

Quoi de tuer un homme auriez-vous conscience ?

Loin de votre dessein vous fasse aimer Hortense,

Ce coup augmentera sa haine, il est certain

HARPAGÊME

Bon, bon ! Morte est la bête, et mort est le venin.

Depuis que dans ces lieux Hortense est enfermée,

Qu'à ne plus voir Timante elle est accoutumée,

Elle est déjà soumise à vouloir m'épouser.

Pour l'y fortifier, j'ai su la disposer

À voir un sien cousin, magistrat, homme sage,

Qu'elle connaît de nom, et non pas son visage :

Elle sait seulement qu'il est en grand crédit.

Étant de ses parents, et de sublimes esprits,

Elle ne craindra point d'ouvrir à sa prudence

Les secrets de son cœur, et tout ce qu'elle pense ;

Et comme ce grand homme est de mes bons amis,

Afin de m'obliger, ma mère, il m'a promis

Que selon mes désirs il tournera son âme.

AGATHE

Ce cousin entreprend de changer une femme !

Il est donc assez vain de présumer de soi ?

Et quel est donc ce sot entrepreneur ?

HARPAGÊME

C'est moi.

AGATHE

Vous ?

HARPAGÊME

Moi de ce cousin j'avais la fantaisie.

Depuis prenant conseil d'un peu de jalousie,

Qui m'apprend que de tout il faut se défier,

J'ai cru plus à propos de ma la confier.

Ce soir, l'obscurité devenant favorable,

Ayant la barbe et l'air d'un honnête vénérable,

En habit, et des pieds en tête revêtu

Du fastueux dehors d'une austère vertu

Je prétends, selon moi, pétrir le cœur d'Hortense

Et par même moyen savoir ce qu'elle pense.

AGATHE

Gardez-vous d'accomplir ce dessein dangereux !

Afin qu'en son ménage un home soit heureux,

Bannissant de chez lui toute la défiance

Loin de vouloir savoir ce que sa femme en pense,

Il doit fuir avec soin, comme on fuit un forfait,

L'occasion d'apprendre ou voir ce qu'elle a fait.

HARPAGÊME

Chansons ! Rien ne me peut détourner de la chose.

Afin d'exercer ce que je me propose,

Faisons venir Hortense en cet appartement.

Il sort, et l'on entend plusieurs portes s'ouvrir.


Scène IV

Agathe, Marinette
AGATHE

Le ciel le punira de cet entêtement...

Que de portes ! Quel bruit de clefs ! Quel tintamarre !

MARINETTE

De faire voir sa femme un jaloux est avare.

AGATHE

Oui ; mais qui la confie à la foi des verrous,

Est trompé tôt ou tard.


Scène V

Harpagême, Agathe, Hortense, Marinette
HARPAGÊME

Hortense, approchez-vous ;

Monsieur mon cousin en ces lieux va se rendre.

Avec un cœur ouvert ayez soin de l'entendre ;

Il est ici tout proche, et je vais l'avertit

Il sort.


Scène VI

Agathe, Hortense, Marinette
AGATHE

Autant qu'à vos débats on m'a vu compatir,

Autant ma joie éclate à votre intelligence,

Ma bru ; je vais agir de toute ma puissance,

Pour porter de mon fils l'esprit à la douceur :

Vous, à le caresser contraignez votre cœur.

Nos petites façons amollissent les âmes ;

Et les hommes ne sont que ce qu'il plait aux femmes.

Elle sort.


Scène VII

Hortense, Marinette
MARINETTE

Harpagême, ce soir, sera donc votre époux ?

HORTENSE

Un jaloux furieux, les astres en courroux,

L'horreur d'une prison longue, obscure, ennuyante,

Le repos de mes jours, tout l'ordonne.

MARINETTE

Et Timante ?

Voulez-vous pour ne jamais renoncer à la voir ?

D'être un jour votre époux il conserve l'espoir :

Même il a, m'a-t-il dit, en tête un stratagème,

Qui doit vous délivrer des rigueurs d'Harpagême.

HORTENSE

Eh ! Que pourra-t-il faire ? Hélas ! Plus que le mien

Son intérêt me porte à ce triste lien

Il m'aime, et m'airera tant qu'il verra mon âme

Libre, et dans un état à répondre à sa flamme ;

Harpagême le hait, sa vie est en danger.

Peut-être quand l'hymen aura su m'engager,

Qu'étouffant un amour que l'espoir a fait naître,

Il n'y songera plus ; je l'oublierai peut-être :

Je ferai mes efforts, du moins. Pour commencer

D'ôter de mon esprit Timante et l'en chasser,

Au cousin que j'attends, je vais ouvrir mon âme,

Implorer ses conseils pour éteindre ma flamme,

Et, si je ne profite enfin de sa leçon,

Je parlerai, du moins, de ce pauvre garçon.

MARINETTE

D'accord ; mais votre cousin n'est autre qu'Harpagême,

Je vous en avertis.

HORTENSE

Que dis-tu ?

MARINETTE

Lui-même.

Poussé par un esprit curieux et jaloux;

Sa chant que ce cousin n'est point connu de vous,

Son déguisement et de voix et de mime,

Vous donnant des conseils de cousin à cousine,

Il prétend vous tirer de vos égarements,

Et, par même moyen, savoir vos sentiments.

Pour punir ce bourru, c'est à vous de vous taire,

Et de dissimuler le commerce.

HORTENSE

Au contraire :

Pour punir dignement sa curiosité,

Je lui vais de bon cœur dire la vérité.

Puisqu'il ose en venir à cette extravagance,

Je vais lui découvrir, sans nulle répugnance,

Tout ce que sent mon cœur, et réduire le sien

À fuir de mon hymen le dangereux lien.

Bien mieux qu'il ne souhaite, il s'en va me connaître ;

Je m'en ferai haïr par cet aveu peut-être ;

Ou sachant de quel air je l'estime aujourd'hui,

S'il veut bien m'épouser encore, tant pis pour lui.

MARINETTE

Il entre... Ah ! Que sa barbe est rébarbative !

HORTENSE

Il se repentira de cette tentative.


Scène VIII

Harpagême, Hortense, Marinette
HARPAGÊME, en docteur.

À part.

Feignons pour l'abuser...

À Marinette.

En ces lieux envoyés,

Pour mettre en bon sentier votre esprit dévoyé...

MARINETTE

Ce n'est pas moi, Monsieur.

HARPAGÊME

Qui est donc ma parente

Hortense ?

MARINETTE

Je ne suis, Monsieur, que la suivante...

{{Personnage| H ARPAGÊME|c| à Hortense. |p}}

Est-ce vous ?

HORTENSE

Oui, Monsieur.

HARPAGÊME

De sièges...

À Hortense.

Séyez-vous.

À Marinette.

Regarde-moi... Fermez ce faux jour. Laissez-nous.

Elle sort.


Scène IX

Harpagême, Hortense
HARPAGÊME

Ma cousine, en ces lieux, de la part d'Harpagême,

Je viens pour vous porter à l'hymen. Il vous aime :

Dès vos plus jeunes ans on vous marqua ce choix ;

Votre père, en mourant, vous imposa ces lois :

Mais vous, d'un autre amour étant préoccupée,

Vous rendez du défunt la volonté trompée,

Et le pauvre Harpagême, au lieu d'affection,

N'a vu que haine en vous, et que rébellion.

HORTENSE

Il est vrai, son humeur a rebuté la mienne ;

Mais, Monsieur, ce n'est pas de ma faute, c'est la sienne.

HARPAGÊME

Comment ?

{{Personnage| HOR TENSE |c}}

Nous demeurions à huit milles d'ici.

Je n'avais jamais vu que lui seul d'homme ainsi,

Quoiqu'il me parût froid, noir, bizarre et farouche,

Je me comptais toujours compagne de sa couche,

Sans amour, il est vrai, toutefois sans ennui,

Présumant que tout home était fait comme lui ;

Mais, loin de ma tenir dans cette erreur extrême,

À me désabuser il travailla lui-même ;

Et j'appris, par mes soins, avec quelque pitié,

Qu'il était des mortels, le plus disgracié.

HARPAGÊME

Quoi ! Lui-même ? Comment ?

HORTENSE

Vous le savez ; mon père

De son pouvoir sur moi le fit dépositaire,

Et mourut. Peu de temps après la mort du sien,

Harpagême, héritier et maître d'un grand bien,

D'avoir place au sénat conçut quelque espérance.

Il voulut faire voir son triomphe à Florence,

M'y traînant avec lui, malgré moi. Dans ces lieux,

Mille gens, bien tournés, s'offrirent à mes yeux,

Qui de ma plaire tous prirent un soin extrême.

Faisant réflexion sur eux, sur Harpagême,

Que vis-je ? Ah ! Mon cousin, quelle comparaison !

L'erreur en mon esprit fit place à la raison.

Mon jaloux ma parut d'un dégoût manifeste

Et je pris sa personne en haine.

HARPAGÊME

Je déteste !...

HORTENSE

Quoi donc ! Ce franc aveu vous déplaît-il ? Comment !

Est-ce que je m'explique à vous trop hardiment ?

Non pas, non pas.

HORTENSE

Je vais me contraindre.

HARPAGÊME

Au contraire,

De ce que vous pensez il ne faut tien me taire.

Si vous voulez, pesant l'une et l'autre raison,

Que je fonde une paix stable en votre maison,

Vous devez me montrer votre âme toute nue,

Ma cousine.

HORTENSE

Oh ! Vraiment, j'y suis bien résolue.

Avant que d'épouser Harpagême aujourd'hui,

Afin que vous jugiez si je dois être à lui,

De tout ce que j'ai fait, de tout ce qu'il m'inspire;

Je ne vous tairai rien. Mais n'allez pas lui dire.

HARPAGÊME

Oh ! Non, non. Revenons à la réflexion.

Vous fîtes dès ce temps le choix d'un galant ?

HORTENSE

Non :

Jamais d'en choisir un je n'eusse eu la pensée ;

Mais Harpagême, épris d'une rage insensée,

Poussé par un esprit ridicule, importun,

À son dam, malgré moi, m'en fit découvrir un.

HARPAGÊME

Vous verrez que cette gomme aura tout fait.

HORTENSE

Sans doute,

Car, me voulant contraindre à prendre une autre route,

Pour m'ôter du grand monde, il me fit enfermer.

J'étais à ma fenêtre à prendre souvent l 'air ;

D'un logis près, un home en faisait de même.

Je ne le voyais pas d'abord ; mais...

HARPAGÊME

Harpagême.

Vous le fit remarquer, n'est-ce pas ?

HORTENSE

Justement.

Il me dit, tourmenté par son tempérament,

Que, sans doute, cet homme était là pour me plaire,

Et m'ordonna surtout, fulminant de colère,

De ne me plus montrer, lorsque je l'y verrai.

Instruite à ce discours de ce que j'ignorais,

J'examinais ses yeux, son maintien, son visage,

Et je vis qu'Harpagême avait dit vrai.

HARPAGÊME

J'enrage.

HORTENSE

Cet homme enfin, Monsieur, dont Timante est le nom,

Ma fit voir en ses yeux qu'il m'aimait tout de bon.

Il est jeune, bien fait, sa personne rassemble,

Dans leur perfection, tous les bons airs ensemble,

Magnifique en habits, noble en ses actions, Charmant...

HARPAGÊME

Passez, passez sur ses perfections :

Il n'est pas question de vanter son mérite.

HORTENSE

Pardonnez-moi, Monsieur. Dans l'ardeur qui m'agite,

Il me semble à propos de vous bien faire voir

Que celui pour qui seul j'ai trahi mon devoir,

Possédant dignement tout ce qu'il faut pour plaire,

À de quoi m'excuser de ce que j'ai pu faire.

Timante est en vertus (et j'en suis caution)

Tout ce qu'est Harpagême en imperfection.

HARPAGÊME

Que nature pâtit ! Mais poursuivons...

À Hortense.

Peut-être,

Cet amant vous revit encore à la fenêtre ?

HORTENSE

Non, je ne l'y vis plus ; mon bourru, mécontent,

Fit, de dépit, boucher ma fenêtre à l'instant.

HARPAGÊME

Ah ! Le Bourru ! Mais...

HORTENSE

Mais, pour punir sa rudesse,

Timante en un billet m'exprima sa tendresse,

Et me le fit tenir, nonobstant mon jaloux.

HARPAGÊME

Comment ?

HORTENSE

Prenant le frais tous deux devant chez nous,

Deux petits libertins, qui mangeaient des cerises,

Vinrent contre Harpagême, à diverses reprises,

Riant, chantant, faisant semblant de badiner :

Ils jetaient leurs noyaux l'un après l'autre en l'air.

Un noyau vint frapper Harpagême au visage ;

Il leur dit de n'y plus retourner davantage.

Eux, sans daigner l'ouïr et jetant à l'envi,

C’est agaçant noyau de plusieurs fut suivi.

Harpagême à chacun redouble ses menaces.

Riant de lui sous cape et faisant des grimaces,

Malicieusement ces petits obstinés

Ne visaient plus qu'à lui, prenant pour but son nez.

Transporté de colère et perdant patience.

Harpagême après eux courut à toute outrance,

Quand d'un logis voisin Timante étant sorti,

De cet heureux succès aussitôt averti,

Il me donna à lettre et rentra dans sa cage.

Harpagême revint, essoufflé, tou t en nage.

Sans avoir joint ces deux espiègles ; enroué,

Fatigué, détestant de s'être vu joué,

Il en pensa crever de rage et de tristesse.

Comme je ne veux rien vous celez, je confesse

Que je livrerai mon âme à des secrets plaisir,

De voir que mon jaloux fût, malgré ses désirs,

La fable d'un rival, et la dupe...

HARPAGÊME

Ah ! Je crève...

À Hortense.

De répondre au billet vous n'eûtes point de trêve ?

HORTENSE

D'accord ; mais il fallait trouver l'invention

De le pouvoir donner.

HARPAGÊME

Vous la trouvâtes.

HORTENSE

Bon !

Harpagême y pourvut. Pressé par sa faiblesse,

Il voulut consulter une devineresse,

Pour voir s'il serait seul maître de mes appas.

Il me fit, un matin, accompagner ses pas.

À peine sortons-nous, que j'aperçois Timante.

Harpagême, à sa vue, aussitôt s'épouvante.

Nous observe de près, me tenant une main ;

Dans l'autre était ma lettre. Inquiète en chemin

Comment de la donner je pourrais faire en sorte ;

Un home qui fendait du bois devant sa porte,

À faire un joli tour me fit soudain penser.

Dans les bûches, exprès, je fus m'embarrasser ;

Je tombe, et, par l'effet d'une malice extrême,

J'entraîne avec moi rudement Harpagême.

Timante, à cette chute, accourt à mon secours.

Moi qui mettais mon soin à l'observer toujours,

Comme il m'offrait sa main pour soutenir la mienne,

Je coulai promptement mon billet dans la si enne :

Puis je fus du jaloux relever le chapeau,

Qui dans ce temps, cherchait ses gants et son manteau,

M'injuriant, pestant contre la destine ;

Mais comme heureusement ma lettre était donnée,

Il ne peut me fâcher. Crotté, gonflé d'ennui,

Il revint sur ses pas : j'y revins avec lui ;

Non sans rire en secret, songeant à sa chute.

De mon invention et de sa culbute.

HARPAGÊME

Ouf !...

À Hortense.

Et qu'arriva-t-il de l'un et l'autre tour ?

HORTENSE

Timante, n’instruit pas moi, pressé par son amour,

Pour me voir parler usa d'un stratagème.

Il fit secrètement avertir Harpagême,

Par un homme aposté, qu'il voulait m'enlever ;

Qu'un soir à ma fenêtre il devait me trouver,

Et que nous ménagions le moment favorable

Pour m'arracher des mains d'un jaloux détestable.

Cet avis fit l'effet que nous avions pensé ;

Par cette fausse alarme Harpagême offensé,

Voulant assassiner l'auteur de cet outrage,

Étant accompagné de spadassins à gage,

Fit quinze nuits le guet sous mon appartement,

Et je vis quinze nuits de suite mon amant,

Dans celui du jardin, au bas de ma fenêtre ;

Par des transports charmants que nos cœurs faisaient naître,

Sans crainte du jaloux, exprimant nos amours,

Nous cherchions les moyens de le fuir pour toujours,

Et ne nous arrachions de ce lieu de délices,

Qu'au moment que du jour on voyait les prémices.

Je me mettais au lit, où, feignant de dormir,

J'entendais mon bourru tousser, cracher, frémir ;

Tantôt, venant mouillé jusques à sa chemise ;

Tantôt, soufflant ses doigts, transi du vent de bise,

Toujours incommode, toujours tremblant d'effroi :

C'était, je vous l'assure, un grand plaisir pour moi.

{{Personnage| HARP AGÊME|c|, part. |p}}

Quelle pilule !

HORTENSE

Hélas ! Ce temps ne dura guère,

Et ce ne fut pour nous qu'une fleur passagère.

De perdre ainsi ses pas notre bizarre outré,

Voyant l'an du trépas de mon père expire,

De son autorité pressa notre hyménée.

À refuser sa main, me voyant obstinée,

Il fit faire un cachot, où j'ai passé six mois,

Et j'en sors aujourd'hui pour la première fois.

Avec ces sentiments, et cette haine extrême,

Jugez-vous que je doive épouser Harpagême ?

HARPAGÊME

C'est mon avis. Timante est d'aimable entretien,

Il est vrai beau, bien fait ; d'accord, mais il n'a rien.

Harpagême est jaloux ; j'y consens : il est chiche

De ces tons doucereux ; oui, mais il est très riche.

Pour en ménage avoir du bon temps, de beaux jours,

Croyez-moi, la richesse est d'un puissant secours.

Le Cœur qui penche ailleurs, en sent quelque amertume ;

Mais parmi l'abondance à tout on s'accoutume.

Vaincre une passion funeste à son devoir,

C'est une bagatelle ; on n'a qu'à vouloir.

Par exemple, étouffez cette flamme imprudente,

N'envisagez jamais qu'avec horreur Timante ;

Oubliez tout de lui, même jusqu'à son nom.

Ca ma cousine, allons, promettez-le moi.

HORTENSE

Non.

HARPAGÊME

Comment ! Non ? Et pourquoi ?

HORTENSE

Je connais ma faiblesse ;

Je ne pourrais jamais vous tenir ma promesse.

HARPAGÊME

Harpagême fait donc des efforts superflus ?

HORTENSE

Il sera mon époux ; et que veut-il de plus ?

HARPAGÊME

Mais vous devez, du moins, lui montrer quelque estime.

HORTENSE

Épouser un mari sans qu'on l'aime, est-ce un crime ?

HARPAGÊME

Il vous déplait donc ?

HORTENSE

Plus qu'on ne peut exprimer.

HARPAGÊME

Peut-être, avec le temps, vous le pourrez aimer.

HORTENSE

Le temps n'éteindra pas l'ardeur qui me domine.

Je n'aimerai jamais que Timante.

HARPAGÊME

Ah ! Coquine !

Je n'y puis plus tenir ; connaissez votre erreur,

Voyez friponne, à qui vous ouvrez votre cœur.

HORTENSE

Ah ! Ah ! C'est vous, Monsieur ; quelle métamorphose !

Pourquoi ? Si vous étiez en doute de la chose,

Vous être redevable à ma sincérité,

De ne vous avoir pas fardé la vérité.

Voilà quelle je suis, par votre humeur jalouse,

Et quelle je serai, si je suis votre épouse.

HARPAGÊME

Votre malice e vains s'applique à l'éviter.

Je serai votre époux pour vous persécuter,

Pour vous rendre odieux et Timante et la vie :

À vous faire enrager je mettrai mon génie...

Il appelle.

Marinette ?


Scène X

Marinette, Harpagême, Hortense
MARINETTE

Monsieur !

HARPAGÊME

Eh bien ! Le serrurier

Travaille-t-il ?

MARINETTE

Ah ! Ah !...

HARPAGÊME

Cesse de t'effrayer.

Je viens sous cet habit, d'apprendre son histoire :

J'ai découvert par-là ce qu'on ne pourra croire.

Malgré ma défiance exacte, en tapinois,

L'aurais-tu cru, ma fille ? Ils m'ont trompé cent fois.

MARINETTE

Ah ! Les méchantes gens !

HARPAGÊME

Mais j'ai ma vengeance.

Timante doit venir pour enlever Hortense :

À Hortense

Le piège ici l'attend... Oui, traîtresse ! À vos yeux,

Vous verrez poignarder ce qui vous plait le mieux.

Nous allons bientôt voir l'essai de cet ouvrage.


Scène XI

Le serrurier et ses garçons, qui apporte une cage de fer, à ressort; Harpagême, Hortense, Marinette
HARPAGÊME

Est-ce fait ?

LE SERRURIER

Oui, Monsieur, et, pour en voir l'usage,

Je vais, de ce pas, à vos yeux l'essayer.

HARPAGÊME

Non, non ; ce n'est qu'à moi que je veux m'en fier :

J'en veux faire l'essai moi-même.

LE SERRURIER

Eh ! Que m'importe ?

Sortez donc par ici : passez par cette porte,

Marchez, venez à moi, sans appréhender rien.

Harpagême se met dans le piège.

Eh bien ! N'êtes-vous pas pris comme un sot ?

HARPAGÊME

Fort bien.

On ne peut l'être mieux. La peste ! Quelle étreinte !

Ôtez-moi promptement, la posture est contrainte.

LE SERRURIER

Vous délivrer n'est plus en mon pouvoir.

HARPAGÊME

Pourquoi ?

LE SERRURIER

Je n'en suis plus le maître.

Il sort avec ses garçons.

HARPAGÊME

Et qui l'est donc ?


Scène XII

Timante, Harpagême, Hortense, Marinette
TIMANTE

C'est moi.

HARPAGÊME

Comment ? On me trahit ?

TIMANTE

Non, on te fait justice.

Par cette invention tu forgeais ton supplice,

Et j'en ai fait le tien, pour tirer d'embarras

La belle Hortense.

HARPAGÊME

Hortense ! Ah ! Ne le Croyez pas !

Songez qu'à m'épouser votre foi vous engage,

Ou bien que du démon vous serez le partage.

HORTENSE

Je l'étais sans ressource, en vous donnant la main ;

Mais je crois qu'avec lui l'oracle est moins certain.

HARPAGÊME

Ah ! Marinette, à moi ! Délivre-moi dépêche.

MARINETTE

Je n'oserais, Monsieur ; Timante m'en empêche.

TIMANTE

Vos parents et les miens vont combler votre espoir ;

Allons, Hortense...

À Harpagême.

Adieu, Seigneur, jusqu'au revoir.

HARPAGÊME

Arrête...

HORTENSE

Adieu, Monsieur ; votre servante.

HARPAGÊME

Hortense,

Songez...

MARINETTE

Adieu : prenez un peu de patience.

Timante, Hortense et Marinette sortent.


Scène XIII

HARPAGÊME, seul, dans le piège.

Arrête, arrête, arrête... Hola ! Quelqu'un, hola !

À moi, tôt !


Scène XIV

Agathe, Harpagême
AGATHE

Eh ! Bon dieu ! Qui vous a huché là,

Mon fils ?

HARPAGÊME

Moi-même.

AGATHE

Vous ?

HARPAGÊME

Ah ! Ma mère, on m'outrage.

Dans mes propres panneaux j'ai donné : j'enrage !

Soulagez-moi ; brisez ce trébuchet maudit.

AGATHE

Eh bien ! Mon fils, eh bien ! Je vous l'avais bien dit :

De vos malins vouloirs, voilà la digne issue ;

Vous ne seriez pas là, si j'en eusse crue.

HARPAGÊME

Cette moralité sied bien à ma douleur !...

Au meurtre, mes voisins ! Au secours ! Au voleur !


Scène XV

Harpagême, Agathe, Un Exempt, des archers, les garçons serruriers
L'EXEMPT

Quel bruit ai-je entendu ?

HARPAGÊME

Monsieur l'Exempt, de grâce !

Commandez de ces nœuds que l'on me débarrasse.

L'EXEMPT, à ses gens et aux serruriers.

Enfants, prenez ce soin.

On délivre Harpagême.

AGATHE

C'en est fait.

HARPAGÊME

Grand merci !

Courons après les gens qui causent mon souci.

L'EXEMPT

Mon ordre est de venir m'assurer de vous-même.

Le sénat, qui connaît votre rigueur extrême,

Vous ordonne à l'instant que, sans égard à rien,

Vous lui rendiez raison d'Hortense et de son bien.

HARPAGÊME

Le sénat le prend mal.

L'EXEMPT

La résistance est vaine.

Allons.

HARPAGÊME

Je n'irai pas.

L'EXEMPT

Eh bien ! Donc, qu'on l'entraîne.