Le Forestier/VI

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VI

De quelle manière le capitaine Laurent, alias don Fernan, pénétra pour la première fois dans la casa Florida


Lorsque l’hacienda eut disparu derrière l’entassement des collines, les voyageurs retinrent leurs chevaux et leur firent prendre une allure plus modeste.

La contrée que traversaient les aventuriers en ce moment est peut-être une des plus pittoresques et des plus accidentées de l’Amérique ; je ne crois pas trop m’avancer en affirmant qu’elle ne ressemble à aucune autre.

Tout ce que la nature possède de saisissant, de grandiose et d’étrange se présente aux regards étonnés dans sa plus complète majesté et sa plus sublime horreur.

À droite et à gauche, a des distances que l’œil ne peut exactement calculer, les cimes chenues et orageuses de la chaine des Cordillères, cette épine dorsale du Nouveau-Monde, dont les têtes couvertes de neiges éternelles s’élèvent à des hauteurs prodigieuses, enveloppées de nuages qui leur forment une radieuse auréole ; leurs forêts immenses et mystérieuses penchées sur les lagunes sombres dont les eaux verdâtres les reflètent ; ces lagunes et ces lacs sauvages, abandonnés comme aux premiers jours de la création, dont les échos n’ont jamais été recueillis par les sons de la voix humaine et les flots sillonnés par des pirogues ou troublés par les filets des pêcheurs ; puis après ces montagnes géantes qui, d’échelons en échelons, de gradins en gradins, de collines en collines, viennent presque se niveler et se confondre avec le sol de chaque côté de l’isthme, commencent les plaines sans fin, les savanes arides, les déserts affreux, insondables mers de verdure avec leurs vagues et leurs tempêtes.

Pendant bien des milles on voyage sous les dômes immenses d’arbres géants que le soleil de midi ne perce qu’avec peine et comme à regret ; puis tout à coup, la forêt s’éclaircit, la prairie commence, noire, pelée, bosselée, où la vue se perd tristement dans un horizon sans bornes ; les vallons et les collines se succèdent ; on monte et on descend sans cesse, traversant avec ennui, parfois même avec effroi, ce paysage bouleversé qui remplit le cœur de tristesse ; on cherche vainement un chemin ou un sentier frayé, et après quelques heures, en se voyant ainsi perdu et isolé au milieu de ce désert affreux, l’homme le plus fort se sent tressaillir, il a peur, car il désespère d’arriver ; la longue marche qu’il a faite lui paraît inutile et lui semble ne devoir le conduire en aucun lieu habité.

Puis, sans transition, subitement, en atteignant le sommet d’une colline, un paysage tout nouveau se déroute devant les regards éblouis d’immenses massifs de verdure, des bouquets capricieusement groupés de ces splendides végétaux des tropiques, qui inclinent gracieusement leurs larges feuilles dentelées au souffle caressant de la brise ; des rivières formant des méandres infinis et fuyant sous les plantes aquatiques qui bordent leurs rives et souvent les enjambent en élevant au-dessus des eaux murmurantes des arcades de feuilles et de Meurs et çà et là, cachés sous une herbe courte et drue, des marécages trompeurs ou des lacs verdâtres et stagnants, asiles des caïmans et des iguanes qui se chauffent paresseusement au soleil.

Et, pendant prés de vingt lieues, c’est-à-dire de Chagrés à Panama, sur un périmètre de quarante à cinquante lieues de tour environ, les paysages se succèdent ainsi les uns aux autres, changeant incessamment d’aspect, mais toujours pittoresques et conservant ce cachet grandiose et sauvage qui est l’empreinte de Dieu sur les grandes œuvres de la nature.

Vers onze heures du matin, les voyageurs firent halte au milieu d’une étroite clairière traversée par un charmant cours d’eau. Ils voulaient laisser tomber la plus grande chaleur du jour, faire souder leurs chevaux et prendre que : que nourriture, dont ils avaient le plus pressant besoin.

Après que les animaux eurent reçu leur provende, les hommes songèrent alors à eux et préparèrent leur repas.

Ce fut José qui se chargea de ce soin dont, au reste, il s’acquitta avec une adresse et une célérité qui lui attirèrent les remerciements de ses compagnons, habitués de longue main à la vie d’aventure et juges compétents en pareille matière.

Après le repas qui fut bientôt expédié, comme toujours on alluma les pipes et on causa.

Michel le Basque entama l’entretien, en s’assénant sur la cuisse un coup de poing assommer un bœuf.

— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda Laurent en riant.

— Ce qui me prend, cordieu ! reprit-il en roulant tes yeux avec colère, il me prend que j’ai été traité comme un oison, et que si tes drôles qui m’ont joué ce mauvais tour me tombent jamais sous la patte, ajouta-t-il en allongeant d’un air de menace une main large comme une épaule de mouton, ils verront à leurs dépens de quel bois je me chauffe.

— Bah de quoi te plains-tu ? dit légèrement le jeune homme.

— Comment ! de quoi je me plains ? s’écria le boucanier hors de lui, ah ! pardieu ! je trouve l’observation précieuse ! comment, vous ne comprenez pas ? J’attends que tu t’expliques froidement, si cela t’est possible. J’essaierai, je n’en réponds pas.

— Va toujours.

— Pour moi l’affaire est claire ; cette soi-disant boisson était un somnifère ce traitre de don Jésus, comme il se nomme, voulait nous assassiner pendant notre sommeil ; heureusement j’avais verrouillé la porte.

— Tu n’y es pas du tout, compagnon, l’haciendero n’est pour rien dans tout cela.

— Pas possible !

— C’est exact, j’ajoute même qu’il serait plus épouvanté que personne s’il savait ce qui, cette nuit, s’est passé à son insu chez lui.

— Allons donc ! et le somnifère que j’ai bu ?

— À été préparé par un autre que par lui le digne homme ne sait pas le quart de ce qui se fait chez lui ; cette hacienda est double, triple peut-être, elle est construite comme tes vieux châteaux de Bohême et de Hongrie, remplie de trappes, de passages secrets, de cachettes et de souterrains qui se croisent et s’enchevêtrent dans tes murailles, sans que le propriétaire actuel s’en doute le moins du monde ; j’en ai eu la preuve par moi-même.

— Vous direz ce que vous voudrez, monsieur le comte, fit le boucanier en haussant tes épaules, il n’en est pas moins vrai que j’ai été endormi pour qu’il me fut impossible d’aller à votre aide.

— Ceci est vrai.

— Et que moi, votre compagnon dévoué, votre frère presque, je vous aurais laissé tuer à mes côtés sans vous défendre.

— Mais, puisque tu dormais toujours, il n’y avait pas de ta faute.

— Voilà justement ce que je ne pardonne pas à ceux qui m’ont joué ce tour indigne.

— Ils ne me voulaient aucun mal, et m’ont, au contraire, fort bien traité.

— C’est possible, mais il pouvait en être autrement, et alors moi, moi Michel le Basque, j’étais déshonoré aux yeux de tous nos compagnons qui n’auraient pas voulu croire un mot de toute cette ridicule histoire.

— Allons, console-toi, mon vieux compagnon, ne sais-tu pas bien que je t’aime ?

— Si, je le sais, voilà justement pourquoi j’enrage.

— Ainsi, dit l’Indien, qui avait prêté la plus sérieuse attention à la conversation des deux flibustiers, c’est vrai, cette maison est hantée ainsi qu’on l’assure.

— Oui, elle est hantée, mais par des êtres de chair et d’os comme nous, qui élaborent dans les ténèbres quelque sombre machination.

— Vous croyez, señor, que ce ne sont pas des êtres du monde invisible ?

— Je vous répète que ce sont des hommes, résolus et terribles à la vérité, mais nullement des fantômes ; ils possèdent des moyens immenses d’intimidation, reçoivent sans doute une impulsion forte d’un chef intelligent et résout, mais il n’y a rien que de très naturel dans ce qu’ils accomplissent, bien que souvent leur manière de procéder et les résultats qu’ils obtiennent dépassent la compréhension du vulgaire.

— Ils n’en sont que plus redoutables, alors ?

— Certes aussi me suis je promis de découvrir qui ils sont.

— Nous serons deux pour tenter cette expédition, dit Michel.

— Nous serons trois, fit gravement l’Indien, car, moi aussi, j’ai un puissant intérêt à connaitre ces hommes.

Le capitaine Laurent jeta un regard à la dérobée sur le guide ; mais son visage était si calme, son œil rayonnait de tant de franchise que les soupçons du jeune homme, s’il en avait conçu, s’évanouirent aussitôt.

— Soit, dit-il, j’accepte, nous agirons de concert.

— Et, le moment venu, je ne me ferai pas attendre, dit Miguel avec rancune.

— Je retiens votre parole, señor, ajouta le guide.

— Maintenant, si vous le voulez bien, reprit Laurent, assez sur ce sujet qui me semble épuisé ; à combien de lieues nous trouvons-nous encore de Panama ?

— À huit lieues environ en suivant les sentes, à cinq lieues au plus en ligne directe.

— Avons-nous l’espoir d’atteindre la ville avant le coucher du soleil par le chemin ordinaire ?

— Ce sera difficile, pour ne pas dire impossible.

— Et par la ligne droite ?

— Facilement, seulement le trajet est rade, je vous en avertis.

— Bah ! nous en avons vu bien d’autres, fit Michel.

— Que voulez-vous faire, señor ?

— Nous suivrons la ligne droite.

— Soit. Dans une heure nous partirons.

— Vers quelle heure arriverons-nous à la ville ?

— À quatre heures, au plus tard.

— Très bien, c’est ce que je désire ; connaissez-vous Panama ?

— Comme ce désert.

— Don Jésus m’a loué une maison où je veux me rendre directement.

— Laquelle ? don Jesus en possède trois en ville.

— Celle-ci se nomme la casa Florida.

— Don Jesus vous a loué la casa Florida ? s’écria le guide avec surprise.

— Oui. Que trouvez-vous d’étonnant à cela ?

— Rien, et beaucoup de choses.

— Je ne vous comprends pas.

— Il faut que cet homme soit fou, pour avoir consenti vous louer cette maison, ou qu’on l’ait soufflé pour le faire.

— Dans quel but ?

— Je l’ignore, mais dans tous les cas le conseil ne peut venir que d’un ami, et vous avez toutes espèces de raisons pour vous féliciter de cette affaire.

— Comment cela ?

— Aucune maison de Panama ne vous aurait convenu aussi bien que celle-là, par sa construction d’abord, et ses agencements intérieurs, qui ressemblent beaucoup à ceux de l’hacienda.

— Diable ! voilà que vous m’inquiétez, mon brave José.

— Pourquoi donc cela, señor ?

— Pardieu ! si je retombe dans des trappes et dans des cachettes, je ne serai plus maitre chez moi ; je serai entouré d’espions invisibles qui surveilleront mes mouvements, écouteront mes paroles, surprendront mes secrets ; de façon, en un mot, que je n’oserai plus faire un geste ni dire un mot, par crainte d’une trahison probable.

— Rassurez-vous, rien de tout cela n’arrivera ; deux hommes possédaient seuls les secrets de cette maison celui qui l’a fait construire, mais celui-là est mort.

— Et l’autre ?

— L’autre ? c’est moi.

— Ah bah ! quelle bonne plaisanterie, s’écria Miguel.

— Vous ? murmura Fernand ou le capitaine Laurent.

— Moi-même, señor.

— Vous savez que je ne vous comprends pas du tout, José ?

— L’explication sera courte et claire, señor, écoutez-moi.

— Je vous écoute

— Pour des motifs qu’il est inutile que vous connaissiez quant à présent, señor, je fus amené à Panama tout enfant ; j’avais à peine dix ans, mais j’étais grand et fort pour mon âge ; j’avais la mine éveillée, je plus à un capitaine de la marine du commerce espagnol, il m’acheta ; ce brave homme s’intéressa à moi, peu à peu me prit en amitié, et, comme je lui avais raconté mon histoire, sans lui rien cacher, avec la plus entière franchise, il se sentit ému de pitié pour mes malheurs ; et lorsque j’eus atteint l’âge de quinze ans, il m’affranchit. J’étais libre ; au lieu de quitter mon bienfaiteur, je demeurai auprès de lui ; j’avais juré de ne pas l’abandonner tant qu’il vivrait ; ce capitaine, qui se nommait don Gatierrez Aguirre, faisait principalement la contrebande des perles ; il gagnait beaucoup d’argent dans ce trafic, mais il jouait gros jeu ; le gouvernement espagnol ne plaisante pas avec tes contrebandiers don Gutierrez possédait de grandes richesses, mais il redoutait au premier jour une descente de justice dans sa maison ; les soupçons étaient éveillés sur lui ; on le surveillait ; un jour il me communiqua ses craintes, et me pria de lui amener quelques Indiens qui, sous sa direction, construiraient âne maison telle qu’il désirait en avoir une le capitaine, lors d’un voyage au Callao quelques mois auparavant, avait fait dresser par un architecte espagnol un plan qu’il me montra, et comme je lui faisais observer que le hasard pourrait amener cet architecte à Panama, il me répondit avec un singulier sourire qui n’appartenait qu’à lui, que cela n’était pas à redouter.

— Le digne contrebandier avait un peu égorgé l’architecte, dit Michel.

— Je l’ignore ; ce qui est certain, c’est que cet homme disparut tout à coup, sans que jamais plus on entendit parler de lui.

— Je l’aurais parié, dit l’incorrigible boucanier.

— Tais-toi, Michel ; que fîtes-vous, José, en recevant cette confidence ?

— Je conseillai au capitaine de choisir des Indiens Mansos étrangers à la ville et de leur faire construire la maison sous sa direction ; l’idée sourit à don Gutierrez et il me chargea du soin d’engager les Indiens ; je m’acquittai de cette mission de mon mieux ; quinze jours plus tard, j’étais de retour à Panama avec une vingtaine d’Indiens d’un village ou plutôt d’une tribu éloignée, que j’avais embauchés. Pendant mon absence, le capitaine n’avait pas perdu son temps, il avait choisi et acheté le terrain et rassemblé tous les matériaux nécessaires au bout de cinq mois, la maison était construite, les peones indiens généreusement payés et renvoyés. Pendant tout le cours des travaux, don Gutierrez et moi nous tes avions si attentivement surveillés qu’ils n’avaient communiqué avec personne d’ailleurs, ils n’avaient pas conscience eux-mêmes de l’œuvre qu’ils accomplissaient.

— C’est probable, dit le jeune homme, mais le gouvernement ? Il ne s’émut pas de cette construction d’une seule maison qui durait pendant si longtemps dans un pays ou il faut moins d’un mois pour édifier un palais ?

— Vous connaissez l’incurie, la nonchalance et surtout l’avarice des membres du gouvernement colonial ; don Gutierrez avait des amis un peu partout, il parvint à fermer tous les yeux et toutes les oreilles ; d’ailleurs, il se conduisait avec la plus extrême prudence ; l’emplacement de la maison avait judicieusement été choisi dans un quartier perdu, habité seulement par les Indiens ; on ne vit rien ou on ne voulut rien voir, ce qui pour le capitaine revenait au même. Quelques années s’écoutèrent, le capitaine vieillissait, il était tourmenté du désir de retourner en Europe enfin, n’y pouvant résister, il fréta un navire sur lequel il embarqua toutes ses richesses, m’embrassa sur le quai même où je l’avais accompagné, descendit dans un canot qui l’attendait et partit ; en montant à bord du navire qui déjà était sous voiles, le pied lui manqua, il tomba à la mer et, malgré tous tes efforts que l’on tenta pour le sauver, il se noya.

— C’était l’architecte qui l’avait tiré par tes jambes, dit Michel avec un rire railleur.

— Et la maison, que devint-elle ?

— Don Gutierrez était seul ; on ne lui connaissait pas de parents ; le gouvernement s’empara de sa fortune.

— Bonne proie pour les gavachos.

— Et vous, que fîtes-vous, José ? f

— Rien ne me retenait plus Panama, señor ; j’avais vingt-deux ans, je retournai au désert. Quinze ans s’écoutèrent pendant lesquels je ne me rapprochai plus des villes des blancs.

— Depuis votre retour, vous n’avez rien entendu dire sur cette maison ?

— Pas grand’chose, señor, cela ne m’intéressait guère je sus par hasard qu’elle avait été vendue plusieurs fois, et finalement achetée, il y a un an environ, par don Jesus Ordoñez. Voilà tout.

— Vous ne soupçonnez pas le motif qui a pu engager don Jesus à faire cette acquisition ?

— Je mentirais, señor, si je vous disais le contraire.

— Selon votre pensée, quel peut être ce motif ?

— Señor, à Panama, tout le monde ou presque tout le monde se livre à la contrebande, depuis le gouverneur jusqu’au dernier peon.

— Tiens, tiens, tiens fit Michel.

— Bien entendu, reprit l’Indien, que tous agissent avec la plus grande prudence, et que ceux qui profitent davantage de ce libre trafic, c’est-à-dire le gouverneur et tes autres membres du gouvernement, sont implacables pour les petits contrebandiers, qu’ils pourchassent à outrance, car ceux-ci leur font souvent beaucoup de tort.

— De sorte que ?

— Les autres contrebandiers, qui savent parfaitement à quoi s’en tenir, emploient tous tes moyens imaginables pour échapper aux poursuites dirigées contre eux, c’est une suite continuelle de luttes et de finesses…

— Très bien, mais je ne vois pas paraître don Jesus Ordoñez dans tout cela.

— Don Jesus est un des plus fins et en même temps des plus hardis contrebandiers de Panama, associé avec don Pablo de Sandoval et quelques autres.

— Comment ! s’écria Michel, don Pablo de Sandoval, le commandant de la corvette la Perle !

— Lui-même : ils font ce commerce en grand, tout leur est bon ; les associés avaient besoin d’une maison sûre pour cacher leurs marchandises ou tes entreposer ; la casa Florida, qui possède une entrée sur la campagne, leur convenait parfaitement ; voilà pourquoi don Jésus l’a achetée.

— C’est probable, en effet ; et vous êtes certain que don Jesus ignore les réduits secrets de cette maison ?

— J’en suis convaincu ; qui les lui aurait enseignés ?

— Un hasard tes lui aura peut-être fait découvrir ?

— C’est impossible, señor, vous en aurez bientôt la preuve ; d’ailleurs, depuis que cette maison a été vendue pour la première fois et fouillée du haut en bas et dans tous tes sens, il y a longtemps déjà que ce secret serait connu, et ce qui pour moi est une preuve positive de l’ignorance complète de don Jésus à ce sujet, c’est la facilité avec laquelle il vous l’a louée, et le prix modique qu’il vous a demandé.

— Bon, j’admets cela ; mais quoi attribuez-vous ce désir subit de me louer cette maison ?

— Qui sait ? peut-être le surveille-t-on, se doute-t-on de quelque chose et veut-il ainsi égarer ou faire cesser tes soupçons ; il est bien fin, le señor Ordoñez.

— Je le crois comme vous. José ; je ne sais pourquoi cet homme, qui en somme a été charmant pour moi, m’inspire une répulsion invincible.

— C’est l’effet qu’il produit sur tout le monde à première vue.

— Voilà une impression avantageuse ! grommela Michel.

— Nous le surveillerons, José.

— Rapportez-vous-en à moi pour cela, señor.

Tout à coup le guide s’arrêta, sembla pendant un instant humer l’air avec inquiétude, puis il se coucha sur le sol, appuya son oreille à terre et écouta un bruit lointain que, sans doute, lui seul pouvait entendre.

Les deux aventuriers se regardaient avec surprise et ne comprenaient rien à ce manège qui tes intriguait fortement.

Soudain le guide se releva.

— Vivement, dit-il, tes chevaux dans le fourré, tandis que je ferai disparaître tes traces de notre campement.

Ces paroles furent prononcées avec une gravité telle que les aventuriers, soupçonnant un danger prochain, obéirent aussitôt sans répondre.

Au bout de quelques minutes, le guide tes rejoignit après avoir dispersé les cendres du foyer et effacé les empreintes des pas sur l’herbe.

Il lia fortement tes naseaux des chevaux pour tes empêcher de hennir, puis cène dernière précaution prise

— Écoutez ! dit-il à voix basse.

— Que se passe-t-il donc ? demanda Laurent avec inquiétude.

— Quelque fauve égaré, grommela Michel.

— Si ce n’était que cela ! fit le guide en haussant tes épaules écoutez, vous dis-je.

En effet, bientôt les aventuriers commencèrent à percevoir un bruit sourd et continu, ressemblant au roulement d’un tonnerre lointain et qui se rapprochait d’eux avec une rapidité extrême.

— Qu’est cela ? demanda encore le jeune homme.

— Le galop de deux chevaux tancés à toute bride ; silence, regardez ; je me trompe fort, ou vous allez apprendre quelque chose d’intéressant pour vous.

Les trois hommes se turent et demeurèrent tes yeux fixés dans la direction ou le galop se faisait entendre de plus en plus rapproché.

Quelques minutes s"écoutèrent, puis tes branches craquèrent, tes broussailles s’écartèrent, et deux cavaliers tancés ventre à terre passèrent avec la rapidité de l’éclair devant les aventuriers, s’en foncèrent dans ta forêt et disparurent.

— Les avez-vous vus ? demanda le guide à son tour.

— Certes.

— Et vous les avez reconnus ?

— Pardieu ! c’est don Jésus Ordoñez et don Pablo Sandoval !

— Oui, vous avez bien va, ce sont eux, en effet.

— Que vont-ils faire aujourd’hui à Panama, et pourquoi se hâtent-ils si fort ?

— C’est ce que nous saurons ce soir.

— Mais ils ne devaient partir que demain.

— Cette nuit sans doute, don Jésus retournera a l’hacienda don Jésus possède les meilleurs chevaux de la colonie ; des barbes qui font vingt lieues sans mouiller un poil de leur robe.

— C’est étrange ! murmura le jeune homme.

— N’est-ce pas ?

— Comment découvrir les motifs ?.

— C’est mon affaire, interrompit le guide, nous arriverons a Panama deux heures au moins avant eux.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en réponds ; êtes-vous hombre de caballo ?

— Oui, je monte à cheval comme un ginete.

— Bien, et votre compagnon ?

— De même.

— Alors, tout va bien à cheval, tout de suite !

— M’y voici, dit-il en se mettant d’un bond en croupe du jeune homme qui loi céda la bride ; maintenant, sonores, tenez-vous bien, car vous allez faire une course comme vous n’en avez jamais fait, et passer par des chemins ou toute chute est mortelle. Vous voulez arriver, n’est-ce pas ?

— Oui, à tout prix ; mais vos chevaux ?

— Vous allez juger de ce dont ils sont capables. Y êtes-vous ?

— Oui ! répondirent les deux aventuriers.

Le guide siffla doucement : les deux chevaux, comme s’ils eussent reçu une commotion électrique, tressaillirent, couchèrent les oreilles, et, tout à coup, ils détalèrent avec une rapidité telle que les cavaliers, courbés sur le cou de leurs montures, sentaient l’air leur manquer ; parfois il leur semblait respirer du feu.

Décrire une tette course est impossible ; rien n’en saurait donner l’idée ; le cavalier fantôme de la ballade allemande, dont le cheval-spectre dévorait l’espace, allait certes moins rapidement.

Les chevaux bondissaient comme des démons à travers les obstacles sans cesse renaissants sous leurs pas, sautant les arbres renversés, franchissant les ravins, escaladant les montées, côtoyant les fondrières cuits avaient à peine le place suffisante pour poser leurs pieds.

De temps en temps le guide faisait doucement clapper sa langue. À ce signal, les deux nobles bêtes redoublaient leurs efforts déjà prodigieux et leur course affolée prenait les proportions effrayantes d’un cauchemar.

Les cavaliers ne voyaient pas, n’entendaient pas, ils allaient, ils allaient comme emportés par un tourbillon, sans pensée et presque sans souffle ; les arbres, les ravins, les montagnes fuyaient derrière eux avec une rapidité vertigineuse.

Les chevaux volaient dans l’espace, soufflant le feu par leurs naseaux sanglants, superbes, échevelés, hennissants, n’hésitant, ne trébuchant jamais et maintenant leur vélocité fantastique, sans aucune apparence de lassitude ou de vertige.

Combien de temps dura cette course endiablée, où cent fois les aventuriers avaient failli router dans les ravins ou se briser au fond des précipice- ! béants sous leurs pas ?

Ni l’un ni l’autre n’aurait su le dire, à peine conservaient-ils la conscience de leur existence ; ils obéissaient machinalement a l’ouragan qui les emportait sans même y songer.

Tout à coup le guide siffla.

Les chevaux s’arrêtèrent subitement comme si leurs sabots s’étaient incrustés dans le sot.

L’arrêt fut tellement subit et imprévu que Michel passa par-dessus la tête de son cheval et roula à terre.

— Merci ! dit-il en se relevant et en se tâtant les eûtes.

— Nous sommes arrivés, dit le guide d’une voix aussi calme et aussi reposée que si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

— Déjà ! dit Laurent en regardant autour de lui, et n’apercevant que les arbres séculaires d’une épaisse forêt.

— Je n’en suis pas fâche, ajouta Michel, voilà une petite promenade dont je me souviendrai longtemps ; quels démons ! comme ils détalent

— Vous connaissez mes chevaux maintenant, qu’en dites-vous ?

— Ce sont de nobles bêtes ! s’écria le jeune homme, et pas apparence de fatigue.

— Ils auraient pu soutenir cette course trois heures encore s’il l’avait fallu.

— Mais don Jésus et son compagnon ?

— Ils sont loin derrière nous. Croyez-vous que leurs chevaux soient aussi vites que ceux-ci ?

— Toute comparaison est impossible en effet ; mais pourquoi nous arrêter dans cette forêt ?

— Notre arrivée à Panama doit être ignorée jusqu’à demain ; demain nous entrerons en ville comme d’honnêtes voyageurs que nous sommes ; pour ce soir nous prendrons un autre chemin.

— Vous avez raison, mais lequel ?

— Celui-ci, dit le guide.

— Et il montra l’entrée d’une caverne dont il avait écarté les broussailles qui la cachaient aux regards.

— Don Jésus, reprit-il, connait une des sorties de sa maison, moi j’en connais d’autres entrez, laissez-moi témoin de conduire les chevaux et de faire disparaitre les traces de notre passage, il ne faut pas qu’on découvre ce souterrain, il pourra nous être utile plus tard.

— Vous avez raison, dit le jeune homme ; et il pénétra dans le souterrain suivi de Michel.

Ce souterrain était assez clair pour qu’on pût facilement s’y diriger ; sans doute il recevait le jour par des fissures adroitement ménagées.

Le guide fit entrer les chevaux l’un après l’autre ; puis il effaça soigneusement les traces laissées sur le sol, et replaça les broussailles qui masquaient l’entrée de la caverne, dans leur état primitif.

Le souterrain, assez targe ; pour qu’on put facilement y marcher deux de front, était sablé et s’élevait en pente douce ; après avoir marché pendant environ vingt minutes, les aventuriers furent arrêtés par un bloc de rocher qui semblait terminer le souterrain.

— Voyez, dit le guide en montrant un ressort adroitement caché dans une fissure de la muraille de granit.

Il toucha le ressort, le bloc tourna silencieusement sur des gonds invisibles, puis, lorsque tous eurent passé, le guide poussa un autre ressort et le rocher reprit sa place.

Ils rencontrèrent encore trois blocs semblables, qu’ils ouvrirent de la même façon.

— Arriverons-nous bientôt, demanda Fernan.

— Avant un quart d’heure.

En appuyant le doigt sur la muraille, il ouvrit une porte invisible qui donnait entrée dans une écurie où dix chevaux pouvaient tenir à l’aise.

Le guide fit entrer les chevaux, leur enleva les harnais, et après leur avoir donné la provende, il les laissa.

Il y a cinq écuries semblables, dit-il, sans compter celles des communs de la maison.

— Et ! c’est bon à savoir, répondit le jeune homme.

— Je vous les montrerai plus tard ; allons.

Il referma la porte et ils continuèrent leur route.

— Nous sommes dans votre huerta, dit le guide après un instant.

— Ah ! ah ! nous sommes donc entrés à Panama ? fit curieusement Michel.

— Depuis un quart d’heure déjà.

— C’est agréable de pouvoir se promener ainsi, incognito.

— Bah ! vous n’avez rien vu encore.

La pente du souterrain devenait de plus en plus rapide ; enfin, après avoir marché pendant à peu près vingt-cinq minutes encore, ils se trouvèrent arrêtés par un pan de muraille, qui s’ouvrit comme précédemment s’étaient ouverts les blocs qui avaient barré le passage aux aventuriers pendant cette longue excursion.

Derrière ce pan de muraille commençait un escalier étroit, qui montait en colimaçon.

— Nous voici dans la maison, reprit José en refermant le passage ; cet escalier contourne toute la maison, donne issue dans toutes les chambres, depuis les plus petites jusqu’aux plus grandes, conduit aussi à des chambres secrètes, qui sont au nombre de neuf, grandes, bien aérées, et desquelles on peut voir ce qui se passe dans les appartements publics de la maison ; de plus, il y a un passage qui conduit aux communs, où le même agencement se répète.

Quelle singulière habitation ! fit Miguel ; don Jésus n’avait pas besoin de nous donner les clefs de sa maison, jusqu’à présent elles ne nous ont pas servi à grand’chose.

— C’est vrai, fit le guide ; mais elles nous serviront quand nous voudrons visiter la maison réelle ; celle où nous sommes n’est que la double ; venez.

Ils le suivirent, et bientôt il les introduisit dans une chambre assez grande et bien meublée.

— Établissons-nous là provisoirement ; le cabinet de don Jésus se trouve ici à côté, nous pourrons voir et entendre nos deux voyageurs, lorsqu’ils arriveront.

— Mais nous ? fit observer Fernan.

— Nous les entendrons, il est vrai, mais ils ne nous entendront pas.

— Voilà qui est assez agréable, fit Miguel. Ah ça ! s’écria-t-il tout à coup, notre propriétaire a donc gardé les doubles clefs de sa maison ?

— C’est probable.

— Je les lui redemanderai, soyez tranquilles, dit Laurent.

— Vous n’aurez pas cette peine, répondit le guide ; il vous les rendra lui-même je pense qu’il ne les a conservées que parce qu’il avait l’intention de venir aujourd’hui.

— Qu’allons-nous faire ?

— Attendre, et pour que l’attente soit moins longue, nous mangerons ; vous avez appétit, sans doute ?

— Oui, cette course endiablée m’a creusé l’estomac, dit en souriant le jeune homme.

— Moi, j’ai le ventre dans les talons, ajouta Michel.

— Dans un instant, je vous apporterai tout ce dont vous avez besoin, dans cette armoire il y a du linge et de la vaisselle : préparez la table.

Et il sortit.

— Que dis-tu de tout cela, Michel ? demanda le jeune homme à son compagnon dès qu’il fut seul avec lui.

— Moi je dis que c’est très amusant, pourvu que cela dure.

— Oui, mais cela durera-t-il ?

— Vous m’en demandez trop, mon cher Laurent ; vous savez ma devise : « Laisser venir ». Attendons, comme dit le guide. D’ailleurs, jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, tout nous réussit assez bien, il me semble.

— Trop bien, peut-être.

— Bah ! à quoi bon se chagriner ? le souci tuerait un chat.

— Tu as raison ; mettons la table.

— C’est ce que nous avons de mieux à faire.

Et ils mirent la table.

Trois quarts d’heure plus tard, le guide rentra, il portait avec lui tous les ingrédients nécessaires pour faire un repas excellent et copieux, jusqu’au liquide dont il n’avait pas oublié de se munir. Les aventuriers saluèrent son retour par un cri de joie.