Le Gardien du feu/8

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VII

28 avril.

Veuillez me pardonner les mots qui me sont échappés avant-hier, mon ingénieur. Je vais, je pense, après cette interruption de deux jours, pouvoir continuer avec calme. La nuit dernière, je n’aurais pas pu. En m’asseyant à mon banc de quart et sur le point de reprendre la plume, mal réveillé encore de mon lourd somme de l’après-midi, j’avais eu je ne sais quelle défaillance de mémoire. Pourquoi cette table ? Pourquoi ce papier ? Je cherchais et je ne trouvais plus. Il y avait dans ma tête comme un grand trou au fond duquel bruissait une plainte longue et triste, pareille à la rumeur de la mer au dehors. Les éclats réguliers de la lanterne dansaient devant mes yeux. Je me plongeai le front dans les mains pour tâcher de me ressaisir. Brusquement, il me sembla qu’on me touchait l’épaule, et une voix, dont le timbre fit courir une vibration douloureuse dans tout mon être, dit :

— Allons ! Te voilà encore parti à rêver d’Elle, Goulven Dénès !

Du coup, le souvenir me revint. Je poussai un rugissement de bête et, les paumes crispées, m’apprêtai à sauter à la gorge de celui qui avait parlé. Mais il n’était plus là. Je courus à la porte : elle était restée fermée au verrou. Je prêtai l’oreille : nulle fuite de pas dans l’escalier ; tout le phare était silencieux comme une tombe. J’avais été le jouet d’une hallucination. « Te voilà encore parti à rêver d’Elle !… » Que de fois ne l’avais-je pas entendue, cette phrase, et toujours avec quel tressaillement de joie profonde ! C’est ainsi qu’il avait coutume de m’apostropher, lorsqu’en montant pour me relever de ma garde, il me trouvait absorbé dans mes éternelles méditations d’amour. Il avait un plaisir espiègle à me surprendre, faisait exprès de gravir les marches une à une, sans bruit, et de se précipiter dans la chambre à l’improviste.

— Ne rougis pas, continuait-il (car je me laissais tutoyer par lui, comme par un frère cadet), ne rougis pas et va te coucher !

Il m’arrivait de lui obéir, les nuits où j’étais trop las. Mais, le plus souvent, je restais à tourner dans la lanterne, sous prétexte de régler l’appareil, de mesurer la hauteur de l’huile ou d’inspecter quelque rouage ; en réalité, j’attendais qu’il me dît, de sa voix un peu gouailleuse :

— Tu préfères causer ? Soit. Causons.

Il me contait des épisodes de sa vie sénégalienne, des histoires de femmes, pour la plupart, — étranges et perverses, respirant je ne sais quelle odeur irritante de barbarie et de volupté. Je les écoutais sans répulsion, maintenant. Il y avait quelque chose de sali en moi… Invariablement, Louarn concluait :

— Vois-tu, Goulven, qui n’a pas aimé là-bas, sur les berges du Haut-Fleuve, celui-là ne connaît point les délices de l’amour !

Je hochais la tête et, souriant au dedans de moi aux images encore toutes tièdes de mes nuits à terre, je lui demandais, les yeux perdus :

— En es-tu bien sûr, Hervé Louarn ?

Comme par une pente fatale, nous en venions à parler d’Adèle. Je m’ouvrais à mon compagnon de mille choses intimes, enfouies au plus profond de mon être et qu’il ne me semblait pas que j’eusse jamais osé révéler. Il ne s’écoulait guère de soir que je ne lui montrasse à nu quelque pan de mon âme, brûlé, calciné par l’unique passion qui l’embrasait toute. J’éprouvais un soulagement indicible à étaler devant lui ma plaie secrète, l’ulcère à la fois glorieux et misérable, le cher tourment dont j’étais rongé. Non content de m’écouter, il m’incitait à poursuivre. Ces confidences — je m’en rends compte aujourd’hui — avaient pour lui un piment tout spécial, et je ne m’étonne plus de l’intérêt qu’il paraissait y prendre. Mais vous concevez, mon ingénieur, si, alors, avec ma tranquille niaiserie léonarde, je lui savais gré d’une attention dont j’étais à cinq cents lieues de soupçonner les véritables causes. Il affectait, d’ailleurs, une indulgence compatissante à laquelle de plus habiles que moi se fussent trompés. Et puis, somme toute, ce que je lui dévoilais ainsi de ma nature ne devait pas être sans lui faire faire, à de certains moments, des réflexions peu rassurantes.

— Tu es un singulier caractère, me dit-il un jour. Et si ta femme, comme tu prétends, n’a pas constamment avec toi l’entier abandon que tu souhaiterais, si même il est des périodes où elle s’écarte et se refuse, tu n’as peut-être pas autant que tu t’imagines le droit d’en être vexé. Plus que ses caprices de sirène trégorroise, il faut en accuser ta propre humeur, cette violence concentrée qui est dans ta race et qui, nous autres, nous déconcerte ou nous effraie. Il y a des façons d’aimer qui paralysent l’amour… Toi-même, tu l’avoues : tu n’as de mesure en rien, la vieille âme farouche de tes ancêtres gronde sans cesse en toi ; pour une peccadille, tu irais jusqu’au meurtre !… En Trégor, les femmes sont habituées à des manières plus douces et plus égales. À la place d’Adèle, ma foi ! j’aurais aussi mes révoltes. Sous des apparences de docilité moutonnière, tu es souvent le plus tyrannique des hommes. J’ai eu, dans ma compagnie, un sergent qui te ressemblait sur ce point. C’était un Basque, camarade obligeant, sérieux, un peu triste ; jamais il ne buvait ni ne courait, comme nous, la prétentaine. Voici que nous sommes envoyés en détachement dans l’intérieur. Là, le sergent, jusqu’alors si réservé, s’enamoura, Dieu sait comment, d’une petite moricaude : cela lui prit comme une rage. Il devint fou d’elle au point de la séquestrer dans sa paillotte. La belle, à la longue, trouva qu’elle manquait d’air et s’ensauva. Que penses-tu que fit José le Basque, le bon José ? Eh bien ! il paya des nègres pour la châtier à la mode du pays, c’est-à-dire qu’elle fut enterrée dans le sable jusqu’aux épaules et qu’elle eut la tête mangée toute vive par les mouches. Quant à lui, il se tira une balle.

— Grand merci ! ripostai-je, tu me découvres de jolies ressemblances !

Je ne me fâchais point de ces duretés. Plutôt même étais-je ravi de le voir ainsi, en toute occurrence, embrasser contre moi le parti d’Adèle. J’étais si heureux d’avoir en lui quelqu’un qui la sût apprécier et qui me la vantât, fût-ce à mon détriment !… Lorsqu’il rentrait de ses quinze jours de permission, j’étais le premier à lui tendre la main pour l’aider à se hisser jusqu’au seuil du phare, et, le canot reparti, emportant Chevanton, de quelle étreinte je pressais le nouvel arrivant, mon vrai compagnon de garde, mon frère ! Je saluais en lui la colombe de l’arche, le plus attendu des messagers. Ne m’apportait-il pas des nouvelles toutes fraîches de ma femme ! Ne l’avait-il pas vue deux fois le jour ! N’avait-il pas vécu des heures à ses côtés ! Un peu d’elle, me semblait-il, par l’intermédiaire de cet homme, venait jusqu’à moi, et j’avais parfois l’illusion — qui, du reste, n’en était pas une — que d’avoir respiré son atmosphère, il avait retenu, dans ses vêtements, quelque chose de son parfum !… Cette nuit-là, et les nuits d’après, je ne descendais de la lanterne qu’à l’aube claire, quand Louarn, son quart terminé et le feu éteint, regagnait lui-même sa couchette.

La vie de mer, en sa compagnie, m’était devenue presque tolérable. Les heures de Gorlébella me semblaient voler d’une aile moins lourde. Quant à ma femme, je n’avais qu’à me louer d’elle. Elle ne se plaignait plus de rien, pas même de moi.

Elle ne m’écrasait plus de sa supériorité dédaigneuse, avait dans son air, dans sa personne, un je ne sais quoi de plus réfléchi, de plus sage. Mes contemplations silencieuses ne l’agaçaient plus. En revanche, elle demeurait elle-même des soirées entières sans éprouver le besoin de dire une parole. Son joli front mat, qu’enserrait sous la coiffe large ouverte le double bandeau de ses cheveux tressés, travaillait toujours, sans doute, mais en dedans ; elle ne rêvait plus tout haut, comme naguère, gardait pour elle seule ses imaginations et leurs mystérieux enchantements. Je l’en plaisantai une fois, non sans un secret dépit.

— Oui, répondit-elle, j’ai fait vœu d’être désormais une femme sérieuse. Le temps des enfantillages est passé… Il faut que cet hiver, j’aie fini ma courtepointe.

Cette broderie qu’elle avait laissée dormir des années, elle s’y était attelée maintenant avec une ardeur quasi fébrile et, dès qu’elle avait desservi le souper, jusqu’au moment où je la suppliais de se mettre au lit, elle n’en détachait plus ses yeux. De toutes façons, d’ailleurs, l’Adèle indolente s’était transformée en une ménagère active, si active qu’elle n’avait pour ainsi dire plus le loisir d’être un peu à moi. Mille soins qu’elle m’abandonnait volontiers autrefois nécessitaient aujourd’hui son intervention. Et, si je tentais de m’en mêler :

— Non, s’il te plaît… Ce n’est pas à toi de t’occuper de cela… Tu es ici pour te reposer.

Elle ne tarissait point en prévenances dont j’étais tenu de paraître flatté et qui, au fond, me rendaient fort malheureux. La Trégorroise diligente, calmée, assagie, me faisait regretter l’autre, avec ses fougues soudaines, ses écarts ombrageux et la grâce frémissante de ses retours si adorablement passionnés. Deux ou trois fois, j’essayai de l’entraîner à une de ces petites équipées qui, jadis, lui étaient si chères, vers la ville.

— Il y a longtemps que nous n’avons fait le tour des boutiques, lui disais-je… C’est foire à Douarnenez, demain. Si j’allais demander la voiture ?…

Elle penchait un peu la tête sur l’épaule et, avec une moue drôlette d’enfant qu’on dérange dans ses jeux, répondait :

— En as-tu donc si envie, Goulven ?… Moi, plus rien ne me plaît tant que mon chez moi. On est si bien ici !…

Je n’étais pas loin de trouver qu’on y était trop bien. Et cela m’était un nouveau sujet de mécontentement contre moi-même. Quoi ! cette paisible vie d’intérieur après laquelle j’avais toujours soupiré de tous mes vœux, elle m’était donnée, elle m’était rendue, aussi complète que je la pouvais souhaiter, et, au lieu d’en savourer la tiédeur apaisante, comme tout m’y conviait, je me prenais à lui préférer les hantises troubles et malsaines d’un passé dont j’avais tant souffert !… Car je n’avais pas à me le dissimuler : une nostalgie invincible me travaillait, — la nostalgie de nos querelles anciennes, celle surtout des réconciliations qui en étaient la suite habituelle et comme le rachat. Je ressentais, au moral, un énervement analogue à celui que m’avait souvent causé, en escadre, le long des côtes levantines, la persistante limpidité des ciels d’Orient. J’appelais instinctivement l’orage. Il devait venir, mais non point tel que je l’attendais !…

Un proverbe léonard s’exprime ainsi : « Le malheur tousse généralement trois fois, avant de se mettre en route. » Je ne reçus, quant à moi, qu’un avertissement, mais il fut significatif.

C’était à la date du 2 mars dernier. Louarn avait repris le service au phare dans l’après-midi. Il faisait un temps moite et lourd, comme chauffé par les grandes fournaises atlantiques ; les nuages semblaient s’affaisser dans le ciel sous le poids de leur électricité. J’avais allumé le feu et aidé Louarn à essuyer les vitres de la lanterne qu’une buée épaisse avait envahies. Tout en frottant, je m’enquérais auprès de lui des choses et des gens de la Pointe, c’est-à-dire d’Adèle, et d’Adèle seule, comme bien vous pensez.

— À propos, fit-il tout à coup, toi qui prétends que tu ne me caches rien, il paraît que tu ne m’as pas encore jugé digne de contempler le « coffre à Jim » !

— Elle t’a donc raconté cette sotte histoire ?… Et vous vous êtes un peu moqués de moi, je parie !

— Non. Mais j’en ai conclu que tu es un fameux cachottier. Quand me la montreras-tu, cette boîte miraculeuse ?

— Oh ! s’il ne faut que cela pour te faire plaisir !…

Je dégringolais déjà quatre à quatre les marches de l’escalier. L’obscurité, dans ma cellule, était si profonde qu’il me fallut cueillir à tâtons le petit meuble sur l’étagère d’angle où, depuis tantôt deux ans, il avait sa place. Ma gaucherie sans doute fut cause qu’un des menus tiroirs, mal fermé, s’entr’ouvrit, car j’entendis le tintement d’une pièce de monnaie sur le parquet de briques.

— Mon sou de dix-huit deniers ! murmurai-je.

Vite, je m’agenouille, et me voilà de promener mes mains à plat sur le sol pour le retrouver. Ne sentant rien, je me penche davantage, et comme j’étends le bras sous le lit, un frisson subit me parcourt les moelles. Le sou est là, qui brille dans les ténèbres, qui brille d’une pâle clarté verdâtre et darde sur moi, dirait-on, l’unique et fascinante prunelle de quelque bête invisible de l’ombre.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Louarn, lorsque je fus de retour dans la lanterne. Tu es aussi blême que si tu avais vu la mort !…

Je m’étais affalé sur le banc de quart, et ce ne fut qu’après un assez long intervalle, qu’ayant enfin surmonté mon trouble, je pus mettre mon compagnon au courant de l’aventure.

— Bah ! fit-il, des blagues !… Tu crois encore à ces sornettes de bonnes femmes ?… Un talisman, n’est-ce pas ?… comme dans les contes de fées !

Il riait d’un rire saccadé, un peu voulu, qui ne laissait pas de trahir un certain malaise.

Je lui rétorquai :

— Et la lueur, alors ?… Tu ne diras cependant pas que je l’ai rêvée ?…

Il eut un haussement d’épaules :

— Ces choses-là s’expliquent à l’école primaire… Le vert-de-gris, l’humidité, la phosphorescence, que sais-je, moi ! D’ailleurs, ajouta-t-il, en venant se planter en face de moi, faisons un pari : nous sommes au 2 mars ; si d’ici le 2 avril il ne t’est rien arrivé de malencontreux, tu nous paies une petite noce de famille. Dans le cas contraire, eh bien, c’est moi qui m’exécuterai… Cela te va-t-il ?

Je lui topai machinalement dans les deux mains. Pour détourner le cours de mes pensées vers des images plus riantes, il entreprit de dresser incontinent le menu d’un repas pantagruélique. Je m’efforçai moi-même de me prêter à ce jeu. Mais nous n’étions plus en train ni l’un ni l’autre. Au bout de quelques minutes, il se rappela brusquement qu’il ne lui restait guère qu’une couple d’heures à dormir, avant de me relayer au quart de minuit, et il me souhaita le bonsoir, sans même avoir abaissé son regard sur le « coffre à Jim ».

Moi, demeuré seul, je n’eus rien de plus pressé que d’ouvrir le léger meuble et d’en sortir, — pour la première fois peut-être depuis mon mariage, — non les lettres d’Adèle Lézurec, mais celles de ma mère… Ma mère ! Il y avait cinq grandes années qu’elle était comme absente de ma vie. Pas une fois, en ces cinq années, je n’avais éprouvé le besoin de lui écrire. Elle, de son côté, ne m’y provoquait point. Adolescent, n’avais-je pas brisé son rêve le plus cher, en me faisant exclure, à mi-route, des voies qui mènent vers le sacerdoce ? Jeune homme, ne lui avais-je pas porté un coup plus sensible encore, en me mésalliant avec une Trégorroise, fille d’une autre race, qu’elle tenait pour issue du sang maudit des Sirènes, et qu’à ce titre elle avait toujours refusé de connaître ?… Ni elle, ni moi, cependant, nous n’avions poussé jusqu’à la rupture définitive. À défaut d’échanges épistolaires, nous restions en communication, de temps à autre, par l’intermédiaire des maraîchers roscovites qui parcourent, chaque saison, toute la Bretagne. Parmi ceux qui fréquentaient régulièrement la région du Cap, je comptais plus d’un de mes anciens condisciples de Saint-Pol. Catherine Dénès les priait de s’enquérir si j’avais toujours sujet d’être content de mon sort ; moi, en retour, je les chargeais de lui porter mes vœux de longue santé. Mais c’étaient à peu près toutes nos relations. La violence de ma passion pour Adèle avait absorbé, anéanti toutes mes autres facultés d’amour.

Aux heures de crise seulement, lorsque je sentais ma femme m’échapper et me devenir cruellement étrangère, presque hostile, dans la détresse infinie dont j’étais plein, la pâle et mélancolique figure de ma mère reprenait vie et couleur sur un lointain d’autant plus lumineux que le présent m’apparaissait plus sombre. J’élevais vers elle mon âme endolorie. J’invoquais, de ses yeux compatissants, la pitié qui m’eût été douce ; je lui disais, avec l’accent d’une prière enfantine :

— Si tu savais, maman, comme j’ai mal !

De l’associer ainsi à ma peine, j’avais l’illusion d’un soulagement. La force mauvaise qui refoulait en moi le torrent des larmes cédait enfin : je pouvais pleurer !… Ces réminiscences de tendresse filiale duraient, d’ailleurs, ce que duraient les froideurs d’Adèle. Pas même. L’instant d’après, je les reniais lâchement et m’en faisais de sanglants reproches, comme d’une apostasie envers mon idole.

Le soir dont je vous parle, mon ingénieur, j’eus, pour la première fois, le sentiment très aigu de l’indignité d’une telle conduite. En soupesant le paquet si léger des pauvres chères lettres dont les irrégulières suscriptions trahissaient la touchante inhabileté de l’écriture maternelle, il me sembla que c’était tout le cœur de ma mère qui frémissait là, sous ces enveloppes jaunies, tout son humble cœur meurtri, à qui je devais tant et que j’avais si mal récompensé… Une idée affreuse me traversa l’esprit : s’il s’appliquait à elle, cependant, le présage qui m’avait troublé si fort ? Si la lueur révélatrice était pour me signifier son prochain trépas ?… Partie sur cette piste, mon imagination prompte à se créer des fantômes ne me représenta plus que spectacles funèbres. Je vis la maison de mon enfance, sa vaste cuisine, ses boiseries sévères, et, dans le jour voilé de la fenêtre, couchée sur un lit d’apparat, son chapelet des dimanches noué autour de ses mains jointes, la forme à jamais immobile et muette de la vieille paysanne léonarde qui avait si longtemps aimé, caressé en moi le fils élu de ses rêves, son enfant prédestiné !…

— J’ai trop péché envers elle, me disais-je. Ce sera, j’en suis sûr, mon châtiment d’apprendre sa mort avant que j’aie pu lui témoigner mon repentir.

Lorsqu’à minuit Louarn remonta, je m’empressai de lui céder la place, par crainte qu’il ne me fît honte de mes angoisses et ne me plaisantât sur mes remords. Je ne réussis à m’endormir que vers le matin, et d’un sommeil peuplé de cauchemars. Les mêmes visions d’agonie et de deuil qui avaient hanté ma veillée m’assaillirent dans mes songes, avec cette différence toutefois qu’à l’austère manoir familial s’était substitué notre logis de la Pointe et que le cadavre étendu sur le lit d’apparat avait, non plus les traits amaigris et un peu ascétiques de Catherine Dénès, mais le jeune, délicat et transparent visage d’Adèle Lézurec. Je me réveillai dans un sursaut d’épouvante. Et, sitôt que j’eus repris conscience de la réalité, ce fut pour laisser échapper cette prière — ou cette imprécation — comme il vous plaira :

— Tout ce que vous voudrez, Seigneur Dieu ! mais pas elle, au nom de vos cinq plaies ! pas elle !

Au prix de la perte d’Adèle, la mort de ma mère, de ma sainte mère, m’apparaissait comme un événement fâcheux, sans doute, mais supportable… Aussi bien, tout ça n’était peut-être que des histoires, comme disait Louarn. Je sautai à bas de ma couchette, presque rasséréné ; puis sans prendre le temps de m’habiller tout à fait, pieds nus et en corps de chemise, je grimpai d’une haleine jusqu’à la lanterne. Les brumes étaient tombées ; la clarté toute neuve du soleil de mars argentait les grands espaces lavés de frais. Accoudé à la balustrade de la galerie extérieure, je braquai ma longue-vue sur les falaises du Cap que commençait à couronner un gazon reverdi. Le paysage, en dépit de ses durs hérissements de pierre, était d’une majesté paisible.

De notre caserne, je ne pouvais, à cette distance, apercevoir que le toit ; mais au-dessus d’une cheminée de pignon, que j’aurais reconnue à des lieues, une spirale de fumée grêle se balançait doucement… Je n’en cherchai point davantage. Comme les brumes, mes dernières idées sombres s’étaient dissipées. Louarn qui pêchait à la ligne, assis sur le seuil du phare, me héla :

— Tu ne descends pas casser une croûte ?

Gaiement, je répliquai :

— On y va, jeune homme !

Et jamais, je crois bien, je ne trouvai saveur pareille au biscuit de Gorlébella.


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