Le Gars/Conte/Conte
Il était une fois une jeune fille, nommée comme toutes les jeunes filles de chez nous, Maroussia, la plus belle de tout le village. À une veillée où elle vint filer avec les filles et sauter avec les gars elle rencontra un jeune gars en chemise rouge, nouveau venu et jamais vu au village. Il la fit danser, elle seule entre toutes, et après la danse la demanda en mariage. Ne sachant rien de son promis, sinon que sa chemise était rouge et qu’elle l’aimait, elle lui attacha, conseillée par sa mère, un fil à la ceinture et le suivit, dévidant la pelote, jusqu’à l’arrêt du fil. Le fil s’arrêta devant l’église. Montée sur l’échelle adossée au mur elle vit une telle horreur qu’elle tomba tout du haut, l’échelle sur elle, et s’enfuit à toutes jambes. Interrogée par sa mère qui paraissait en savoir long, elle ne dit rien. Le soir suivant, après la danse, juste au coup de minuit, le gars lui demanda si elle l’avait suivi et vu. Maroussia nia. Le gars lui promit pour cette nuit-même la mort de son petit frère. Interrogée par sa mère qui paraissait en savoir autant et plus, elle ne dit rien et cette nuit-même le petit frère mourut étouffé.
Le soir suivant au même lieu à la même heure même question et même négation. Le gars lui promit pour cette nuit-même la mort de sa mère. Interrogée par celle-ci, qui paraissait en savoir trop, Maroussia ne dit rien, et cette nuit-même la vieille mourut étranglée.
Le soir suivant, juste avant le coup de minuit, supplications du gars de ne plus nier, de tout dire, de lui dire son fait en plein, de le nommer par son nom pour se libérer de lui à tout jamais… Qu’autrement il serait trop tard, qu’aujourd’hui c’était son tour. Mais il est déjà trop tard, et Maroussia, au coup de minuit, nie. Le gars lui promet pour cette nuit-même…
Rentrée chez elle, elle se met sur le banc et attend la mort. Mais au lieu de se sentir mourir elle se sent fleurir — fleur sur la pelouse. Et dans le bourdonnement d’un frelon elle entend la voix de son gars qui lui dicte ses trois dernières volontés, siennes et à elle : de ne pas laisser clouer sa bière avec des clous, de se laisser emporter non par-dessus le seuil, mais en-dessous, de se laisser ensevelir non au cimetière, mais au carrefour. Et — pour une vie à venir — de ne jamais rien avoir de rouge à la maison, de ne jamais inviter d’amis, de ne pas aller à la messe cinq ans durant — d’après leur cinq rencontres.
Tout promis, elle s’endort — fleur sous le dard du frelon.
Et voilà qu’un jour un jeune barine, aussi jeune que son valet est vieux, aussi niais que son valet est sage, arrive en traîneau au carrefour où fut enterrée Maroussia. Il y voit en pleine neige une rouge fleur, s’enamoure d’elle et l’emporte avec ses racines, selon et malgré le conseil du vieux.
Arrivé chez lui il n’a d’yeux que pour elle. Mais son sage valet le prévient qu’il se passe d’étranges choses au château sur le tard et l’engage cette nuit-ci de veiller. Le jeune homme voit au coup de minuit la fleur, tombée de sa tige, se relever femme, et suit la femme-fleur sur ses pas dormants et dansants. Arrivée dans la grande salle elle revit devant les yeux confiants du barine toute sa vie passée, à lui inconnue : l’Échelle, la Danse, la Mort, l’Enterrement. Puis, dormant toujours, s’en retourne sur ses pas et, au coup d’une heure, enjambe la branche natale pour redevenir fleur. Mais le jeune homme ne la veut plus fleur. Lutte. L’arbuste, devenu arbre, s’en mêle, et la femme redeviendrait irrémédiablement fleur, si le vieux, soudain survenu, ne lui présentait une croix. Le charme tombe, la femme reste femme. Interrogée sur tout, elle ne sait rien. Niais de naissance et fou d’amour le barine la prie d’être sa femme quand même, à quoi, indifférente, elle acquiesce, ne lui demandant que ces trois choses rien de rouge, point d’amis, elle sans messe durant cinq ans. À quoi, feu et flammes, il acquiesce.
Quatre ans d’un bonheur aussi parfait qu’il peut l’être entre un jeune homme qui ne boit plus — et une femme qui dort. Et voilà qu’au bout de la cinquième année un fils arrive. Le barine fou de joie le crie sur les toits, à tous vents, à tout venant et passant. Les amis, ainsi conviés, arrivent, tous roux, tous en rouge, l’acclament, réclament à grands cris sa femme et « leur filleul », la femme ne paraissant pas la déclarent laideron, puis — monstre, le barine, vexé, envoie le valet la chercher, la femme refuse, le barine réenvoie, la femme refuse encore et ce n’est qu’à la main du barine qu’elle paraît enfin, l’enfant dans ses bras. Les convives, ne pouvant rien sur sa beauté, l’injurient de païenne et mènent les choses si bien que le barine, soûl de vin et fou de rage, jure, la main droite levée, malgré les deux mains levées de la suppliante, de la mener ce matin même à l’église. Les compères, leur but atteint, disparaissent.
Aube. Une voix prévient la dormeuse de ne pas aller à l’église, mais il faut que les choses s’accomplissent et la voilà dans le traîneau, à côté du barine, l’enfant dans ses bras. Vision — dans une rafale de neige — de toute sa vie passée : voici le petit frère mendiant un petit sou, voici la vieille mère, cramponnée au traîneau, voici les perfides amies en une folle ronde, mais le niais n’y voit qu’un petit oiseau, que du bois mort, que : « bise ! ruses de rafale ! » Ce n’est que lorsqu’il la revoit, lui-même, fleur au carrefour qu’il s’effraye, s’empare des rênes (le valet disparaît), avale la plaine d’un trait et dans un jaillissement de neige et de grelots arrête devant le porche de l’église.
Barrière vive de mendiants. Grimaces et menaces. Le barine, n’y voyant que de l’humaine insolence, les disperse à coups de poing et entre avec sa femme dans le lieu saint.
À travers la voix du prêtre une autre voix : voix de l’autre répondant à celle du prêtre, opposant à chaque parole sacrée sa parole de damné amour. Tri-voce : le prêtre, l’autre, les fidèles (qui ne sont que les mendiants : qui ne sont que les compères : qui ne sont que des…). Plus la messe avance, plus l’autre parle en maître. Mais autant il appelle, autant il repousse, autant il commande autant il défend — l’aimée de la perdition éternelle. Plus le temps presse plus les paroles se dédoublent : suite de contrordres, à peine espacés par les paroles sacrées. Et voici que la dormeuse, sans lever les cils sur les larmes, embrasse l’enfant et le remet à l’époux.
Moment solennel de la messe orthodoxe : prière dite des Chérubins. Fracas de tonnerre, vitres en éclats, nuées, tourbillon, prêtre et fidèles à terre… Nommée par son nom, la dormeuse se réveille, l’égarée se retrouve, lève enfin les yeux et tend enfin les bras.
Puis c’est le bienheureux envol à deux dans la perdition éternelle.