Le Gars/Texte entier
LE GARS
première partie
LA DANSEUSE
I
ACCORDAILLES
Fin de terre,
Fin de ciel,
Fin de village.
Tombé le chêne, le rameau fleurit.
À veuve soucieuse
Fillette rieuse.
Quand elle va à la fontaine
Les cloches sonnent, les gars se battent.
Ses joues sont rouges, sa bouche est rouge
À faire pâlir la Trinité.
— Laissez-moi, ma mère,
Aller avec mes amies
Filer le lin tendre,
Dépenser un peu ma belle santé,
Dégourdir un peu mon sang endormi.
Travailler un peu
Et sauter beaucoup.
Va, va, fillette !
La jeunesse n’a qu’un temps.
Oh les tresses
Les épaisses,
Plus lisses que leurs rubans.
Longue la mienne,
Longue la tienne,
Et la sienne — de trois aunes !
Oh les seins,
Oh les pleins,
Rondelettes pommelettes !
En ai-je du souffle !
En as-tu du souffle !
C’est encore elle la moins essouflée !
Filer, sauter —
Liesse ! jeunesse !
Ô rondes ! ronron des rouets !
La porte s’ouvre,
— Bonjour, tous !
Bonne santé et bonne soirée !
Ni lueur,
Ni éclair —
Gars en chemise rouge.
Ni braise,
Ni brasier —
Chemise rouge comme feu.
Salut à la ronde,
Bourse sur la table,
Argent clair à flot.
— Emplissez vos tabliers !
Courez, les mioches,
M’en quérir du sucré, du fort !
Buvons, les gars !
Dansons, les colombes !
Les verres débordent,
Le koumatch[1] flamboie,
Tous entrent, nul ne sort.
Oh les joues,
Oh les rouges !
Coquelicots, giroflées !
Coquelicots — miennes,
Giroflées — tiennes,
Et les siennes — flamme.
Ce qu’ils battent,
Ce qu’ils battent,
Nos cœurs de jeunesse !
Le mien tinte,
Le tien sonne,
Et le sien — tonne.
À laquelle de nous toutes
Prendra-t-il la main, le gars ?
Laquelle de nous toutes
Fera-t-il sauter, le gars ?
— Celle choisirai
Fraîche entre les fraîches.
Celle enlacerai,
Maroussia de nom.
Saute, Mâcha !
Saute, Glâcha !
Tremblez, planches du plancher !
Folle, la mienne,
Folle, la tienne,
Plus folle — celle du gars !
Tremblez, planches !
Geignez, blanches !
Car c’est sur des blanches planches
Que je danse,
Que tu danses…
Le gars danse sur du feu.
Bouche, chemise, yeux —
Feu ! feu ! feu !
Bras ouverts
Front en avant —
Brasier rouge, bouleau blanc.
Cheveux dressés,
Souffle brûlant —
Brasier rouge, clocher blanc.
Feu qui saute, feu qui souffle,
Feu qui fauche, feu qui siffle.
le gars :Feu — suis,
Faim — ai !
Feu — suis,
Cendres — serai !
maroussia :Oh mes tempes !
Oh mes jambes !
Lâche-moi, plus ne puis !
Flamme fauve
Flamme — louve,
Lâche-moi, plus ne suis
le gars :Saute, pauvrette !
Saute, chevrette !
Triste, triste votre sort :
L’une — en terre,
L’autre — au loup,
La troisième au gars qui passe —
Sans nom, ni renom.
— En rond ! en rond ! en rond !
Ce qui ne se donne pas — se prend !
Allons comme le feu, comme le vent.
En es-tu riche de sang rouge !
Cède-m’en à ton amoureux !
Fille amoureuse n’est point chiche, —
Cède-m’en, mon amoureuse !
C’est toi le fruit,
C’est moi le couteau.
C’est toi le mets,
C’est moi le mangeur.
Ton mangeur te fera honneur.
Ta peau est lisse
À faire claquer ma langue.
Ta peau est douce
À faire couler ma salive.
Main dans la main,
Cœur contre cœur,
C’est entre nous
À vie, à…
les amies :— Oh Maroussia,
Jambe leste,
Jarret ferme,
Talon vif !
Est-ce le sol,
Est-ce le pied,
Est-ce le cœur qui t’a manqué ?
maroussia :Rien, rien, fillettes,
Qu’une sotte noisette
Sur laquelle j’ai glissé.
Il se fait tard, colombes,
Faut que nous rentrions.
L’amie reconduit l’amie,
L’amie reconduit l’ami.
le gars :— Maroussia, m’amie,
Irai-je tout seul ?
Cour, cour vaste,
Portillon grinçant.
— Ne suis ni bûcheron, ni charbonnier,
C’est un gros marchand que je sers.
Ma paye est telle
Que mes oreilles en tintent.
C’est du rouge que je vends,
Le rouge rapporte gros.
Nos caves sont pleines,
Nos chevaux rapides.
Ville ou village —
Le clocher y est.
Maroussia, ma fleur,
Maroussia, mon fruit,
Maroussia, ma sœur,
Me veux-tu pour mari ?
II
L’ÉCHELLE
maroussia :Danse, mère,
À tout casser !
C’est le grand jour
De l’isba.
Le faucon prend femme, —
La femme c’est moi.
la mère :Le sais-tu d’où il vient ?
maroussia :Ses deux yeux — tout mon bien !
la mère :Le sais-tu d’où il sort ?
maroussia :Un seul cœur, un seul corps !
la mère :Tes sens sont avides,
Ton cœur est aveugle.
Noue-lui, fillette,
Un fil à sa ceinture.
Ma parole est d’or,
Mon vieux cœur voit clair.
Cœur, tiens-toi coi,
Pelote, dévide toi.
Sont-ils hauts,
Leurs sauts,
Battent-ils,
Leurs cils !
Sont-ils un,
Leurs vœux !
Un seul corps
Pour deux.
le gars :— À demain, mon oiselet !
(Oiselet qui tend filet).
maroussia :À demain, mon bien-aimé !
(Nœud noué, Dieu loué)
À demain à la même heure.
Ainsi saurai-je sans leurre
Où mon bien-aimé demeure.
Longeant des murs
Et des ravins,
— Lune à droite —
Des enclos
Et des granges
Et des huttes
Pied, ne butte !
Fol, ne passe !
Fil, ne casse !
Fill’ ne lasse !
Longeant des cieux
Et des déserts
L’œil ouvert,
Le poing fermé…
Terrain vague
(Fausse piste ?)
Lune, vogue !
Nœud, résiste !
Gars, ne te retourne pas !
Pelote, dévide-toi !
Bottes craquent, pas se pressent…
Est-ce moi qui mène en laisse ?
Pierres choquent, ronces blessent…
Est-ce moi qu’on mène en laisse ?
Cœur à gauche,
Lune à droite.
Longeant l’auberge sans feu,
Le marché sans marchandise —
Jusqu’aux marches de l’église,
— Le fil est à terme —
Fermée, barrée ferme.
Nul âme… nuit telle
Que… tiens, tiens, une échelle !
La voilà, leste chatte,
Qui grimpe quatre à quatre,
À la vitre traîtresse
Son front perlant presse.
Et du haut de son perchoir
— Vierge ! Vierge ! vais-je choir ? —
Que vois-je ? À moi, Vierge !
Une bière, trois cierges…
Le voilà, mon cher,
Le voilà mon fort,
Ha — gard, l’œil vert,
Qui croque un ………
Échelle sans rampe,
Tout tourne, tout manque.
Par terre, la belle !
L’échelle sur elle !
La voyez-vous, pauvre fol
Oiselet raser le sol ?
La voyez-vous, tel poulain,
Brûler pavés et terrains ?
Lune à gauche,
Jambes — flèches,
Tempes — ruches.
— « Viande fraîche ! »
Pentes roides —
— Sus ! atout !
Cœur à droite,
Cœur partout.
Ô les vaux !
Ô les monts
Ô les sauts, les bonds !
Dieu très Haut, très Bon,
— Retourne-toi donc !
— À moi, toute la Toussaint !
C’est l’église avec ses Saints,
Sa bière, ses cierges d’or, —
C’est mon gars avec son mort !
Nenni brise
Dans la brousse, —
C’est l’église
À mes trousses !
Par-dessus monts et vallons —
C’est l’église à mes talons !
Porte ouverte à deux battants,
De ses deux battants claquants.
Clocher raide,
Porte bée,
À une mi-enjambée…
Dernier bond
— Tout fond —
Cœur ne bat :
L’isba.
la mère :— Eh bien quoi ?
Eh bien où ?
— Tout droit.
Tout au bout. En bois.
La toiture à croix.
— Mais pourquoi et d’où
Cet air las et fou ?
— Des ravins, des trous, —
Ai cru voir des loups.
— Enfantines peurs !
L’aimes-tu ?
— De cœur !
— Mais pourquoi ces pleurs ?
— Font pousser les fleurs.
III
SŒUR ET FRÈRE
Pleurs abreuvent
L’oreiller.
la mère :— C’est aux veuves
De pleurer.
Allons, bouge !
Mets tes bas.
Bouche rouge
N’attend pas.
Même lieu.
Œil hargneux
le gars :— Pourquoi baisses-tu les yeux ?
Ni Caïn,
Ni païen, —
Pourquoi m’ôtes-tu ta main ?
Gare à bouche qui me triche !
Me reconduis-tu, ma biche ?
Plus pâle que son collier
De perles de cire.
Et les filles de railler,
Les filles de rire.
(Filles fausses de tous temps,
Plus fausses que fausses dents,
— Ris large ! Mords ferme ! —
Plus fausses que perles.)
Folle ronde autour d’un corps
Mourant de tous membres.
— La voilà qui perd support !
La voilà qui tremble
Tel un arbre de Judas.
— Est-ce un ogre que ton gars ?
L’une : marche ! L’autre : hou !
T’étranglera-t-il, ton loup ?
Et les fausses de huer
La douce, la sûre.
— Mais voyez-la donc suer
De peur, cette cire !
Douze langues, douze doigts :
— Veux-tu que j’y aille, moi ?
Douze langues, douze dards :
— Coupons-la en douze parts !
— À croquer ton gars !
Elle fait un pas.
Tout sucré, tout prêt !
Le second est fait.
Honte — crainte — sort ?
Les voilà dehors.
le gars :— Droiture — prime vertu.
Sur l’échelle montas-tu ?
Face blanche, yeux battus,
À ma tâche, me vis-tu ?
Silence très long.
— Allons, oui ou…
— Non.
Pied qui bat le sol,
Main qui va au col.
— Nuit ne passera —
Ton frère mourra.
Mon débit —
Ton dû.
Sitôt dit —
Fondu.
Et la vieille mère :
— Bonheur assuré !
Bon vin, bonne chère…
— Mère, étoufferiez !
— En es-tu donc sûre
De sa bonne foi ?
— Un logis me jure
Ruelle des Croix.
— À quand le vacarme ?
— Demain si tu le veux.
— Et pourquoi ces larmes ?
— Font briller les yeux.
Nul bruit — tout dort,
Cour, four, cœur, corps.
Dors, dard, dors, fleur !
— Sœur ! Sœur ! Sœur ! Sœur !
Dors-tu si bien ?
N’entends-tu rien ?
— Ouvre tes yeux
Tes deux ! un pieu
De tremble prends.
Sauve ton sang !
Sur mon cœur — gros poids !
Sur mon cou — dix doigts !
Me suce ! me boit !
C’en est fait de moi !
Sache bien qui prends :
Un suceur de ………
(Vaste, vaste lande…
Pieds si las… si las…)
la mère :— Lève-toi, ma grande !
Ton frère est bien bas.
(Folles, folles herbes
Pas si lents… si lents…)
la mère :— Lève-toi, ma gerbe !
À Dieu l’âme rend.
(Hautes, hautes meules,
Agréez mon corps.)
la mère :— À genoux, ma seule !
Prière des morts.
la mère :— Sa chemise de dimanche
Que tant aimait mettre,
Mets lui sa chemise blanche,
Vais quérir le prêtre—
Et un litre d’eau de vie.
maroussia :Cache-le moi, cache,
Col à rouge broderie,
Ce cou plein de taches
Aussi bleues que sa neuve
Culotte de serge.
Coulez, larmes ! roulez, fleuves !
Pleurez, coulez, cierges !
Et soudain
Un d’éteint !
Haut-le-corps :
Un d’encor !
Le voilà fuyant horreur, amour, remords !
IV
MÈRE ET FILLE
Porte close — tout du long
Un seul petit lumignon.
Bruit de bottes, de talons,
Et — en plein accordéon —
Tel un arbre qui s’effondre —
Raide, ride,
Dans la ronde —
Qui butte, qui stoppe,
— Hein ? — holà ! Halo !
Faut chercher le pope !
Faut chercher de l’eau !
Jacassent, l’agacent
Avec un fétu.
Et — rivé sa place —
Lui qui ne rit plus.
Puis — y marche, puis — se baisse…
Bouge — s’avive — se dresse.
Et, regard en terre :
— Sœurettes ! Sœurettes !
N’ai plus de frère.
— Pauvrette, pauvrette !
L’embrassent, l’ajustent, —
Jupes, bouches, paumes…
Et le gars, auguste :
— À eux le Royaume.
Que terre lui soit légère !
Me reconduis-tu, très chère ?
Vent dans la steppe,
Nuit comme cendre,
Ifs comme spectres :
— Veux-tu m’entendre ?
Quoique ne saches —
Oh, par ta vie ! —
Plus ne le cache,
Plus ne le nie.
Comme fumée
Fuyant le four,
Chose nommée
Part sans retour.
Dernière boue
Parmi les hommes !
Cloue-moi, cloue !
Nomme-moi, nomme !
Lierre s’agrippe
Même aux étoiles.
C’est dans mes tripes !
C’est dans ma moelle !
Âme damnée
Mais qui t’aimait.
Chose nommée
Meurt à jamais.
Plus ne me brave,
Fille : bon prince !
Mais — déjà bave,
Mais — déjà grince.
— Oh par sa crèche
Saintement russe ! —
Déjà me lèche,
Déjà me suce.
Filles, femmes,
Tresses, coiffes…
Chair affame,
Sang assoiffe —
Comme hier enfantelet —
Tantôt mère étranglerai.
Et —
don ! don ! don !
(Fillette, tiens bon !)
Palais sec.
— Quatre — cinq — six — sept —
Bise ? bronze ?
(Neuf — dix — onze)
Braise ? blouse ?
(Pause) — Douze
— et —
— Fille, dis vrai,
Mesure bien.
Sais-tu où vais,
Sais-tu d’où viens ?
(Sont-ce ses traits ?
Est-ce bien lui ?)
Sais-tu que fais ?
Sais-tu qui suis ?
Silence très long.
— Allons, oui ou…
— Non.
Haut-le-corps. Éclair.
Bleu qui va au vert.
— Nuit ne passera,
Ta mère mourra.
Mon débit,
Ton dû.
Sitôt dit —
Fondu.
Vieille, les deux paumes
Tendu : — J’attends
Pour dire les psaumes…
— Mère ! Chant des chants !
— Ainsi — chose faite ?
Ton fil — tient-il bon ?
— Troisième causette,
Deuxième maison.
— Des jupes, des bottes !
— Des cierges dorés !
— Et pourquoi sanglotes ?
— Bonheur fait pleurer !
Ô que lente
La nuit, ô que longue !
— Prends la lampe,
Fille, fais la ronde.
Vent de plaine,
Trot de chevauchée…
— Et la chienne,
L’as-tu bien lâchée ?
Fille, sors,
Et veille bien.
— Mère, dors
Et n’entends rien.
— C’qu’il en passe
De gars, de Tziganes !
Fille ! grâce !
Soutane ou tisane !
Cache ! hisse —
moi ! lève la trappe !
Maléfice !
Le voilà qui frappe !
Oh mon corps !
Oh tout mon lot !
— Mère, dors
Et n’entends mot.
— Brûle ! grille
Telle une châtaigne !
Fille ! fille !
Pardon ! Par moi saignes.
Oh faucille
Dans ma vieille sève…
Fille ! fille !
Adieu ! par toi — crève.
Me dévore !
Hâ ! m’en vais !
— Mère, dors
Et dormirai.
Ces deux mains comme en prière,
De ses trois cierges fière,
C’est la mère dans sa bière.
Close et sage comme un livre.
Yeux aux rares cils de givre
Clos par deux gros sous de cuivre.
Et pourquoi ces yeux en cage ?
Pour que fillette n’engagent
Au voyage sans rivage.
Rude rite, sage rite.
Pour que fillette n’invitent
(Toute morte veut sa suite).
Et coup
Sur coup —
Au sol
Les sous !
Au sol
Tous deux.
Grand Dieu !
Les yeux !
Froide mort,
Où sont tes droits ?
D’un œil dort,
De l’autre voit.
V
SOUS LE SEUIL
Est-ce flamme ? Est-ce houle ?
C’est de l’huile qui vous coule !
Jupes, tresses, fesses, flancs…
Filles ! Qu’est-ce qui vous prend ?
Bras et tailles, fard et farces,
Gars et filles, gars et garces.
À plein bras !
Branle-bas !
Fille et gars !
Fille et gars !
(Vous que Couronnes jalouses !)
Seul ne bouge — gars en blouse
Plus rouge que sang de bœuf.
— Laissons le faire le veuf !
Et voilà que bâille
La porte. Ralent
De crotte, de paille.
maroussia :À nous, mon galant !
Vert-de-mort,
Vert-de-gris.
maroussia :Mère dort,
Fille rit.
Chaque ru
Suis son cours.
— Mère dort,
Fille court.
(À mal port)
Et, d’un bond :
— Mère dort :
Dansons donc !
Est-ce femme ? est-ce flamme ?
C’est une âme qui se damne.
— Ta mort ! — Mon plaisir !
Danserai à en mourir !
Battez, tempes ! rompez, jambes !
Et ton âme ? — Qu’elle flambe !
Suffit de la chair !
Une âme — à quoi sert ?
Ni bourrasque, ni rafale, —
Poulain avec sa cavale !
Ni feu, ni torrent —
Fillette avec son galant !
le gars :Ma petite,
Plus ne hoppe !
Vite, vite
Chez le pope.
Toute honte
Lui confesse.
Lune monte,
L’heure presse…
Âme perds et rien ne gagnes !
maroussia :— Sans toi paradis m’est bagne !
le gars :— Feu et souffre — le bon bain !
maroussia :— Géhenne nous est Jourdain !
Chaque ru — son cours…
En dansant toujours,
Chèrement d’accord,
S’enlaçant plus fort…
maroussia :— Mon bon Dieu ! mon pain !
Borne. — Porte. — Fin.
Plus s’arrache,
Plus s’accroche.
Est-ce hache ?
Est-ce cloche ?
Bouche proche.
le gars :— Fuis !
maroussia : — Ne puis !
C’est la cloche
De minuit.
le gars :— Fille, pèse bien :
Le sais-tu quel pain
(Fais-le bien, ton choix)
Mange, quel vin bois ?
Silence très long.
— Allons, oui ou…
— Non.
Quasi sâoult de pleurs —
Main qui va au cœur.
— Qui a bu — boira.
Cette nuit mourras !
Mon débit —
Ton dû.
Sitôt dit —
Fondu.
Cils taillés en pointe,
Petites mains jointes,
Corps chargé d’attente
De communiante.
Suprêmement prête :
Ni nerf ne tressaute.
Mais parfois s’entête
L’âme dans nos côtes.
Ni fleuve, ni rive.
Si lasse — si forte !
Ni morte, ni vive :
Ni — vive, ni — morte.
Vestiges — visages —
D’hier ou de demain ?
Où suis-je ? Que vois-je ?
Sont-ce bien mes mains ?
Ni la même terre,
Ni le même banc.
Avant que grand-père
Aimât mère-grand.
Le sol, sous le saule —
Tout mangé de fleurs
Bleues — une seule
Rouge à faire peur.
Le sol, sous le saule —
Bleu ! mais bleu ! mais bleu !
Pourquoi cette seule
Rouge à crier feu ?
… Telle choisirai
Fraîche entre les fraîches.
Telle enlacerai
Maroussia de…
Droit au cœur
Dard très long.
Fille — fleur.
Gars — frelon.
Frère et sœur ?
Non — et oui.
Dard et fleur,
Elle et lui.
— Hôtesse ! Nourrice !
Suce, suce, suce.
— Ma fraîche ! ma grasse !
Glace, glace, glace.
— Te
fais-
je
mal ?
— Dieu
te
fit
tel.
— Te
fais-
je
peur ?
— Dieu
me
fit
fleur
Au bord de ta route…
Mille et une gouttes
Réserve, si m’aime,
La mille-et-unième.
Un seul petit sou de corps
Pour notre futur accord.
Bon soir et bon port.
Un seul petit sou d’espoir
Pour notre futur revoir.
Bon port et bon soir.
Pour qu’à jamais chère
Chose ! ne t’espère —
Fille, yeux à terre !
Pour ton dernier râle,
Morte ! sous ton hâle,
Fille, fleuris pâle.
Rouge coiffe, verte mante…
Tiens-toi coite, ma charmante,
Que t’endorme, que t’enchante.
Trépassées de ta sorte,
C’est par en-dessous la porte
Tête prime — qu’elles sortent.
Trépassées de ta trempe,
C’est à cent verstes du temple
En pleine aube qu’elles campent.
Loup y rôde, bouc y broute,
Sainte-messe rien n’y coûte :
Rendez-vous des quatre routes.
Vaste terre, russe terre,
Point de prêtres à ta bière,
Sur ta tombe — point de pierre.
Cinq jours — cinq petits instants !
M’aimas, Dieu compte — cinq ans.
Cinq jours li — esse dura.
Cinq ans ne communieras.
Herbes y poussent,
Nues y passent.
Fais dodo, douce !
Fais dodo, lasse !
Neige — ton chaume,
Neige — ton nid.
Dors en mes paumes :
En sol bénit.
Ô que sage
Mon ouaille !
Veuvage
Sans épousailles.
Peu importe !
Vidons l’œuf !
… Morte — morte — morte — veuf !
S’entrepoussent,
S’entrepenchent,
Sont-ce sources ?
Sont-ce branches ?
Mariettes
Et Maries :
Les fillettes,
Les amies.
S’entretaisent,
S’entreserrent.
— Qui de fraise
Te fit terre ?
S’entretoisent,
S’entrebaisent,
— De framboise
Te fit glaise ?
— Où tes joues
Arrondies ?
S’entrenouent,
S’entrelient.
— Où ta graisse ?
Rien que grâce !
S’entrepressent,
S’entrelassent.
— Toi qui fit notre grelot
Dis nous un tout petit mot !
Toi qui fis notre soleil
Un tout, tout petit coup d’œil !
Chrétienne ! Arrière !
Voici le suaire
Qui s’enfle… Main forte !
La morte ! la morte !
maroussia :— Dans mes planches point de clous,
Sous le seuil creusez un trou,
Sortez-moi par en-dessous.
Puisque morte sans secours
— Faut que ru suive son cours —
Portez-moi au carrefour.
Lieu maudit,
Sol ras.
Ayant dit —
Sombra.
Femme pèche,
Terre cache.
Coups de bêche,
Coups de hache.
Jeu d’épaules,
Eh, qu’en penses ?
— Ma foi, drôle
De partance !
Trois corps de dessous un toit.
Mère — un, fille — deux, fils — trois.
Mère et fils — comme partout,
Fille passe par un trou.
Dans trois boîtes, trois corps blêmes :
Deux à droite, le troisième…
Mère et fils en terre sainte,
Et fillette en pleine plainte :
Plaine pla — a — ne.
seconde partie
LA DORMEUSE
I
LE BARINE
File, vole, ma berline !
Brûle haltes et relais !
Est-il gai, notre barine !
Est-il grave, son valet !
Fourrure de zibeline,
Rouges reines, clair harnais.
Est-il beau, notre barine !
À fou maître — fin valet.
Hasard — mon valet !
Espoir — mon gros lot !
Filez, les relais !
Riez, les grelots !
Jeune — saute, vieux — vacille,
Neige cache temps et lieu.
Neige ! Poudre de nos filles,
Sel et sucre de nos gueux.
Neige — miche, neige — mie,
Neige — chaume, neige — nid,
Neige ! manne de Russie,
Farine de mon pays !
Relais restent, clochers percent,
Grelots be — er — cent,
Traîneaux ve — er — sent,
Allons, ve — er — stes !
Jeune chante, vieux rumine,
Poteau passe, passé meurt
— Tiens, barine ! hein, barine ?
En plein gel cette primeur !
Où quatre chemins
Se donnent la main,
Se jurent retour —
Fleur, fleur, rouge four !
Deux raisons pour m’en saisir :
Sa rougeur et — « mon plaisir ».
Doigts claquent, dents luisent :
— La rouge, la gente !
— Ne blesse, ne brise,
Bien rare, la plante !
Joints craquent, dents rient :
— Me tentes, me charmes !
— Au large, barine !
Beauté coûte larmes.
Deux raisons — d’une suffit :
Danger se nomme : défi.
À plat dans la neige,
Fourrures débordent.
Le vieux sur son siège :
— Désordre… désordre !…
— Merveille ! prodige !
S’échauffe, s’agite.
— Au large, te dis-je :
Carroir — mauvais gîte.
L’embrasse, la lisse,
Neige — fond,
Fourrures fleurissent,
— Hé, faucons !
II
MARMORÉA
Qu’est-ce que ce monument
Porté par douze géants ?
Barbaresque, surhumain
Déluge marmoréen ?
Rien qu’à le dire si haut
Chevilles me font défaut.
Malaise des cimes
(Connu à qui rime).
Rien qu’à le faire si blanc
Paupière se met devant.
Défaite sans honte
Connue à qui monte.
Pic sur pic et bloc sur bloc.
— À qui fillette ce roc
De marbre ?
— Pardine !
À notre barine.
Que fait, que brasse ?
— Ni bois, ni chasse.
À sourd’ muette
Conte fleurette.
Sous clef, sous cape :
— Ma rouge grappe !
Ma rouge étoupe !
Rouge soucoupe.
M’es Dame, m’es daim,
M’es flamme, m’es bain,
M’es femme, m’es vin…
— Hein ?
En plein carillon,
En plein avenir,
En plein réveillon —
Ce morne soupir.
De chauve à mineur,
De sage à bavard,
De serf à seigneur —
Ce grave regard.
— Maître, à ton insu…
Dans ton franc palais…
— Prince es, valet suis,
Serf suis, seigneur es.
Que même les murs
Ne m’entendent — chut !
Dans tes ors — azurs —
Jeux de Belzebuth.
Sous peine de maux…
Pour ton bon repos…
— Par ta jeune peau ! —
Seigneur, yeux ne clos.
Ni onde qui bat,
Ni flotte qui fuit.
En Marmoréa —
Tzarine — Minuit.
Patronne des coqs,
Marraine des loups.
le vieux :— Second, barinok[2] !
le barine :— Jà — troisième coup.
Sursis de minuit !
Ni hier, ni demain.
Oh seul aujourd’hui
Bâillé aux humains
Et aux inhumés.
Grands coups de martel
— Cavernes, humez !
Neuvième rappel.
Encor un départ,
Encor un retour.
Tzarine sans Tzar :
Minuit — carrefour
De faits et de pas
Futurs et dissous…
L’astral Coup d’État —
Le douzième coup.
Coup sans suite, coup sans rime, coup au cœur.
— Vois s’agite, vois s’anime tige — fleur !
De sa branche
Qui s’embrase
Suis-je fol’ ?
Vois — s’élance,
Vois — s’écrase
Sur le sol !
S’abat, s’abîme
Subite brume.
Et se relève
Fillette d’Ève.
Face de songe,
Teinte de cire.
Bâille, s’éponge,
Bâille, s’étire.
Tresses de scalpe,
Bouche de pulpe.
Baille — se palpe,
Bâille — se sculpte.
La riche housse !
La rouge robe !
Et parmi tout ce
Rouge, ce trop de
Rouge — trop blanche !
Pâques fleuries.
Rouge avalanche
De soieries.
Se prélasse,
Puis dérive
— Salles, place —
Bottes suivent.
Dalles mires,
Lune luit,
Dame vire,
Valet suit.
Onques reine
Ne va vite.
Tresses traînent,
Bottes butent.
Dame et dogue
Elle et lui,
Barque vogue,
Nigaud suis.
Nulle chose ne s’alarme.
Dorment dalles, gardes, armes.
Dorment vitres, dorment murs, —
Moins de bruit qu’un avenir.
Lune rince,
Lune noie.
Est-ce un prince
Après sa joie ?
(Qui se sauve !)
Mais les mains :
C’est un pauvre
Après son pain.
Pain en herbe,
Pain en brousse,
Pain en gerbe —
Pain en rousses
Russes tresses
Dans le dos.
Pain d’Altesse :
Tiens, nigaud !
Tant vogue vaisseau qu’arrive.
Un rideau — muraille vive.
Enfantine, ton attrape :
Une table à blanche nappe.
Un fauteuil devant.
Le voilà dedans.
Tartes, galettes,
Choses confites.
Miche — l’émiette,
Tarte — l’effrite
Belle denture,
Riche mangeaille.
Toutes jointures
Craquent — tant bâille.
Dame dîne, Lune peint.
Dame Lune bat son plein.
Chaque pelure de fruit
Brille, flambe, mire, luit.
Dieu m’assiste !
Grands — énormes
Ces deux yeux si tristes —
Dorment.
(Gestes de ressouvenir.)
Debout — pouvez desservir.
Cou tendu, souffle en arrêt —
Aux écoutes, aux aguets.
Robe haute, genou rond,
Pied qui crée un échelon
Qui s’y fie… front qui sonde —
Corps qui plie — vire — tombe — et
Tel un ballon rebondit !
Seins bombés, bras arrondi,
Doigts en pluie d’arrosoir —
Flotte, mon petit mouchoir !
Rien que lune en marbres nus.
À qui, dame, rends salut ?
Vides : salles, dalles, seuil.
À qui, pâle, fais de l’œil ?
(Vagues restes,
Vide forme.
Pas — ris — mines — gestes —
Dorment.)
Est-ce coutume du Nord
De trinquer avec le bord
De la table ? Cognas trop :
Verre en bris, nappe sous flots.
Brève — l’heure.
Se dépense :
Danse, pleure,
Pleure, danse.
Jeux d’eau.
Jeux d’air.
Pleurs. Sauts.
Sauts. Pleurs.
Ohé, la dormeuse !
Par terre, mains creusent.
Ohé, la démente !
Que cherche ? Que plante ?
Défriche, désosse —
Pour qui cette fosse ?
Défriche, détache —
S’y niche, s’y cache — et
Voix d’airain :
— Vas d’où viens !
C’est la cloche du matin.
Jupes lissent,
Puis dérivent.
Coques glissent.
Bottes suivent.
Folle trotte
Dans la nuit.
Jupes flottent,
Nigaud suit.
Portes geignent, saints se signent :
C’est un fol après sa guigne !
Pleine lune pour fanal.
C’est un fol après son mal !
Sans caniche,
Sans sébile.
Rouge, riche —
Telle une île, —
Une ville
Qui reluit. —
Fille file,
Nigaud suit.
Tant vogue vaisseau qui touche.
le barine :— N’est-ce pas ma propre couche ?
Fou qui à folle s’attache !
le barine :N’est-ce pas ma propre cache,
Son vert arbrisseau ?
Un élan — un saut —
Un rempart — un heurt —
« Pas de ça, ma fleur !
Nenni, bien fini ! »
La tient — pleure — rit.
(Flûte !)
Nue ? flamme ? boule ?
Lutte, mue, rame, roule.
Gare aux ronces ! gare aux dents !
Vire, fonce, pare, fend.
Combattante
Surhumaine !
En démente
Se démène.
Amazone ?
Ballerine ?
En démone
Le domine.
Bras raidis,
Front à flots.
— Finissons !
Pas un cri
Pas un mot
Pas un son.
Corps fluet
Corps — frisson
Corps glissant
D’oiselet
De poisson
De serpent.
Homme veut.
Femme hait :
Gagne — perd.
L’arbre en feu,
L’arbre en tiers,
L’arbre en pair.
Son parent,
Son second,
Son consort.
Mille dents,
Mille bras, —
Mille morts !
Coup de hanche,
Volte-face
Branle-bas.
Jà l’embranche,
Jà l’embrasse
De ses bras.
Même race,
Même sève,
Même chair :
Jà l’enlace,
Jà l’enlève
Dans les airs.
Chose faite !
Force rompt…
Chauve tête,
Cri : « Tiens bon !
Par cette croix que voilà :
Lâche-le ! Toi, lâche-là !
Désunis. »
Rire laid.
Rire fin :
L’ennemi :
Le valet :
Le destin
Se pâme
Vacille
S’accroche.
Fantôme
De fille
Fantoche
De paille
(Détresse
Qu’on cueille !)
Défaille
S’affaisse
S’effeuille.
Vivacité de jeune homme :
le barine :— Comment, fillette, te nommes ?
Qui es ? D’où viens ?
elle :— Je — n’en — sais — rien…
Voracité de carême :
— Veux-tu, fillette, qu’on s’aime ?
Te plais-je, blond ?
elle :— Ne sais. — Frisson.
Le jeune homme en un murmure :
— Une faute de mesure ?
Un oui de trop ?
— Ne sais. — Sanglot.
(Quelque gars en rouge blouse !)
— Veux-tu, belle, qu’on s’épouse ?
Bien vrai ! pour sûr !
— Ne sais ! — Soupir
De feuillage sous la brise.
— Faut que trois choses te dise.
(T’en fais pas, beau gars !
Ce que veux — l’auras).
Condescends à ma faiblesse,
Cinq ans n’irai à la messe.
Par excès d’amour
Rajoutons un jour.
Faut que jeunesse se — prive.
Cinq ans boiras sans convives,
Mangeras sans sel
Et boiras tout seul.
Et dans toute ta demeure
Que rien de rouge ne leurre
Ce regard — si las.
Ceci — brûleras.
III
L’ÉPOUSÉE
Fleuves roulent, coulent.
Choses viennent, changent.
Jeunes gens se soûlent,
Un beau jour — se rangent.
Oh la femme que j’ai là,
Plus sage qu’un ange.
Ni pluie, ni brume,
Soirée de même.
Il fume, elle hume,
Il l’aime, elle l’aime.
Oh la femme que j’ai là,
Plus douce que laine.
— Ami, bien dormi ?
Ami, bien servi ?
Ami, pas d’ennuis ?
Minuit, bonne nuit !
Sans rêve ni songe,
Jamais rien n’arrive.
(Jadis comme éponge
Buvait, hein, convives ?)
Drôle de vie, ma foi,
Sans âme qui vive !
Ah, mes chemises d’antan
Plus rouges que flamme !
Ah, mes rouges dix-huit ans —
Foutus, par mon âme !
Ah, ma femme tout en blanc,
Ma sainte — de — femme !
Jamais ne saurai pourquoi
— Épine qui blesse ! —
Jamais un signe de croix,
Jamais une messe, —
Pourquoi vivons, elle et moi,
En faune et faunesse.
Un an, deux ans, trois ans — rien.
Cinq ans sonnent — bébé vient.
Oh les jeunes pères
Des fils qu’on — n’implore
Qu’encor, qu’on espère
Qu’encor, qu’on adore
Déjà — jeunes pères
Si graves, si drôles,
De fils qu’on n’espère
Qu’encor, qu’on enrôle
Déjà — fils en germe
Et pères en herbe,
Sans barbe… Si chers me
Ces pères imberbes
Sont… Ces longues lunes
Nourries de craintes
Pour cette commune
Chose, cette sainte
Chose… Pères roses,
Puis blancs d’épouvante.
Vous, les seuls qui osent
Dire au vent : ne vente !
À l’Autre : Retire
Toi ! — Vis et respire !
Ah, les tristes sires !
Ah, les braves sires !
Casseroles sans couvercles !
Portes béantes ! béants —
Coffres ! Serrures ouvertes !
Armoires à deux battants !
— Espère !
— Respire !
Mystère
Martyre.
Allège !
Soulage !
Émerge
Surnage.
La chute ! la nappe !
La steppe de sang !
— Hà ! l’âme m’échappe !
— Non, femme, — l’enfant.
Mon fils Dieudonné !
Mon fils bien nommé !
Amis, talonnez !
Un fils nous est né !
Ni trêve — de — guerre,
Ni hausse — de — paye, —
Une jeune mère
Avec sa merveille.
Le palpe, le flaire,
Le mime, le nomme —
Une jeune mère
Avec son grand’homme.
Venue, l’averse !
Sauvée, la race !
D’une main le berce,
De l’autre l’agace.
Ô rires — ô rives —
Olives de l’Arche !
Lazares qui vivent,
Montagnes qui marchent.
Ni aigle, ni aire,
Ni aile, te dis-je :
Un gosse — de — père
Avec son prodige.
Le mange, le broie…
— Holà, les trois Mages !
Trop grosse, ma joie !
Faut que l’on partage.
Seul boire — mal boire.
Seul fête — mal fête.
Trop lourde, la gloire
Pour ma seule tête !
Trinquer seul —
Trinquer en fol.
Jà titube
Comme soûl.
Heureux les bègues — ont temps
De p — p — prendre leur temps.
Heureux surtout les muets :
Un mot ne revient jamais.
Ne le sauras que trop tôt,
Vantard ! nigaud de nigaud !
IV
LES COMPÈRES
Pas un pli à sa conscience
De gent’homme.
Vide tête — pleine panse,
Le doux somme !
De nos gros — hommes — d’aïeux
Douce coutume.
Bonnes choses (fortes doses !)
Lit de plume.
Qui dort dîne ? Par rapport
À chez nous : qui dîne — dort.
En plein sommeil :
le vieux :— « Holà, soleil !
Ouvre ton œil,
Fais bel accueil.
V’là les hôtes ! »
Ronfle — côtes
Craquent. Valet :
— « Lave-toi frais,
V’là ton harnais,
V’là ton gilet,
V’là ta veste ! »
Dormeur : « Peste
De contre-temps ! »
le vieux :— « Lève-toi grand,
Lave-toi blanc…
Ah fainéant !
Chair à puces !
Es-tu — russe ?
Rien que ce petit mot ne fît :
Levé — lavé — botté — parti.
Ni flamme qui bat,
Ni fonte qui bout.
D’en haut et d’en bas,
Ni — d’où : de partout —
Est-ce l’Enfer en personne
Qui m’arrive ?
Chevaux, traîneaux, charriots, tonnes —
Les convives.
Villages s’ameutent,
Chaussées débordent.
La horde ! la meute !
La meute ! la horde !
À l’entrée — les premiers,
À dix lieux — les derniers.
[Ici deux lignes manquent. —
Note de Tsvetaeva]
Galop d’estafettes —
Fouettent, fouettent, fouettent.
Sans débrider, sans surseoir
— Chevaux, traîneaux, grelots, chars —
Avec charriots et chevaux —
Au beau milieu du château.
Naseaux fument,
Flancs écument,
Rouge brume,
Bruit d’enclume.
les compères :— Bonjour, jaloux !
C’est nous ! C’est nous !
Pourquoi pâlis ?
Amis ! Amis !
Rouges housses,
Têtes rousses,
Mines louches,
Clignent, louchent.
le barine :— D’où venez-vous ?
les compères :— Mais de chez nous !
le barine :— D’où de chez-vous ?
les compères :— De l’autre bout
Du monde !
Féconde —
Ta blonde ?
— Du vin !
— Du mien !
— Du tien !
— Du fin !
Refrain
Essaim.
Festin.
Destin.
Pour que coupe ne coulât —
Vidons-la, puis brisons-la !
En Venise ou Baccarat —
Vidons-la, puis brisons-la !
Jetons, mettons — diable
De qui n’est pas soûl ! —
Les pieds sur la table,
Les verres — dessous !
Nez de Guignol,
Dents de brigands.
Paul n’est plus Paul,
Jean n’est plus Jean.
Pourvu qu’entre
Dans mon ventre
Et qu’en sorte
Vin —
qu’importe !
Rouge ou blême
Bois si m’aimes !
— Toi de même !
— Bois toi-même !
le barine :— Au ciel avec ma monture !
les compères :— Thèse mûre !
— Chose sûre !
Jeu de coudes, de genoux,
Aimons-nous !
Embrassons-nous !
— Foin des fades, des maussades !
Accolades, embrassades,
Secouades, bousculades,
Rasades de garnison.
— Compères, fraternisons !
Même aisselle, même écuelle !
— Jurons-nous foi mutuelle !
Crachat signe, hoquet scelle.
— Mutuelle — éternelle !
Même puces,
Même poux.
Marions-nous !
Épousons-nous !
les compères :— Rions haut (frappons bas).
Un grand nous envoie.
Sommes-là, sommes-là
Pour fêter ta joie.
Tous en cœur et chacun seul :
— Voulons voir notre filleul !
Trognes rouges, rires laids.
— Oignons-le ! Aspergeons-le !
Toussent, gloussent,
Sautent, chutent…
Hôtes : Ouste !
L’autre : Flûte !
Rouges vestes,
Blêmes masques.
Hôtes : Preste !
L’autre : Baste !
Jurons russes,
Rires rosses.
— Doit être joli, ton gosse !
Cocoricos,
Pieds-de-nez.
— Dieudonné ? Diable — donné !
Coco — cornu !
Rico — pied bot !
Kiki — connu
Riki — sabot !
Ferme — ton — groin !
Vide — ton — pot !
Un pied de moins !
Un œil de trop !
Géant ! — Poucet !
Puant ! — Pansu !
Hi-han ! — Basset !
Coucou ! — Bossu !
Sus !
le barine :— Espèce de brutes !
Bourrade — tout chute.
le barine :— Espèce de goules !
Ruade — tout croule.
— Fils de louve et de mulet ?
Apporte-le nous, valet.
Puisque tigre, puisque monstre —
Faut bien que je vous le montre !
Verre, coupe
De gala !
Buvons, troupe !
Valet, va !
elle, seule,
chante :
« Mon petit dieu
Si bel à voir,
Tes yeux sont bleus,
Les voyais noirs.
Quoique ni père ni mère
Ni oncle ni tante,
Oh ma tête de misère !
Ne sais ce que chante.
Ma tête de sauterelle !
Ma courte — flambée !
De quelle échelle, de quelle
Tour suis-je tombée ?
Et ce coq à rouge crête,
Ce coq qui me hante.
Oh ma timbale de tête !
Ne sais ce que chante.
Est-ce vie que ma vie ?
Jeunesse que mienne ?
Que faut-il donc que j’oublie ?
De quoi me souvienne ?
Et ce doux titre d’épouse
Qui tant m’épouvante…
Fleurette sur la pelouse…
Ne sais ce que chante. »
Trois secondes de retard
Le vieux devant les fêtards.
Fronts se rident :
Les mains vides.
le barine :— Et le fruit de mes beaux ans ?
le vieux :— Eh bien ! s’est mise devant.
le barine :— L’héritier de mes trésors ?
le vieux :— Puis : houste ! m’a mis dehors.
Fff !… Fusées de risées !
les compères :— La rouée ! La rusée !
Bruit de douche,
Bruit de cloche.
— Craint nos bouches
Pour son mioche !
Dosent juste : fonte bout.
— Nous craint plus que son époux !
Serait tout aussi joli
De craindre un peu son mari.
le barine :— Espèce de bande !
Tant rient que rendent.
le barine :— Contraire de Slaves !
S’altèrent : reboivent.
le barine :— Sang et veine,
Vent et plaine,
Puisque mienne —
Qu’elle vienne —
Ma réponse
Dans ses bras.
Crevez, panses !
Valet, va !
elle seule,
chante :
« Couleur des cieux,
Couleur d’espoir,
Tes yeux sont bleus, —
Pourquoi pas noirs ?
Toutes bleues sous le tremble,
Et une — écarlate.
Dites-moi, mes doux beaux membres,
Avec qui jouâtes ?
Aurais pu vivre sans tare,
Mourir tête haute.
Pourquoi tout ce tintamarre ?
Ces bêtes, ces hôtes ?
Le corps et le cœur m’en tremblent,
Les lèvres m’en gercent.
Dites-moi, mes doux beaux membres…
Ne sais ce que berce.
Dans ta pétale de face
Que baise, que couve,
Quelle face, quelle trace
Que cherche, ne trouve ?
Fus un fidèle caniche
d’épouse…
(Averse)
Cette pauvrette de riche !
Ne sais ce que berce. »
Mi-seconde de retard :
Le vieux devant les fêtards.
Yeux condamnent :
Seul, sans dame.
le barine :— Et ma meilleure moitié ?
le vieux :— Fait son louable métier.
le barine :Te fit-elle bel — accueil ?
le vieux :N’a pas daigné lever l’œil.
Sauts de grêle,
Clis de hache.
les compères :— Belle belle
Qui se cache !
— Nos voitures !
— Nos montures !
— Imposture !
— Pourriture !
La sonne — creux !
La crève — quand ?
Pas un cheveu !
Pas une dent !
La sue — froid !
La pue — fort !
Jambe — de — bois !
Tête de porc !
— Tête de mort !
— Chacun — son — tour !
Chacun : horreur !
En chœur : au s’cours !
le barine :— Satan vous bénisse !
Tant rient que pissent.
(Tant pis pour l’hôtesse !)
Tant pissent que cessent.
le barine :— Bouche en brèche, nez en trou ?
Les grands prophètes que vous !
Mais vous le dirai, agneaux :
La peignez bien trop en beau !
Mange — crotte,
Cul — de — jatte ?
Pauvres sottes
Que l’on flatte !
Parle ou jappe
Miaule ou bêle —
Peignons d’après le modèle
Que vous amène — tout doux.
Jattes pleines —
Lampez, loups !
elle seule,
chante :
« Contre mon vœu,
Sans mon vouloir,
Les ouvre : bleus,
Les ferme : noirs.
C’est une ombre qui t’allaite,
Te berce, te garde…
Ô ma fournaise — de — tête !
Par qui, pour qui ardes ?
Pourquoi cette robe blanche ?
Ô juges injustes !
Pourquoi cassâtes la branche,
Brulâtes l’arbuste ?
Fus une belle discrète :
Sans hanche, sans gorge…
Ô mon enclume de tête !
Ne sais ce que forges.
Choses maudites se trament.
— Vivais-je tranquille !
Pourquoi m’appellent, m’acclament,
M’accolent, m’acculent ?
Cinq ans de vie parfaite — et
Voilà que succombe !
Ô ma tulipe de tête,
Pour qui, par qui… »
Chevrette par son licou —
L’épouse au bras de l’époux.
Comme peinte :
Haute — lointe…
le barine :— Voici, tas de fainéants,
Mon œuvre premièrement,
Et mon plus cher diamant
Ma dame — secondément.
« Bas les pattes !
À moi le trésor ! »
Cils ne battent,
Plus raides que Mort.
(« Des visites —
Salue — les — donc ! »
Hé, qu’en dites
De mon laideron ?
Verres sonnent,
Rires tonnent.
— Connu, les belles démones ?
Poings se ballent,
Choses viennent.
— Sale gale de païenne !
Connue, sa gentillesse ?
L’a t-on vue à la messe ?
Connu, son petit nom propre !
Cornu, son oncle — de — pope !
Où est ta croix ?
Quelle est ta foi ?
Ni foi, ni loi !
Ni croix, ni toit !
Reine des rats !
Perte des grains !
Baptisons-la
Dans le Jourdain !
Premier : au feu !
Second : au sort !
Valet : un pieu !
En chœur : à mort !
Front de lutte,
Rage folle.
le barine :— Oyez, brutes,
Ma parole !
Bouches sucent,
Griffes tiennent.
— Mienne — russe
Mienne — mienne.
elle :— Oh !
— Traîtrise ! Traîtrise !
Imposture !
Maîtrise-toi ! Brise !
T’en conjure !
Arrière, vipères !
Loups maudits !
(L’abrite, l’enserre,
Son petit.)
Choses cassent,
S’enveniment.
Tête basse —
Le barine.
Rouges loques,
Fausses barbes…
V’là que le moquent,
Le narguent :
les compères :— Fièvre — de — dents !
Fièvre — de — lait !
Premier : Maman !
Second : Poulet !
Ravaude — bas !
Écosse — pois !
Un homme — ça ?
Un homme — toi ?
— Chien — en — niche
— Chien — en — laisse !
Cri de biche :
— Ta promesse !
— Vile souche !
— Pâte molle !
Pâle bouche :
— Ta parole !
le barine :— Formée !
(Ruée de bise :
— L’armée !)
Demain à l’église.
Culbutes et cabrioles :
— Salut, dupe ! Tiens parole !
Courbettes et culbutines :
— Salut, belle ! — À mâtines !
Din — din !
Dre — lin !
De — main !
Dors — bien !
(Co — quins !)
Plus qu’un,
Pas un :
Plus rien.
V
LE CHANT DES ANGES
Ni bête ne rôde,
Ni dogue ne garde.
C’est l’heure avant l’aube,
Celle — avant l’aubade.
Ni ronde ne passe,
Ni robe ne gêne.
… Des belles audaces,
Des bonnes aubaines.
Temps veille
Sur toutes les fosses qu’il creuse.
Au ras de l’oreille :
— C’est moi, ma dormeuse !
Dieu taille
Dans toutes les faces qu’il brise.
Chaud cri des entrailles :
— C’est moi, ma promise !
Voix d’aube, voix d’hôte,
Voix d’aile, voix d’être.
Tout autre, tout autre
Que celle du maître.
Si lointe — si proche —
Si chaude — si fraîche —
De ruche — de cloche —
De bouche — de flèche :
S’aiguise :
— Chérie ! t’en prie ! t’exhorte !
Traîtrise, traîtrise !
Verrouille ta porte !
(Hantise :
Pelouse mi-rose, mi-verte…)
Traîtrise, traîtrise !
Certaine, ma perte !
Haleine :
— Ma glaise ! ma chose ! ma vie !
Oh mienne —
À perte de vue et d’ouïe…
Jà — viennent !
Résiste ! — repousse ! — ne souffre !
Oh mienne —
À perte de sang et de souffle…
Ma — même ! silence d’abeille qui darde —
Prends garde, prends garde,
prends garde, prends garde.
Divague — sans — boire
Et Pince — sans — rire.
La soif et la poire,
Le serf et le sire.
Querelle sans cris
Bataille sans poings.
Deux pairs, deux amis,
Sans tiers, sans témoin.
Le feu et la paille,
Le jus et la presse.
L’un : — Faut-bien qu’y aille !
— Au bain ? — À la messe.
Va et mande lui…
— Quoi ? — Qu’assez dormi.
Querelle sans bruit,
Échange d’avis.
Orgueil : vive plaie !
(Mon temple ! mon bagne !)
le barine :— Parole donnée !
le vieux :— Vapeur de champagne !
Serment de souper !
(Qui dira vos cœurs,
Valets — de — nos — pieds —
« Bons vieux serviteurs » ?)
le barine :— Mon fort et mon faible —
L’honneur de ma caste.
Attèle les aigles !
le vieux :— Seigneur !
le barine : — Allons, baste !
le vieux :— Du flair comme un clou !
Foutu pour cinq sous !
Bravade de fou !
Sacré casse-cou !
le barine :— Mon feutre et ma canne !
Mon filtre et ma fine !
Debout, les soutanes !
Sonnez les mâtines !
Courez, les faquins !
Tombez, les flocons !
Sonnez, les sequins !
Filez, les faucons !
le vieux :— Bon.
Prime flamme,
Rouge toit.
le vieux :— Belle dame,
Lève-toi.
Froide bise,
Tiède lit.
le vieux :— Obéis à ton mari.
Jà spectres se meurent.
C’est l’heure ! c’est l’heure !
Fenêtres se dorent.
L’aurore ! l’aurore !
Cou — seuses cousent.
— Debout, épouse !
Di — seuses disent :
— Debout, promise !
Pour toi la cloche de noce !
Cocher, rosse, rosse, rosse !
Pour toi la coche de glace !
Cocher, casse, casse, casse !
(Nos dettes — à Dieu,
Nos tripes — aux chiens !)
La roue et l’essieu
Nos cous — et le tien !
Neige neige
Plus blanche que linge,
Femme — lige
Du sort, blanche neige.
Sortilège !
Que suis-je et où vais-je ?
Sortirai-je
Vif de cette terre
Neuve — neige ?
Plus blanche que page
Neuve — neige,
Plus blanche que rage
Slave…
Rafale, rafale
Aux mille pétales,
Aux mille coupoles,
Rafale la folle !
Toi — une, toi — foule,
Toi — mille, toi — râle,
Rafale — la — Soûle,
Rafale — la — Pâle.
Débride, détèle,
Désole, étale.
À grands coups de pelle !
À grands coups de balle !
Cavale de flamme
Fatale Mongole,
Rafale — la Femme,
Rafale ! (raffole
de tes torts
comme des miens…)
— Mère, dors et n’entends…
le barine :— Hein ?
elle :Rouges gouttes
Sur la voie…
le barine :— Rien que route
Qui poudroie.
elle :— Yeux se meurent,
Poings se ballent…
le barine :— Rêves ! leurres de rafale !
— Bien vrai, mon époux ?
voix
enfantine :— Bien vrai, ma beauté !
— Et le petit sou
Pour la parenté ?
(Grimace de pleurs,
Tignasse de lin…)
— Trop fière, ma sœur !
Jadis m’aimais…
le barine :— Hein ?
elle :— Là, au large !
le barine :Rien, te dis-je.
Rouge — gorge
Qui voltige.
elle : — En chemise
De percale ?
le barine :— Bise ! Ruse de rafale !
Mère rêve,
Petit dort.
elle :— Aime-le après ma mort.
Choses viennent,
Traîneau va.
— Est-ce un ogre que ton…
elle :— Là !
Folle bande !
Rouge ronde !
le barine :— Lande — jusqu’au bout du monde.
elle :Bouches — fraises.
Jupes — flammes…
le barine :— Fadaises de bonne femme !
Col de loutre, col de martre,
Chaque route mène au point
Où deux routes en font quatre :
Casse — croûte des lointains.
Chair de poule, froid de pôle,
Droit à l’âme, droit au cœur.
le barine :— Tout de même ! Est-ce drôle !
En plein blanc cette rougeur !
Où quatre chemins
Se donnent la main,
En plein horizon,
Fleur, fleur, floraison.
elle :— Verte tige !
Rouge braise !
le barine :— À ton âge !
Es-tu niaise !
elle :— Vois, me nargue !
Vois, se hisse !
le barine :— Blagues ! Contes de nourrice !
Au diable
Les cerveaux faibles !
Sonnez, roubles !
Filez, aigles !
Cocher, claque !
Cocher, fouette !
Ôte-toi que je m’y mette !
Choses tardent,
Art abrège :
Neige — barbe — barbe — neige…
(Le porche de l’église)
Œillades qui damnent,
Tirades qui prônent.
les mendiants :— La belle Madame,
Fais-nous une aumône !
La riche pelisse !
La gente frimousse !
Que Dieu te bénisse !
Que Dieu te rembourse !
(Bossus, manchots, perclus, pieds-bot)
Bourse vide —
D’autres hommes.
— Dis-donc
Comment qu’on te nomme ?
Yeux qui mangent,
Mains qui servent.
— À quel ange
Devons cierge ?
Qui es-tu ?
D’où sors-tu ?
Toussotis
Chuchotis.
Voudras-tu ?
Diras-tu ?
Sifflotis.
Cliquetis.
Premier : peste ! Second : cré !
Dame : Laissez-moi passer.
Premier : ouste ! Second : sus !
elle : — Ôtez-vous de mon salut !
Blanc d’œufs,
Blanc d’yeux,
Poings, bleus,
Grand…
Chenil — bagarre !
Chemin lui barre.
Sans dents la croquent.
Feu, feu sous loques !
Cent mains, mille doigts :
— Ton nom ! Gare à toi !
Ton nom très chrétien !
Sinon — gare au…
— Chiens sans vergogne !
L’époux qui cogne.
Jà trognes saignent,
Jà cierges clignent,
Chrétiens se signent…
Joignons les mains.
le prêtre :— Du regard des impies…
une voix :— Qui aime — prie !
le prêtre :— Du pouvoir des infâmes…
la voix :— Si doux aux femmes !
le prêtre :— Seigneur, de ta lance
Rassure-moi !
la voix :— C’est moi — ta défense,
C’est moi — ta loi !
office :— Me cherchent, me suivent…
la voix :— Désert ! — Eau vive
office :— Me guettent, me flairent…
la voix :— Trésor !
office :— M’enserrent
Pire que loups
Un jeune agnel.
la voix :— Que fus-je si cruel,
Douces joues, chères vies, jeunes femmes ?
office :— Ces vipères, ces sangsues de mon âme !
Haut murmure des fidèles :
— Qui est-elle ?
Comme morte ! Pourtant belle !
D’où sort-elle ?
Est-ce ainsi
Qu’on prie Dieu ?
Air transi,
Cierge sans feu.
office :— Purifie mon front d’hyssope !
la voix :— M’est unie sans dons, sans pope,
Haute bise pour tout cortège…
office :— Qui reluise plus blanc que neige !
— À peine si tient l’enfant !
office :— Seigneur, il est plus que temps !
Cœur et palais me grillent,
Mort et Enfer me hantent…
la voix :— Pauvres petites filles
Qui, sans aimer, enfantent !
Morte, debout !
Mienne, t’attend !
Quitte l’époux !
Laisse l’enfant !
Ressuscite de ta tombe
Nuptiale !
office : — Seigneur, donne
Moi des ailes de colombe
Que m’envole, que m’endorme.
la voix :— Dans mes bras
De faucon !
Messe — va
Cire — fond.
office :— Plus douce que l’huile
Leurs langues de goules,
Mais pire que bile
Liqueur en découle.
Pommes logeant un ver,
Hommes à sang pervers.
la voix :— Dont femmes rêvent
Ah — même mortes !
office :— Tenons le glaive !
Gardons les portes !
la voix :— L’amante perçoit l’aimé.
Portes — trappes — yeux fermés.
office :— Pour ceux sans lumière,
Pour ceux sur la route,
Sur terre et sous terre,
Pour tous et pour toutes.
les fidèles :— Sans bagues ! Sans bonne !
Le berce, son gosse !
En voile de nonne !
En voile de noces !
Fleurie de myrte !
Grand temps qu’elle sorte !
En voile de Turque !
En voile de morte !
De morte !
De folle !
De gaze !
De tulle !
S’emportent,
S’affolent,
S’écrasent,
Reculent.
la voix :— Do — mai — ne de liberté !
le prêtre :— Ca — té — chu — mènes, sortez !
la voix :— Do — mai — ne de volupté !
le prêtre :— Ca — té — chu — mènes, sortez !
la voix :— Suprême ma volonté !
le prêtre :— Ca — té — chu — mènes, sor…
elle :— Adieu, mon petit grillon !
Tend l’enfant au compagnon.
— Adieu, mon petit gaillard !
À ne jamais nous revoir.
Où qu’on vend ce sel
Gros comme du grésil ?
le prêtre :— Puissances d’Outre-Ciel !
la voix :— Ne lève point tes cils !
la voix :— Là, à deux brasses !
Roi des Espaces !
Couvre ta face !
Prière basse.
la voix :— Haut mon portail,
Doux mon accueil,
Chaud mon bercail,
Gauche vitrail.
(Coups d’encensoir,
Cierges en deuil.)
Mieux que me voir
Berce ton œil !
le prêtre :— Tels des Chérubins…
Souffles inhumains,
Gouffres aériens.
le prêtre :— Tels des Séraphins…
Sans trêve, sans fin,
En horde, sans frein.
le prêtre :— Saluons le Roi
Des Nues !
Fracas
Des vitres. Feu froid.
Rou — lis de grève.
la voix :— Ché — rie !
(Lève…)
la voix :— Salut, ma dive
Ma — rie !
Rive
Les yeux.
Ton — nerre tonne,
Ban — nières volent,
Brasier d’icônes,
Sous la coupole —
Rouge chemise,
Deux — bras.
— Pro — mi — se !
Mon
Gars !
Un cœur
Un corps
Accord
Essor
Unis
Étreints
Au ciel
Sans fin.
CONTE
AVANT-PROPOS
Ceci est l’histoire d’une jeune humaine qui aima mieux perdre ses proches, soi-même et son âme que son amour.
Ceci est l’histoire d’un damné qui fit tout pour sauver de soi celle qu’il devait infailliblement perdre.
D’une humaine devenue inhumaine.
D’un damné devenu humain.
Et, finalement, de deux devenus un.
D’une qui à travers la mort, l’oubli, la maternité — aima.
D’un qui à travers la mort, l’oubli, la maternité de l’aimée — aima. Contre lui-même et son damné amour — aima.
Et ceci est encore l’histoire d’une vieille mère qui en savait trop sur les choses à venir.
Et celle, très brève, d’un petit frère qui dut payer de soi l’obsession de sa sœur.
Et voici les « amies fausses de tous temps », complices nées et riantes du mal.
Et voici les amis plus faux que leurs fausses barbes, démons de basse-cour, infernaux et éternels ennemis de l’isolé.
Et voici le grand niais, le gai et crédule barine, le fatal vantard, l’orgueilleux boyard.
Et son vieux valet, qui en savait trop sur les choses passées. Et voici encore le petit enfant, adoré et abandonné — puisqu’on n’emporte pas son fils avec soi en Enfer.
Et voici, enfin, la Russie, rouge d’un autre rouge que celui de ses drapeaux d’aujourd’hui.
Il était une fois une jeune fille, nommée comme toutes les jeunes filles de chez nous, Maroussia, la plus belle de tout le village. À une veillée où elle vint filer avec les filles et sauter avec les gars elle rencontra un jeune gars en chemise rouge, nouveau venu et jamais vu au village. Il la fit danser, elle seule entre toutes, et après la danse la demanda en mariage. Ne sachant rien de son promis, sinon que sa chemise était rouge et qu’elle l’aimait, elle lui attacha, conseillée par sa mère, un fil à la ceinture et le suivit, dévidant la pelote, jusqu’à l’arrêt du fil. Le fil s’arrêta devant l’église. Montée sur l’échelle adossée au mur elle vit une telle horreur qu’elle tomba tout du haut, l’échelle sur elle, et s’enfuit à toutes jambes. Interrogée par sa mère qui paraissait en savoir long, elle ne dit rien. Le soir suivant, après la danse, juste au coup de minuit, le gars lui demanda si elle l’avait suivi et vu. Maroussia nia. Le gars lui promit pour cette nuit-même la mort de son petit frère. Interrogée par sa mère qui paraissait en savoir autant et plus, elle ne dit rien et cette nuit-même le petit frère mourut étouffé.
Le soir suivant au même lieu à la même heure même question et même négation. Le gars lui promit pour cette nuit-même la mort de sa mère. Interrogée par celle-ci, qui paraissait en savoir trop, Maroussia ne dit rien, et cette nuit-même la vieille mourut étranglée.
Le soir suivant, juste avant le coup de minuit, supplications du gars de ne plus nier, de tout dire, de lui dire son fait en plein, de le nommer par son nom pour se libérer de lui à tout jamais… Qu’autrement il serait trop tard, qu’aujourd’hui c’était son tour. Mais il est déjà trop tard, et Maroussia, au coup de minuit, nie. Le gars lui promet pour cette nuit-même…
Rentrée chez elle, elle se met sur le banc et attend la mort. Mais au lieu de se sentir mourir elle se sent fleurir — fleur sur la pelouse. Et dans le bourdonnement d’un frelon elle entend la voix de son gars qui lui dicte ses trois dernières volontés, siennes et à elle : de ne pas laisser clouer sa bière avec des clous, de se laisser emporter non par-dessus le seuil, mais en-dessous, de se laisser ensevelir non au cimetière, mais au carrefour. Et — pour une vie à venir — de ne jamais rien avoir de rouge à la maison, de ne jamais inviter d’amis, de ne pas aller à la messe cinq ans durant — d’après leur cinq rencontres.
Tout promis, elle s’endort — fleur sous le dard du frelon.
Et voilà qu’un jour un jeune barine, aussi jeune que son valet est vieux, aussi niais que son valet est sage, arrive en traîneau au carrefour où fut enterrée Maroussia. Il y voit en pleine neige une rouge fleur, s’enamoure d’elle et l’emporte avec ses racines, selon et malgré le conseil du vieux.
Arrivé chez lui il n’a d’yeux que pour elle. Mais son sage valet le prévient qu’il se passe d’étranges choses au château sur le tard et l’engage cette nuit-ci de veiller. Le jeune homme voit au coup de minuit la fleur, tombée de sa tige, se relever femme, et suit la femme-fleur sur ses pas dormants et dansants. Arrivée dans la grande salle elle revit devant les yeux confiants du barine toute sa vie passée, à lui inconnue : l’Échelle, la Danse, la Mort, l’Enterrement. Puis, dormant toujours, s’en retourne sur ses pas et, au coup d’une heure, enjambe la branche natale pour redevenir fleur. Mais le jeune homme ne la veut plus fleur. Lutte. L’arbuste, devenu arbre, s’en mêle, et la femme redeviendrait irrémédiablement fleur, si le vieux, soudain survenu, ne lui présentait une croix. Le charme tombe, la femme reste femme. Interrogée sur tout, elle ne sait rien. Niais de naissance et fou d’amour le barine la prie d’être sa femme quand même, à quoi, indifférente, elle acquiesce, ne lui demandant que ces trois choses rien de rouge, point d’amis, elle sans messe durant cinq ans. À quoi, feu et flammes, il acquiesce.
Quatre ans d’un bonheur aussi parfait qu’il peut l’être entre un jeune homme qui ne boit plus — et une femme qui dort. Et voilà qu’au bout de la cinquième année un fils arrive. Le barine fou de joie le crie sur les toits, à tous vents, à tout venant et passant. Les amis, ainsi conviés, arrivent, tous roux, tous en rouge, l’acclament, réclament à grands cris sa femme et « leur filleul », la femme ne paraissant pas la déclarent laideron, puis — monstre, le barine, vexé, envoie le valet la chercher, la femme refuse, le barine réenvoie, la femme refuse encore et ce n’est qu’à la main du barine qu’elle paraît enfin, l’enfant dans ses bras. Les convives, ne pouvant rien sur sa beauté, l’injurient de païenne et mènent les choses si bien que le barine, soûl de vin et fou de rage, jure, la main droite levée, malgré les deux mains levées de la suppliante, de la mener ce matin même à l’église. Les compères, leur but atteint, disparaissent.
Aube. Une voix prévient la dormeuse de ne pas aller à l’église, mais il faut que les choses s’accomplissent et la voilà dans le traîneau, à côté du barine, l’enfant dans ses bras. Vision — dans une rafale de neige — de toute sa vie passée : voici le petit frère mendiant un petit sou, voici la vieille mère, cramponnée au traîneau, voici les perfides amies en une folle ronde, mais le niais n’y voit qu’un petit oiseau, que du bois mort, que : « bise ! ruses de rafale ! » Ce n’est que lorsqu’il la revoit, lui-même, fleur au carrefour qu’il s’effraye, s’empare des rênes (le valet disparaît), avale la plaine d’un trait et dans un jaillissement de neige et de grelots arrête devant le porche de l’église.
Barrière vive de mendiants. Grimaces et menaces. Le barine, n’y voyant que de l’humaine insolence, les disperse à coups de poing et entre avec sa femme dans le lieu saint.
À travers la voix du prêtre une autre voix : voix de l’autre répondant à celle du prêtre, opposant à chaque parole sacrée sa parole de damné amour. Tri-voce : le prêtre, l’autre, les fidèles (qui ne sont que les mendiants : qui ne sont que les compères : qui ne sont que des…). Plus la messe avance, plus l’autre parle en maître. Mais autant il appelle, autant il repousse, autant il commande autant il défend — l’aimée de la perdition éternelle. Plus le temps presse plus les paroles se dédoublent : suite de contrordres, à peine espacés par les paroles sacrées. Et voici que la dormeuse, sans lever les cils sur les larmes, embrasse l’enfant et le remet à l’époux.
Moment solennel de la messe orthodoxe : prière dite des Chérubins. Fracas de tonnerre, vitres en éclats, nuées, tourbillon, prêtre et fidèles à terre… Nommée par son nom, la dormeuse se réveille, l’égarée se retrouve, lève enfin les yeux et tend enfin les bras.
Puis c’est le bienheureux envol à deux dans la perdition éternelle.