Le Grand Œuvre, entretiens sous un châtaignier/01

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Le
Grand Œuvre
Entretiens sous un châtaignier

PREMIÈRE PARTIE.


J’avais reçu ta lettre ; mais tu t’imagines à tort que je me suis offensé de ta mercuriale. Tu es malade, mon pauvre ami ; je te pardonne tout, à toi le plus découragé des rêveurs politiques, à toi qui ne crois plus au progrès et ne veux voir désormais dans l’histoire qu’une pitoyable mystification dont tu as juré de n’être plus la dupe, à toi qui me reproches amèrement d’espérer encore. J’avais décidé de te répondre longuement, et —tu es cause que durant ces deux mois j’ai tenu un journal dans lequel je consignais tour à tour mes réflexions sur ta maladie, certains entretiens qui m’ont aidé à passer le temps et une espèce d’aventure où j’ai joué un rôle assez médiocre. Or il se trouve que cette aventure et ces entretiens prouvent à peu près la même chose et sont une réponse à ton réquisitoire contre le genre humain. Je t’envoie tout ce papier noirci à ton intention ; fais-en ce qu’il te plaira.


I.

2 septembre.

Ris, si tu veux ; — je suis devenu propriétaire. — Qui ? toi vieux Sicambre ! — Moi-même, et le pis de la chose est que je n’en rougis pas. À vrai dire, ma propriété n’est pas grande, deux arpens à peine qu’une paire de bœufs labourerait commodément en moins de deux jours ; mais je n’en ferai pas l’essai : mes bruyères me plaisent ; jamais, au grand jamais, la charrue n’y passera. Une masure qui se tient à quatre pour ne pas tomber, une châtaigneraie en pente que termine une falaise, les transparences d’un beau lac, un large pan de ciel, voilà mon domaine, ce que j’ai et ce que je vois.

Si je voulais t’amadouer, je te conterais comment, passant d’aventure par ici, j’appris qu’un Anglais, établi dans le voisinage et désireux de s’arrondir, était en marché pour acheter ce morceau de terre. Souffler le marché à mylord ! Le tour me parut bon : c’était une revanche de la gueuserie sur le million. Qu’eût-il fait, le barbare, de ce lieu agreste ? Je crois le voir abattant la masure, convertissant les bruyères en pelouse, déracinant les arbres creux, rongés de mousse. Les dryades, les sylvains embrassèrent mes genoux, me conjurèrent de les préserver des injures du soc et de la cognée. Voilà mon histoire. Qu’en penses-tu ?

Seulement, avant de me condamner, rappelle-toi la figure que j’avais il y a deux ans, mes yeux caves, mes joues avalées, figure de pauvre diable bien las, bien recru, mortellement excédé de ses ambitions trompées, de tant de métiers pris et quittés, de tant d’essais malencontreux où il s’était démontré à lui-même son impuissance, sans qu’il pût dire si la fortune lui avait manqué ou s’il avait manqué à sa fortune. Je n’en pouvais plus ; je pliai bagage, et pendant deux ans j’ai couru, vrai pied poudreux, la besace au dos, me désintéressant de ma vie et regardant vivre les autres. À la fin, mes jambes me refusèrent le service ; des châtaigniers qui se trouvèrent là me firent signe, me promirent un peu d’ombre, de repos, de silence. Leur éloquence, le désir d’obliger des sylvains et de faire pièce à mylord,… bref ma vertu succomba. Note que, court de finance comme je suis, sans recourir à la boîte de Perrette, j’ai tout payé rubis sur l’ongle. Voilà le miracle. Mes deux arpens sont francs et quittes de toute dette, c’est un bien net et liquide. Aussi de mon mince patrimoine, écorné déjà par les voyages, que me reste-t-il ? Tout juste assez pour vivre, en vrai pythagoricien, de fenouil et de salade. Qu’importe ? je ferai longue messe et court dîner ; mais je suis chez moi, je dis : ma maison, ma treille, mon sentier, — et pour la première fois je puis méditer avec quelque satisfaction sur le profond mystère du mien et du tien.

Tu ne ris plus ; je vois se plisser ton large front de censeur romain. — À qui se fier désormais ? t’écries-tu. — À personne. Tu as raison. Qui peut se flatter de ne pas changer ?

Pendant des années, nous avons conspiré ensemble contre la terre et contre le ciel. Nous avions décrété que ce vieux monde était malade à en mourir, que la gangrène était dans la plaie, et chaque soir nous faisions rougir les fers pour la brûler. Si le grenier que tu sais avait eu des oreilles et une langue, quels bizarres récits n’eût-il pas faits ! Souvent le matin nous y surprit gesticulant comme deux échappés de Charenton, défaisant et refaisant l’univers, aplanissant les montagnes et comblant les vallées, promulguant des lois agraires, dispersant à tous les vents les débris de l’infâme capital, et tantôt enfourchant à cru le coursier roux de l’Apocalypse, tantôt penchés sur la fournaise où bouillait l’airain de notre république de Platon. En ce temps-là j’étais un buveur de sang plus déterminé que toi ; tes scrupules me faisaient pitié. Un jour, à déjeuner, tu me refusas tout net les cent mille têtes que je te demandais pour sauver le genre humain. J’avais fait mon compte, je n’en pouvais rien rabattre ; je mets cela sur ta conscience… Quand quelque mouche m’avait piqué, je faisais le procès à la Providence ; plus d’une fois tu te constituas son défenseur officieux ; tu invoquais en sa faveur des circonstances atténuantes ; tu alléguais qu’il ne faut pas juger les gens sur la mine, et tu me suppliais d’accorder un délai de grâce à l’Être suprême : il ne pouvait manquer d’en profiter pour se rétablir dans mon estime. Je te traitais de feuillant, de modérantiste. À qui, diable ! en avais-je ? Je conspirais même en dormant ; lorsque je fus malade, le médecin qui me soignait s’étonnait de m’entendre rugir dans mes rêves comme un lion, il ne se doutait pas que je m’étais endormi dans les marais de Minturnes, et que, l’ombre du grand Marins m’étant apparue, j’allais m’éveiller la rage au cœur et une torche au poing… Ô mes colères et mes songes d’autrefois, utopies ébauchées entre la poire et le fromage, sermens d’Annibal, foudres vengeurs, trompettes éclatantes qui faisiez crouler les murs de Jéricho !… que tout cela est loin de moi ! Tâte-moi le pouls, Cassius ; — Brutus n’a plus la fièvre.

Écoute plutôt. Hier, assis sur le pas de ma porte, je buvais à petits coups d’un vin vieux qu’ont vu mûrir nos coteaux. Il en reste dix bouteilles derrière mes fagots. Quand la dernière sera vide ;… mais ne prévoyons pas les malheurs de si loin… La journée était chaude. Au bout du chemin parut un gendarme, s’avançant avec la démarche cadencée qui caractérise cette institution. Il suait à grosses gouttes, avalait sa langue. En passant devant moi, il allongea sur ma bouteille un regard amoureux plein de convoitises inavouées. Je ne sais quel attendrissement me prit. Je fis réflexion que si jamais quelque maraudeur, quelque malfaiteur… Cette providence en tricorne avait l’air paterne et six pieds de haut… Écoute, te dis-je, et frémis : la gendarmerie impériale et ton frère le Sicambre ont bu dans le même verre. Ah ! pour le coup, à qui se fier désormais ?

Tu vas t’imaginer que l’ombre de mes châtaigniers est aussi dangereuse que celle d’un mancenillier des Antilles. Ne crois pas cependant que ce soit le propriétaire qui ait tué en moi l’utopiste. Il était mort pendant mes voyages, ce bon compagnon.

Je n’avais pas quitté Paris pour aller visiter des villes ; je traversai en courant celles qui se trouvèrent sur mon chemin et ne séjournai qu’aux champs. J’ai vécu, comme on dit, sous le chaume ; peu s’en faut que je n’aie gardé les moutons sur la montagne. C’est au village, Paul, que j’ai senti mon pouls se calmer. Ce remède est sûr, je te le recommande. Au village, tout le monde est actif, personne n’est affairé ; au village, les journées sont longues, et l’homme est patient. C’est un calmant que la vie des champs. La régularité des habitudes, la ténacité des traditions, la permanence des âmes et des choses, les jours semblables aux jours, le petit-fils vêtu de la défroque de l’aïeul, le passé partout visible dans le présent, la paresse des heures, la lenteur de la terre à répondre aux questions de l’homme, des mains rugueuses, des bras agissans et des âmes dormantes, tout, jusqu’au cri de la charrue, jusqu’au long mugissement des bœufs, tout me prêcha l’apaisement, le mépris des rêves et le goût des longues et solides pensées. J’ai connu un vieux porcher, vrai portrait de l’antique Eumée ; il en avait la vigueur, la barbe et la sagesse : grave, sentencieux comme un patriarche, rien n’existait pour lui que ce qui n’était plus ; du présent, il ignorait tout, mais il savait des histoires et vivait dans le passé. J’avais peine à croire qu’il ne fût pas né depuis deux mille ans ; il me faisait l’effet de quelque chose d’éternel, d’un monument, d’une pyramide. Je m’asseyais souvent avec lui au pied d’un chêne trois fois centenaire ; tour à tour je regardais l’arbre et l’homme, et je sentais tout désir mourir en moi.

Nous sommes trop pressés, Paul ; il semble que le souffle et le temps vont nous manquer. Il est certain que nous n’en pouvons faire provision ; nous avons toujours le couteau sur la gorge… Mais qu’importe au genre humain ? Le temps ne lui manquera pas, à lui ; aussi n’a-t-il cure de nos impatiences. Tu sais que, pour expliquer le soulèvement des montagnes, les géologues d’aujourd’hui préfèrent à l’hypothèse des secousses violentes et des catastrophes soudaines celle d’un travail lent, mais continu, qui, les siècles succédant aux siècles, fit sortir les continens du sein des mers, comme nous voyons encore s’exhausser par un mouvement insensible les rivages de la Suède et de la Finlande. C’est avec la même lenteur qu’émergent du fond des abîmes flottans de la barbarie les lois, les arts, les états et la mystérieuse ordonnance des sociétés. Nous qui mourrons ce soir, nous voudrions forcer la nature et hâter les destins. Le genre humain nous répond qu’il ne mourra pas, qu’à chaque jour suffit sa peine, qu’il est au large dans le temps et que les siècles sont ses journées.

Voilà ce que j’appris en me retirant, comme la belle Herminie, parmi les bergers :

E quel saggio parlar che al cor le scende
De’ sensi in parte le procelle acqueta.

Ma colère tomba ; je compris qu’il est quelque douceur dans l’habitude, et je m’accoutume à attendre. S’il faut te décliner mon credo, je ne suis plus aussi fermement convaincu que nous fissions le bonheur du genre humain en le mettant à la lanterne, d’autant qu’il se pourrait bien faire que nos lanternes fussent des vessies ; je n’ai plus la certitude que la révolution française soit une affaire manquée ; je ne me sens plus au cœur une haine aussi farouche pour la civilisation, et je ne voudrais pas jurer qu’elle n’est que la friponnerie organisée. Quel que soit mon respect pour l’attraction passionnelle, je n’y vois plus une infaillible panacée ; il m’est venu des doutes au sujet de la liberté amoureuse et de la gastronomie combinée. Je doute aussi (la chair est faible) que dès la quatrième année d’harmonie cinq lunes viennent s’échelonner autour de notre globe, et je ne donnerais plus ma tête à couper que la grande couronne boréale convertira l’eau de mer en limonade. Je ne dis pas non ; mais je ne jure de rien et me résigne à mourir sans avoir vu ces pompeuses merveilles.

Propriétaire et philosophe ! Quelle métamorphose ! C’est ce qui s’appelle tourner casaque. Que d’injures ne lui avons-nous pas dites, à cette pauvre philosophie ! C’était proprement notre bête noire. Te souviens-tu de ta définition : l’art de se persuader qu’on a le droit d’être content de soi et de l’univers ? Soit ! Cette fantaisie m’a pris. Philosophie, ma nouvelle patronne, on ne m’accusera pas d’avoir choisi, pour te faire un doigt de cour, le temps de ta faveur et de ton triomphe. Jamais tu ne fus moins fêtée ; croyans et gentils te décrient à l’envi. Les enfans de Rome et ceux de Genève te condamnent parce que tu aspires à tout expliquer, même leur Dieu, qui ne s’explique pas ; les gens du monde te rient au nez, les poètes te tiennent à distance, les sceptiques t’éconduisent parce que la vérité est exigeante, et qu’il leur déplairait de se mettre à sa discrétion ; les optimistes t’en veulent de tes distinguo, et les chercheurs d’avenir de ce que tu respectes le passé ; les utilitaires te demandent où sont tes œuvres, et si, dans les champs où tu passes, le grain lève mieux et ne craint pas la nielle. Quant aux mélancoliques, aux prophètes de malheurs, ils te font un crime de ta sérénité, ils déclarent tout haut que tu manques de cœur, et que ton métier est d’amuser nos maux par des sophismes byzantins.

Ce qui m’afflige, Paul, c’est que parmi vous, enfans de la jeune Sparte, la mélancolie est à la mode. Vous avez décidé que désormais nous devions nous battre la poitrine et expier par nos lamentations les péchés de nos aïeux. Je ne vois pas trop de quoi nous serviront ces actes de contrition et ce que vous en attendez. Au demeurant, vos doléances sont excusables. Il y a quelque vingt ans, les âmes avaient conçu de trop vastes espérances ; on était dans l’attente, on se préparait à entrer dans la terre promise ; du haut d’une taupinière qu’ils prenaient pour une montagne, les plus enthousiastes croyaient déjà entrevoir à leurs pieds les eaux courantes, les palmiers, les gras pâturages et des pavillons dressés d’avance pour Israël. Le mirage se dissipa ; il fallut recharger les chameaux, lever le camp, se remettre en marche à travers le désert et se rabattre sur la manne, après avoir rêvé des festins. Il se fit alors un grand déchirement dans ces âmes exaltées ; ce fut vraiment la banqueroute de l’idéal. Je sais bien que depuis un concordat a été signé : ses livres, papiers et effets ont été remis au failli, qui en donna décharge et promit que tout le monde serait content ; mais les créanciers récalcitrans attaquent le concordat en nullité, et, leurs titres de créances à la main, prennent le ciel à témoin du dol dont ils ont été les victimes.

Dans votre douleur, vous accusez de vos illusions trompées le passé comme le présent. Vous avez découvert qu’en 89 on fit force sottises, qu’on pouvait tout, mais qu’on n’a pas voulu ou pas su, que si vous eussiez vécu dans ce temps-là, d’un coup de baguette, sans molester personne, sans tuer une mouche, vous auriez tout transformé et inauguré l’âge d’or. À vous entendre, tout le mal est venu de certains hommes poltrons et d’un esprit faux, comme il parut bien à leurs actions, lesquels, ayant rencontré dans une chènevière un épouvantail à moineaux, rentrèrent chez eux tout effarés et décrétèrent en petit comité d’égorger tout, pour mettre en sûreté eux et leurs biens. Après cela, qu’on n’essaie pas de vous représenter qu’à le bien prendre 89 n’a pas été absolument stérile pour l’humanité : tout ou rien est votre devise ; vous parle-t-on du 4 août, du code civil, vous haussez les épaules, vous faites fi de l’égalité, et si on vous pressait un peu, votre dépit se ferait fort de démontrer que les majorats et le retrait lignager avaient du bon.

Les plus conséquens d’entre vous s’en vont chercher plus avant dans le passé l’origine de tous nos malheurs : — ils affirment que depuis deux mille ans le genre humain fait fausse route. À un certain carrefour, chemin à droite, chemin à gauche ; il a pris à gauche, et le voilà condamné aux fondrières à perpétuité, jusqu’à ce qu’il s’y casse le cou. Déplorable erreur ! Hélas ! tout est accident, aventure, et notre triste espèce est abandonnée à tous les hasards de ses caprices ; car d’admettre dans les affaires humaines un plan, une règle, — de s’imaginer, par exemple, qu’il est des événemens nécessaires, que, comme l’a dit un grand pape, « le mal concourt avec le bien pour l’harmonie de ce monde, » et qu’il y a pour le moins autant de logique dans l’histoire universelle que dans une pièce de théâtre passablement conduite, — cette idée n’a pu venir qu’à des rhéteurs, aux endormeurs de peuples, aux sophistes byzantins. Qui a le goût de la logique, qu’il étudie l’astronomie ! Mais l’histoire est un imbroglio où tout ne tient qu’à un fil, et ce fil casse à tout instant sans avertir…

Va pour sophiste ! J’en tiens. Ce mot ne me fait plus peur ; j’ai toute honte bue. L’astronomie a ses charmes ; il me plaît d’aimer mieux l’histoire. Les astres se laissent faire ; les hommes résistent, et je prends plaisir à voir comme, malgré eux, leurs passions font le jeu de la raison. Je te le dis, Paul : il est quelque chose de plus grand que l’obéissance des soleils accomplissant sans se lasser leur éternel voyage ; c’est le consentement involontaire des peuples à leurs destinées.

Ma foi ! mon cher, déraisonne qui voudra ! J’ai payé ma dette à la folie, elle m’a donné quittance. Vingt fois le jour, je répète cet adage : la raison gouverne le monde. — Et cet autre : tout ce qui est est raisonnable. Ajoute encore celui-ci : il faut s’accommoder du monde tel qu’il est, tout en lui demeurant supérieur. Un philosophe qu’il est de mode de décrier sans l’avoir lu m’a fourni ces trois apophthegmes, et à force de les répéter, ma parole d’honneur ! j’ai fini par y croire.

Je t’entends : tu vas me dire que ma morale est très immorale, qu’elle me condamne à vivre sans haine et sans amour, à tout respecter, le mal comme le bien… Un instant, s’il te plaît ! Les naturalistes peuvent s’assurer, le scalpel à la main, que le requin et le serpent à sonnettes sont deux êtres supérieurement organisés pour leur fin particulière, et qu’ils devaient nécessairement figurer dans la série des ébauches par où la nature s’est essayée à de plus nobles enfantemens ; — les naturalistes s’engagent-ils par là à vénérer le serpent, à s’extasier sur les grâces du requin ?… Trêve de vaines chicanes ! Admire plutôt comme ma doctrine est consolante, car s’il est vrai que tout ce qui est soit raisonnable, le mal, qui n’a plus de raison d’être, ne saurait durer ; les circonstances changeant, il s’évanouit dans le vide. Lève les yeux ! Cela est écrit là-haut. La raison est comme Saturne ; elle dévore ce qu’elle a engendré.

Ne m’objecte pas non plus que ma doctrine est propre à engourdir les courages, qu’elle prêche l’inertie, que si la raison est toute-puissante, nous n’avons qu’à nous croiser les bras, lui laissant le soin de faire elle-même ses affaires. J’en atteste l’histoire : ces stoïciens qui donnèrent à Rome ses dernières vertus, et lui prouvèrent que César ne peut rien sur qui sait mourir, les Arabes et plus tard ces fameux sultans qui firent quelque bruit dans le monde, les huguenots de France, les gueux de mer, les puritains, ces héros de la résistance, tous ces gens-là, Paul, surent vouloir et firent de grandes choses ; cependant ils ne laissaient pas de croire au destin, et on ne voit pas que leur fatalisme leur eût appauvri le sang. L’homme est de soi si faible, si dépendant ! Sans la complicité des choses, que lui sert-il de vouloir ? Otez-lui la confiance qu’il est l’instrument des nécessités et qu’il a les secrets de l’avenir, vous le réduisez à néant ; il n’osera rien, s’il ne sent le destin debout derrière lui. Et vraiment n’avons-nous pas sous les yeux un assez bel exemple de ce que peut sur une âme forte la foi à l’étoile ? On débute par des équipées ; on finit… par ce que nous voyons.

Paul, faisons la paix. La raison, que j’aime et à laquelle je commence à croire, n’exclut rien, car elle se sert de tout ; diversité est sa devise ; elle assigne à chacun son lot et sa tâche. Il faut à ce pauvre monde des rêveurs et des impatiens qui harcèlent sa paresse, lui communiquent leur inquiétude et l’empêchent de se contenter de ce qu’il a ; il lui faut aussi des poètes qui le bercent de leurs chansons, des fleurs à respirer, des papillons à poursuivre, voire des contemplatifs qui le consolent en raisonnant sur l’enchaînement des causes et des effets. Il est bon que tu aies la fièvre et que l’ambition des grandes choses te dévore ; il est bon aussi que j’aie lu Hegel et l’Esprit des lois chez les Gangarides, que mon sang se soit calmé, que, venant ici, ce lopin de terre m’ait plu, que mylord ait eu la goutte, qu’il ait injurié le notaire et l’ait traité de scoundrel, d’où il résulte que je t’écris, assis au pied d’un arbre, levant parfois le nez pour couver de l’œil mes bruyères et mes genêts ou un lac tranquille qui s’endort sur la grève. Laisse-moi couler ici des jours contemplatifs. Les sages de la Grèce estimaient que penser est plus divin qu’agir. Je ne nuis à personne ; c’est bien quelque chose. Plus tard, si je découvre que vous avez besoin de moi, je saurai quitter mes sylvains, et j’irai te dire : Me voici ; fais apporter le brasier de Scévola !… Va, le vieil homme n’est pas tout à fait mort, et le Sicambre n’a pas brûlé ce qu’il adora. Ce mot que nous aimions à répéter : — « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi… » Sache que par respect pour la grande ombre de Jean-Jacques je n’ai eu garde d’enclore mon champ. Ni palissades, ni fossés ; y passe qui veut. L’autre jour, des indiscrets étant venus faire un repas champêtre à l’ombre de mes châtaigniers, reconnais ton frère, plutôt que de troubler leur festin, je me suis renfermé chez moi, et m’y suis tenu coi jusqu’à ce qu’il leur plût de lever la séance. Et veux-tu savoir encore à quoi je pensais ce matin en me promenant ? Je cherchais à m’expliquer le charme particulier qu’a pour moi le voisinage du lac. Ce n’est pas seulement la beauté de cette nappe liquide qui à chaque heure du jour change d’aspect et de teinte. L’eau est mon élément favori, parce que je lui sais gré de se refuser à tout partage ; l’usufruit en est commun à tous, mais elle ne se laisse pas posséder ; où elle commence, la propriété cesse ; nul ne peut l’enclore et dire : Ceci est à moi. Tu vois que, tout propriétaire que je suis, je rêve encore quelquefois. Il faut se défier du chapelet du connétable.

Dans le loisir où je vis, j’écris beaucoup. Je t’enverrai tout ce barbouillage. Tu me représentes mon passé, et il me plaît de causer avec lui. Adieu ; je te quitte pour aller observer de plus près une barque qui range la cote, et dont j’entrevois la grande voile latine entre deux trembles. Le vent est faible, et la voile bat le mât ; les bateliers sont obligés de s’aider de la gaffe. Qu’importe ? Cette barque sait son chemin ; peut-être le vent fraîchira-t-il cette nuit ; demain, après-demain, elle entrera au port.


II.

15 septembre.

J’ai des voisins ; je n’en suis pas fâché. Je n’ai pas atteint ce degré de sagesse où l’homme se suffit à lui-même et trouve dans sa seule pensée de quoi remplir sa vie. a Ne possédant qu’un plat et un bâton, méditant avec délices sur l’essence subtile de l’âme suprême, assis sur des tiges de cousa, inaccessible à tout désir sensuel, sans autre société que son âme, que le brahmane vive ici-bas dans l’attente de la béatitude éternelle ! » Je ne suis pas encore ce brahmane accompli, et, contrairement aux préceptes de Manou, j’entre souvent « dans des maisons fréquentées par de petites gens, des oiseaux et des chiens. »

Il est charmant, notre village. Ancien bourg fortifié, il a conservé ses portes ogivales d’une assez fière apparence ; mais il a vu ses fossés se changer en jardins, en fouillis de verdure, ailleurs en pentes herbues ombragées de superbes noyers. Peu à peu les maisons sont venues s’appliquer familièrement contre le mur d’enceinte où elles se sont percé des jours discrets, ici une fenêtre, là une lucarne. C’est plaisir de voir ces vieilles murailles ouvrir des yeux étonnés au milieu du lierre et des rosiers grimpans qui les tapissent. Elles se souviennent des rudes assauts que leur ont livrés jadis les Bernois, et, respirant le parfum des jardins, elles ne savent qu’en penser. À quoi faut-il croire, au présent ou au passé, aux Bernois ou aux roses ? C’est à cela qu’elles rêvent en se chauffant au soleil.

Du côté de la rue, les maisons offrent un aspect pittoresque qui fait ma joie. Ce ne sont qu’angles rentrans ou saillans, des escaliers branlans aux ais disjoints, des balcons de guingois, des soupentes aériennes décorées de guenilles et de festons de maïs, des recoins sombres où dorment de vieux socs de charrue et des tessons de bouteilles, des fumiers où picorent des poules, des ruisseaux où tripotent et barbotent des bambins à demi nus qui mangent les passans de leurs grands yeux fixes. Plante ce tohu-bohu de chaumines délabrées sur le promontoire le plus avancé d’une falaise découpée en criques que la vague, qui les bat, a modelées à son image, — au-dessus un coteau, des vignes en hutin, un grand bois taillis de jeunes chênes, d’épais bouquets de ces châtaigniers chargés d’ans et de fruits qui sont l’honneur du Chablais : voilà mon village. J’y vais chaque jour, je cause avec le paysan ; mi-bonhomme, mi-sournois, sa simplicité est fourrée de finasserie, et j’aime à le voir, se déliant de mes intentions, n’avancer que pied à pied et en sondant le gué.

J’ai cependant des voisins plus huppés. Je ne parle pas de l’Anglais, dont le vaste domaine n’est séparé de mon clapier que par la largeur d’une route. L’Anglais et moi ne voisinerons jamais. Il ne m’a pas pardonné. Son comfortable chalet étant situé en arrière de ma masure, mes ombrages l’offusquent, et si je ne l’eusse gagné de vitesse, il rêvait de faire un bel abatis pour se ménager une échappée de vue sur le lac. L’insolence d’un pauvre diable qui, sans crier gare, est venu se jeter en travers de ses plans le révolte. Je l’aperçus un matin se promenant avec la gravité d’un juge de Westminster, et le regard qu’il me jeta témoignait de ses ressentimens. C’est ainsi qu’un bouledogue regarde un roquet qui croque à sa barbe une gimblette. Je ne suis pas fâché de lui déplaire, car sa figure ne me revient pas, figure régulière d’Endymion britannique, à laquelle il ne manque rien pour être belle ; le malheur est qu’on a oublié d’éclairer la lanterne. Ce personnage au col raide fait parler de lui ; il passe ici pour un homme fort mystérieux ; mon ami le notaire prétend… Mais qu’as-tu affaire de ces commérages ?

Un voisinage dont je me promets plus d’agrémens est celui d’un petit gentilhomme à lièvre, triste et doux, qui habite une tourelle sur la hauteur. Le hasard nous fit nous rencontrer dans nos promenades ; je fus frappé de sa laideur spirituelle, et qui a je ne sais quoi de touchant, de son air de résignation digne, de mélancolie stoïque. À notre troisième rencontre, il me regarda, parut balancer s’il m’aborderait, se décida, vint à moi, et la liaison se fit. Je ne puis le voir sans penser au Socrate de Rabelais : « simple en mœurs, rustique en vêtemens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la république ; mais, ouvrant cette boîte, eussiez au dedans trouvé une céleste drogue, sobriété non pareille, déprisement incroyable de tout ce pourquoi les hommes tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. » Voilà mon nouvel ami, le comte Armand de Lussy.

L’autre jour, je dînai chez lui. Grande salle à manger voûtée, des tapisseries de haute lisse ; aux quatre coins des trophées d’armes surmontés de ramures de cerf ; longue table en chêne sculpté relevée d’écussons ; de la porcelaine de prix, de la vaisselle plate. Mais la chère fut maigre : du pain bis, du vin du cru, quatre noisettes vides pour dessert. Le repas fut servi par une façon de vieux majordome in fiocchi, au chef branlant. Pensif comme une porte de prison, je crois qu’en me versant à boire il méditait, à l’exemple des murailles de mon village, sur le passé et sur le présent. Le passé, c’était le flacon en fin cristal de Bohême, — le présent, ce qu’il y avait dedans, c’est-à-dire un petit vin de cabaret qui sentait le fût.

Mon notaire m’a conté que M. de Lussy est le dernier héritier d’une vieille famille ruinée. Quand je dis ruinée, les morceaux en sont bons. Il est des malheurs dans ce monde dont bien des gens s’accommoderaient. Le fait est que le dernier des Lussy a vu son patrimoine se réduire à un verger, à quelques plants de vigne et aux quatre murs d’un castel. En revanche, son castel renferme, paraît-il, des richesses. Sans parler du reste, son aïeule maternelle possédait une parure de diamans sans pareille, aigrettes, chaîne, rivière ; il garde tout cela précieusement serré dans des écrins, et, par esprit de famille, plutôt que de toucher à son trésor, il aime mieux laisser s’effondrer son toit et vivre de régime. Assurément cette manière de sentir n’est pas commune. Mon notaire, qui sait tout, m’a conté aussi que cet Amadis porte au cœur une blessure d’amour mal fermée. Il s’était épris d’une riche héritière ; sa fierté l’empêcha de se déclarer ; il la vit se marier, et ne s’est jamais consolé.

Les sympathies sont bizarres. Nous ne nous ressemblons guère, M. de Lussy et moi, l’un très brun, l’autre très blond, l’un trottant menu comme une souris, l’autre haut enjambé, comme tu sais, — lui adorateur mélancolique du passé qu’il voit en beau, moi serviteur très humble de l’avenir qui sera ce qu’il pourra. Cependant de prime abord nous nous sommes pris en gré. Je crois que chacun de nous était las d’être toujours de son avis ; il nous tardait de goûter les douceurs de la contradiction. Hier nous disputâmes longtemps ; il a beaucoup lu, raisonne bien, sans s’échauffer, mais non sans une certaine émotion qui fait trembler sa voix.

Ce petit homme basané t’intéresserait, j’en suis sûr ; il a de la flamme dans le regard et un certain guingois dans l’esprit qui ne déplaît pas. C’est un mélancolique qui s’oublie et ne demande rien pour son compte ; il se plaint seulement que les affaires du monde vont tout de travers, qu’à chaque révolution le genre humain tombe de fièvre en chaud mal, que le progrès indéfini n’est qu’une illusion à perte de vue, et que nous périssons tout à la fois par nos mœurs qui se perdent, par nos croyances qui s’en vont et par les chimères qui nous dévorent. En vain je lui représentais qu’à toutes les époques les esprits chagrins ont crié à la décadence, et à ce propos je lui citais ce dit notable d’un chroniqueur du XIIIe siècle, lequel se plaignait que de son temps le monde empirait : preuve de cela, c’est que les enfans nés depuis l’année où la croix du Seigneur était tombée aux mains de Saladin n’avaient que vingt ou vingt-deux dents au lieu de trente ou trente-deux qu’avaient les enfans d’autrefois. — À ce compte, lui dis-je, combien reste-t-il de dents aux enfans d’aujourd’hui ?

Cet argument ne le toucha point. Il croit obstinément au passé ; nourri de vieilles doctrines et de vieilles chroniques, il les étudie en poète, remue toutes ces cendres avec délices, et tour à tour s’émerveille de la grandeur de ce qui fut et s’indigne du peu que nous sommes. Vraiment je ne sais si on lui rendrait service en ébranlant sa foi raisonnée dans la dégénération de notre espèce. Il y a du bonheur même dans les croyances tristes, tant l’homme a besoin de trouver où s’appuyer. N’as-tu pas observé que les plus aimables, les plus sémillans des sceptiques prennent de l’humeur en prenant de l’âge, tournent à l’aigre ? Après s’être applaudis de leur indépendance nomade, à la longue ils se fatiguent d’être toujours sur leurs pieds, en plein vent, sans feu ni lieu, et ils en viennent à se fâcher tout rouge contre les gens logés et assis.

Après ses chroniqueurs, dont il fait son épée de chevet, les écrivains préférés de M. de Lussy sont de Bonald et de Maistre. Il les appelle ses auteurs, et il m’a mis le pistolet sur la gorge pour me les faire lire. Il prétend que mon philosophisme ne tiendra pas contre la dialectique serrée de l’un, contre la verve brûlante et les vives imaginations de l’autre. Un soir, son domestique vint déposer chez moi toute une hottée de volumes, et voilà huit jours que j’emploie à méditer la Législation primitive et les Considérations sur la France.

De Maistre ne m’était pas nouveau. Qui ne connaît les Soirées ? En revanche, je n’avais pas lu, je crois, trois lignes du vicomte. Qui se soucie encore de sa théorie de la cause, du médiateur et des effets, dont le corollaire est un pouvoir émané de Dieu, un ministère inamovible et héréditaire et des sujets qui ont droit à être gouvernés comme un enfant à être nourri ? Ces vieilleries méritent cependant d’être étudiées ; ce qui s’écrit aujourd’hui dans le même genre est de moins bon aloi et d’un coloris moins vigoureux. Sans compter qu’ils étaient des esprits supérieurs, les deux théoriciens de la réaction ont écrit sous le coup de grands événemens qui communiquaient un peu de leur grandeur à toutes les âmes. Les haines alors comme les tendresses étaient de taille à remplir le cœur ; il y avait de la passion dans l’injustice, il y avait du génie dans l’erreur ; on avait vécu dans les tempêtes, et à la faveur des éclairs on avait vu beaucoup de choses qu’éclairent assez mal nos petites lanternes sourdes. Aux petites ironies et aux superbes dégoûts qu’affectent aujourd’hui les ennemis de la révolution, je préfère des mots tels que ceux-ci :

« La révolution est le mal élevé à sa plus haute puissance.

« La révolution française est mauvaise radicalement ; c’est la pure impureté ; elle a un caractère satanique.

« La liberté, l’égalité, la fraternité ou la mort ont eu dans la révolution une grande vogue. La liberté a abouti à couvrir la France de prisons, l’égalité à multiplier les titres et les décorations, la fraternité à nous diviser ; la mort seule a réussi.

« On suppose assez souvent, par mauvaise foi ou par inattention, que le mandataire seul peut être représentant : c’est une erreur. Tous les jours dans les tribunaux l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi ; or le peuple réunit éminemment ces trois qualités, car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. Pourquoi donc ses tuteurs ne pourraient-ils se passer de ses mandats ? »

Voilà parler. Ces traits d’humeur sauvage, ces grands coups de boutoir me réjouissent ; j’aime les colères rouges qui flambent.

M. de Lussy est venu me voir cette après-midi, et nous causâmes de ses auteurs.

— Je les lis sans me fâcher, lui dis-je. On ne se fâche pas contre des ombres. Je conviens même qu’ils ne se sont point trompés de tout point. Et par exemple ils ont eu le mérite de sentir fort bien le vide d’un certain libéralisme, en quoi ils se sont rencontrés avec les Saint-Simon et les Fourier. L’homme ne se nourrit pas de politique, et ce qu’il y a de plus précieux dans la vie sociale ne dépend pas des lois. Dans une société désorganisée proclamer des droits, c’est proclamer des souffrances. Sous le règne absolu de l’intérêt privé, tous les liens se relâchant, toute communauté de biens et de maux, de croyances et de pensées ayant disparu, chacun se sentirait seul dans la foule, et plus les mouvemens seraient libres, plus les chocs seraient violens et les rencontres dangereuses. Malheur aux chétifs ! Il ne leur resterait qu’à plaider en rescision du pacte social, car mieux leur vaudrait la sauvagerie. Au sein des bois, les égoïsmes ne se coudoient pas.

— Convenez encore, me dit-il, que mes deux auteurs ont eu raison de protester à l’envi l’un de l’autre contre les improvisateurs politiques, contre les bâcleurs de constitutions. Il est certain qu’on n’invente pas une société comme on peut inventer une nouvelle espèce de métier à bas ou de tournebroche, et qu’on ne saurait constituer les nations avec un peu de liqueur noire et une plume. Les institutions durables ont germé silencieusement dans la nuit ; de leurs origines, on ne sait rien ; ce qui est grand a toujours de petits commencemens ; ce qui est nécessaire a l’apparence du fortuit ; le génie et le hasard ont un air de famille. Aussi les vrais législateurs n’inventent rien, ils mettent de l’ordre dans le chaos et se contentent de découvrir et de déclarer ce qui est. Vos révolutionnaires avaient la manie des décrets. Ils n’auraient pu croire en Dieu, s’ils n’en eussent préalablement décrété l’existence. Ô vanité des décrets ! on peut à la rigueur décréter le néant, comme ce plaisant, en 48, avec son article premier et unique : « il n’y a plus rien ; » mais pour créer, c’est autre chose. En fait de lois, je ne crois qu’aux enfans trouvés.

— Il est possible, lui dis-je, que nous écrivions trop et que l’abus de l’écritoire…

— Mon cher Lucien, interrompit-il, qu’il s’agisse de science ou de religion, de mœurs ou de lois, des choses de l’esprit ou de celles de l’âme, soyez sûr que le meilleur ne s’écrit pas.

— En ce cas, repartis-je, proscrivons l’abus, mais gardons l’usage. Pouvons-nous faire autrement ? Dans leurs invectives contre l’écritoire, vos auteurs ne tenaient pas compte du caractère des temps. De Maistre se moquait de Thomas Payne, qui prétend qu’une constitution n’existe pas lorsqu’on ne peut la mettre dans sa poche. Quoi qu’on puisse penser des constitutions de poche, codifier est un besoin de la société moderne, car il nous est aussi naturel de chercher notre règle de conduite dans des principes abstraits qu’il l’était à nos pères de se gouverner par des coutumes ou par des superstitions.

Non, ne vous flattez pas, continuai-je, que de Bonald et de Maistre puissent exercer aujourd’hui quelque influence sur les esprits. Nous avons trop lu l’histoire qu’ils travestissent étrangement pour le besoin de la cause. Comme Hercule luttant avec Antée, leur tactique ordinaire est de faire perdre terre à l’ennemi et de le tenir en l’air pour l’étouffer. Quand on veut se dérober à leurs étreintes, il faut se rappeler bien vite quelque fait bien patent, quelque grosse vérité de sens commun qui d’un coup met à bas tous leurs raisonnemens. Ils étaient passionnés, et la passion, même sincère, est toujours sophiste. Ainsi, pour avoir meilleur marché de la société moderne, que font-ils ? Ils comparent aux misères du temps présent l’idéal ou les rêves du passé. Ce procédé de discussion est trop commode pour être équitable, et me rappelle l’argumentation de ces prédicateurs qui pensent établir la supériorité du christianisme sur toutes les religions de la terre en opposant le programme de la foi chrétienne, tel qu’il se trouve dans l’Évangile, aux pratiques des bonzes et des talapoins. De grâce, opposons programme à programme ou pratiques à pratiques et renvoyons tous les bonzes dos à dos.

Nous disputâmes longtemps, comme tu peux croire. En le reconduisant, je lui dis : — Mais que parlez-vous toujours de vos deux auteurs ? Etes-vous bien sûr qu’ils s’entendirent constamment entre eux ? À la vérité, ils se sont rencontrés dans une commune horreur pour la révolution, dans le mépris de l’écriture, dans la foi au droit divin et au péché originel, qui est la clé de tout. Hors de là, que de différences ! De Bonald est l’esprit le plus dogmatique qui fut jamais, se plaisant aux formules, aux déductions suivies et rigoureuses, et qui s’est peint lui-même quand il a dit que le travail du cerveau dans la composition ressemble à celui d’une femme qui dévide un peloton ; le malheur est qu’il raisonne très serré d’après des principes très arbitraires, et qu’il a tout prouvé sauf son commencement. Vous vous souvenez de cette rêverie hindoue qui fait reposer la terre sur le dos d’un éléphant, lequel repose sur une tortue. Et la tortue ? L’auteur de la Législation primitive n’en a cure ; il n’a pas su faire un sort à sa tortue ; il bâtit en granit des châteaux en l’air… Tout au rebours, de Maistre ne se pique guère de méthode. Esprit primesautier que sa fougue emporte, il s’avance par bonds ; il y a de l’imprévu, du soudain en lui ; c’est une imagination de proie ; il a de l’aigle les ailes, les serres, le cri aigu et l’éclair du regard. Le moins dogmatique des hommes, vrai Voltaire retourné, ce qu’il pardonna le moins à la révolution, ce fut d’être entrée dans la nuée, et d’avoir, elle aussi, dogmatisé. Ce nouveau Sinaï l’irritait, et par haine du dogme révolutionnaire il se fit le champion du vieux dogme ; mais dans cet esprit de feu tout fond comme dans un creuset, tout s’évapore, se subtilise, et les mystères de la foi révélée se transforment en imaginations bizarres, la folie de la croix en je ne sais quel romantisme de l’histoire. Oh ! qu’on a eu raison de dire que ce catholique est effrayant.

Mais ce n’est pas tout, de Bonald voulait ramener la société à l’état agricole patriarcal. Il met la simplicité des peuples agriculteurs bien au-dessus « de tout l’esprit des oisifs de nos cités. » Il condamne les capitales, les fabriques, les manufactures, le commerce, le progrès des lumières, le télégraphe, le coton, la chimie qui crée des poisons nouveaux et des gaz inflammables ; il loue Sparte, son brouet, sa monnaie de fer, tout ce qui rendrait moins rapide la circulation de l’argent, — ce qui ne l’empêchait pas d’estimer l’argent très nécessaire à la dignité des pères nobles, et, drapé dans le manteau de Caton, de gémir sur sa pauvreté… Que de Maistre est loin de ces utopies patriarcales ! Un Lycurgue chrétien n’est pas son fait. Il aime les arts, la littérature, admire le progrès des sciences et de l’industrie. C’est un homme de civilisation qui déclare la perfectibilité le plus bel attribut de notre espèce. Voyez plutôt dans ses lettres ce qu’il pensait des Sardes, de leur antique simplesse, de leurs sottes traditions, de leur routine aveugle ! Il les eût volontiers livrés à quelque gouvernement révolutionnaire pour qu’il se chargeât de les refaire à neuf, car cet élève des jésuites était en politique assez coulant sur les moyens ; pas de préjugés, peu de scrupules. En définitive il tient pour les gouvernemens qui donneront le plus de bonheur possible au plus grand nombre d’hommes possible. Je l’en crois sur parole : placez-le sur un théâtre digne de lui et supprimez l’épouvantail de la révolution, il y aurait eu en lui l’étoile d’un Pombal, d’un de ces hommes d’état du XVIIIe siècle qui rêvaient l’émancipation par le pouvoir.

Ajoutez que de Bonald déteste cordialement les Anglais, qu’il retrouve chez eux tous les caractères des peuples sauvages, le vol, la passion pour les liqueurs fortes, le divorce, l’imperfection des lois, le goût de la viande crue et sans pain ; de Maistre traite la constitution anglaise de chef-d’œuvre de l’esprit humain. Et tandis que l’un fait profession de mépriser la Grèce parce qu’il est impossible d’avoir des mœurs et des statues, l’autre ne se lasse pas de citer les poètes et les sages de ce peuple enfant, depuis Plutarque, où il découvre toutes les vérités sociales, jusqu’à Platon, qui renferme des pages plus qu’humaines. Enfin demandez-leur à tous deux ce qu’ils pensent des femmes. De Bonald, qui n’a pour elles que des paroles dures et les renvoie volontiers à leur quenouille, vous dira par exemple que même chez les femmes qui ont le plus d’esprit le goût n’est pas sûr. De Maistre convient qu’il a toujours eu un faible pour ce superbe animal.

— Oh ! sur ce point, me dit-il, je prends la liberté grande d’abandonner mes auteurs, et ne suis de l’avis ni de l’un ni de l’autre ; mais je pardonne plus aisément à de Donald ses duretés à l’égard des femmes qu’à de Maistre le propos que vous venez de citer. Oserai-je vous le dire ? en matière d’amour, je suis de l’école d’Honoré d’Urfé. J’aime l’Astrée, Céladon ne me semble point ridicule. Il y a du courage dans un tel aveu, n’est-ce pas ? — Berger, allez-vous me répondre, que l’âge où nous sommes est contraire à tes maximes ! Aimer comme toi, c’est aimer à la vieille gauloise.

Nous suivions en ce moment le sentier qui conduit à Lussy et serpente au-dessus du village. À un détour du chemin, nous fîmes une rencontre qui me surprit. Une négresse s’avançait vers nous le nez en l’air, vêtue de jaune et coiffée d’un foulard rayé. À quelques pas derrière elle marchait, les yeux baissés et d’un pas nonchalant, une jeune fille d’une beauté exotique que rehaussait l’étrangeté de son costume. Enveloppée d’une grande étoffe blanche, elle portait autour du front un châle roulé en bandeau, aux couleurs éclatantes.

— Voilà une fleur, dis-je à mon compagnon, qui n’a pu croître que sous le soleil de Géorgie.

En passant près de nous, la jeune étrangère releva de terre ses grands yeux de gazelle et me jeta un regard d’une tristesse presque effrayante. Ce regard me causa une sorte de saisissement, et je m’arrêtai pour suivre de l’œil les deux femmes, jusqu’à ce qu’une haie les eût dérobées à ma vue. Quand je me remis en marche, les deux grands yeux tristes faisant trotter mon imagination, j’écoutai d’une oreille plus distraite la dissertation platonique de M. de Lussy. Il s’en aperçut et me dit en riant :

— Je me flattais de vous entraîner à ma suite sur les bords du Lignon ; mais vous êtes en Géorgie, et ce n’est pas dans ce pays-là qu’il faut chercher des Céladons ; servir sans récompense y passe pour folie… Adieu, ajouta-t-il, j’irai souvent me disputer avec vous sous vos beaux ombrages ; j’ai trop vécu en solitaire et trop longtemps gardé mes pensées pour moi. J’éprouve le besoin de les sortir un peu ; mais il est bien entendu, n’est-ce pas, que jamais vous ne me reparlerez du superbe animal ?


III.

17 septembre.

Quel étrange original que mon Anglais !

Hier, assis à l’ombre de l’un de mes châtaigniers, je faisais un croquis. Quel croquis ? Parbleu ! le croquis d’un autre de mes châtaigniers, car j’en ai jusqu’à douze. Le fait est que je raffole si fort de mes arbres qu’il ne me suffit pas de les posséder en nature, je veux avoir leur portrait.

Je dessinais donc, sans penser à mal, lorsque tout à coup, entre mon modèle et moi est venu se placer un grand corps de cinq pieds dix pouces. Je lève le nez ; c’était l’Anglais, ce bellâtre que je t’ai dit, Apollon travesti en juge de Westminster.

Il se tenait planté devant moi, immobile, et je t’assure que son chapeau ne bougeait non plus sur sa tête. Quand il m’eut bien examiné :

— Vous êtes, je pense, me dit-il, M. Lucien Valmont. Moi, je suis M. Adams, baronnet d’Angleterre, votre voisin et votre ennemi. Je viens vous demander, monsieur, à quel prix il vous plairait me céder votre jolie petite châtaigneraie.

Je les regardai un instant, son chapeau et lui : — Monsieur, dis-je, ma jolie petite châtaigneraie n’est pas à vendre.

— Je vous demande pardon, j’ai pris des informations…

— Je suis votre serviteur, mais on vous a mal informé.

Et je me remis à dessiner. Je dois lui rendre cette justice, qu’il eut un moment d’embarras ; mais il prit bien vite son parti, s’assit à côté de moi, ajusta son lorgnon sur son œil, examina mon croquis d’un air capable, et me complimenta sur mon joli petit talent. Après quoi il me dit :

— Vous avez tort, je suis très bien informé, et si vous voulez bien m’écouter, je me charge de vous prouver que votre petite châtaigneraie est à vendre.

— Allez, lui dis-je, je suis curieux de vous entendre.

— Et d’abord votre châtaigneraie me plaît ; j’ai décidé que je m’en passerais l’envie. Je dois vous dire que je suis bilieux en diable, et que j’ai toujours aimé à faire ma volonté.

— Grand bien vous fasse ! interrompis-je en riant ; mais de mon côté je suis têtu comme une mule.

— Laissez-moi parler. Il est absurde que cette châtaigneraie soit à vous. Je ne veux pas vous humilier : pauvreté n’est pas vice ; mais j’ai appris que vous êtes un pauvre diable, et les pauvres diables ne doivent jamais acheter de la terre. Vous avez un préjugé, monsieur ; les préjugés sont une peste, il vaudrait mieux que vous eussiez la fièvre quarte. Vous vous êtes imaginé qu’en devenant propriétaire vous seriez quelque chose. Vous n’êtes pas de votre temps. Autrefois toute la richesse résidait dans le sol ; nos pères avaient la sottise de n’estimer que les biens immeubles. Aujourd’hui les idées ont bien changé ; nous ne disons plus : Res mobilis, res vilis. La res mobilis est fort en faveur ; les puissans du siècle lui font les yeux doux ; c’est elle qui rapporte les gros intérêts, sans parler des dividendes, et pour juger des hommes on ne regarde plus au patrimoine, mais au revenu. Aspirez-vous à l’estime publique, achetez des meubles, c’est-à-dire de bonnes petites actions dans des compagnies de finance, de commerce ou d’industrie. Remarquez qu’un jour viendra où la culture de la terre aussi se convertira en entreprise industrielle ; les petits propriétaires fonciers vendront leurs fonds, et le sol sera exploité par des compagnies dont les pauvres diables pourront acheter les actions ; dans ce temps-là, si vous vivez encore, vous pourrez posséder, sans vous gêner, des vignes en Champagne, des champs de blé en Beauce, des oliviers en Provence, et vos champs, vos vignobles, vos vergers, tout cela tiendra dans un petit morceau de papier que vous serrerez dans un coin de votre portefeuille… Aujourd’hui la propriété foncière est un article de luxe, et les pauvres diables doivent laisser la terre à ceux qui, ayant de l’argent de trop, peuvent la mettre en valeur. Soyez raisonnable, monsieur ! Que représentent à vos yeux cette vilaine petite masure et ces bruyères ? Un peu de considération ; c’est votre préjugé, et vous ne voyez pas que vous en acquerrez dix fois davantage en achetant un cheval et en buvant du vin de Bordeaux retour des Indes. Moi, je vois sous ces bruyères un capital qui dort et cela m’afflige, parce que les capitaux ne sont pas faits pour dormir, et qu’en remettant dans votre poche l’argent que vous avez sottement enterré ici, vous pourriez vous procurer bien des petites jouissances… Allons, convenez-en, votre châtaigneraie est à vendre, je l’achète ; vous placez votre argent au 8 pour 100, vous mangez gaîment vos rentes, et vous m’êtes fort obligé de vous avoir guéri de votre préjugé, sans compter que, lorsque vous repasserez par ici, vous aurez le plaisir de voir vos bruyères converties par mes soins en un fin gazon anglais, ce qui ne laissera pas, j’en suis sûr, de vous être fort agréable.

Je lui répondis : — Il est certain que je suis un pauvre diable, il est certain aussi que vous êtes un plaisant original qui par charité se mêle fort impertinemment de. ce qui ne le regarde pas. Ce qui m’affligerait à votre place, c’est qu’il n’a tenu qu’à vous de posséder ces châtaigniers ; mais au moment de conclure vous avez été pris d’un accès de lésine, vous avez chicané sur le prix, et, survenant à l’improviste, je vous ai prouvé que les pauvres diables vont quelquefois plus rondement en affaires que les millionnaires. Prenez-en votre parti et buvez frais ; mon bien est à moi, je le garde ; en attendant que je possède des vignes dans un carré de papier, il me plaît d’être le propriétaire de quelques châtaigniers en nature, d’où je conclus que mes bruyères ne seront pas converties par vos soins en un fin gazon anglais, et que vous aurez beau faire, vous ne réveillerez jamais le petit capital qui dort ici sur ses deux oreilles. Et là-dessus trêve de discours ! Vous gesticulez trop, cela me trouble, et je ne pourrai terminer de si tôt mon croquis, dont je me propose de vous faire hommage. En le regardant, vous pourrez vous dire : L’original fait les délices d’un pauvre diable qui a trouvé le secret d’être heureux sans boire du vin de Bordeaux retour des Indes, ce qui ne laissera pas, j’en suis sûr, de vous être fort agréable.

Pendant que nous causions ainsi, la châtaigneraie offrait le coup d’œil le plus enchanteur ; il semblait qu’elle y mît de la coquetterie et se plut à déployer toutes ses grâces pour faire honneur à son maître et pour irriter les désirs de celui qui n’avait pas eu honte de la marchander. Représente-toi un terrain inégal, accidenté, hérissé de bruyères, de houx, de genévriers, et qui s’abaisse par un mouvement onduleux jusqu’au bord du plus beau des lacs. Çà et là se dressent de gros blocs de granit, venus on ne sait d’où, à demi ensevelis dans les grandes herbes, festonnés de mousse et de lierre ; on dirait des tables d’autel qui ont dû servir autrefois aux mystérieuses cérémonies de quelque culte aboli. Le soleil, quelque temps offusqué par des vapeurs, venait de reparaître ; ce doux soleil d’automne faisait pleuvoir ses rayons comme une limpide rosée à travers les feuillages luisans des châtaigniers et dessinait des lacis de lumière dans les grandes flaques d’ombre dormante auxquelles les bruyères en fleur prêtaient des reflets rougeâtres. À nos pieds, le lac était d’un bleu pur ; plus loin, du côté de Thonon, il présentait une nappe argentée, rayée en largeur de longues bandes purpurines, comme si la vague eût passé par endroits sur des bancs de violettes… Mon baronnet ne perdait pas un détail de ce tableau unique, la convoitise allumait ses yeux, et je goûtais le plaisir de Candaule étalant devant l’ébahi Gygès les charmes de sa chère sultane.

M. Adams ne se découragea pas. Il recommença de plus belle à raisonner sur mon préjugé, sur les biens corporels et incorporels, principaux et accessoires, fongibles et non fongibles, et sur la supériorité de la res mobilis. L’Anglais me démontra, clair comme le jour, qu’il y allait de mon intérêt le plus sacré d’acheter un cheval et de bien dîner, parce que l’équitation assouplit les muscles, et que les bonnes digestions exaltent les esprits animaux, procurent des idées riantes ; il me représenta qu’à la longue la cuisine froide, jointe au manque d’exercice, assombrirait mon humeur, que ma santé s’en irait grand’erre, que je finirais par prendre en grippe mes châtaigniers ; il daigna m’autoriser à les lui vendre avec faculté de réméré : excellente affaire pour lui, car il eût profité du délai pour faire un grand abatis d’arbres, et, quoi qu’il arrivât, s’ouvrir une vue sur le lac ; puis il m’offrit successivement le double du prix d’achat et le triple, et, ses convoitises s’irritant par mes résistances, jusqu’à cent mille francs. Je haussai les épaules. Alors il entra dans une violente colère, pesta, jura. Je lui ris au nez. Hors de lui, il se leva brusquement, et dans le mouvement qu’il fit, son chapeau roula à terre, ce qui ne me fit point de peine. Il le ramassa, l’enfonça dans sa tête et se campa devant moi, rouge comme un coq, me foudroyant de ses gros yeux ronds, serrant les poings dans l’attitude d’un homme qui se dispose k boxer. Ce que voyant, je me levai aussi, retroussai mes manches et me mis sur la défensive.

Mais tout à coup je le vis desserrer ses poings, ôter son chapeau, me tendre la main en disant : — Jeune homme, vous avez du caractère, beaucoup de caractère ; je vous estime et veux me lier avec vous.

Et à ces mots, s’étant rassis, il me pria fort gracieusement de me remettre à dessiner.

— J’ai vu dans ma vie beaucoup d’hommes, reprit-il ; mais je n’en ai connu aucun, excepté moi, qui fût capable de refuser cent mille francs pour avoir le plaisir de faire sa volonté. Monsieur, you are a fine fellow, you are a fine gentleman. Je veux devenir votre ami, et je vais vous raconter ma vie.

Il tint parole et entama un long récit de ses faits et gestes, je veux dire de ses voyages, car il a passé tout son temps à courir le monde, à la seule fin de se débarrasser de ses préjugés, en laissant un à Stockholm, un autre à Lisbonne, un troisième à Constantinople. Au nombre de ces sots préjugés qu’il se félicite d’avoir jetés aux orties, il faut compter le patriotisme ; il fait profession de mépriser fort the old England, j’imagine toutefois qu’il ne faudrait pas lui en dire trop de mal, et qu’il en use comme ces mères qui ne se refusent pas le plaisir de donner les étrivières à leurs enfans, mais qui ne souffrent pas que les autres s’en mêlent. Le mariage, — autre préjugé, le plus dangereux de tous, à l’entendre. J’ai compris qu’il en parlait par expérience, et qu’il a été dans le temps quelque peu marié. Quant aux questions de conscience, s’il consent à tolérer la haute et la basse église,

Il aime fort aussi les dieux Lath et Nésu…
Mais il hait les cagots, les robins et les cuistres,
Qu’ils servent Pimpocau, Mahomet ou Vishnou.

Je l’écoutai, non sans plaisir. En me quittant, il m’annonça qu’il viendrait souvent respirer le frais sous mes ombrages, et ajouta qu’il était content de sa journée, puisqu’il avait découvert un homme.

— Je vous ai offert cent mille francs. Si vous vous ravisez, j’en serai enchanté ; mais, my good boy, je ne vous reverrai de ma vie.

Et il s’en alla d’un pas mesuré, comme il était venu.


IV.

19 septembre.

Je proposai à M. de Lussy de lui faire faire la connaissance de mon baronnet. J’étais curieux de voir en présence deux esprits si différens. Armand fit des difficultés, m’objecta que l’encolure de M. Adams ne lui plaisait pas, qu’il avait dans le village la réputation d’un loup-garou, qu’il courait sur lui certains bruits, que la belle Géorgienne…

Le fait est que la belle Géorgienne vit sous le toit de M. Adams. Est-ce une fille naturelle qu’il a ramenée de ses pérégrinations lointaines ? Est-ce autre chose ?… On devient curieux au village. L’autre jour, je me surpris à appliquer un œil indiscret à l’une des fentes de mon volet pour observer M. Adams arpentant avec cette charmante fille l’allée qui descend de son somptueux chalet à la route. Ils allaient et venaient, ne se parlant pas, lui le teint échauffé et l’air furibond, — c’est son air habituel, — elle, la tête penchée, le suivant d’un pas languissant et promenant à droite et à gauche ses grands yeux vides de pensée, où la tristesse paraît comme à nu. Quelle tristesse ? Celle d’un oiseau captif, d’une gazelle blessée, celle d’une fleur qui plie sous la chaleur du jour, celle d’une source dont l’eau vient à s’échapper par quelque invisible fissure et qui se sent mourir. En Orient, l’homme et les choses n’ont pas encore rompu leur antique alliance et semblent obéir au même destin. Un Turc et une montagne ont la même façon d’être graves, et je ne puis rendre la mélancolie de cette belle fille qu’en disant qu’elle a l’air d’une chose qui souffre, et qu’il y a dans son regard comme un silence qui fait peur… M. Adams finit par s’asseoir au bout d’un banc de pierre, juste en face de mes fenêtres ; elle s’assit à l’autre bout, cueillit dans l’herbe, d’un doigt nonchalant, une fleur de sauge dont elle froissa les feuilles, et tour à tour elle approchait la fleur de son visage pour la respirer, ou tournait vers mon volet ces grands yeux qui se taisent, — jusqu’à ce que le baronnet s’étant penché vers elle et la regardant fixement, je crus la voir frissonner… M. de Lussy a raison ; ce ne peut être sa fille.

Hier Armand vint dîner chez moi ; nous sortions de table quand M. Adams parut. Je retins le gentilhomme savoyard, qui cherchait à s’esquiver, et je réussis à le mettre aux prises avec l’Anglais. Il lui exposa sa théorie du gouvernement paternel et divin des sociétés, lui montra dans les révolutions les fléaux de la colère céleste : Dieu tour à tour châtie les peuples coupables et jette les verges au feu ; le désordre, aujourd’hui triomphant, se détruira par ses propres violences, et la Providence, qui sait tirer le remède de l’excès même du mal, à force de malheurs, rétablira le règne des lis et de la religion.

— Il y a des lois, s’écria-t-il avec de Bonald, pour la société des fourmis et pour celle des abeilles. Comment peut-on penser qu’il n’y en a pas pour la société des hommes, et que Dieu les abandonne au hasard de leurs inventions ?

M. Adams, en l’écoutant, ouvrait de grands yeux, et, quand il eut fini, demeura bouche béante comme en extase. Armand profita de son ébahissement pour gagner au pied. Ce fut moi qui reçus toute la bordée.

— Quel est ce maître fou ? me demanda le baronnet revenant à lui.

— Un honnête gentilhomme savoyard qui a l’esprit fort sain.

— Cela vous plaît à dire ; on en a lié de moins fous.

— Il sied mal à un esprit fort d’être intolérant.

— Que me reprochez-vous ? Je l’ai écouté jusqu’au bout ; mais il me le paiera. Cet homme est atteint au plus haut degré du morbus théologicus. Il se flatte que la Providence lui a dit son secret. C’est le plus sot des préjugés mystiques.

— Où avez-vous laissé celui-là ?

— À Téhéran. Un libre penseur persan m’a fait comprendre que si l’on croit à un Dieu, il faut lui attribuer une occupation plus noble que celle de gouverner notre pétaudière… Mais à quel dieu croyez-vous, monsieur ?

— Je crois comme les sauvages à un grand-esprit qu’on trouve partout où on ne le cherche pas. In eo vivimus et movemur.

— C’est-à-dire que vous n’en prenez qu’à votre aise. Vous subtilisez le dogme. Vous videz la cloyère d’huîtres, mais vous laissez les écailles aux imbéciles. Votre ami le gentilhomme les avale pieusement. Je l’en estime, et, si jamais je le fais enfermer, j’entends qu’il ait dans sa cellule toutes les petites douceurs de la vie.

— Mon ami le gentilhomme et moi, nous nous accordons à reconnaître que le monde est gouverné ; comment ? C’est là-dessus que nous disputons. Il croit fermement à un dieu du dehors ; moi je crois au dieu du dedans.

— Mon libre penseur persan, qui savait rire, me disait un jour : Parmi les philosophes, les uns veulent mettre Dieu à la porte et les autres cherchent à le mettre dedans ; mais laissons ces subtilités. Vous estimez, seigneur Pangloss, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?

— Non ; j’incline à croire que tout est nécessaire et que Dieu fait ce qu’il peut. Vous, maître Adams, vous croyez au hasard. J’estime que c’est une autre manière d’avaler l’huître avec son écaille.

— Qui vous parle de hasard ? Je crois à l’accident et à la logique des conséquences.

— C’est-à-dire que vous expliquez tout par le nez de Cléopâtre, par le grain de gravier du lord protecteur, par le champignon qui empoisonna l’empereur Charles VI, par la jatte d’eau que la duchesse de Marlborough renversa sur la robe de Mme Masham… Vieille chanson !

— Vous prenez tout de travers. Donnez-vous la peine de m’écouter. Plus j’observe les hommes, plus je me convaincs de la puissance de l’accident. Ils sont sous la main de l’événement et dépendent toujours de leurs impressions, qui dépendent de Dieu sait qui.

— Et moi, plus j’étudie les hommes, plus je me persuade que chacun porte avec soi sa fortune, et que notre étoile résiste aux accidens. Ne voyez-vous pas sans cesse les mêmes causes produire des résultats contraires ? Les sévérités outrées d’un père font, selon les cas, des chenapans ou des héros, et, quoi qu’en dise le fabuliste, donnez la même nourriture à César et à Laridon, César sera toujours César, et toujours Laridon fuira les hasards. Jean-Jacques a été laquais. On ne s’en aperçoit guère à le lire. Combien d’hommes qui ne le furent jamais passent leur vie à briguer les honneurs de la livrée !

— Tudieu, monsieur Staubborn, ne voyez-vous pas que vous me donnez gain de cause ? Eh oui ! que Laridon s’imagine un beau jour qu’il est né pour les exploits ! Cela s’est vu, cela se verra. Un cerf passe, il court le cerf ; mais si, dans la chaleur de la poursuite, il aperçoit un tournebroche, adieu la chasse, les aventures ! Son destin l’appelle, il lui répond : Me voici !… C’est un cri du cœur. Et voilà pourquoi de tout temps les Laridons servirent un maître qui leur fait tourner la broche… Raisonnons sérieusement comme deux proctors d’Oxford. Qu’est-ce donc que le caractère chez la plupart des hommes ? Voltaire la dit : des impressions dominantes, qui s’altèrent chaque jour selon qu’on a mal dormi ou mal digéré ; mais sur vingt mille hommes il s’en trouve un peut-être qui a la faculté de vouloir et de savoir ce qu’il veut. Ces volontés qui se connaissent et s’imposent sont les accidens qui gouvernent le monde. Et tenez, on a prétendu que la constitution anglaise est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Pauvre esprit humain ! Savez-vous qui a fait ce chef-d’œuvre ? Un accident fort respectable, car il date du XIe siècle. Pourquoi les Anglais sont-ils libres ? Pensez-vous que d’un commun accord et de propos délibéré… Allez, je vous déclare que mes compatriotes sont, quand ils s’en mêlent, d’assez plats courtisans et qu’on les a vus lécher dévotement la main du maître, surtout quand le maître avait quelques taches de sang au bout des doigts. L’Angleterre est libre parce que le bâtard normand qui la conquit en 1066 avait une volonté de fer, et qu’ambitieux, cupide, dans l’intérêt du fisc il imposa ses grands vassaux comme les vilains. Point d’immunités, point de privilèges ! Liés par une oppression commune, barons et bourgeois se liguèrent contre les successeurs du bâtard, et, forts de leur union, leur arrachèrent magnam chartam libertatum. Sur le continent au contraire, faute d’un bâtard assez puissant pour rançonner grands et petits, il y eut d’une part des imposables, de l’autre des privilégiés, lesquels s’érigeant en petits potentats, on vit les vilains, pour leur résister, demander de l’aide à la royauté. Vous qui aimez les petites fables, vous vous rappelez ce qui advint au cheval quand il eut obtenu que l’homme s’entremît dans sa querelle avec le cerf. Une fois en selle, l’homme y resta.

— Vos explications, lui dis-je, se distinguent par une simplicité qui m’est suspecte.

— Vous avez raison, jeune homme, reprit il, et je conviens que les bâtards n’expliquent pas tout dans l’histoire des sociétés. Il faut tenir compte de certaines fictions qui font fortune dans l’imagination des hommes et qui sont le grand secret de l’art de les gouverner. Les Chinois, par exemple, sont convenus de croire que leur souverain est le fils du ciel, et qu’à la lettre il fait la pluie et le beau temps. Tout leur gouvernement repose sur cette belle opinion. Leurs voisins les Hindous ont admis de tout temps que les brahmanes furent créés de la bouche de Para-Brahma, et que les soudras sortirent de ses pieds, d’où il résulte qu’un brahmane peut en toute sûreté de conscience s’approprier le bien d’un soudra. Ailleurs on crut fermement pendant des siècles que les anges avaient apporté à un saint une petite fiole pleine d’huile, et que quelques gouttes de cette huile, répandues sur le front d’un quidam, en faisaient un roi par la grâce de Dieu. Ailleurs on tombe d’accord que dix mille hommes qui, pris isolément, sont des sots, réunis en corps d’électeurs, rendent des oracles aussi infaillibles que ceux de l’antre de Trophonius : c’est Là le beau mystère du suffrage universel. Quant à nous, Anglais, qui consommons moins d’opium que les Chinois, et ne vivons pas de riz comme les Hindous, mais de bon roastbeef saignant, nous ne laissons pas d’avoir nos petites fictions de droit, qui sont comme le clou auquel nous pendons les tables de la loi ; arrachez le clou, vous mettez les trois royaumes en désarroi, et c’en sera fait du chef-d’œuvre de l’esprit humain. Ainsi nous sommes tous convaincus que nos gracieux souverains sont impeccables, parfaits, ne pouvant mal faire, the king can do no wrong, — que, le mort saisissant le vif, ils ont l’avantage de ne jamais mourir ; quand on les enterre à Westminster, ils sont réputés donner leur démission, demise of the crown ; -— ajoutez qu’ils ne sont jamais mineurs, que, leurs sujets étant leurs tenanciers, ils sont propriétaires de tout le sol anglais, et que, possédant tout, ils ne doivent rien ; c’est pour cela que nous disons les revenus du roi et la dette nationale. Enfin ils ont le don d’ubiquité, car du fond de leur cabinet ils assistent, sans s’en douter, à toutes les audiences des tribunaux et tous les coups de bâton dont on porte plainte, ce sont eux qui les ont reçus, ce qui, à vrai dire, n’est pas le plus beau de leur affaire. Autrefois nous admettions par surcroît que les rois d’Angleterre, défenseurs de la foi, étaient aussi rois de France, et qu’en cette qualité ils guérissaient les écrouelles ; mais le 1er  janvier 1801, George III s’avisa que la France n’était pas à lui. N’importe, il reste à nos gracieux souverains assez de titres et de privilèges pour que leur couronne tienne solidement sur leur tête, et voilà pourquoi chaque Anglais peut s’endormir tranquillement dans sa maison, qui est un château, et abandonner les révolutions aux peuples qui sont friands de ce genre de spectacles.

Après cela, jeune homme, si vous continuez de vous plaindre que mes explications sont trop simples, je conviendrai qu’il faut encore à une société, pour se bien porter, de bons petits abus, bien enracinés dans le sol et protégés contre les intempéries par la rouille d’une vénérable antiquité. Les abus sont le salut des nations, et nos honnêtes radicaux de Manchester me font rire quand ils pérorent sur la justice et l’égalité.

En nous délivrant de nos abus, ils nous délivreraient de notre santé. Cela me rappelle certaine comédie que j’ai vu jouer au Théâtre-Français. Comme le gentilhomme limousin : — Morbleu ! répond la société aux enragés médecins qui la veulent médicamenter, mon père et ma mère n’ont jamais voulu de remèdes. Allez au diable, je me porte bien… L’Angleterre, monsieur, est le pays du monde où la distribution de la richesse est le plus inégale et le plus inique ; mais, grâce à cette iniquité, nous avons une noblesse qui ne jouit de toutes les prérogatives que parce qu’elle se soumet de grand cœur à toutes les charges, une noblesse dont la seule affaire est de faire celles du pays, une noblesse qui n’est pas une caste, mais un office politique héréditaire. Comment ne pas trouver de l’ordre chez un peuple où les aînés, ayant tous les titres et tous les biens, sont tenus de faire vivre leurs cadets en leur procurant des places dans le gouvernement, dans l’armée, dans l’église, de telle sorte que tous les corps de l’état sont faits de la même pâte et animés du même souffle ? Quelle entreprise contre la loi peut-on appréhender d’une armée dont les officiers, cadets de famille, ont des frères dans la chambre haute, dans la chambre des communes, dans les bureaux, dans l’épiscopat ? Et quels dangers peut courir la liberté, quand les juges sont d’assez grands seigneurs pour rendre les tribunaux souverains et imposer leur compétence dans les matières de droit public, et lorsque les offices de l’administration sont exercés la plupart gratuitement par d’honorables esquires, juges de paix, qui achètent au prix de leurs loisirs l’avantage d’être quelque chose et de pouvoir dire non ? Supprimez la nobility, c’en est fait de l’ordre ; supprimez la gentry, c’en est fait de la liberté ; supprimez les privilèges, qui se fera honneur de servir l’état sans émarger ? Établissez l’égalité et rétribuez toutes les fonctions afin qu’elles deviennent accessibles à tous, adieu l’indépendance des fonctionnaires ! nos juges de paix seront des valets. En un mot, faites que tout soit selon la raison et selon la nature, et rien ne sera selon la politique, et la prospérité de l’état s’engloutira dans le triomphe de la justice. À tout Anglais bien né, les abus de l’Angleterre sont chers. Et voyez plutôt ces fameux bourgs pourris qui ont servi de thème à tant de belles déclamations !… Les rotten boroughs ont ouvert l’entrée du parlement à Sheridan et à Pitt !…

Après tout, vous comprenez, monsieur, que cela m’est bien égal. Je déteste cordialement l’Angleterre, ses brouillards et son cant. La seule institution qui me plaise dans mon pays, c’est le divorce ; mais il est trop cher : je voudrais qu’il n’en coûtât pas un penny pour se débarrasser d’une méchante femme. Il n’en est pas moins vrai que des accidens heureux, des fictions utiles et de gros abus qui sautent aux yeux sont le secret de la félicité des peuples. Ce qui revient à dire que l’univers est gouverné par quelques hommes qui se portent bien, qui ont le sang chaud et point de préjugés, mais qui, sachant exploiter ceux des autres, se chargent de vouloir et de penser pour tous. Bref, le monde appartient à qui sait vouloir. Dites cela de ma part à votre ami le gentilhomme qui raisonne si bien sur la Providence. Good bye, my dear. On s’enrhume chez vous ; le serein, l’air du lac, vos bocages… Ignorez-vous que l’ombre des châtaigniers est malsaine ? Coupez vos arbres, monsieur, ou vous êtes un homme mort. J’en serais fâché, car vous êtes un joli garçon, a fine fellow.


V.

21 septembre.

M. Adams n’est pas un homme contre qui l’on dispute. C’est toi, Paul, que je veux prendre à partie, car, toi aussi, tu ne crois plus qu’aux accidens, et ta mélancolie a juré de n’en prévoir que de funestes. Rachel ne voulait pas se consoler parce que ses enfans étaient morts. le plus détrompé des songeurs, te tiendras-tu toujours penché sur le berceau où gisent tes rêves mort-nés ?

« Foin des illusions ! m’écris-tu. Pour qui s’obstine à croire au progrès, il n’y a plus de refuge, après tant de déceptions, que dans les spiritualités d’un mysticisme de commande. S’alambique l’esprit qui voudra ! Les chimères des souffleurs ne sont pas mon lait ; je ne sais pas oublier la terre en me berçant sur les nuages. »

Qu’il est doux, Paul, de vivre au village et de s’éveiller au chant des coqs ! On lit l’histoire au pied d’un arbre ; là, parmi des buissons, des genêts, entouré d’êtres immobiles qui ne laissent pas de vivre, enveloppé d’ombre et de silence, on entend parler la raison, et sans se réfugier dans les spiritualités on trouve à se consoler, on refait un avenir au genre humain. Lue au village, l’histoire prêche l’espérance ; elle enseigne que, s’il n’est lien de plus attristant qu’un fait, rien n’est plus rassurant qu’une longue suite de faits.

Si M. Adams avait des oreilles, voici ce qu’on lui dirait : — Tout ce qui naît de l’accident périt par l’accident. Dans l’ordre social comme dans la nature, les causes de dépérissement lent ou de violente destruction sont si multiples et si actives, que vivre est un effort perpétuel, un combat quotidien. Les institutions ont à se défendre contre les événemens, contre les intérêts, contre le temps qui flétrit tout, contre les passions qui, si on les laissait faire, ramèneraient tout au chaos, contre les espérances des ambitieux, contre les dégoûts des raisonneurs, contre les nouveautés toujours délicieuses à l’inconstance humaine. Quand une institution résiste à tant d’influences funestes, on peut dire qu’elle triomphe par un principe de durée qui est en elle et par une conformité secrète avec la raison qui conduit le monde.

Que la cupidité de Guillaume le Conquérant ait préparé de loin l’établissement des libertés anglaises, cela ne se peut contester ; mais que de hasards n’ont pas courus ces libertés ! Elles ont grandi dans les alertes. Plus d’une fois l’édifice inachevé parut pencher ; on vit trembler ses fondemens et le sol vaciller sous lui. Des souverains sans scrupules et non sans gloire, toujours occupés de s’agrandir, toujours attentifs aux occasions ; quarante ans de guerre civile, l’Angleterre inondée de sang, une noblesse moissonnée laissant le champ libre aux convoitises de la couronne ; au sortir de ces tourmentes, un jeune roi, refuge agréable aux lassitudes de tout un peuple et lui apportant avec la paix les tribunaux d’exception et l’arbitraire de la chambre étoilée. Puis bientôt une révolution religieuse où la tyrannie trouve son compte, un despote impatient de toute résistance se proclamant l’arbitre de la doctrine, accroissant son pouvoir de l’empire des consciences, faisant main basse sur les biens de l’église et engraissant de ces riches dépouilles une aristocratie nouvelle que ses libéralités semblaient vouer à l’éternelle servitude ; après sa mort, les fureurs d’une femme, l’altier génie d’une autre, des Stuarts infatués de droit divin, une tête qui tombe, plus de lois, l’universelle confusion, et, plus redoutable encore pour la liberté, l’épée victorieuse d’un soldat-tribun ; puis un retour soudain de fortune, des exilés — qui n’avaient rien appris — rentrant en triomphe ; des soumissions, des empressemens, des adulations sans exemple, suivies de l’usurpation d’un étranger au génie sombre qui licencie de mauvaise grâce ses gardes hollandaises et ne subit la liberté que par politique ; enfin, quand la médiocrité ou l’imbécillité de ses princes sert de gage à la nation et que leurs entreprises ne sont plus à craindre, le parlement succédant aux prétentions de la couronne, affectant l’omnipotence ; la parole, la plume, les consciences gênées par les rigueurs des juges et la barbarie des peines, le pilori, des déportations, des livres brûlés de la main du bourreau, le règne d’une oligarchie qui envie à Venise et l’impuissance de ses doges et l’asservissement de son peuple, et l’inviolable mystère des affaires d’état, et peut-être son Pont-des-Soupirs, oligarchie ombrageuse et hautaine, violente et corrompue, à laquelle il faudra arracher une à une toutes ces garanties qui sont les sûretés et l’honneur des sociétés modernes,… tant de dangers, tant d’aventures, tant de fortunes diverses, la liberté anglaise a tout surmonté, tout vaincu. Par quel secret ? Suis-je un mystique, Paul ? Je crois que chaque peuple a sa destinée parce que chaque peuple a son caractère.

Ne mettons pas l’homme hors de la nature, c’est-à-dire hors la loi. La langue nous le défend, elle proclame qu’il est une nature humaine, d’où il suit que le monde des esprits, comme l’univers physique, est soumis à des règles fixes et certaines. Le roseau pensant a l’avantage de pouvoir connaître les lois dont il dépend ; mais son éternelle illusion est de se figurer qu’il dispose de la rose des vents et qu’il s’incline du côté qu’il lui plaît. Pour se défaire de cette illusion, il faut considérer non plus les individus, que leur caprice semble mener, mais une multitude assemblée dans une action commune. C’est alors que, tous mettant en commun ce qui appartient à tous, la nature se montre, et qu’on voit ce grand corps agir par une impulsion irréfléchie qui a la soudaineté et la fatalité de l’instinct ; au parfait concert de tous les mouvemens, on dirait des abeilles ou des castors. Seulement les castors sont toujours architectes et la géométrie des abeilles ne se dément jamais ; dans l’homme, la vie de l’instinct est intermittente. Il pense : c’est dire qu’en quelque sorte l’univers habite en lui, qu’il a le don d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, qu’il possède dans son esprit toutes les formes, tous les types, voire toutes les chimères, et que sujet, selon le mot d’un vieux poète, à se fantasier le cerveau, il peut méconnaître et violer sa nature, jusqu’à ce que les conséquences de ses erreurs le fassent rentrer en lui-même.

Que sous l’empire des accidens ou sur la foi d’une illusion un peuple vienne à faire fausse route, il ne tarde pas à en être averti par une sorte de malaise, par une vague souffrance que j’appellerais la tristesse politique. Depuis quelque temps, on s’amuse à courir après la définition du bonheur ; j’en connais une qui me suffit. — L’homme heureux est celui qui s’est fait une existence conforme à son caractère, de sorte qu’il peut jouir de lui-même dans sa vie. — Faute de cette conformité nécessaire entre ses institutions et son génie natif, un peuple souffre ; en vain cherche-t-il à s’étourdir, il ne peut tromper sa fièvre ; son état est une espèce de langueur agitée qu’il est malaisé de décrire. De quoi se plaint-il ? En apparence, rien n’est changé. Les champs n’ont pas cessé de produire, la terre s’entr’ouvre sous le soc, l’épi mûrit, le foyer n’est pas mort, témoin le filet de fumée qui sort des toits ; mais le foyer est devenu muet, les champs produisent sans joie, on se surprend à rebuter ce qu’on aimait, on soupire après je ne sais quoi qui semble préférable à la vie, on prend son bonheur en dégoût, ses plaisirs en pitié : il s’est fait tout à coup comme un grand vide dans les cœurs et dans les choses. L’homme est ainsi fait : soit que par intervalles il aperçoive plus nettement le rapport qu’a l’intérêt de chacun avec la fortune de tous, soit que le besoin de se donner lui soit aussi naturel que celui de s’appartenir, à de certaines heures cet être si personnel se déprend de lui-même pour se laisser envahir par les passions générales, — et dans une société en proie à quelque désordre qui n’attaque que la chose publique sans compromettre les intérêts, on voit les hommes, devenus subitement indifférens à leur petite félicité privée, ne se soucier que de ce qui ne les touche pas ; un mal qu’ils ne sentent point, mais qu’ils imaginent, suffit pour leur rendre la vie insupportable, et, sans avoir rien perdu, ils ne jouissent plus de ce qu’ils possèdent ni d’eux-mêmes ; car chacun ne vit plus que dans le tout, chacun, atteint d’une invisible blessure, ne sent plus battre dans sa poitrine que le cœur d’un peuple qui souffre, — et la société tout entière s’émeut, travaillée par une sourde inquiétude, comme il arrive aux êtres qui, nés pour une certaine fin, se voient traversés dans leur effort. Alors il se fait une crise : tout un peuple semblait dormir ; il est debout, et personne ne l’a vu se lever.

L’inquiétude inguérissable de l’esprit humain, voilà l’âme de l’histoire et du progrès. C’est par elle que, semblables aux bêtes nobles qui vivent dans la liberté des bois, les nations s’en vont cherchant de çà, de là, ce qui leur convient, s’égarant, prenant le change, mais se ravisant, cherchant toujours et poursuivant jusqu’au bout leur immortelle aventure. C’est l’aiguillon de cette divine inquiétude qui tant de fois réveilla l’âme de l’Angleterre quand elle semblait s’engourdir, et lui rendit le repos impossible avant qu’elle eût accompli sa destinée en se donnant les institutions que réclamaient ses instincts. Et n’est-il pas curieux de la voir en tout temps mettre au service de son entreprise ses qualités et ses défauts, l’étonnante vigueur comme l’étroitesse de son proverbial bon sens, lequel, n’étant ni artiste, ni philosophe, est également insensible aux séductions des belles apparences et aux glorieux, mais périlleux entraînemens des idées générales ? Que les ambitions déploient toutes leurs ressources, que la corruption s’unisse à la violence, le génie d’un peuple est là, tantôt combattant à ciel découvert, tantôt, dans les temps néfastes, se réfugiant sous terre, et, armé de la sape, minant secrètement le sol sous les pieds de l’oppresseur… Bien travaillé, bonne taupe ! s’écrie Hamlet.

— Halte-là ! dis-tu. Et les grands hommes ? Il nous a été démontré que l’histoire universelle se réduit à quelques biographies mises bout à bout. Des fils de Jupiter, abreuvés de nectar, nourris d’ambroisie, descendent parmi les hommes, ils veulent et pensent pour l’inerte vulgaire, ils conduisent le troupeau, le paissent, le tondent, ramènent à coups de gaule le mouton qui s’écarte. Où vont-ils ? Où leur humeur les pousse. Le besoin qu’ils ont de se donner du mouvement pour se bien porter, le plaisir qu’ils prennent à exercer leurs talens, leur goût pour le gros jeu, pour les hasards, le diable enfin qui les tente, décident de nos destinées… Qu’est-ce donc que cette théorie des grands hommes inventée pour la consolation de nos disgrâces ? Un lambeau de pourpre jeté sur la doctrine de l’accident. En vain mêle-t-on la Providence dans cette affaire. Des joueurs sont nos maîtres, et l’enjeu, c’est nous. Le pis est qu’on pourrait avoir raison et que les faits conspirent avec la théorie, tant nous sommes une espèce méprisable !…

Paul, ta bile déraisonne. J’en suis fâché : you are a fine fellow. Tu n’as jamais aimé les grands hommes, ces grands fléaux. Mais vois plutôt dans quel embarras tu nous jettes ! Le génie a cela de commun avec les révolutions, qu’il fournit les peuples de spectacles. N’est-ce donc rien qu’un spectacle ? Il nous en faut ; s’il ne se passe rien dans le monde, nous irons au cirque, et nous prierons le mirmillon de mourir avec grâce. Ami Paul, entre dans une chaumière. Cet homme qui vit de la glèbe et par la glèbe, qui marche le long du jour courbé sur son sillon et dont la fête est de compter et recompter son magot, sais-tu ce qui par instans l’arrache à son vulgaire souci, lui ouvre un jour sur le monde, le fait homme ? Le souvenir d’une grande destinée qu’il entrevoit à travers une légende. Vraiment, si je devais opter entre une société troublée par les rêves du génie et une autre fort tranquille où chaque jour ressemblerait à la veille, où toutes les têtes seraient de niveau, où chacun jouirait avec délices de la liberté d’être médiocre, je crois que mon choix serait bientôt fait. J’ai vu sur les côtes de l’Océan des bancs d’huîtres ; j’ai senti leur bonheur, je ne l’ai pas envié.

Et puis s’il est prouvé que le génie est funeste, comment nous y prendrons-nous pour nous défaire de ce forban ? Faudra-t-il le tenir sous clé, le déporter dans une île, lui crever les yeux ? Étoufferons-nous dans leurs langes les enfans qui semblent promettre et sur le front desquels brille une lueur suspecte ? Ce serait digne de Sparte ; mais, Sparte, où es-tu ? Les grands moyens nous répugnent… Ami Paul, prenons garde qu’à vouloir rapetisser ce qui est grand, on risque de ne rapetisser que soi-même. Ne nous donnons pas le ridicule de ces maîtres d’école dont parle un philosophe, qui passent leur vie à déclamer contre les folles ambitions d’Alexandre ; aux vices du conquérant de l’Asie, ils opposent avec complaisance leur propre modération, la sagesse de leurs désirs, et ils en donnent pour preuve qu’ils n’ont jamais gagné la bataille d’Arbelles ni détrôné Darius. Ces dénigreurs de renommées, ces aboyeurs à la lune, Homère déjà les connaissait et leur a donné un nom : ils s’appellent Thersite. Frère, ne déroge pas ; tu es de ceux qui sont nés pour bâtonner Thersite.

Donne-moi la main, marchons droit au fantôme ; il s’évanouira. Suppose un peuple heureux et paisible qui fait une halte à l’une des étapes de son voyage à travers le temps, une société encore jeune et déjà mûre, qui a trouvé son assiette, où les lois et les mœurs sont d’accord, où les abus même ne blessent personne, parce qu’ils concourent au bien public. Je reconnais que dans cet état de prospérité, de contentement général, le génie politique est un hors-d’œuvre. À quoi servirait-il ? Aussi ne prend-il guère ce moment pour venir au monde, ou, s’il s’est trompé d’heure, ses ambitions sont condamnées d’avance ; tous ses efforts se briseront contre la puissance des souvenirs, contre des habitudes qui plaisent, contre des institutions qui ont toute leur sève ; les choses seront plus fortes que lui. Puisse la nature, prenant pitié de sa détresse, lui enseigner à changer de métier ! Et souhaitons que, renonçant à gouverner des hommes qui se gouvernent eux-mêmes, il mette ses rêves en musique ou en bâtisse une épopée. Les époques faites pour les grands hommes sont les commencemens des sociétés, alors qu’il s’agit de débrouiller un chaos ; ce sont aussi ces heures troubles où, après avoir épuisé une phase de son histoire, un peuple ne voit plus clair devant lui. Que faire ? où aller ? Le sphinx interroge ; il faut lui répondre ou mourir. Thèbes se prépare à mourir. Œdipe paraît et répond.

Non, les grands hommes ne sont pas des fils de Jupiter, nourris de nectar et d’ambroisie ; ils sont les fils de leur race et de leur temps, — ils ne représentent pas l’omnipotence d’un caprice, mais les aspirations d’un peuple et les idées d’une époque. En eux, rien de surhumain ; écartez de leur front cette auréole qui blesse mes yeux ; ils sont pétris de notre argile, le sang qui coule dans leurs veines est bien le nôtre ; ils sont plus grands que nous, voilà tout ; ils ont une volonté plus forte, une âme mieux trempée, des pensées qui courent si vite que nous nous essoufflons à les suivre, une vivacité dans l’action qui déroute nos lenteurs, des yeux plus clairs et plus fixes qui peuvent contempler les destinées. Ce qui les rend extraordinaires, c’est la puissance exceptionnelle de leurs instincts. Cette faculté mystérieuse qui, dans les animaux, est une divination mise au service de leurs appétits, et qui est chez l’homme un exercice irraisonné de la raison s’emparant de la vérité par violence ou par surprise, les grands hommes la possèdent dans une mesure inconnue au vulgaire. L’instinct n’est pas autre chose que le sentiment de la destinée, et l’on peut dire que la mission du génie est de révéler leur destinée aux peuples qui l’ignorent encore et à ceux qui ne la comprennent plus. Qu’une société naissante, encore incertaine d’elle-même, se cherche, pour ainsi dire, à tâtons, c’est d’ordinaire un grand homme qui se chargera de lui dire ce qu’elle est. Il peut arriver aussi que lorsqu’un peuple a longtemps vécu, de violens troubles intestins, la lutte incessante des partis, la confusion d’idées qui naît du choc des passions, obscurcissent sa conscience ; il est devenu en quelque manière étranger à lui-même, il ne comprend plus son passé, il a perdu la piste de l’avenir ; le fil de son histoire menace de se rompre. Alors paraît un grand homme qui, pénétrant le sens des événemens, arrachant au chaos son secret, renoue le passé à l’avenir ; la volonté générale qui s’ignorait se reconnaît en lui ; à sa voix, ce qui dormait dans les cœurs se réveille et les peuples tressaillent, car il a prononcé le mot qu’ils cherchaient.

Irons-nous lui marchander notre admiration eu alléguant que, sous couleur de faire les affaires du monde, il fait les siennes, et lui reprocherons-nous l’hypocrisie de son ambition ? L’homme se met toujours dans ce qu’il fait, et il ne fait rien de grand sans passion ; hélas ! toute passion a son égoïsme et sa lie. — Ou, par un autre excès, louerons-nous ces héros de se sacrifier à notre bonheur et tresserons-nous des couronnes au désintéressement de César ? César lui-même se charge bien de faire justice de cette illusion. L’homme qui épouse une idée se dévoue rarement à elle sans réserve ; tôt ou tard, dans l’enivrement du succès, il lui donne pour rivale une chimère. Cette lutte de la fantaisie et de l’instinct, de l’utopie personnelle et de la mission, est le côté tragique de la vie des grands hommes. La fantaisie l’emportant, tels qu’un cheval qui a la bouche égarée, ils ne sentent plus la bride, ne connaissent plus de frein, s’irritent contre la sagesse qui leur résiste, et on les voit, se précipitant dans les aventures et dans le malheur, commettre des fautes dont l’énormité crève les yeux du vulgaire. C’est alors que le bon sens prend sa revanche ; longtemps muet d’admiration, il se venge de son éblouissement par ses railleries ou ses pitiés, et, témoin de la catastrophe, il sent que son tour est revenu.

À l’homme extraordinaire que la révolution avait choisi pour être son dictateur et son législateur, elle avait dit : Tu me couvriras de ton épée contre mes ennemis et contre mes propres fureurs, et, interprétant mes oracles, tu graveras ma pensée sur une table d’airain. L’aveuglement de l’esprit de parti peut seul nier que cet homme ait rempli sa mission ; mais le jour vint où, ébloui de sa gloire, tout lui semblant facile, il crut pouvoir disposer de la révolution comme de son bien ; il voulut accommoder l’idée à sa guise, la concilier avec je ne sais quel rêve de saint empire romain dont son orgueil était possédé, vieux rêve décrépit qu’il eût fallu laisser à Charlemagne. Les chimères ne portent pas ; il sentit tout à coup sa fortune s’abattre sous lui, et les ressources de son indomptable génie ne lui servirent qu’à étonner le malheur, qui n’osait se saisir de cette proie. Il tomba sans pouvoir croire à sa chute. Comme le héros d’Homère, il ne voyait pas un dieu irrité qui, enveloppé dans la nuée, brisait sur lui son armure, et, mettant à nu sa poitrine, montrait à la haine ameutée l’endroit où il fallait frapper.

Et puisque j’ai nommé César, quel exemple du combat de l’idée et de la chimère ! Confident des secrets de son époque, ce clairvoyant génie avait compris que c’en était fait de la vieille constitution romaine, qu’ayant conquis le monde, Rome devait changer de face, qu’une ville ne pouvait gouverner la terre et la tenir à ferme, et il sentit que le temps était venu d’une vaste confédération de peuples unis sous le protectorat d’un prince trop haut placé pour avoir encore une patrie. Mais quand Pompée et Caton furent morts, et que César fut tout-puissant, il exécuta mal ce qu’il avait conçu ; soit ivresse du succès, soit mépris excessif pour les hommes, soit que l’Orient et Cléopâtre eussent versé dans son sang quelque philtre, son instinct politique parut s’obscurcir. Laissant à la plèbe romaine une vaine apparence de comices, il s’adjugea l’univers, et on le vit réaliser à son profit l’idéal du gouvernement le plus personnel qui fut jamais, et dont le moindre vice était de supposer que César vivrait toujours. Une seule institution, bien que déchue, était encore vivante ; c’était la seule aussi qui, modifiée selon les besoins du temps, pût s’adapter au gouvernement du monde par le monde. Ne prenant conseil que de ses rancunes. César eut à cœur de réduire à néant le sénat. C’était bien la peine d’introduire les Gaulois dans la curie, si le maître avait arrêté que la curie ne serait rien ! C’est ainsi que César ne se sert plus des cartes qu’il a en main, il ruine son jeu en écartant, il se jette dans des combinaisons impossibles ; tournant ses regards vers un passé à jamais aboli, il rêve de donner un successeur aux sept rois de Rome, il fait placer son image au Capitole parmi leurs statues, il revêt la robe de pourpre, il chausse les bottines rouges des rois d’Albe. Ô triomphe de la chimère ! Bravant les traditions, les usages, les habitudes qui survivent aux institutions, César oublia que lorsque les âmes ne s’offensent plus de rien, les regards conservent encore quelque pudeur, et il parut se plaire à les irriter, se flattant que Rome consentait, parce que tout se taisait, et disant toujours : Ils n’oseront pas ! jusqu’à ce que, poussé à bout, dans le silence universel, le poignard de Brutus parla… Quelques années plus tard, on put s’assurer que le bon sens réussit souvent où le génie a échoué. N’acceptant l’héritage de son oncle que sous bénéfice d’inventaire, instruit par ses fautes, fidèle observateur des mœurs quand il allait changer les lois, on vit Octave d’abord désespérer Cléopâtre et venger sur elle par ses mépris la dignité romaine, puis créer le principat, c’est-à-dire le gouvernement du monde par l’empereur et par le sénat, gouvernement dont il est facile de médire, mais le seul dont le monde fût capable, le seul qui pût assurer à la civilisation antique une vieillesse, lui donner le temps de se répandre sur les provinces, et de nous laisser dans ses codes un testament qui a mérité de traverser les siècles.

Et pendant qu’Auguste régnait, naquit en Galilée un homme qui, se sentant possédé de Dieu, parla des choses du ciel comme personne n’avait fait avant lui ; il enseignait que Dieu est esprit, qu’il faut l’adorer en esprit et en vérité, que le royaume des cieux appartient aux miséricordieux, aux débonnaires, à ceux qui ont soif de justice. Si intime était son commerce avec la Divinité, qu’il se sentit comme détaché de l’humaine nature, et il enseigna aussi qu’il était le messie annoncé par les prophètes, que ses miracles prouvaient sa doctrine, qu’il apparaîtrait un jour sur les nuées pour juger les vivans et les morts, et qu’il enverrait au feu de la géhenne ceux qui lui auraient refusé leur cœur. C’est pourquoi il y a deux Christ : l’un dont nous vivons encore, l’autre qui a vécu.

Je me résume. Le bon sens et le génie possèdent alternativement l’empire du monde. Quand le bon sens s’endort, le génie le réveille ; quand le génie rêve, le bon sens fait justice de ses fantaisies, et, selon les temps, quelqu’un a raison contre tout le monde, jusqu’à ce que tout le monde ait raison contre lui. Grâce à ces alternatives, le genre humain cherche et trouve sa destinée… Des instincts et des grands hommes, je n’en demande pas davantage pour faire une histoire à notre espèce.


VI.

24 septembre.

Je ne me lasserai pas de le redire : il est doux de s’éveiller au chant des coqs. On ouvre sa fenêtre, il entre une fraîcheur qu’on respire à pleins poumons, et on sent que la vie est bonne. Ce matin, je me suis levé avant le soleil, je suis allé m’asseoir sur la crête de la falaise. Le lac était sombre et semblait fumer. Quand les vapeurs se furent élevées, un frisson courut à la surface des eaux qui se hérissèrent de petites écailles cuivrées ; puis, le jour grandissant, elles reprirent leur aspect accoutumé, ici plus claires, plus foncées ailleurs, par endroits tachées de lie de vin. Je restai longtemps assis, me gorgeant d’air pur ; les coqs chantaient toujours ; d’un juchoir à l’autre, ils se racontaient d’une voix passionnée je ne sais quel événement de basse-cour. J’écoutais et je regardais, et selon que la brise fraîchissait ou tombait, je voyais tout le lac s’argenter ou bleuir.

Enfin je ramassai mon bâton, je quittai la place ; des chemins montans, bordés de grandes haies touffues, me conduisirent à l’entrée d’un vallon que resserrent de toutes parts des coteaux. Là je fis une halte sous un pommier sauvage près d’un tas de pierres. À ma droite, je voyais courir le chemin dont la blancheur disparaissait dans un taillis de jeunes chênes. Devant moi s’étendait un grand champ de sarrasin fleuri ombragé de deux noyers. Le ciel était d’un bleu pâle voilé de nuées blanchâtres si ténues qu’on savait à peine où la nuée finissait, où commençait le ciel. J’admirais la douceur des ombres indécises, la douceur des lumières vagues qui tour à tour s’éteignaient ou se ravivaient. Des corbeaux voletaient à travers le champ ; j’entendais au loin la voix d’un laboureur invisible haranguant ses bœufs.

Dans ce recueillement d’une belle journée d’automne, près de ce chemin solitaire et de ces taillis qui se taisaient, en face de cet horizon borné qui suffisait à mes yeux, je sentis une paix délicieuse couler jusqu’au fond de mon âme. J’aurais voulu rester là toujours, ne jamais me relever, demeurer immobile dans un éternel tête-à-tête avec cette solitude, ne voyant que ce chemin, ces bois, cet horizon court, n’entendant d’autre bruit que cette voix lointaine qui parlait à des bœufs. Sans oser nie le dire, je prenais en déplaisance mes coqs et mon lac, les uns trop bruyans, l’autre trop vaste. Un grand silence dans un petit espace me semblait tout le secret du bonheur.

L’homme est étrange. Comme l’a dit un vieux moraliste, il peut avoir satiété par le peu et défaillance par le beaucoup. Selon son humeur, il lui semble que l’univers n’est pas à la mesure de sa pensée, et tout à coup, reployant ses ailes, il s’effraie de l’immensité et demande qu’on lui cache le monde. Hier il était à l’étroit dans la vie ; aujourd’hui ce qui lui plaît dans cette vie bornée, ce sont ses bornes mêmes qu’il s’était cru impatient de franchir. L’amour seul concilie tout : il a le don des miracles, il nous fait voir l’infini dans le néant, un infini que nous pouvons épuiser d’un regard et enfermer dans nos bras ; mais à défaut de l’amour et de ses prestiges nous oscillons perpétuellement entre le besoin de tout posséder et le besoin de nous réduire à nous-mêmes : tour à tour il nous faut le ciel ou le creux d’un nid.

Un incident fort commun me procura d’autres pensées ; aux champs, tout donne à penser. Ma solitude fut troublée par deux jouvenceaux qui dévalèrent la pente d’un coteau, se pourchassant l’un l’autre. Le plus grand, beau garçon bien découplé, avait de l’avance ; il s’arrêta sous un noyer et attendit de pied ferme son adversaire, qui, tout haletant, fondit sur lui à corps perdu et s’efforça en vain de le terrasser. La partie n’était pas égale ; mais le plus fort se comporta en bon prince : il recevait mollement les assauts et se contentait de tenir en échec l’assaillant. Celui-ci finit par pleurer de rage ; l’autre le consola, lui restitua une serpette de quatre sous qu’il lui avait prise, et tout se termina par une embrassade. Lorsqu’ils se furent éloignés, je n’étais plus auprès de mon tas de pierres, mais à Paris ; ce combat corps à corps au pied d’un arbre m’avait transporté dans Saint-Sulpice, à l’entrée de la chapelle des Saints-Anges, et je voyais, sous un autre arbre plus magnifique, Jacob luttant avec l’ange. Le combat dure depuis longtemps, la tête de la caravane a déjà atteint le sommet de la montagne ; chameaux et chameliers, l’arrière-garde achève de défiler dans un tourbillon de poussière. Jacob s’acharne, le genou levé et la tête baissée comme un bélier qui cosse ; l’ange résiste comme en se jouant ; il va toucher la hanche de Jacob, « et voici, le soleil se leva et Jacob était boiteux d’une hanche. »

Sur le mur d’en face, Héliodore, étendu à terre, est battu de verges par les ministres du Très-Haut, vengeurs de la majesté du temple violée. Un cheval, tel que le visionnaire de Pathmos en voyait passer dans ses rêves, lève son pied sur la poitrine du colosse terrassé. Le guerrier céleste qui monte ce cheval est une des créations les plus sublimes du génie ; son attitude, sa figure, son geste, tout exprime une aisance fière et surhumaine dans l’action, l’éternelle jeunesse, l’inaltérable sérénité, le sourire de la force qui se connaît. C’est à peine si sa victoire lui a coûté l’effort de vouloir.

Il semble que sur les murs de cette chapelle, où préside saint Michel triomphant du dragon, le grand artiste ait voulu représenter ces facilités merveilleuses qu’ont les puissances divines dans leurs luttes avec l’homme. Chaque siècle a pour divine patronne une idée ; malheur aux Héliodores qui la combattent !… Idées immortelles et invincibles, comme vous vous jouez de l’orgueil des puissans ! Ils ne croient pas en vous, ne vous ayant pas vues descendre du ciel comme un éclair. Vous naissez dans les profondeurs de la conscience humaine, dans le sein de cette « nuit aux ailes noires que le désir rend féconde. » Filles du désir et, comme lui, silencieuses, ailées comme votre mère, vous entrez dans le monde sans bruit, et bien que vous rôdiez sans cesse autour de nous, nos yeux ne vous aperçoivent point ; nous ne savons pas voir l’invisible, ni écouter le silence ; seulement, quand Héliodore est tombé, les plus avisés d’entre nous reconnaissent à la soudaineté de cette chute les coups que vous seules savez frapper… Mais vous vous révélez au génie, et tant qu’il vous est fidèle, vous faites la garde autour de lui. Heureux ceux qui vous servent ! Vous les rendez forts parmi les hommes, vous touchez leurs lèvres du charbon sacré, vous leur mettez dans la bouche des paroles que la terre ne peut oublier. Heureux aussi celui qui vous combat par erreur, et, vous reconnaissant dans la lutte, s’écrie comme Jacob : « J’ai vu Dieu face à face ! »

Henri Heine raconte que lorsqu’il lisait Plutarque le soir, ce qui était sa plus chère habitude, il était souvent tenté de sauter à bas de son lit et d’aller prendre la poste pour devenir un grand homme. Et moi aussi j’ai plus d’une fois rêvé de devenir un grand homme, c’est une fantaisie dont je suis mal guéri. Dut-on finir par une catastrophe, se sentir durant quelques années le dépositaire des secrets d’un siècle et des destinées d’une nation, parler et se faire écouter, vouloir et se faire obéir, voilà vivre. Malheureusement je vois bien que je n’ai pas la taille et que l’étoffe me manque ; il faut me faire réformer. Si haut que saute Petit-Jean, en l’air ou par terre, ce ne sera jamais que Petit-Jean. Un jour Roland prit un capucin par la barbe et le lança à dix lieues plus loin dans un pré où il ne tomba, dit l’histoire, qu’un capucin. Ma vocation est d’être un bon garçon ; dans le feu de ma première jeunesse, j’aspirais à couper quelques têtes ; aujourd’hui je n’égorgerais pas un poulet. Gouverner ma vie tant bien que mal est une besogne suffisante pour mon génie, et ne pas nuire sera, je le crois, l’effort suprême de ma vertu. Et vraiment bien m’en prend, car si j’étais un grand homme et que je vinsse à passer dans certain vallon, je dirais aux peuples de mon empire : — Mes enfans, laissez-moi m’asseoir sous mon pommier sauvage et regarder ces collines ; tenez-vous en paix, ne faites pas de bruit et tâchez de m’oublier.

C’est à peu près la réflexion que je faisais quand quelqu’un me frappa sur l’épaule. Je levai le nez ; c’était Armand.

— Que faites-vous ici ? me demanda-t-il. Vous paraissez ruminer quelque affaire d’état.

— C’est tout le contraire, lui repartis-je. Je renonce aux grandeurs, j’abdique comme Charles-Quint et me retire à Saint-Just ; mais vous, mon cher, vous avez l’air tout émoustillé et guerroyant. Etes-vous en train de tailler des croupières à la révolution ?

— Je lis Isaïe, me répondit-il ?

Il disait vrai, il tenait le livre à la main, et, reculant d’un pas, il me récita d’un ton solennel ce verset du prophète : — « Écoutez, Israël et Juda. Le Seigneur viendra vous enlever vos filets de perles, vos croissans d’or, vos boucles d’oreilles, vos chaînons et vos voiles, vos rubans de tête et vos petites chaînes de pieds, vos ceintures, vos flacons de senteurs, vos amulettes, vos bagues, vos manteaux et vos miroirs. »

— Voilà bien du bruit, lui dis-je, à propos de benoitones. Ne savez-vous pas qu’au XIIe siècle les moralistes, dont le métier fut de se plaindre toujours, reprochaient amèrement à leurs contemporains et la courbure de leurs pigaces, et leurs robes traînantes qui balayaient la poussière, et l’artifice infini de leurs frisures, et leurs cottes d’écarlate mouchetées de fourrure, et leur effrénée passion pour le vair et le gris ?

— C’est possible, répliqua-t-il ; mais au temps de saint Bernard il y avait le bien à côté du mal. Aujourd’hui le mal est partout. Esprit fort qui admettez la plus incroyable des superstitions, celle du progrès, je me charge de vous démontrer tout à l’heure que le moyen âge valait mieux que nous.

— De grâce, lui dis-je, remettons à demain cette démonstration. Aujourd’hui le temps est beau, je suis de belle humeur, et vous perdriez vos peines k me représenter que le plus admirable de tous les siècles n’est pas celui où je suis né.

— À demain ! me dit-il. Et, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il s’éloigna en compagnie de son prophète.

Le charme était rompu ; je me levai et tirai de mon côté. Je passais dans le chemin qui longe la propriété de M. Adams, quand j’eus l’idée de regarder par-dessus la haie, et j’aperçus une jolie veste soutachée d’or. Ma philosophie est encore jeune, sa barbe ne grisonne pas. « M. Adams, pensai-je, est venu deux fois me voir chez moi, mais il ne m’a pas marqué le désir de me voir chez lui. » Cette raison me décida.

Je poussai une petite porte, je suivis une allée de rosiers, et, sans avoir le temps de me repentir, je me trouvai en face d’une verandah. Mlle Georgette était là, assise sur un carreau de velours, le dos appuyé contre un divan. Elle ne daigna pas avoir l’air de m’apercevoir, ce qui ne m’empêcha point de la regarder. Je ne te décrirai pas sa toilette, mais je n’ai pas encore oublié le luisant de sa jupe en soie de Brousse, ni la petite calotte rouge posée sur le sommet de sa tête, ni ses longues tresses qui tombaient jusqu’à terre, ni ses babouches de maroquin jaune, ni son collier de sequins, ni l’image de la Vierge en or pendue à son cou. Mlle Georgette était sérieusement occupée. Elle tenait sur ses genoux deux poupées, dont elle passa l’une à sa négresse, accroupie derrière elle. — Endors Dudu ! lui dit-elle.

La négresse prit délicatement la poupée et la berça dans ses bras en murmurant d’une voix nasillarde :

— Dormez, Dudu. Petite maîtresse veut qu’on dorme. Travail pas bon ; sommeil meilleur. Les songes sont des mensonges.

Pendant ce temps, Georgette s’était mise en devoir d’habiller l’autre poupée, qui s’appelle, je crois, Naïda. Elle lui prenait mesure, choisissait parmi des coupons d’étoffe étalés en cercle autour d’elle, assortissait les couleurs, tout entière à son travail, grave comme un évêque et par instans secouant la tête d’un air tragique, parce que apparemment Naïda est difficile à contenter, et qu’elle craignait de ne pas rencontrer son goût. Etrange était le contraste entre cette enfantine occupation et cette pâle figure, ces grands yeux au regard paresseux, ces petites mains blanches veinées d’azur, fines, nerveuses, effilées, un peu maigres, qui semblaient s’acquitter à contre-cœur de leur office. Elles se souvenaient bien d’avoir été autrefois des mains roses et potelées de petite fille, mais il s’était passé tant d’événemens depuis lors ! Elles avaient fait connaissance avec la vie et peut-être avec la souffrance ; il leur était venu de l’esprit, elles avaient réfléchi sur beaucoup de choses, et elles s’étonnaient qu’on les employât à préparer des nippes pour Naïda. On ne pouvait leur ôter de l’idée qu’elles n’étaient pas faites pour cela. Aussi avaient-elles de petits mouvemens saccadés, de petites impatiences fébriles, de petites gaucheries tout à fait amusantes ; elles se crispaient, chiffonnaient les coupons, et, je crois, les égratignaient un peu du bout de leurs ongles,

— Mademoiselle Georgette, dis-je, M. Adams est-il chez lui ?

Cette fois elle daigna me regarder, mais ce fut tout ; pas un mot. Il lui échappa seulement un geste qui signifiait : — À qui parlez-vous ? Nous ne sommes pas du même monde. J’habite les espaces, le pays des poupées. La voix des hommes n’arrive pas jusque-là.

— Dormez, Dudu ! répétait toujours la négresse en balançant sa grosse tête. Dormez, les songes sont des mensonges.

J’allais battre en retraite quand une porte s’ouvrit. C’est un vrai braque que M. Adams. À peine m’eut-il aperçu qu’il serra le poing, grinça des dents, roula les yeux comme un possédé. En cet instant, il ne ressemblait plus à Apollon. Sa grimace était si drôle que je ne pus m’empêcher de rire. Il paraît que le rire est chose insolite en cette maison, car Georgette tressaillit, et sa poupée lui échappa des mains. M. Adams maîtrisa son courroux, prit un air radouci. Il s’avança vers moi, me serra la main à me démancher le bras.

— Mon cher et excellent voisin, me dit-il d’un ton sarcastique, allons causer plus loin pour ne pas réveiller Dudu.

Dès que nous eûmes dépassé le coin de la maison, me prenant au collet : — Je vous savais très entêté, me dit-il ; mais je ne vous savais pas très indiscret.

— Que ne m’avertissiez —vous, lui répondis-je, que vous aviez quelque chose à cacher ?

Il entra en fureur : — Et qui vous dit que j’aie rien à cacher ? Cacher qui ? Cacher quoi ? Je voudrais que ma maison fut de verre. Apprenez que M. Adams n’a pas couru le monde en vain pour se défaire de ses préjugés, que sa conduite est toujours selon la droite raison, et qu’il voudrait rendre toute la terre témoin de tout ce qu’il fait.

Et à ces mots, changeant de visage, il s’assit sur le rebord d’une caisse d’oranger et s’écria avec un geste de désespoir : — The stubborn little brute ! Ce qui signifie à peu près en français : — L’entêtée petite sotte !… Il est triste de penser, ajouta-t-il, que M. Adams, qui n’a plus de préjugés, songe sérieusement à se pendre, parce qu’il plaît à une petite folle de jouer du matin au soir à la poupée.

— Il est certain, repartis-je, que l’éducation des enfans est une grosse affaire.

Il me regarda au blanc des yeux pour s’assurer si j’étais sérieux : — Ne plaisantez pas ! Je vous défends de plaisanter. Je suis très malheureux. Jusqu’à l’âge de quarante ans, j’ai toujours fait ma volonté ; mais depuis tantôt dix mois rien ne me réussit. Je voulais acheter les châtaigniers, vous m’avez soufflé le marché. Bagatelle encore que cela ! Je voulais… j’avais juré… Si je dois en avoir le démenti, je vous le dis, il ne me restera plus qu’à me pendre. C’est une chose qui réussit toujours quand on le veut bien.

— Le point, lui dis-je, est de bien vouloir.

Il se tut un Instant, puis il reprit : — Avez-vous jamais pensé à vous pendre ?

— Jamais. La seule sottise impardonnable est celle qui empêche d’en faire d’autres.

— Cela signifie que vous avez toujours réussi ?

— Non, mais je me suis toujours consolé.

— Et aujourd’hui vous n’avez plus même besoin de vous consoler ?

— J’ai doublé le cap des Tempêtes.

— Ainsi vous seriez homme à tâter le pouls d’une jolie fille sans que le vôtre battît plus vite ?

— Je me crois capable de cet exploit.

— Et si vous aviez juré d’être sincère…

— Je dirais tout ce que je pense ou je ne dirais rien. Je n’ai jamais manqué une bonne occasion de me taire.

Il se frotta les mains comme s’il venait de faire une trouvaille : — You are a fine fellow, me dit-il. Adieu, j’irai demain vous prier d’un petit service.

Voilà ce qu’on gagne à être propriétaire. On a des voisins. L’un a le goût d’argumenter, l’autre a des chagrins. Faute de trouver à qui parler, celui-ci se pendrait, celui-là mourrait d’un argument rentré ; mais je suis là : démonstrations, confidences, je subirai tout de bonne grâce. Ne serait-ce pas une belle chose si j’allais ramener au bon sens ces deux brise-raison, convertir le Savoyard au progrès, l’Anglais à la vertu ? Allons, je m’en vais devenir une façon de moraliste qui donne des consultations. Ce nouveau métier me plaît. La vie se partage en deux périodes, celle où l’on ne s’occupe des autres qu’à propos de soi et celle où l’on aime à s’occuper de soi à propos des autres ; bref il y a l’âge où l’on plaide et l’âge où l’on juge. Je veux juger ; mon pauvre moi ne me suffit plus ; le règne des autres va commencer… Jeannette, ma bonne servante, apportez-moi mon rabat de docteur in utroque jure… L’audience est ouverte. Parlez, messieurs. On vous écoute.

Victor Cherbuliez.