Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 32

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F. Roy (p. 172-177).
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XXXII

DANS LA MONTAGNE


Doña Rosario sentit une telle frayeur et un si grand saisissement s’emparer d’elle, quand elle vit tomber sous le poignard d’assassins inconnus le comte de Prébois-Crancé, qu’elle s’évanouit.

Lorsqu’elle reprit ses sens, la nuit était noire.

Pendant quelques instants ses pensées confuses tourbillonnèrent dans son cerveau ; elle chercha, mais longtemps en vain, à renouer le fil si brusquement rompu de ses idées. Enfin la lumière se fit dans son esprit, elle poussa un profond soupir et murmura d’une voix basse et pleine de terreur :


Doña Rosario était étendue sur le dos d’une mule entre deux ballots.


— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

Alors elle ouvrit les yeux, et elle jeta autour d’elle un regard désolé.

Nous l’avons dit, la nuit était noire, mais ce qui rendait encore les ténèbres plus épaisses pour la jeune fille, c’est qu’une lourde couverture était étendue sur elle et couvrait son visage.

Alors, avec cette patience qui caractérise tous les prisonniers, et qui n’est chez eux que l’instinct de la liberté, la pauvre enfant chercha à se rendre compte de sa position.

Autant qu’elle pût en juger, elle était tout de son long étendue sur le dos d’une mule entre deux ballots ; une corde passée autour de sa ceinture l’empêchait de se lever, mais ses mains étaient libres.

La mule avait ce trot dur et irrégulier, particulier à son espèce, qui faisait à chaque pas horriblement souffrir la jeune fille.

On avait jeté sur elle une couverture de cheval, afin, sans doute, de la garantir de l’abondante rosée de la nuit, ou peut-être pour l’empêcher de reconnaître la route qu’elle suivait.

Dona Rosario fit doucement, et en employant les plus grandes précautions, glisser la couverture afin de dégager son visage ; après quelques efforts, sa tête fut complètement libre.

Alors elle regarda.

Les ténèbres étaient épaisses.

La lune, incessamment voilée par des nuages qui passaient sur son disque blafard, ne répandait à de rares intervalles qu’une lueur faible et incertaine.

En levant doucement la tête, la jeune fille distingua plusieurs cavaliers qui marchaient derrière et devant la mule qui la portait.

Autant qu’il lui fût possible de le reconnaître, à cause de l’obscurité qui l’enveloppait, ces cavaliers étaient des Indiens.

La caravane assez nombreuse, — elle paraissait se composer d’une vingtaine d’individus, — suivait un sentier étroit, profondément encaissé entre deux montagnes abruptes, dont les masses rocheuses, en se reflétant sur la route, augmentaient encore les ténèbres.

Ce sentier montait en pente assez douce ; les chevaux et les mules, probablement fatigués d’une longue course, marchaient au pas. La jeune fille, à peine remise de son évanouissement, n’avait pu apprécier le temps qui s’était écoulé depuis son enlèvement ; cependant, en rassemblant ses souvenirs, et se rappelant à quelle heure elle avait été victime de ce rapt odieux, elle calcula que douze heures environ s’étaient écoulées depuis qu’elle était prisonnière.

Vaincue par l’effort qu’elle avait été contrainte de faire pour regarder autour d’elle, la pauvre enfant laissa retomber sa tête en étouffant un soupir de découragement, et, fermant les yeux comme pour s’isoler encore davantage, elle se plongea dans de tristes et profondes méditations.

Elle ignorait au moins avec qui elle se trouvait.

Bien des fois, il est vrai, don Tadeo lui avait parlé d’un ennemi terrible, acharné à sa perte, d’une femme dont la haine veillait sans cesse, prête à la sacrifier à la première occasion favorable.

Mais cette femme, qui était-elle ?

Quelle était la cause de cette haine ?

Était-ce aux mains de cette femme qu’elle se trouvait en ce moment ?

Et si cela était, pourquoi ne l’avait-elle pas sacrifiée déjà à cette vengeance ?

Pour quel motif sa vie avait-elle été épargnée ?

A quel supplice était-elle donc réservée ?

Ces pensées, et bien d’autres encore, venaient en foule assaillir l’esprit bourrelé de la jeune fille.

Cette incertitude était pour elle une torture atroce, en ce moment la vérité eût été pour elle presque une consolation.

L’homme est ainsi fait, que ce qu’il redoute le plus est l’inconnu.

Ce qu’il ignore prend instinctivement, aux yeux prévenus de celui qu’un danger terrible menace, des proportions gigantesques plus effrayantes mille fois que ce danger même.

L’imagination malade se crée des fantômes que la réalité, quelque horrible qu’elle soit, fait évanouir.

En un mot, le patient qui marche au supplice souffre plus des appréhensions que lui donne la crainte de la mort qui l’attend, que ne lui en causera la douleur physique de cette mort elle-même.

Telle était, à cette heure, la situation de dona Rosario ; son esprit, chargé d’inquiétudes et de sombres pressentiments, lui faisait redouter des souffrances sans nom, dont la pensée seule glaçait le sang dans ses veines.

La caravane marchait toujours.

Elle était sortie du ravin et gravissait un sentier tracé sur le bord d’un précipice, au fond duquel on entendait gronder, avec de sourds murmures, une eau invisible.

Parfois, une pierre à demi-écrasée sous le sabot d’une mule, se détachait, roulait avec un bruit sinistre sur le flanc de la montagne, et allait s’engloutir dans le gouffre avec un grondement lugubre qui montait de l’abîme.

Le vent sifflait au travers des pins et des mélèzes, dont les branches s’entre-choquaient et faisaient pleuvoir un déluge de feuilles sèches sur les voyageurs.

Parfois, le hibou ou la chouette, cachés dans le creux des rochers, élevaient dans la nuit leurs notes plaintives qui rompaient tristement le silence.

Des aboiements furieux se firent entendre dans l’éloignement ; peu à peu ils se rapprochèrent et finirent par former un effroyable concert, entrecoupé par des voix aigres de femmes et d’enfants qui essayaient de les calmer ; des lumières étincelèrent et la caravane s’arrêta.

On était évidemment arrivé à la halte choisie pour passer le reste de la nuit.

La jeune fille jeta avec précaution un regard autour d’elle.

Mais la flamme des torches, remuée par le vent, ne lui permit de distinguer que les silhouettes sombres de quelques masures, et les ombres de plusieurs individus qui s’agitaient autour d’elle avec des cris et des rires.

Rien de plus.

Les gens de l’escorte s’occupaient, avec force cris et jurements, de desseller les chevaux et de décharger les mules, sans paraître songer en aucune façon à la jeune fille,

Un assez long espace de temps s’écoula.

Doña Rosario ne savait à quoi attribuer cet oubli incompréhensible.

Enfin, elle sentit qu’un individu prenait la mule par la bride, et elle entendit crier d’une voix rauque :

Arrea ! ce mot avec lequel les arrieros ont l’habitude d’exciter leurs animaux.

Elle s’était donc trompée ? ce n’était donc pas là qu’elle devait s’arrêter ? Mais alors que signifiait cette halte ?

Pourquoi une partie de l’escorte l’abandonnait-elle ?

Son incertitude ne fut pas de longue durée cette fois : au bout de dix minutes au plus la mule s’arrêta de nouveau.

L’homme qui la conduisait s’approcha de doña Rosario.

Cet homme, revêtu du costume des huasos, — campagnards chiliens, — avait sur la tête un vieux chapeau de paille de Panama, dont les larges ailes rabattues sur son visage empêchaient de distinguer ses traits.

À l’aspect de cet individu, la jeune fille éprouva malgré elle un frisson de terreur.

Le paysan, ou soi-disant tel, sans lui adresser une parole, retira la couverture qui la couvrait, dénoua la corde qui lui ceignait la ceinture, et, la prenant dans ses bras avec autant de facilité que si c’eût été un enfant, il la porta toute frémissante de peur dans une cabane qui s’élevait solitaire à quelques pas, et dont la porte toute grande ouverte semblait les inviter à entrer.

L’intérieur de cette cabane était obscur.

La jeune fille fut déposée sur le sol avec une précaution et un soin auxquels elle était loin de s’attendre.

Au moment où cet homme la laissait glisser sur la terre, il pencha la tête vers elle, et, d’une voix faible comme un souffle, il glissa ces mots à son oreille :

— Courage et espoir !

Et se relevant vivement, il sortit en toute hâte de la cabane, dont il referma la porte derrière lui.

Dès qu’elle fut seule, doña Rosario se redressa ; d’un bond elle se trouva debout.

Les deux mots que lui avait jetés l’inconnu avaient suffi pour lui rendre sa présence d’esprit et lui ôter toutes ses terreurs.

L’espoir, cette panacée universelle, ce bien suprême que Dieu, dans son inépuisable miséricorde, a donné aux malheureux pour les aider à souffrir, était subitement rentré dans son cœur ; alors elle redevint forte et prête à engager la lutte contre ses ennemis inconnus.

Elle savait à présent qu’un ami veillait dans l’ombre sur elle, que, le cas échéant, son appui ne lui manquerait pas ; aussi, ce fut non avec crainte, mais presque avec impatience, qu’elle attendit que ses ravisseurs lui signifiassent leurs volontés.

Le lieu où elle était enfermée était plongé dans une obscurité complète. Dans les premiers moments ce fut en vain qu’elle essaya de distinguer quelque chose dans ce chaos ; mais peu à peu ses yeux s’accoutumèrent aux ténèbres, et, en face d’elle, elle aperçut une faible lueur qui filtrait entre les ais mal joints d’une porte.

Alors, avec précaution, pour ne pas éveiller l’attention des gardiens invisibles qui peut-être la surveillaient, elle tendit les bras en avant pour éviter de se choquer contre quelque obstacle qu’elle ne pouvait voir, et s’avança à pas de loup, en prêtant l’oreille au moindre bruit, du côté où brillait cette lueur, lumière qui l’attirait instinctivement comme la flamme attire les papillons imprudents dont elle brûle les ailes.

Plus elle approchait, plus cette lueur devenait distincte ; un bruit de voix arrivait jusqu’à elle.


La porte du cuarto dans lequel doña Rosario était enfermée s'ouvrit brusquement, le guerrier puelche parut.

Enfin, ses bras étendus touchèrent la porte, elle se pencha en avant et mit son œil au niveau de la fente.

Elle étouffa un cri de surprise, et, comme en ce moment la conversation un instant interrompue recommençait, elle écouta.