Le Japon (Villetard)/II/I

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CHAPITRE II

HABITANTS

I

Les races indigènes. — Les étrangers.

Nous connaissons le pays : il nous reste à parler des hommes qui l’habitent.

Deux races indigènes très différentes se trouvent en présence au Japon : les Aïnos et les Japonais proprement dits.

Les Aïnos étaient, à ce qu’on croit, les premiers habitants du Japon tout entier ; à une époque très reculée, des conquérants appartenant à une autre race auraient envahi la partie la plus méridionale du pays, d’où ils se seraient ensuite peu à peu étendus vers le nord. Les Aïnos de race tout à fait pure n’existent plus guère aujourd’hui que dans l’île d’Yéso, dont ils forment encore presque toute la population. Mais M. Bousquet, qui a pu visiter le Japon tout à son aise et l’étudier à fond, pense que, dans le Niphon même, les classes inférieures de la population sont encore en grande partie composées de descendants de la race primitive, plus ou moins profondément transformée par le mélange avec la race conquérante.

Cette race elle-même, quelle est son origine ?

Il est impossible de répondre d’une façon certaine à cette question. Ce qui semble le plus probable, c’est que les étrangers qui envahirent le Niphon, dans les temps préhistoriques, étaient des Javanais, ou tout au moins des hommes de la même famille.

Les Aïnos d’Yéso ressemblent, dit-on, aux Esquimaux. Ils sont restés à l’état sauvage. Ils habitent des cabanes d’une horrible malpropreté. Ils vivent de la chasse et de la pêche. Tout leur commerce se borne à la vente d’une partie de leur gibier et des poissons qu’ils ont pris. Leur industrie consiste uniquement dans la fabrication des instruments très primitifs qui leur sont nécessaires, et dans la salaison des saumons, qu’ils prennent par milliers dans leurs rivières.

Pendant que nos armuriers européens inventent de magnifiques fusils pour la chasse du tigre, du lion et de l’éléphant, les Aïnos ne connaissent encore que l’arc pour tuer les énormes ours bruns qui abondent dans leurs forêts ; mais ils ont imaginé un moyen aussi étrange qu’ingénieux pour abattre sans danger, avec de si faibles armes, un ennemi si formidable. Ils étudient les habitudes d’un ours ; quand ils connaissent les sentiers qu’ils se fraye à travers bois, ils y tendent un arc, muni d’une flèche dont ils ont trempé la pointe dans un poison qu’ils savent préparer : un fil tendu sur le passage de la bête fait partir le trait quand elle se présente. Pourvu qu’elle soit atteinte, le poison produit un effet presque foudroyant, et le chasseur n’a plus qu’à suivre à la trace l’animal blessé pour trouver promptement son cadavre.

Ces sauvages ont la peau rouge, d’une teinte cuivrée, aussi différente de celle du Malais que de celle du Japonais ou de l’Européen. Leurs cheveux, très longs et incultes, sont légèrement crépus ; ils ne rasent jamais leur barbe. Les hommes, selon M. Bousquet, sont généralement bien faits et vigoureux ; leurs yeux sont grands et ont une expression de franchise, leur physionomie est douce, leurs traits sont réguliers ; mais leurs lèvres épaisses, leurs fronts bas et leurs longs cheveux pendant sur leur figure montrent l’infériorité de leur race. Les femmes sont remarquablement jolies pendant leur première jeunesse, au dire du même écrivain. Leur regard, voilé de longs cils, a quelque chose d’effarouché comme celui des gazelles. Elles marchent pieds nus, et s’habillent, comme les hommes, d’une robe unique décorée d’arbre. Leurs bras sont couverts de tatouages, elles portent des lambeaux d’étoffe rouge en guise de pendants d’oreilles. Elles peignent sur leur lèvre supérieure une sorte de moustache rouge qui ne doit pas les embellir aux yeux d’un Européen.

Leur religion est un paganisme grossier. Pour honorer leurs dieux, ils leur immolent de vieux chevaux, des daims et des ours pris vivants ; ils leur offrent des libations de riz et de saki (eau-de-vie de riz).

Leur vie, au milieu de l’immense forêt qui couvre leur île et des rochers qui en bordent les côtes, est singulièrement monotone et triste ; aussi sont-ils sombres et taciturnes. Ils ne demandent au travail que juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim, et pour avoir de quoi s’enivrer de temps à autre avec du saki.

La civilisation japonaise est mortelle pour ces sauvages, comme la civilisation européenne pour les Indiens du Nouveau-Monde. Les Aïnos, depuis longtemps refoulés dans Yéso, tendent à disparaître : ils ne sont plus aujourd’hui qu’au nombre de 11 000 environ. Quand leur île, riche en forêts, et, dit-on, en mines de charbon de terre, sera exploitée, ce qui ne peut tarder, par l’industrie européenne, il est à croire que les derniers représentants de cette race inférieure seront tués en peu de temps par une civilisation dont ils ne sauront prendre que les vices.

Nous nous sommes étendu un peu longuement sur les Aïnos, parce que nous n’aurons plus à parler d’eux dans le cours de cet ouvrage. Nous ne dirons au contraire à celle place que quelques mots des Japonais, puisque c’est leur histoire, leurs mœurs, leurs usages et leur caractère qui font l’objet de ce livre. Pour les faire connaître ici au physique, nous ne pouvons mieux faire que de nous adresser à M. Bousquet, qui a passé plusieurs années au milieu d’eux.


TYPES JAPONAIS.

« Les Japonais, ceux au moins qui sont d’ancienne race et purs de tout mélange avec les Aïnos, ont, nous dit-il, les membres souples et grêles, les extrémités fines, la taille bien prise, la face ovale, les yeux voilés sous la paupière, écartés et sensiblement relevés vers les oreilles, les sourcils hauts et peu fournis, le nez aquilin, les lèvres minces, la barbe rare et le teint jaune clair. Jugés d’après notre idéal du type caucasique, ils nous paraissent généralement laids à divers degrés ; mais leur physionomie mobile et expressive, leur regard intelligent, compensent aisément ces défectuosités. »

On rencontre aujourd’hui assez de Japonais en France pour qu’il nous soit aisé de contrôler par nous-mêmes le portrait que nous venons d’emprunter à un ancien fonctionnaire d’Yédo. Quand nous avons commencé à rencontrer dans nos rues et sur nos promenades ces jeunes sujets du Mikado, venus parmi nous pour s’instruire dans les arts et dans les sciences de l’Europe, et vêtus à la dernière mode de Paris, nous avons d’abord été frappés de ce que nous appelions leur laideur. Mais il ne nous a pas fallu longtemps pour nous habituer à ces types, qui nous choquaient surtout parce qu’ils étaient entièrement nouveaux pour notre œil, et nous n’avons pas tardé à reconnaître que ces figures, si différentes des nôtres, avaient quelque chose d’intelligent et d’aimable qui nous réconciliait vite avec leur étrangeté.

Il y a bien peu d’années encore, on ne pouvait trouver dans tout l’empire du Soleil levant que des Japonais et des Aïnos. Aujourd’hui les anciennes barrières qui en fermaient l’entrée aux étrangers sont tombées : mais on peut se demander à qui profitera ce grand changement. Les États-Unis et l’Europe ont cru servir les intérêts de leur commerce en forçant ces portes si longtemps et si obstinément fermées ; jusqu’à présent les résultats obtenus n’ont pas lieu de nous réjouir beaucoup.

Deux ou trois mille hommes de race blanche sont allés s’établir au Japon ; ils y font à peu près leurs affaires ; à moins que le gouvernement japonais ne les autorise à exploiter les richesses minérales de son sol, il n’est pas probable qu’un nombre plus considérable d’Européens et d’Américains puissent trouver à y vivre. Les Chinois, au contraire, qui y sont venus à leur suite, y prospèrent ; ils y viennent chaque jour en plus grand nombre ; ils y sont comme chez eux, et l’on peut craindre que sans conquête militaire, par le seul effet, de leur nombre sans cesse croissant, ils n’y soient bientôt tout à fait chez eux.

Là, comme dans tous les pays où s’étend depuis une vingtaine d’années leur invasion pacifique, leurs rares qualités, leur incroyable sobriété, leur intelligence commerciale, leur étonnante aptitude à tous les métiers, leur assurent de rapides succès. Ils se glissent partout ; partout on les trouve gênants, on redoute leur rivalité ; mais, à Yokohama comme à San-Francisco, tout en les maudissant on a besoin d’eux, parce qu’ils se contentent de salaires que les employés, les domestiques et les ouvriers de race blanche trouveraient dérisoires, et parce que leur intelligence déliée leur permet de rendre des services qu’on demanderait sans doute inutilement à des hommes d’autres races.

Au Japon, leur rôle principal est celui de compradores (acheteurs), c’est-à-dire en réalité de représentants des Européens dans toutes leurs négociations avec les indigènes. « Très habiles, dit M. Guimet, dans les questions de banque, d’escompte, de change, de monnaies, de cours commerciaux, ils se sont faits utiles, commodes, nécessaires, indispensables. Aucune maison européenne n’a pu se passer d’un Chinois ; les Japonais ont forcément utilisé ce truchement[1]. Et comme les Chinois ont éminemment le don de l’association, ils ont formé la corporation des compradores, qui a grandi, s’est imposée, et tend à supplanter, au point de vue commercial, et les Japonais et les Européens.

« Un comprador est un voleur qu’on institue caissier. Ce voleur est patenté, garanti par ses confrères ; il prend sa commission sur tous les payements ; il a son tant pour cent sur ce qui entre et ce qui sort, sur les affaires manquées comme sur celles qui réussissent, sur les gages des employés comme sur les approvisionnements de la maison ; il suce l’argent par tous les pores ; c’est la pieuvre du commerce. Il exploite les goûts, les défauts, les vices de ses maîtres, comme il exploite leur insouciance, leur ignorance et leur paresse. Les Japonais le saluent jusqu’à terre et le maudissent ; les Européens l’insultent et le couvrent d’or.

» Les Japonais travaillent, produisent, inventent et créent ; ils vendent du riz, des algues, de la soie, des objets d’art, et ne font pas leurs frais. Les Européens s’ingénient, imaginent, écrivent des courriers, envoient des dépêches, remuent le monde entier, pensent, s’épuisent, achètent trop cher, vendent à perte, se ruinent. Les Chinois président aux transactions, comptent les dollars, en gardent le plus possible, se font gras, paisibles et millionnaires. »

  1. Interprète