Le Japon (Villetard)/II/II

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II

Géographie politique du Japon. — Les cercles administratifs. — Les provinces. Les villes.

Le vaste pays dont nous venons de faire connaître sommairement la configuration, le ciel, le climat, la nature et les habitants, est divisé, au point de vue politique, en huit grands cercles administratifs, divisés eux-mêmes en provinces. Voici les noms de ces huit cercles :

Conikaï, formé de 
 5 provinces.
Too-kaï-Too ou Tokaïdo, de 
 15 provinces.
Too-san-Too ou Tosando, de 
 8 provinces.
Hok-rok-Too ou Fokourokouda, de 
 7 provinces.
San-in-Too ou Sanindo, de 
 8 provinces.
San-yan-Too ou Sanryodo, de 
 8 provinces.
Nan-kaï-Too ou Nankaïdo, de 
 6 provinces.
Saï-kaï-Too ou Saïkaïdo, de 
 11 provinces.

Nous ne nommerons pas chacune de ces soixante-huit provinces avec leurs capitales, pour ne pas prodiguer des noms difficiles à retenir, et qu’on ne trouverait sans doute sur aucune des cartes que nos lecteurs peuvent avoir à leur disposition ; mais il est bon de consacrer quelques pages à une description sommaire des principales villes du Japon.

Nous commencerons par celle où débarque à peu près forcément tout voyageur arrivant de l’Europe ou des États-Unis par l’une des grandes lignes de steamers établies dans ces vingt dernières années : nous voulons dire Yokohama.

Sur la côte occidentale du Niphon, que baigne l’océan Pacifique, entre le 35° et le 36° degré de latitude nord, on trouve la baie d’Yédo ; c’est à peu près au milieu de la côte ouest de cette baie profonde que s’élève la ville de Yokohama, fondée par les Européens depuis les traités qui ont ouvert en partie le Japon à notre commerce. Yokohama est bâtie sur une île, car le gouvernement japonais n’avait signé ces traités qu’à regret, après avoir vu l’immense empire de la Chine battu par les « barbares chrétiens» ; aussi comptait-il d’abord essayer d’agir avec toutes les nations civilisées comme il avait pu le faire pendant près de trois siècles avec les Hollandais enfermés dans le petit îlot de Décima ; mais ses plans perfides échouèrent bientôt, comme nous le verrons ailleurs.

Le terrain sur lequel est construit le principal établissement des Européens au Japon est baigné d’un côté par la mer ; il est d’autre part séparé de la terre ferme par une rivière et par un canal. La ville se compose de trois parties bien distinctes, la ville européenne est jolie, propre, bien bâtie en bois et en briques ; les rues, bien alignées, les unes parallèles et les autres perpendiculaires au quai, se croisent à angle droit. La ville chinoise est pauvre, et l’on y retrouve la saleté qui offusque les voyageurs dans tous les établissements des fils du Céleste Empire, à San-Francisco aussi bien qu’à Pékin ou à Nankin. Enfin, au nord, s’étend la ville japonaise, appelée Benten. Elle offre le coup d’œil le plus curieux au Français qui la visite en descendant du paquebot, car c’est la première fois que le Japon s’offre à ses regards, mais elle n’est habitée que par des Japonais en rapports constants avec l’Europe ; leurs usages, leurs costumes, leurs caractères mêmes sont déjà altérés par le voisinage et le contact perpétuel de notre civilisation ; nous ne nous y arrêterons donc pas, et après avoir dit que Yokohama abrite à lui seul plus de la moitié des Européens établis au Japon, nous nous hâterons de passer à une ville plus intéressante et plus curieuse pour nous.

Les villes principales du Japon sont Yédo, Osaka et Kioto. Kioto a été pendant plusieurs siècles la capitale des mikados[1], tandis que Yédo était celle des shogouns (improprement appelés Taïcouns par les Européens). Depuis la révolution de 1868, qui a renversé le dernier shogoun, le mikado, resté seul souverain, transporta sa résidence à Yédo.

Yédo s’élève au fond de la baie qui lui doit son nom. C’est l’une des plus grandes villes du monde. D’après M. Rodolphe Lindau, la surface qu’elle couvre n’est pas moindre de 85 kilomètres carrés. Sa population est évaluée par le même auteur à 1 800 000 âmes, ce qui est à peu près le chiffre de la population de Paris. Il est vrai que dans ce chiffre il fait figurer pour cinq cent mille âmes les daïmios (grands seigneurs féodaux), avec leurs familles et les gens de leur suite ; or, la révolution qui a renversé le dernier shogoun, en supprimant le pouvoir politique des daïmios, les a dispensés de l’obligation de passer une partie de leur vie à Yedo et d’y laisser en tout temps leurs familles en otage. Mais, bien que leur départ ail diminué l’animation des quartiers qu’ils habitaient, les voyageurs qui ont visité Yédo le plus récemment ne nous en parlent nullement comme d’une cité en décadence.

Quoique la ville louche la mer, les quartiers les plus


VUE D’UN CANAL À YÉDO


voisins du rivage, au lieu d’être, comme dans nos grands ports européens, consacrés aux magasins, aux docks, aux entrepôts et aux chantiers de construction, sont peu bâtis et peu peuplés ; on y trouve surtout des jardins et des rizières.

En s’éloignant de la mer, c’est-à-dire en se dirigeant du sud vers le nord, on ne tarde pas à rencontrer le soto-siro ou quartier qui entoure le château, puis le siro ou le château, ancienne résidence des shogouns, aujourd’hui résidence du mikado. À l’est du siro se trouve la cité marchande. Au nord de la cité s’étend le quartier d’Asaksa, consacré à la religion et aux plaisirs, aux temples et aux théâtres. Puis on arrive à une banlieue pleine de jardins, de vergers, de maisons de thé (restaurants et cafés) champêtres. Deux grandes rivières et un assez grand nombre de cours d’eau de moindre importance traversent la ville. Ces cours d’eau sont reliés entre eux par une foule de canaux couverts de longues barques chargées de bois, de charbon, de cannes de bambou, de nattes, de paniers couverts, de caisses, de tonnelets, de poissons énormes. C’est par les canaux et non par la mer que Yédo exporte ses produits et reçoit tous les approvisionnements nécessaires à une grande ville.

L’espace occupé par le siro n’a pas moins de 8 kilomètres de circonférence ; il est entouré d’une longue muraille munie de nombreuses tourelles, et partout protégé par des fossés et de petits lacs. C’est une véritable forteresse, qui rappelle beaucoup les anciennes résidences de nos souverains et de nos seigneurs du xive et du xve siècle. C’est que le Japon, ainsi qu’on le verra plus loin, a eu, lui aussi, son moyen âge, qui vient à peine de prendre fin.

Les daïmios (princes ou seigneurs féodaux) avaient leurs demeures renfermées et cachées dans d’immenses terrains enclos de toutes parts de longues murailles ; mais le shogoun ne leur permettait pas de s’y fortifier à son exemple, car c’était contre leurs conspirations incessantes qu’il voulait se


PALAIS DU PRINCE DE SATSOUMA


protéger. Dans ces vastes parcs étaient épars une foule de bâtiments relativement assez petits, où demeuraient les princes, leurs officiers et leur nombreuse suite. Rien dans leurs demeures ne rappelait les magnifiques hôtels et les palais splendides que les seigneurs se bâtissaient dans les grandes capitales de l’Europe. Leurs yashkis (ou châteaux), depuis qu’ils les ont abandonnés, sont occupés en grande partie par les employés du gouvernement, devenus très nombreux aujourd’hui que le mikado cherche à modeler son gouvernement sur celui des grands États de l’Europe. Ces employés, dont les traitements sont assez peu élevés, vivent presque tous fort modestement, et leur train ne rappelle en rien le faste des hauts et puissants personnages dont ils occupent les demeures.

C’est dans les quartiers commerçants qu’on retrouve tout le mouvement, toute l’animation d’une grande ville ; c’est là que de nombreuses boutiques, des marchands ambulants, des montreurs de bêtes et des jongleurs en plein air attirent une foule bourdonnante et rieuse qui se renouvelle sans cesse. C’est là aussi qu’on peut étudier, tout à son aise l’architecture japonaise, et ces étranges maisons de bois et de papier qui ne se dérobent pas aux regards derrière de hautes murailles, comme les anciennes demeures des daïmios.

Deux choses qui frappent tout d’abord l’étranger dans les rues d’Yédo, ce sont des belvédères ou des observatoires très élevés qui se rencontrent par centaines, et des espèces de tours basses, rondes et noires qu’on aperçoit aussi partout, au moins dans les quartiers commerçants. Les belvédères sont des postes où des guetteurs passent la nuit, afin de donner l’alarme dès qu’un incendie apparaît dans le quartier confié à leur surveillance : les tours basses et noires sont des magasins incombustibles où les commerçants vont enfermer leurs marchandises et tout ce qu’ils ont de précieux, dès qu’un incendie signalé par les guetteurs semble pouvoir atteindre leurs magasins.

Il y a peu de temps encore, on voyait à deux des entrées d’Yédo une place consacrée aux exécutions capitales ; les têtes des suppliciés étaient exposées aux regards sur des poteaux ; les cadavres abandonnés servaient de pâture aux corbeaux et aux vautours ; les piliers auxquels pendaient ces tristes débris rappelaient aux voyageurs français ce que nos vieilles chroniques nous racontent de Montfaucon ; mais le moyen âge, nous l’avons dit, a pris fin au Japon depuis 1868. Le Montfaucon japonais a disparu en même temps que les lois devenaient moins sanglantes et les supplices plus rares. C’est peut-être près d’un de ces lieux d’horreur qu’est placée aujourd’hui la gare du chemin de fer de Yokohama, la première voie ferrée qui ait été construite dans le Niphon : les sujets du mikado ont passé sans transition du xve siècle à la dernière partie du xixe ; ils ont franchi en trois ou quatre ans ces étapes qui nous ont pris trois ou quatre siècles.

Ne quittons pas leur capitale sans dire qu’elle a tout récemment changé de nom. Elle s’appelle maintenant officiellement Tokio ; c’est ainsi qu’elle était appelée sur le plan colossal qui, à l’Exposition universelle de 1878, décorait la façade du Japon dans la rue des Nations.

L’ancienne capitale des mikados, Kioto (ou, suivant l’orthographe adoptée par M. de Hubner, Kiyôto) est située à peu de distance du lac Bioua. La ville, construite au fond d’une vallée, est entourée par deux rivières que les pluies d’orage transforment en torrents, mais qui n’ont le plus souvent que de minces filets d’eau dans leur lit très large. Cette vallée, ouverte vers le sud, est dominée des trois autres côtés par de hautes collines qui forment des points de vue délicieux.

La ville que le chef suprême du Japon a récemment abandonnée avait jadis une population évaluée par certains écrivains à cinq cent mille âmes, par d’autres à sept cent mille. Elle a perdu, dit-on, près de la moitié de ses habitants depuis qu’elle n’est plus la résidence du souverain. Bien que le pouvoir des mikados fût alors avant tout un pouvoir religieux, et que Kioto fût plutôt la capitale spirituelle que la capitale temporelle de l’empire, c’était une ville très animée, très gaie, très brillante et très bruyante. M. Humbert, qui l’a visitée peu de temps avant la révolution de 1868, y a encore vu une population nombreuse, riche et ardente au plaisir. Aujourd’hui elle a beaucoup perdu de son ancien éclat, et on y remarque, dès qu’on y entre, tous les symptômes d’une décadence profonde et sans doute irrémédiable, car sa position géographique ne lui permet pas de réparer par le commerce et par l’industrie le mal que lui a fait le départ du chef suprême de l’État.

M. de Hubner est parvenu, non sans peine, à visiter en 1872 le palais des mikados, où presque aucun Européen n’avait pu entrer avant lui. Il n’en paraît, pas émerveillé et le trouve à peu près semblable aux yashkis, ou châteaux, des daïmios qu’il a pu voir. C’est toujours le même système de construction dont nous avons déjà parlé. Au lieu d’un véritable palais offrant une masse imposante et de grandes lignes d’architecture, c’est une série de bâtiments assez nombreux réunis dans une seule enceinte, mais séparés les uns des autres par des jardins. Une chose digne de remarque, c’est que l’enceinte du palais des mikados n’est pas protégée par des fossés comme celle du siro des shogouns à Yédo, et comme celle des yashkis de la plupart des grands daïmios dans leurs provinces.

On a comparé cette ville de Kioto, éloignée de la mer et dominée de tous côtés par des collines, à une cage où le mikado, chef officiel de l’empire, était enfermé par le shogoun, chef réel de l’État, et gardé à sa disposition. Les mesures étaient prises pour que le prisonnier ne pût même pas se défendre en cas d’attaque. Cependant, quand la lutte éclata, ce fut le captif qui ont raison de son geôlier. C’est à Fouzimi, tout près de Kioto, que fut livrée en 1868 la bataille décisive.

Le château qu’habitaient les shogouns lorsqu’ils venaient


DAME DE LA COUR RENTRANT DANS SES APPARTEMENTS À KIOTO.


rendre visite au grand chef, dont ils reconnaissaient la souveraineté en principe tout en l’annulant dans la pratique, a beaucoup plus de caractère et de grandeur que la résidence des mikados. Il est vrai que le château fut rebâti à la fin du xvie siècle ou au début du xviie par Taïko Sama, qu’on pourrait appeler le Louis XIV du Japon.

Devant le mur d’enceinte s’étend une vaste esplanade plantée de beaux arbres. Entre ce muret le palais on traverse une cour spacieuse. La porte principale, est ornée d’oiseaux et de fleurs en haut relief peints et dorés. Les pièces du palais sont très grandes et très élevées. « Sur des plafonds en or mat, dit M. de Hubner, des poutres sculptées se croisent en échiquier et des plaques de bronze doré d’un dessin fort élégant marquent les points où elles se rencontrent. Nous traversons plusieurs pièces avant d’arriver à la grande salle, longue environ de quatre-vingts pieds, large de trente et haute de vingt-deux. Le plafond est d’une grande beauté ; les cloisons mobiles et les murs présentent sur un fond d’or des arbres de grandes dimensions hardiment simplement dessinés. Autour de cette pièce règne un couloir dont les fenêtres, percées dans le haut du mur sont d’une richesse, d’une variété et d’une exécution merveilleuses. L’appartement qu’habitait le shogoun est décoré de lambris en vieux laque et de quelques tableaux précieux. L’emblème du shogoun, un trèfle entouré d’un anneau, est ici reproduit à l’infini. »

Dans cette ancienne capitale religieuse du Japon, les sanctuaires et les édifices consacrés au culte méritent tout spécialement d’attirer notre attention.

Vers la fin du xviie siècle, l’ancien culte national, le culte des kamis[2], comptait à Kioto 2757 mias (les mias sont des chapelles ou de tout petits temples). La religion bouddhiste[3] y avait 3 893 temples ou pagodes. Pour expliquer ces chiffres, qui semblent d’abord inadmissibles, hâtons-nous de dire que la plupart de ces édifiées sacrés n’étaient que de très petites chapelles. Mais plusieurs d’entre eux avaient une grande importance. Nous citerons notamment le temple des Trente-trois mille trente-trois, ainsi nommé à cause du nombre des idoles qu’il contenait. Il est encore debout aujourd’hui, et tous les voyageurs contemporains le décrivent.

L’auteur du Japon pittoresque, M. Maurice Dubbard, avait émis un doute au sujet de l’authenticité de ce nombre, qui lui semblait prodigieusement exagéré ; mais le bonze qui le guidait lui fit remarquer d’un ton assez piqué que chaque grande idole en portait trente-deux petites sur ses bras ou sur ses genoux, et il affirma qu’il y avait bien réellement mille et une grandes statues. M. Dubbard ne s’est pas soucié de vérifier si celles-ci étaient réellement aussi nombreuses que les nuits employées par la sultane Sheherazad à conter ses fameuses histoires.

C’est également à Kioto qu’on voit le grand Daibouts, c’est-à-dire la plus énorme statue de Bouddha qui existe au Japon, où les statues colossales de ce dieu ne sont pas rares. C’est encore dans l’enceinte d’un de ces temples que se trouve une cloche célèbre, la plus grosse, dit-on, qui soit au monde.

À cinquante kilomètres de Kioto s’étend la grande ville d’Osaka, située au fond d’un golfe profond, à l’extrémité orientale de la Mer intérieure. Placée à l’embouchure du Yodo Gaoua, et sur les deux rives de ce fleuve, traversée d’ailleurs par quatre autres grands cours d’eau que relient entre eux de nombreux canaux, elle est appelée, par tous les voyageurs qui nous la décrivent, la Venise du Japon. Les ponts y sont très nombreux. M. de Hubner en compte plus de deux cent soixante, tous en bois, dont plusieurs d’une grande longueur. M. Bousquet, qui a visité cette ville moins à la hâte, nous parle de trois mille cinq cents ponts en dos d’âne d’un effet très pittoresque.

Osaka, qui, du milieu du viie siècle de notre ère jusqu’à la fin du xiie, servit de résidence aux mikados, est aujourd’hui la capitale commerciale du Japon. Elle a plus de 500 000 habitants. Le mouvement maritime y est immense. Mais à ce point de vue sa prospérité serait menacée, d’après M. de Hubner, par une petite ville, presque un simple village, nommé Hiogo, situé à quelques kilomètres d’Osaka. Les traités ont permis aux Européens de s’établir à Hiogo, dont pourront approcher sans difficulté les immenses steamers des grandes compagnies de navigation anglaise et françaises, tandis que dans la partie du golfe où se trouve la Venise de l’extrême Orient l’eau est peu profonde, et la barre que forment les flots en se précipitant à la marée montante dans le Yodo Gaoua est dangereuse pour les navires.

Osaka n’a ni palais splendides ni temples célèbres ; le seul de ses monuments dont les derniers voyageurs qui l’aient visitée nous entretiennent, est un hôtel des monnaies élevé tout récemment, dans le style européen, part des Anglais. Ce n’est pas là un édifice dont la description puisse nous offrir beaucoup d’intérêt, mais la ville n’en est pas moins fort curieuse. Sa population aime à la fois le travail et plaisir.

Les rues sont très étroites ; elles ont rarement, d’après M. de Hubner, plus de quatre à huit pieds de largeur ; mais elles sont propres et bien aérées. Elles sont toutes en ligne droite et se coupent à angle droit.

Plusieurs quartiers, qui ne contiennent absolument que des boutiques, forment d’immenses files de parallélogrammes, longs, bas et sombres. « Les tons noirs et gris prédominent, dit M. de Hubner. Rien de moins gracieux ni de plus triste ; mais le regard n’a pas le temps de s’arrêter aux maisons. Il est absorbé par la richesse et la variété, j’ajouterai par l’étrangeté des objets exposés en vente et par la foule bariolée des piétons. »

Au sud-ouest de la baie d’Yédo et sur la même côte s’enfonce une autre baie qui baigne le rivage de la province d’Owari, dont elle a reçu le nom.

Au fond de cette baie, à une lieue environ du rivage, on rencontre Nagoya, grande cité industrielle et commerciale qui, selon M. Bousquet, occuperait le quatrième rang sur une liste du Japon où les villes seraient classées d’après leur importance.

Les amateurs de curiosités s’intéresseront particulièrement à cette cité quand ils sauront qu’elle est l’un des centres pour la fabrication des porcelaines à décor bleu. On y fabrique aussi des émaux cloisonnés, moins beaux il est vrai que ceux de la Chine, mais encore fort recherchés par les collectionneurs.

Là, comme partout au Japon, la révolution récente a apporté de profonds changements.

Le prince d’Owari était l’un des plus grands personnages de la féodalité japonaise, et un nombre considérable de seigneurs relevaient de lui. Aujourd’hui le prince est dépossédé, et le siro ou château qu’il habitait naguère dans Nagoya sa capitale tombe déjà en ruine. Les yanhkis, ou résidences de ses anciens tenanciers, situés près du siro, sont abandonnés et délabrés. La ville elle-même semble condamnée à une décadence profonde et irrémédiable, sinon par la révolution politique, au moins par la révolution commerciale qui l’avait précédée. L’ouverture de certains ports du Japon aux étrangers a appelé dans ces heureuses villes tout le mouvement du commerce de l’empire. Celles où les Européens et les Américains n’ont pas accès dépérissent tout naturellement. Du reste, quand même le mikado nous accorderait, comme il le fera certainement à plus ou moins bref délai, le droit d’entrer dans toutes ses villes, Nagoya aurait bien de la peine à se relever, la baie d’Owari étant trop peu profonde pour recevoir nos grands steamers et même les bateaux à vapeur d’un moindre tonnage adoptés maintenant par les commerçants japonais eux-mêmes.

Quoique toutes les villes du pays, à en juger par les quelques plans contenus dans divers ouvrages, et notamment dans celui de M. Humbert, aient leurs rues percées en ligne droite et se coupant à angle droit, cette régularité n’est nulle part plus absolue, ni surtout plus sensible qu’à Nagoya, où toutes les maisons sont uniformément composées d’un rez-de-chaussée surmonté d’un seul étage, et couvertes de toits en tuiles qui les débordent de tous les côtés et les assombrissent. La ville de Nagoya, qui a encore près de deux cent mille habitants, ne semble pas à même de leur offrir de grandes distractions. M. Bousquet, qui l’a visitée, ne nous parle ni de ses théâtres ni de ses temples, et il remarque qu’elle n’a ni places, ni ronds-points, ni rien de ce qui contribue à donner à une ville de la gaieté et de l’animation. Il raconte qu’il n’y était encore venu avant lui qu’un seul Européen : c’était un professeur français, qui, après avoir séjourné quelque temps dans le meilleur hôtel de la cité, y avait inscrit en français sur la porte ce titre pompeux Hôtel du Progrès.

Nous citerons encore parmi les villes du Niphon qui peuvent intéresser nos lecteurs à des titres divers, Nikko, à trente lieues environ nord-nord-est d’Yédo, située dans des montagnes, où de nombreux ruisseaux et des cascades magnifiques entretiennent une fraîcheur délicieuse. La route qui y conduit depuis Yédo franchit à quelques lieues de la capitale le cours du Tone Gaoua. À partir de ce fleuve jusqu’à Nikko, elle est bordée de deux rangées de magnifiques arbres verts. C’est dans cette ville que se faisaient enterrer les shogouns : c’est en quelque sorte le Saint-Denis du Japon. Le plus magnifique de ces tombeaux est celui de Gongen Sama ou Iyeyas, l’un des plus grands princes qui aient régné sur ce pays. Les détails en sont merveilleux, non seulement par la richesse et la beauté des matériaux, mais aussi par la finesse de l’exécution. Cependant l’ensemble est plus admirable encore. « Au pied du temple de Gongen Sama, dit M. Bousquet, comme devant Notre-Dame, comme à Bourges, comme à Rome et à Athènes, l’âme humaine se sent à la fois élevée et écrasée. On reste stupéfait devant ces accumulations de pierres, ces toitures colossales et cet encadrement merveilleux d’arbres éternellement en deuil. »

Une foule d’autres temples également élevés pour abriter la sépulture d’autres shogouns, quoique moins merveilleux, méritent encore l’admiration. Ils sont, ou du moins ils ont été jusqu’ici très soigneusement entretenus. D’autres, qui ne le cédaient peut-être en rien à ceux-là, ont été détruits par un incendie, et il n’en reste plus que les fondations.

Les temples, les chapelles et les bonzeries de Nikko forment une sorte de ville sainte infiniment curieuse. Il serait bien à désirer qu’avant que d’autres incendies ou des tremblements de terre l’aient renversée, des Européens puissent photographier un à un tous ces monuments aussi intéressants pour l’historien que pour l’artiste.

À quelques lieues au sud de Nikko se trouve la ville de Kiriou, qui mérite d’être signalée pour des raisons toutes différentes. Ce ne sont ni les temples ni les tombeaux qui en font l’intérêt ; c’est l’industrie. On y teint et on y tisse la soie, mais avec des procédés singulièrement primitifs. Les Japonais possèdent déjà des chemins de fer et des bateaux à vapeur ; mais ils n’ont pas encore adopté, pour la fabrication des étoffes, les machines perfectionnées de nos grandes manufactures ; aussi, malgré le bas prix où la main d’œuvre est restée chez eux, des soieries beaucoup moins belles que les nôtres reviennent à un prix beaucoup plus élevé. On a appelé Kiriou le Lyon du Japon ; soit, mais Lyon avant les progrès de notre outillage industriel.

Nikko et Kiriou se trouvent dans l’intérieur des terres. La ville de Sendaï s’élève sur la côte orientale du Niphon, à soixante ou soixante-dix lieues au nord d’Yédo. C’est une ville fort importante, où le commerce a déjà introduit beaucoup de marchandises européennes. Les indigènes y apprenne l’anglais avec un grand zèle ; mais, bien que notre langue y soit infiniment moins cultivée, M. Bousquet (qu’il nous faut toujours citer, car il est à peu près le seul Européen qui ait visité le Japon ou au moins le Niphon dans presque toutes ses parties), M. Bousquet y a vu une enseigne en français. Sendaï a une réelle importance commerciale, mais c’est une ville sans caractère, plus intéressante pour les économistes que pour les artistes et les archéologues.

Toutes les villes dont nous venons de parler sont dans le Niphon. Dans l’île d’Yéso se trouvent deux villes dont il convient de dire au moins un mot.

La première, située à la pointe sud-ouest d’Yéso, est Hakodaté, qui est la vraie capitale de cette grande île ; mais quelle capitale ! c’est, au dire de M. Bousquet, « un grand village de bois, aux toitures basses, où s’élèvent de loin en loin quelques habitations un peu plus grandes, peintes de bariolages de mauvais goût. Les maisons les moins laides sont surmontées de toits couverts de terre et plantés d’herbe, afin de remplacer les tuiles qui manquent. La ville est bâtie sur le penchant d’une colline escarpée, de sorte que si les rues parallèles percées à mi-côte sont larges et bien ouvertes, les rues transversales qui les rejoignent sont autant d’escaliers. »

Cette capitale ayant paru insuffisante au gouvernement japonais, il a récemment voulu en avoir une nouvelle à la mode européenne, placée au milieu du pays, comme le clocher, dans nos contrées, est au milieu du village, et il a décrété la construction de Satsporo, sans s’inquiéter de savoir si une ville avait sa raison d’être au beau milieu des forêts et loin de la mer. On a donc défriché à la hâte quelques hectares de bois et l’on s’est empressé d’élever, sur le terrain désigné arbitrairement, quelques constructions monumentales.

L’une d’elles, coiffée d’un dôme de bois assez semblable à celui de l’observatoire de Paris, abrite le gouverneur. Quelques autres servent de logements et de bureaux aux employés japonais et aux ingénieurs américains que le gouvernement a appelés à grands frais pour diriger les travaux. Le reste de l’espace attribué à cette ville rêvée est occupé par quelques misérables chaumières, par des champs de pommes de terre ou de millet et, par quelques hangars.

Plus sage que les conseillers du mikado, Potemkin, pour flatter les yeux de sa souveraine en voyage, se contentait de semer sur sa route des villages en carton et en toiles peintes. Cela coûtait moins cher et rendait autant de services. Mais il faut pardonner à un gouvernement animé de bonnes intentions cette fantaisie administrative, dont nous ne payerons pas les frais, puisque le Japon n’a pas encore ouvert d’emprunts en France.

  1. Le mikado est l’empereur du Japon. Pendant longtemps les mikados, quoique très respectés prie peuple, n’eurent que l’apparence du pouvoir, dont la réalité appartenait aux shogouns ou taïcouns, comme on le verra au chapitre III.
  2. Les kamis étaient des bienfaiteurs de l’humanité et des grands hommes divinisés (voir le chap. x).
  3. Religion née dans l’Inde, d’où elle se répandit en Chine, puis au Japon (voir au chap. x).