Le Joueur (Dostoïevski)/XVII

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 131-140).
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XVII


Voilà un an et six mois que je n’ai pas touché à ces notes. Aujourd’hui, triste et chagrin, je les rouvre pour me désennuyer ; je les relis, çà et là…

Comme j’avais le cœur léger en écrivant les derniers feuillets ! Du moins, sinon léger, j’avais le cœur plein d’espoir, de confiance. Voilà dix-huit mois de passés et qui me laissent plus misérable qu’un mendiant. Je suis perdu. Mais trêve de morale, il n’est plus temps. Les gens peuvent me mépriser ; s’ils savaient combien mieux qu’eux je comprends l’horreur de ma situation, ils m’épargneraient leur morale. Que la roue fasse en ma faveur un tour, un seul, les mêmes moralistes viendront me féliciter. Hé ! je puis ressusciter demain !

Je suis donc allé à Hombourg, mais… Puis à Roulettenbourg, à Spa, à Bade, où j’accompagnais le conseiller Hinze en qualité de subalterne. Le pire des gredins, ce conseiller. Subalterne ! ah ! ah ! Valet ! j’ai été valet, durant cinq mois, aussitôt après ma sortie de prison. Car j’ai été en prison, à Roulettenbourg, pour dettes. Un inconnu m’a racheté. Qui est-ce ? M. Astley ? Paulina ? Je ne sais. Mais les deux cents thalers que je devais se trouvèrent payés, et j’étais libre. Que pouvais-je faire ? Je me suis engagé chez Hinze. C’est un jeune homme frivole, paresseux ; mes talents lui étaient précieux, car je sais parler et écrire trois langues. J’étais d’abord quelque chose comme secrétaire à trente florins par mois ; mais j’ai fini par descendre au grade de laquais. Il n’avait plus les moyens d’entretenir un secrétaire, et il réduisait mes appointements. Ne sachant que faire, je dus rester malgré tout. En sept mois, j’ai amassé chez lui soixante-dix florins. Un soir, à Bade, je lui appris que j’allais le quitter, et, le soir même, j’allais à la roulette. Oh ! comme mon cœur battait ! Non, ce n’était pas l’argent que je désirais. Ce que je voulais, c’était me venger de toutes les humiliations que m’avaient infligées les grandes dames de Bade, et les majordomes, et ce Hinze. Je voulais les voir tous s’agenouiller devant mon succès. Rêves ! songes puérils ! Qui sait ? Peut-être rencontrerai-je Paulina et lui prouverai-je que je suis supérieur à tous ces hasards de ma destinée… Oh ! avec quels serrements de cœur j’écoutais les cris des croupiers : « Trente et un !… Pair ! Passe ! Manque !… » Avec quelle avidité je regardais la table de jeu, couverte de louis d’or, de frédérics d’or ; les thalers, les petits monceaux d’or quand ils s’écroulaient sous le râteau du croupier, brillants comme du feu !

Oh ! ce soir-là, en portant mes soixante-dix florins à la table de jeu, je savais que la date était pour moi importante. J’ai une préférence superstitieuse pour « passe ». Je mis donc dix florins sur « passe », et je les perdis. Il m’en restait soixante en monnaie d’argent. Je jetai mon dévolu sur le zéro, et pontai cinq florins. À la troisième mise, le zéro sortit ; je faillis mourir de joie en recevant cent soixante-quinze florins. J’étais moins heureux le fameux soir où j’en gagnai cent mille. Je mis aussitôt cent florins sur le rouge. Je gagnai. Deux cents sur le rouge. Je gagnai. Tous les quatre cents sur le noir. Je gagnai. Tous les huit cents sur « manque ». Je gagnai. Au total, j’avais mille sept cents florins en moins de cinq minutes. Oui, à ces moments-là, on oublie tous les insuccès passés… J’avais risqué ma vie, j’avais gagné, j’étais de nouveau un homme.

Je louai une chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures du matin je restai debout, occupé à compter mon argent.

Je me réveillai homme libre.

Je décidai d’aller à Hombourg, où je n’avais jamais été ni domestique ni prisonnier.

Quelques instants avant de partir, je me rendis à la roulette pour ponter deux fois seulement, et je perdis quinze cents roubles. Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je suis à Hombourg…

Je vis dans la fièvre. Je joue de très petites mises ; j’attends quelque événement qui ne vient pas. Je passe des journées entières près de la table de jeu et j’observe. Je joue même en rêvant. Je suis toujours comme engourdi ; j’en ai pu juger surtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.

Nous nous sommes rencontrés par hasard.

Je marchais dans le jardin, calculant qu’il me restait cinquante florins et que je ne devais rien à l’hôtel où j’occupais un cabinet. Je puis donc aller au moins une fois à la roulette, me disais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu ; si je perds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel. Tout en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dans la principauté voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatre heures de suite, et je revenais à Hombourg, harassé et affamé. Tout à coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait signe de venir. Il était assis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il avait l’air préoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.

— Vous étiez donc ici ? Je pensais bien vous rencontrer, me dit-il. Ne vous donnez pas la peine de me raconter votre vie durant ces dix-huit mois ; je la connais.

— Bah ! Vous espionnez donc vos amis ? Au moins, vous ne les oubliez pas… Ne serait-ce pas vous qui m’auriez libéré de prison à Roulettenbourg ?

— Non. Oh ! non. Je sais pourtant que vous avez été en prison pour dettes.

— Vous devez donc savoir qui m’a racheté.

— Non, je ne puis pas dire que je sache qui vous a racheté.

— C’est étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Et encore, n’est-ce qu’en Russie qu’on voit les orthodoxes se racheter entre eux ; mais ils ne le feraient pas à l’étranger. J’aurais plutôt cru à la fantaisie de quelque original Anglais.

M. Astley m’écoutait avec étonnement. Il semblait s’attendre à me trouver plus triste et plus abattu.

— Je ne vous félicite pas d’avoir conservé votre indépendance d’autrefois, reprit-il sur un ton désagréable.

— Vous préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.

Il ne comprit pas d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, il sourit.

— Votre observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, si intelligent, si vif et un peu cynique. Il n’y a que les Russes pour réunir des qualités aussi contradictoires. Vous avez raison : l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés. Eh bien ! exceptionnellement, je suis enchanté de vous voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer au jeu ?

— Oh ! je l’enverrai au diable dès que…

— Dès que… vous aurez gagné une fortune ? Vous l’avez dit malgré vous, et c’est bien votre sentiment. Dites-moi encore, vous n’avez rien en tête que le jeu ?

— Non… rien…

Il m’examina curieusement. Je n’étais au courant de rien ; je ne lisais pas les journaux et n’ouvrais jamais un livre.

— Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, — car vous en aviez, — et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.

— Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie ; ne me rappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alors vous verrez un ressuscité !

— Vous serez encore ici dans dix ans ; je vous offre d’en faire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.

— Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est maintenant Mlle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.

— Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur Mlle Paulina, dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.

— Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.

Mlle Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé par vous offense tous mes sentiments.

— Ah !… Vous avez tort. Jugez vous-même : de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle ? Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne…, pour ainsi dire, la position… extérieure de Mlle Paulina, et cela peut se dire en deux mots.

— Soit ! à condition que ces deux mots vous suffiront. Mlle Paulina a été longtemps malade. Elle n’est pas même encore guérie. Elle a vécu pendant quelque temps avec ma mère et ma sœur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six mois, la babouschka, — vous vous rappelez cette folle ? — est morte en lui laissant sept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de ma sœur, qui est mariée. Son frère et sa sœur sont aussi avantagés par le testament et font leurs études à Londres. Le général est mort il y a un mois, à Paris, d’une attaque d’apoplexie. Sa femme le traitait à merveille, mais avait fait passer à son propre nom toute la fortune de la babouschka. Voilà.

— Et de Grillet ? Voyage-t-il aussi en Suisse ?

— Non. De Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pour toutes, je vous en préviens, évitez ces allusions et ces rapprochements tout à fait dépourvus de noblesse ; autrement vous auriez affaire à moi.

— Comment ! malgré nos anciennes relations amicales ?

— Oui.

— Mille excuses, monsieur Astley ; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Français est impossible.

— Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de de Grillet en même temps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vous parlez ?

— Vous voyez ! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, — pas plus que moi en qualité de Russe, — par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, — que résument les Parisiens, — avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien ! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, — excusez-moi, c’est la vérité, — sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel ; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles ? Mlle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de de Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même par entêtement, par orgueil ; le gredin restera toujours un peu, pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine paraît d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme ; qu’importe ? Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plus qu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de sucre, monsieur Astley ?

— Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.

— Eh bien ! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai été domestique. (Mlle Paulina doit en être informée, car je vois qu’elle a une très bonne police.)

— Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont sans originalité.

— J’en conviens ; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais ? Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé !

— Voilà des paroles ignobles… ; car, car… sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes ! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui communiquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.

— Vraiment ! vraiment ! m’écriai-je. — Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux ; je ne pouvais les retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.

— Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez ici cependant ! Oui, vous êtes perdu ! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes ! Mais vous resterez ici ; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime : à mon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd ; mais qu’importe le moyen ? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pas comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu ! Vous avez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez… Adieu… Prenez donc !

— Non, monsieur Astley ; après tout ce que vous venez de me dire…

— Prenez ! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière. Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.

— Je les prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous quitter.

— Oh ! cela, avec plaisir.

Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.

Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh ! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter ! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina le sache, je puis être encore un homme. Il faut seulement… Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh ! j’ai le pressentiment, — et il n’en peut être autrement… — J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah ! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu ! Mais qui m’empêche de me sauver ? De la raison, de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important…

Ah ! oui ! j’ai eu du caractère, cette fois !… J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…

Je sors de la gare et je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. J’ai donc de quoi dîner, pensai-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur : « manque », et vraiment il y a quelque chose de particulier en ceci : un homme seul, loin de son pays natal, loin de ses amis, sans savoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin, le dernier des derniers ! J’ai gagné, et, vingt minutes après, je sortais avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est un fait ! Voilà mon dernier florin ! Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage ?…

Demain, demain, tout finira…