Le Joueur (Dostoïevski)/II

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 16-21).
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II


Cela m’était très désagréable. J’étais décidé à jouer, mais non pas pour le compte des autres. Même cela dérangeait mes plans. J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une sensation de dépit, et, du premier regard, tout me déplut. Je ne puis supporter cet esprit de laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier, surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose au feuilletoniste ces deux thèmes : « La magnificence des salons de jeu dans les villes à roulette des bords du Rhin, et les tas d’or amoncelés sur les tables… » Les feuilletonistes ne sont pourtant pas payés pour dire cela. C’est pure servilité. En réalité, ces salons sont dégoûtants, et, pour des tas d’or, on n’en voit guère. Je sais bien que, parfois, un riche étranger, Anglais, Asiatique, Turc, s’arrête deux jours dans la ville, couche au salon et y perd ou gagne des sommes énormes ; mais quant au mouvement normal, il se compose de quelques florins, et il n’y a que très peu d’argent sur les tables.

Une fois entré, — c’était ma première soirée de jeu, — je fus quelque temps sans oser me mettre à jouer. Il y avait beaucoup de monde ; mais eussé-je été seul, je crois que je n’aurais pas été plus courageux. Mon cœur battait fort, et je n’avais pas de sang-froid.

J’étais sûr depuis longtemps que je ne quitterais pas Roulettenbourg sans qu’il m’y fût arrivé quelque chose de décisif. Il le faut et ce sera. Ce sera peut-être du ridicule ? Qu’est-ce que ça me fait ? En tout cas, l’argent n’est jamais ridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un. Je résolus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer de sérieux ce soir-là. Dût-il m’arriver ce soir même quelque chose d’important, j’étais résolu à le considérer comme négligeable.

J’avais décidé cela. De plus, ne fallait-il pas étudier le jeu lui-même ? Car, malgré les traités de roulette que j’avais lus avec avidité, je ne compris les combinaisons du jeu qu’en les pratiquant moi-même. Mais d’abord tout me parut sale, repoussant. Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour des tables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien de repoussant dans le désir de gagner par le plus court moyen la plus grosse somme possible. Cette pensée d’un moraliste bien repu qui disait à un joueur, arguant de ce qu’il n’exposait que peu de chose : « C’est donc une cupidité médiocre », m’a toujours paru stupide. N’est-ce pas ? C’est une affaire d’appréciation : une cupidité médiocre et une grande cupidité ; un zéro pour Rothschild, un million pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans le système équilibré des gains et des pertes ?

Ce qui me parut, à moi, réellement laid et vil, — surtout au premier abord, — dans toute cette canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolérable gravité des gens assis autour des tables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et celui de la crapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vrai dire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentleman risque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est très riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour étudier le processus du gain et de la perte. Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente. En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, mais uniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire des combinaisons, jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit. Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas être la pensée aussi de toute cette canaille qui l’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour le plaisir ? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sa part, très aristocratique… Je vis des mamans donner des pièces d’or à de gracieuses jeunes filles de quinze à seize ans et leur apprendre à jouer.

Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une chaise ; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur la noire et gagna. Il fit paroli ; la noire sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, la rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. — Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation ; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une lorgnette ; le tout à titre de distraction. La vie est-elle autre chose que l’amusement des gentlemen ? Le gentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mérite pas une grande attention. Eh ! quel spectacle mérite l’attention des gentlemen ? Seulement, je parle pour les gentlemen, car, personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mêlent à toute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en était ; voilà l’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable de conformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suis une autre direction…

La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prétendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au bout des tables, vérifient les mises et font les comptes. Voilà encore de la canaille ! des Français pour la plupart. Si je note ces observations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pour moi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est très commun, veux-je dire, qu’une main s’étende à travers la table et prenne ce que vous avez gagné. Une discussion s’élève, on crie, et, je vous prie, le moyen de prouver à qui appartient la mise ?

D’abord, tout cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me décidai à ne risquer ce soir-là que deux cents des florins de Paulina.

La pensée que je débutais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation très désagréable. Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour devenir superstitieux ! Je déposai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.

— Quatre, dit le croupier.

On me donna encore huit cents florins ; et, prenant le tout, je m’en allai trouver Paulina.

Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était pas là, et le général put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne désirait pas me voir à la table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi que j’y parusse.

— Et en tout cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avec importance. Je n’ai pas le droit de régler votre conduite. Mais, comprenez vous-même…

Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui répondis très sèchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le temps d’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais je ne jouerais plus pour elle.

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Cela me dérange… je veux jouer pour moi.

— Vous avez raison. La roulette est votre salut ! dit-elle avec un sourire moqueur.

— Pré-ci-sé-ment.

Quant à l’espoir de gagner toujours, c’est peut-être ridicule, j’en conviens. Et puis ?… Je demande seulement qu’on me laisse tranquille.

Paulina Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en me proposant de continuer à jouer dans ces conditions. Je refusai ; je déclarai qu’il était impossible de jouer pour les autres, que je sentais que je perdrais, que je perdrais sûrement.

— Et pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’ai d’espoir que dans la roulette. Il faut donc absolument jouer pour moi. Et je veux que vous partagiez. Vous le ferez.

Elle sortit sans écouter davantage mes observations.