Le Joueur (Dostoïevski)/IV

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 26-30).
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IV


Une journée absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dans ma chambre. Je repasse mes souvenirs.

Ce matin, il a fallu aller jouer à la roulette pour Paulina. J’ai pris ses seize cents florins, mais à deux conditions : que je ne consens pas à partager le gain, et qu’elle m’expliquera ce soir même pourquoi elle veut de l’argent et combien elle en veut, car c’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a promis des explications, et je suis parti.

Il y avait foule au salon de jeu. Oh ! les avides et insolentes créatures ! Je me suis faufilé jusqu’auprès du croupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant deux ou trois pièces. Cependant je faisais des observations. À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné beaucoup d’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, en s’obstinant à préférer tantôt la rouge à la noire, tantôt la noire à la rouge, pendant des suites incroyables de coups. Chaque matin, M. Astley s’assied à une table de jeu, mais sans jamais rien risquer lui-même.

J’ai perdu toute la somme et assez vite. D’abord j’ai joué sur le pair deux cents florins, et j’ai gagné, puis rejoué et regagné trois fois.

C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai perdu. Alors j’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la table comme étourdi. Je ne pus apprendre à Paulina cette perte qu’un instant avant le dîner, ayant jusque-là erré tout le temps dans le parc.

À dîner j’étais très surexcité. Le Français et Mlle  Blanche étaient là. On connaissait mon aventure. Mlle  Blanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle me marqua cette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et me demanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avais perdu. Il me semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai répondu affirmativement.

Le général fut très étonné. Où avais-je pu trouver tant d’argent ? J’expliquai que j’avais commencé par cent florins. Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient amené à cinq ou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout cela était assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardai Paulina, mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle ne m’interrompit pas, et j’en conclus que je devais cacher nos conventions. En tout cas, pensais-je, elle me doit une explication, elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autres observations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Français une chaude discussion. Ils s’étaient enfermés dans une pièce voisine d’où on les entendait parler avec beaucoup d’animation. Le Français en était sorti, laissant voir une grande irritation.

Il me dit, dans le courant de la soirée, qu’il fallait être plus sage, et ajouta :

— D’ailleurs, la plupart des Russes sont incapables de jouer.

— Je crois, au contraire, que les Russes seuls savent jouer ! répondis-je.

Il me jeta un regard de mépris.

— Remarquez, ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté, car, en vantant les Russes comme joueurs, je les maltraite plus que je ne les loue.

— Mais sur quoi fondez-vous votre opinion ? demanda-t-il.

— Sur ce fait, que le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux. Or le Russe non seulement est incapable d’acquérir des capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une manière révoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, et les moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deux heures le séduisent. Mais il joue tout à fait au hasard et il perd.

— C’est juste ! dit le Français.

— Non, ce n’est pas juste, et vous devriez être honteux d’avoir une telle opinion de vos compatriotes ! observa sévèrement le général.

— Mais, de grâce, lui répondis-je, la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête des Allemands ?

— Quelle absurde pensée ! s’écria le général.

— Quelle pensée russe ! ajouta le Français.

J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Je repris :

— Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghizes que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands.

— Quelle idole ? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon.

— L’enrichissement ! Il n’y a pas longtemps que je suis né ; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus ! J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec des images ? Ils ont dans chaque maison un vater très vertueux et extraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on ne l’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun des livres de morale. Autour de la maison, on entend le bruit du vent dans les châtaigniers ; le soleil couchant enflamme le toit et tout est extraordinairement poétique et familial… Ne vous fâchez pas, général. Permettez-moi de prendre le ton le plus touchant possible. Je me souviens moi-même que feu mon père, sous les tilleuls, dans son jardinet, pendant les beaux soirs, nous lisait aussi, à ma mère et à moi, de pareils livres… Eh bien ! chaque famille ici est réduite par son vater à l’esclavage absolu. Tous travaillent comme des bœufs, tous épargnent comme des Juifs. Le vater a déjà amassé un certain nombre de florins qu’il compte transmettre à son fils aîné avec sa terre ; pour ne rien détourner du magot, il ne donne pas de dot à sa fille, à sa pauvre fille qui vieillit vierge. De plus, le fils cadet est vendu comme domestique ou comme soldat, et c’est autant d’argent qu’on ajoute au capital. Ma parole ! c’est ainsi ; je me suis informé. Tout cela se fait par honnêteté, par triple et quadruple honnêteté ; le fils cadet raconte lui-même que c’est par honnêteté qu’on l’a vendu. Quoi de plus beau ? La victime se réjouit d’être menée à l’abattoir ! D’ailleurs, le fils aîné n’est pas plus heureux. Il a quelque part une Amalchen avec laquelle il est uni par le cœur, mais il ne peut pas l’épouser parce qu’il n’a pas assez de florins. Et ils attendent tous deux sincèrement et vertueusement. Ils vont à l’abattoir avec le sourire sur les lèvres ; les joues de l’Amalchen commencent à se creuser ; elle sèche sur pied. Encore un peu de patience ; dans vingt ans la fortune sera faite, les florins seront honnêtement et vertueusement amassés. Alors, le vater bénira son fils, un jeune homme de quarante ans, et l’Amalchen, une jeunesse de trente-cinq, à la poitrine plate et au nez rouge. À ce propos, il pleurera, il lira de la morale et puis… il mourra. L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital… Après ça, j’ai peut-être tort, mais telles sont mes convictions.

— Cela m’est égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous posez horriblement. Pour peu qu’on vous laisse vous oublier…

Comme d’ordinaire, il n’acheva pas. Le Français l’écoutait négligemment ; il ne m’avait certainement pas compris. Paulina me regardait avec une indifférence hautaine, elle n’écoutait ni moi ni personne.