Le Joueur (Dostoïevski)/V

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 30-39).
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V


Elle était très absorbée ; dès qu’on se leva de table, elle m’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les enfants et nous allâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus me retenir de faire à Paulina cette sotte question :

— Pourquoi votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vous accompagne-t-il plus quand vous sortez et passe-t-il des jours sans vous adresser la parole ?

— C’est un misérable ! dit-elle d’une voix étrange.

Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer sur le marquis ; je n’insistai pas, je craignais de trop comprendre.

— Et avez-vous remarqué qu’il est en bons termes aujourd’hui avec le général ?

— Vous voulez tout savoir ? Le général est entre ses mains ; tout est au Français, et si la babouschka ne se dépêche pas de mourir, le Français deviendra propriétaire de toutes les valeurs que le général lui a engagées.

— Je l’avais entendu dire, je ne croyais pourtant pas qu’il s’agissait de choses si graves. Mais, alors, adieu, mademoiselle Blanche ; elle ne sera pas « madame la générale » ; elle abandonnera le général, et il se tuera.

— Possible !

— Comme c’est bien ! Quelle franchise ! Au moins elle n’aura pas dissimulé qu’elle ne l’eût épousé que pour son argent. Pas de cérémonies. Et la babouschka ! « Es-tu morte ? » Télégramme sur télégramme. Qu’en pensez-vous ?

— Vous êtes bien gai ! Est-ce votre perte d’argent qui vous rend si gai ?

— Ne me l’aviez-vous pas donné pour le perdre ? Je ne puis jouer pour les autres, moins pour vous que pour personne. Je vous avais prévenue que nous ne réussirions pas. Dites-moi, vous êtes très en peine d’avoir tout perdu ? Et pourquoi voulez-vous tant d’argent ?

— Et pourquoi ces questions ?

— Mais vous avez promis de m’expliquer… Écoutez ! je suis absolument convaincu que si je joue pour moi je gagnerai. J’ai cent vingt florins. Et alors vous prendrez tout ce que vous voudrez…

Elle fit une moue dédaigneuse.

— Que mon offre ne vous offense pas. Je suis pour vous si peu de chose que vraiment vous pouvez accepter de moi même de l’argent ! Un présent de moi est sans conséquence. D’ailleurs, j’ai perdu votre argent.

Elle me jeta un rapide coup d’œil. Mon ton sarcastique l’irritait ; elle interrompit la conversation.

— Mes affaires ne vous regardent pas. Si vous exigez des renseignements, j’ai des dettes, voilà tout. J’ai emprunté, il faut que je rende. J’avais la folle pensée qu’en jouant je gagnerais à coup sûr. Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même, mais je le croyais. Qui sait ? c’était peut-être ma dernière chance, je n’avais peut-être pas le choix.

— Peut-être vous fallait-il gagner comme il faut qu’un noyé se raccroche à une paille flottante. Mais ce n’est qu’au moment de se noyer qu’on prend les pailles pour des poutres.

— Pourquoi donc y comptez-vous vous-même ? Il y a quinze jours, vous me répétiez sur tous les tons que vous gagneriez « nécessairement », qu’il ne fallait pas vous prendre pour un fou, que c’était très sérieux. Et, en effet, vous parliez sérieusement et on ne pouvait rien trouver de plaisant dans vos paroles.

— C’est vrai, répondis-je, absorbé. Je suis sûr de gagner quand je jouerai pour moi.

— Pourquoi cette certitude ?

— Peut-être parce qu’il faut que je gagne ! C’est peut-être aussi ma seule issue.

— Il vous faut donc aussi beaucoup d’argent ? Mais quelle croyance superstitieuse !

— N’est-ce pas ? Que puis-je faire de beaucoup d’argent, moi ?

— Cela m’est égal ! Mais si vous voulez, eh bien ! oui. Quel motif sérieux pouvez-vous avoir de désirer une fortune ? Qu’en feriez-vous ? Vous êtes un homme sans ordre, instable ; je ne vous ai jamais vu sérieux.

— À propos ! interrompis-je, vous avez une dette, et une jolie dette ! Au Français, n’est-ce pas ?…

— Vous êtes particulièrement insupportable aujourd’hui ! N’êtes-vous pas ivre ?

— Vous savez qu’il m’est permis de vous parler très franchement et même de vous interrompre. Je vous le répète, je suis votre esclave, et on ne rougit pas devant un esclave.

— Quelle sottise ! Je n’admets pas du tout votre théorie.

— Je ne vous ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureux d’être votre esclave. J’en parle comme d’un fait indépendant de ma volonté.

— Soyez franc ! Pourquoi avez-vous besoin d’argent ?

— Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ?

— Comme vous voudrez !

Elle releva la tête avec une inexprimable fierté.

— Vous n’acceptez pas ma théorie de l’esclavage, mais vous la pratiquez : « Réponds et ne raisonne pas ! » Soit ! Vous me demandez pourquoi j’ai besoin d’argent ? Parce que l’argent est la seule puissance irrésistible.

— Je comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenir fou. Vous allez jusqu’au fatalisme. Il y a d’ailleurs certainement un but plus particulier. Parlez sans ambages, je le veux.

Elle paraissait près de se fâcher et cela me plaisait infiniment ; j’étais ravi qu’elle me questionnât avec tant d’insistance.

— Oui, j’ai un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ou plutôt… c’est tout simplement parce que, avec de l’argent, je deviendrai, même pour vous, un homme !

— Bah ! Comment cela ?

— Comment ? Vous ne comprenez pas comment je pourrais parvenir à être pour vous autre chose qu’un esclave ?

— Ne me disiez-vous pas que cet esclavage faisait votre bonheur ? Moi-même je le pensais.

— Ah ! vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joie étrange. Qu’une telle naïveté me plaît de votre part ! Eh bien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il existe, il est réel, ce délice de descendre au dernier degré de l’avilissement. Je pense souvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Mais je veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devant vous, le général me faisait des remontrances. Les sept cents roubles par an, qu’il ne me payera peut-être pas, lui en donnent le droit. Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand il me voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Mais savez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par le nez ?

— Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on ne puisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieu de nous avilir.

— Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisse me tenir avec dignité ? Je suis peut-être un homme digne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose. Tous les Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et trop universellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée par les circonstances. C’est une question de place publique. Il nous faut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dans l’attitude qu’il faut. Et le génie est rare. Il n’y a peut-être que les Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’est pourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. Un Français laisse passer une offense réelle, une offense de cœur, sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais une pichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car cela constitue une dérogation aux lois des convenances. C’est pourquoi nos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leur jolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cette attitude-là… Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être le coq a-t-il du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ? Aussi, vous ne m’arrêtez pas ! Quand je vous parle, je voudrais vous dire tout, tout, tout, et je perds un peu le respect. Je n’ai pas d’attitude, moi, je vous le confesse ; je n’ai même aucune qualité. Tout est arrêté en moi ; tout est mort, vous savez pourquoi. Je n’ai aucune pensée humaine dans la tête ; je ne sais plus ce qu’on fait sur la terre, ni en Russie, ni ici. Je viens de Dresde, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai pas vu cette ville ; vous savez ce qui m’occupe. Comme je n’ai aucune espérance, comme je suis à vos yeux un zéro, je ne crains pas de vous parler franchement. Je ne vois que vous partout, et le reste m’est égal. Sans que je sache pourquoi, je vous aime ; il se peut très bien que vous ne soyez pas jolie du tout. Imaginez-vous que je ne sais vraiment pas si vous êtes jolie ou laide. Pour le cœur, il est certainement mauvais, et pour l’intelligence elle est sans noblesse.

— C’est sans doute pour cela que vous comptez m’acheter.

— Vous acheter ! m’écriai-je ; que dites-vous ?

— Vous vous êtes oublié. Si ce n’est pas moi que vous voulez acheter avec les grosses sommes que vous gagnerez à la roulette, c’est au moins ma considération.

— Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’est difficile de m’expliquer. Ne vous fâchez pas de mon bavardage ; vous savez bien qu’on ne se fâche pas avec moi, je ne suis qu’un fou ; et puis… fâchez-vous s’il vous plaît. Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappeler le frôlement de votre robe pour être prêt à me ronger les poings. Cela vous fâche encore ? Bon ! je suis votre esclave. Profitez-en, profitez… Il est probable que je vous tuerai un jour. Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ou parce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfois envie de vous manger. Vous riez !

— Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vous ordonne de vous taire.

Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Oh ! Dieu ! je ne sais pas si elle est jolie ; mais que j’aime à la voir, droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée ! Et c’est pourquoi je me plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elle remarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je lui soumis aussitôt cette observation :

— Vous êtes un être de boue ! s’écria-t-elle avec dégoût.

— Ça m’est égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pour vous de vous promener seule avec moi. Je suis souvent tenté de vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vous que j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un accès de fièvre chaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans espoir, et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tuerais alors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux dire pour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Après cela, comment ne serais-je pas fataliste ? Vous vous rappelez que, sur le Schlagenberg, je vous ai dit : Un mot de vous et je me jette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?

— Quel bavardage stupide !

— Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Car auprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êtes là, je perds tout orgueil.

— Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter du Schlagenberg ? C’était tout à fait inutile.

— Oh ! quelle superbe intonation ! comme vous avez bien dit cela ! Que d’offense dans ce magnifique « inutile ! » Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.

Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomie exprimait sans doute toutes les sensations absurdes qui me possédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écume mouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté du Schlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvres avaient prononcé le mot « faites », sans que sa conscience s’en fût doutée, eh ! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour mot cette conversation.

— Pourquoi vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il y avait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’aurais très volontiers assassinée.

— N’êtes-vous pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.

— Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.

— Si je vous disais : « Tuez cet homme ! » le tueriez-vous ?

— Qui ?

— Qui je voudrais.

— Hum ! le petit Français, n’est-ce pas ?

— Ne m’interrogez pas, répondez ! Tueriez-vous celui que je vous désignerais ? Je veux savoir si vous parliez sérieusement tout à l’heure.

Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, ma réponse que je me sentis troublé.

— Me direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je. Avez-vous peur de moi ! Je vois très bien qu’une catastrophe est imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou et avili par une passion irrésistible ; et vous voilà sous l’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Et maintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encore faut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avec franchise ?

— Il ne s’agit pas de cela. Je vous pose une question, répondez-moi.

— Eh bien ! oui, oui, oui ; certainement oui, je tuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui ?

— Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié de vous ? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée. Acceptez-vous ? Pourrez-vous supporter cela ? Ah ! pas vous, pas un être comme vous !… Vous tuerez peut-être si je vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faible tête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…

Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, même alors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme une provocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement. J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à ce point son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à ta perte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans ces paroles un cynisme vraiment inouï. Mais comment se comporterait-elle ensuite avec moi ? Une telle complicité élève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation me parût chimérique, mon cœur tressaillait.

Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc, les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages qui stationnaient. La foule circulait devant nous.

— Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est la baronne Wourmergelm ; il n’y a que trois jours qu’elle est arrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’une canne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisait avant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtez votre chapeau et dites-lui quelque chose en français.

— Pour quoi faire ?

— Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriez que vous étiez prêt à tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutes ces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, n’invoquez aucun prétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.

— Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?

— Oui ! je vous défie. Allez ! je le veux.

— C’est une fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que cela ne cause pas des désagréments au général et que le général ne vous ennuie pas à cause de cela ! Ma parole, j’y vais. Mais quelle fantaisie ! Aller offenser une femme !

— Je vois bien que vous n’êtes qu’un bavard ! dit-elle avec mépris. Vous avez les yeux gonflés de sang, et c’est tout. Peut-être avez-vous trop bu à dîner. Croyez-vous donc que je ne comprenne pas combien c’est bête et que le général se fâchera ? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenser une femme, oui ; et vous faire battre, oui, je le veux.

Lentement, j’allai accomplir ma mission. Certes, c’était très bête, mais pouvais-je ne pas me soumettre ?

En m’approchant de la baronne, un souvenir me revint. Et puis j’étais comme ivre… un écolier ivre, comprenez-vous ?