Le Joueur (Dostoïevski)/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 39-46).
◄  V
VII  ►


VI


Voilà deux jours de passés depuis cette fameuse sottise. Que de bruit ! que de cris ! Et je suis la cause de tout cela ! Mais j’y ai trouvé mon profit. Que j’ai ri ! Je ne puis pourtant m’expliquer comment tout cela est arrivé. Suis-je fou ? Je le crois. Et puis, je ne suis pas encore bien loin des bancs de l’école, et j’ai pris plaisir, je suppose, à cette grossière espièglerie.

Cette Paulina ! toujours elle !

Peut-être ai-je agi par désespoir. En somme, qu’est-ce que j’aime en elle ? Elle me semble jolie. Elle est svelte, un peu trop mince peut-être ; on pourrait la ployer en deux et la nouer comme un ruban ; elle a tout ce qui fait souffrir, précisément tout ce qui fait souffrir ! Ses cheveux sont d’un blond roux. Ses yeux sont de véritables yeux de chat ; mais quelle fierté dans son regard !

Il y a quatre mois, quand je suis entré dans la famille, un soir, elle causait seule dans le salon avec de Grillet, et elle le regardait avec un tel air que… quand je suis rentré chez moi pour me coucher, je me suis imaginé qu’elle venait de le souffleter. C’est depuis ce soir-là que je l’aime.

Mais, arrivons au fait. Je descends donc dans le sentier, je m’arrête au beau milieu, attendant la baronne et le baron. À cinq pas, j’ôte mon chapeau et je salue.

Je me rappelle que la baronne portait une robe de soie gris perle d’une ampleur extraordinaire, avec des volants, une crinoline et une traîne. Toute petite, cette baronne, très grosse, avec un menton si prodigieux qu’il couvrait toute sa gorge. Le visage rouge, les yeux petits, méchants, insolents. Elle marchait comme si elle faisait honneur à la terre en la touchant du pied. Le baron a un visage composé de mille petites rides, des lunettes, quarante-cinq ans ; ses jambes commencent à sa poitrine, signe de race. Orgueilleux comme un paon et maladroit. Type de mouton.

Je vis tout cela en trois secondes ; mon salut et mon coup de chapeau arrêtèrent à peine leur attention. Le baron fronça légèrement le sourcil, la baronne venait droit à moi sans me voir.

— Madame la baronne, dis-je très distinctement, très haut et en détachant chaque mot, j’ai l’honneur d’être votre esclave.

Puis je saluai, je remis mon chapeau sur ma tête, et, en passant auprès du baron, je tournai poliment mon visage vers lui et lui adressai un sourire significatif.

Paulina m’avait ordonné d’ôter mon chapeau, mais l’espièglerie était de mon initiative. Le diable sait qui me poussait. Je me sentais comme précipité d’une montagne.

— Hein ? grogna le baron en se tournant vers moi avec un étonnement mêlé de colère.

Je m’arrêtai en continuant de sourire. Il était stupéfait et levait ses sourcils jusqu’à la racine des cheveux. La baronne se retourna aussi de mon côté, très surprise, encore plus courroucée. Les passants commençaient à s’attrouper.

— Hein ? grogna de nouveau le baron en redoublant d’étonnement et de colère.

Ja wohl ! (c’est cela !) traînai-je en continuant à le regarder dans le blanc des yeux.

Sind Sie rasend ? (êtes-vous fou ?) s’écria-t-il en brandissant sa canne. Mais il resta le bras en l’air, plus tremblant de peur que de colère.

C’était, je crois, ma toilette qui l’embarrassait. J’étais mis à la dernière mode, comme un homme du meilleur monde.

Ja wo-o-o-hl ! criai-je tout à coup et de toutes mes forces, en appuyant à la façon des Berlinois qui emploient à chaque instant dans la conversation cette locution et qui traînent sur la lettre o pour exprimer les différentes nuances de leur pensée.

Le baron et la baronne se retournèrent vivement et s’enfuirent épouvantés.

Je retournai sur mes pas et allai, sans me presser, vers Paulina. Mais, cent pas avant de l’atteindre, je la vis se lever avec les enfants et se diriger vers l’hôtel.

Je la rejoignis près du perron.

— J’ai accompli la… bêtise ! lui dis-je.

— Eh bien ! maintenant, débrouillez-vous ! répondit-elle sans me regarder, et elle disparut dans le corridor.

Toute la soirée je me promenai dans la forêt ; dans une petite izba je mangeai une omelette. On me prit pour cette idylle un thaler et demi.

À onze heures seulement je rentrai. On me demanda aussitôt de la part du général ; il m’attendait dans la grande chambre, celle où il y a un piano. Il se tenait debout ; de Grillet était nonchalamment assis sur le divan.

— Qu’avez-vous fait, monsieur ? commença le général en prenant une attitude très majestueuse. Permettez-moi de vous le demander.

— Abordez donc directement l’affaire, général ; vous parlez probablement de ma rencontre d’aujourd’hui avec un Allemand ?

— Avec un Allemand ! Mais le baron Wourmergelm est un personnage important, et vous avez offensé sa femme.

— Pas le moins du monde.

— Vous leur avez fait peur, monsieur ! s’écria le général.

— Pas le moins du monde. Déjà, à Berlin, mon oreille s’était habituée à cet interminable ja wohl, qu’ils traînent d’une manière si dégoûtante. En rencontrant dans l’allée cette nichée de barons, je ne sais pourquoi le ja wohl me revint à l’esprit et m’enragea… De plus, voilà déjà trois fois que la baronne me rencontre, et trois fois qu’elle marche droit vers moi comme si je devais nécessairement m’effacer sur son passage. Eh ! j’ai mon amour-propre… J’ai ôté mon chapeau très poliment, très poliment, je vous jure, et j’ai dit : « Madame la baronne, je suis votre esclave ! » Et quand le baron s’est mis à crier : « Hein ? » je n’ai pu faire autrement que de me mettre à hurler : Ja wohl ! Et je l’ai dit deux fois, la première fois très simplement et la seconde en criant de toutes mes forces.

J’étais ravi de mon explication, j’avais plaisir à tartiner toute cette histoire aussi stupidement que possible, et plus ça durait, plus j’y prenais goût.

— Ah çà ! s’écria le général, vous moquez-vous de moi ?

Il expliqua en français à de Grillet que décidément je cherchais une affaire. De Grillet sourit avec mépris et haussa les épaules.

— Pour Dieu ! n’ayez pas cette pensée. J’ai fait une sottise, j’en conviens ! c’est une inconvenante espièglerie, mais ce n’est rien de plus. Je m’en repens d’ailleurs, mais j’ai une excuse. Voilà deux ou trois semaines que je ne vais pas bien. Je me sens nerveux, irrité, fantasque, malade, et je perds tout empire sur moi-même. Ma parole, j’ai parfois envie de prendre à partie le marquis de Grillet, qui est là, et… mais je ne terminerai pas ; ça pourrait l’offenser. En un mot, ce sont des symptômes morbides. J’ignore si la baronne voudra bien accepter ces excuses, car j’ai l’intention de lui faire des excuses. Je ne pense même pas, entre nous, qu’elle les accepte, d’autant plus que, ces derniers temps, on a beaucoup abusé, au point de vue criminel, de la maladie comme circonstance atténuante. L’avocat et le médecin s’entendent pour découvrir un fou sous le masque d’un meurtrier. Mais le baron et la baronne sont de l’ancien temps. De plus, ce sont de grands seigneurs ; ils ignorent les progrès de la science juridico-médicale, et de telles explications seraient mal venues auprès d’eux. Qu’en pensez-vous, général ?

— Assez, monsieur. Je vais une fois pour toutes me débarrasser de vous. Je vous défends de faire aucune excuse à la baronne ; ce serait de votre part une nouvelle offense. Le baron a appris que vous étiez de ma maison, et nous nous sommes expliqués ensemble. Un peu plus, il me demandait satisfaction. Comprenez-vous à quoi vous m’exposiez, monsieur ? Je lui ai donné ma parole qu’aujourd’hui même vous auriez cessé de m’appartenir.

— Permettez, général. Est-ce bien lui qui exige que vous… vous défassiez de moi, puisque je suis de votre maison, comme vous daignez l’avouer ?

— Non, mais je me suis cru en devoir de lui fournir cette réparation, et il s’en est contenté. Nous nous séparons, monsieur. Je vous devais encore quarante-trois florins, les voici ; adieu. À partir d’aujourd’hui, nous sommes l’un pour l’autre des étrangers. Excepté des ennuis, je n’ai rien eu de vous. Je vais avertir le majordome que dorénavant je ne répondrai plus de vos dépenses à l’hôtel. J’ai l’honneur d’être votre serviteur.

Je pris l’argent, je saluai le général et lui dis très sérieusement :

— Général, la chose ne peut se terminer ainsi. Je regrette beaucoup de vous avoir causé des désagréments, mais veuillez observer que vous avez eu tort de répondre de moi devant le baron. Que signifie l’expression : « Cet homme est de ma maison ? » Je suis précepteur chez vous ; je ne suis ni votre fils ni votre pupille ; vous n’avez pas à répondre de mes actions. J’ai vingt-cinq ans ; je suis licencié et noble ; je vous suis étranger ; je constitue moi-même une individualité juridiquement responsable. Il faut tout le cas que je fais de vos innombrables qualités pour que je renonce à vous demander, à vous-même et tout de suite, une réparation pour l’audace que vous avez eue de répondre pour moi.

Le général était tellement abasourdi qu’il ouvrit la bouche, fit effort pour parler, étendit les mains, puis tout à coup se tourna vers le Français et lui expliqua que je parlais de le provoquer en duel. Le Français se mit à ricaner.

— Mais quant au baron, continuai-je sans me laisser déconcerter par l’attitude de M. de Grillet, je n’ai pas du tout l’intention de laisser passer les choses ainsi. Et puisque vous vous êtes mêlé de cette affaire, général, en consentant à écouter les plaintes du baron, j’ai l’honneur de vous annoncer que, pas plus tard que demain matin, j’irai demander au baron, en mon nom, pourquoi, ayant affaire à moi, il s’est adressé à une autre personne, comme si je n’étais pas digne de lui répondre.

Ce que je pressentais arriva. Ce nouveau projet mit le comble à l’effroi du général.

— Comment ! vous avez l’intention de continuer cette maudite affaire ! N’ayez pas cette audace, monsieur, ou bien je vous jure… Il y a des autorités ici, et moi…, moi…, en un mot, mon rang… et celui du baron…, enfin, on vous ar-rê-te-ra, on vous expulsera par voie de police, comprenez-vous ?

— Général, répondis-je toujours calme, on ne peut pas m’arrêter sans motifs. Vous ne savez pas encore dans quels termes je parlerai au baron ; vous vous inquiétez inutilement.

— Pardieu ! pardieu ! Alexis Ivanovitch, renoncez à cette intention ridicule ! dit le général, devenu tout à coup suppliant, — il avait même pris mes mains dans les siennes, — qu’en sortira-t-il ? des désagréments ? Convenez vous-même que je suis forcé de me tenir ici d’une certaine façon, surtout maintenant que… enfin, surtout maintenant ! Oh ! vous ne connaissez pas, vous ne pouvez connaître ma position !… Quand nous partirons d’ici, je suis tout disposé à vous reprendre chez moi, mais pour l’instant… Eh bien ! en un mot, vous comprenez la chose !… s’écria-t-il en faisant un geste de désespoir, Alexis Ivanovitch, vous comprenez la chose !…

Je me retirai en priant le général de ne pas s’inquiéter, en l’assurant que tout se passerait très bien.

À l’étranger, les Russes sont quelquefois lâches ; ils craignent trop le qu’en-dira-t-on. Ils s’inquiètent beaucoup de savoir si une chose est convenable ou non. Ils ont l’âme dans un corset, surtout ceux qui prétendent à une situation en vue. Mais le général m’a laissé entendre que sa situation personnelle est particulièrement difficile. C’est précisément à cause de cette situation particulièrement difficile qu’il était devenu tout à coup si lâche et avait changé de ton avec moi. Mais le lendemain ce sot pouvait changer encore et s’adresser aux autorités ; il fallait donc me tenir sur mes gardes. Je n’avais d’ailleurs aucun intérêt à irriter le général. Mais je voulais me venger de Paulina et l’amener à me prier elle-même de m’arrêter, car mes imprudences pouvaient finir par la compromettre… De plus, je ne voulais pas, devant elle, reculer et passer pour une poule mouillée. Ce n’était pas au baron à se servir de sa canne avec moi. Je tenais à me moquer d’eux tous et à me tirer en homme de cette affaire.