Le Jour de Saint-Valentin/07

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 77-89).


CHAPITRE VII.

LES BOURGEOIS.


Cette querelle peut faire couler le sang un autre jour.
Shakspeare. Henri IV, part. I.


Le conclave de citoyens qui étaient convenus de se réunir pour informer sur l’événement de la dernière nuit était assemblé. La boutique de Simon Glover se trouvait encombrée de personnages qui n’avaient pas peu d’importance, et dont quelques-uns portaient des manteaux en velours noir et des chaînes d’or autour du cou. C’étaient les anciens de la ville ; parmi l’honorable compagnie, on comptait des baillis et des syndics. Il y avait sur tous les fronts un air de colère et d’importance blessée, tandis que, dispersés par petits groupes, ils causaient ensemble à voix basse. Le plus affairé de ce monde affairé, était le petit important de la nuit précédente, maître Olivier Proudfute, fabricant de bonnets ; il se démenait au milieu de la foule, comme la mouette qui voltige, crie, va et vient, au commencement d’un orage, quoiqu’il soit difficile d’imaginer ce qu’aurait de mieux à faire cet oiseau, que de s’enfuir vers son nid, et d’y demeurer tranquille jusqu’à la fin de la tempête.

Quoi qu’il en soit, maître Proudfute était au milieu de la foule, les doigts aux boutons de ceux-ci, la bouche aux oreilles de ceux-là, empoignant les bourgeois à peu près de sa taille pour leur communiquer ses opinions avec moins d’éclat et plus de mystère ; ou, se tenant sur la pointe des pieds, et s’accrochant, pour se soutenir, aux collets des plus grands, afin de leur débiter aussi le résumé de ses réflexions. Comme il avait conscience d’être un des mieux informés, puisqu’il avait été un témoin oculaire, il se croyait un des héros de l’événement, et paraissait fort disposé à raconter la part qu’il avait prise à l’action, d’une manière qui dépassait un peu les bornes de la modestie et de la vérité. On ne saurait trop dire si ses communications étaient réellement curieuses et importantes : elles consistaient surtout en assertions, comme celle-ci :

« C’est la vérité, par saint Jean ! J’y étais et je l’ai vu moi-même. J’ai été le premier à courir au tumulte ; et sans moi et un autre vigoureux gaillard qui est survenu en même temps, on forçait la maison de Simon Glover, on lui coupait le cou, on emmenait sa fille dans les montagnes. C’est une violence qu’on ne peut souffrir, voisin Crookshank… qu’on ne peut supporter, voisin Glass… qu’on ne peut endurer, voisins Balncaves, Rollock et Chrysteson. C’est un grand bonheur que nous soyons arrivés moi et ce vigoureux gaillard… n’est-ce pas, voisin et digne bailli Craigdallie ? »

Ces discours étaient colportés çà et là par l’affairé bonnetier. Le bailli Craigdallie, de taille à bien représenter une corporation, le même qui avait conseillé aux citoyens de proroger la délibération de la nuit, à l’heure et au lieu actuels, homme grand, gros et de bonne figure, se dégagea du syndic, qui tenait son manteau, avec presque autant de grâce qu’un fort cheval se débarrasse de la mouche importune qui l’a tourmenté pendant dix minutes, et s’écria : « Silence ! dignes citoyens, voici Simon Glover, que personne ne surprit jamais à mentir ; nous allons entendre sa plainte de sa propre bouche. »

Simon, sommé de faire ses déclarations, raconta le fait avec un embarras évident, qu’il imputa à la répugnance qu’il ressentait à ce que toute la ville conçût une haine mortelle contre quelqu’une cause de lui. C’était, il osait le dire, une partie de plaisir, une farce de jeunes galants de la cour, et le pis qui pouvait en résulter, serait de faire poser des barreaux de fer à la fenêtre de sa fille, afin de prévenir une nouvelle plaisanterie du même genre.

« Ma foi, alors, si c’était une simple farce pour rire, répondit Craigdallie, notre concitoyen, Henry du Wynd, a eu grand tort de couper la main du gentilhomme pour une innocente plaisanterie, et le coup de sabre peut coûter une bonne amende à la ville, à moins que nous n’arrêtions l’auteur de la mutilation. — Notre-Dame nous en garde ! s’écria le gantier ; si vous en saviez autant que moi, vous auriez aussi peur de toucher à cette affaire qu’à une barre de fer rouge. Mais puisque vous voulez absolument mettre les doigts dans le feu, il faut dire la vérité ; et advienne que pourra, je dois déclarer que l’affaire finissait mal pour moi et les miens, sans l’assistance opportune de Henri Gow, l’armurier, que vous connaissez bien tous. — Et la mienne n’est pas venue mal à propos, dit Olivier Proudfute, quoique je ne me vante pas de manier le sabre tout à fait aussi bien que notre voisin Henri Gow… M’avez-vous vu, voisin Glover, au commencement de la bataille ? — Je vous ai vu quand tout était fini, voisin, » répondit le gantier sèchement.

« Vrai, vrai ; j’avais oublié que vous étiez dans votre maison pendant que les coups roulaient, et que vous ne pouviez apercevoir qui les faisait rouler. — Paix ! voisin Proudfute ; je vous en prie, paix ! » dit Craigdallie, qui était manifestement ennuyé des cris discordants du digne syndic.

« Il y a du mystère là-dessous, ajouta le bailli ; mais je crois tenir le secret. Notre ami Simon est, comme vous savez tous, un homme paisible, qui souffrira sans rien dire le mal qu’on lui fait, plutôt que de mettre un ami ou un voisin en danger pour se faire justice. Toi, Henri, qui ne manques jamais, quand la ville a besoin d’un défenseur, dis-nous ce que tu sais de cette affaire. »

Notre armurier conta son histoire de même que nous l’avons déjà rapportée ; et l’important bonnetier ajouta comme devant : « Et tu m’y as vu, honnête Smith, n’est-ce pas ? — Non pas, sur ma parole, voisin, répondit Henri ; mais vous êtes petit, comme vous savez, et j’aurai pu ne pas vous distinguer. »

Cette réplique fit rire aux dépens d’Olivier, qui rit de compagnie ; mais il ajouta d’un air de mauvaise humeur : « J’étais un des premiers à courir au secours malgré tout. — Mais où étais-tu donc, voisin ? demanda Henri ; car je ne t’ai pas aperçu, et j’aurais donné le prix de la meilleure armure complète que j’aie jamais fabriquée pour voir un luron vigoureux comme toi à mon côté. — J’en étais cependant assez près, honnête Smith ; et tandis que tu appliquais tes coups, comme si tu eusses tapé sur une enclume, je parais ceux que le reste des brigands tâchaient de t’appliquer par derrière ; et voilà pourquoi tu ne m’as point vu. — J’ai ouï parler de forgerons du vieux temps qui n’avaient qu’un œil, dit Henri ; j’en ai deux, mais ils sont tous deux logés au bas de mon front, et ainsi je ne puis voir derrière moi, voisin. — La vérité est pourtant, » répéta avec obstination maître Olivier, « que j’y étais, et je veux faire mon rapport de l’affaire au maître bailli ; car l’armurier et moi avons commencé la bataille. — En voilà assez pour le moment, » dit le bailli en intimant de sa main à maître Proudfute l’ordre de se taire. « Les dépositions de Simon Glover et d’Henri Gow suffiraient dans une affaire moins digne de foi ; et maintenant, mes maîtres, à votre avis, que fera-t-on ? Voilà tous nos droits de bourgeoisie méconnus et méprisés, et vous pouvez bien imaginer que c’est par le fait d’un homme puissant ; car il fallait de la hardiesse pour tenter une pareille violence. Mes maîtres, il est dur pour la chair et le sang de s’y soumettre. Les lois nous placent à un rang plus bas que les princes et les nobles ; cependant, il serait contraire à la raison de supposer que nous laisserons forcer nos maisons, et insulter à l’honneur de nos femmes, sans crier justice ! — On ne peut souffrir cela, » répondirent les citoyens d’une voix unanime.

Simon Glover s’avança alors avec une physionomie pleine d’anxiété. « J’espère encore, dit-il, que l’intention n’était pas aussi mauvaise qu’elle nous l’avait semblé, mes dignes voisins ; et pour ma part, je pardonnerais de bon cœur l’alarme et le trouble qu’on a jetés dans ma pauvre maison, pourvu que la belle ville ne courût aucun danger à cause de moi. Je vous supplie de considérer quels seront les juges qui recevront nos plaintes, qui nous feront ou nous refuseront justice. Je parle entre voisins et amis, c’est pourquoi je parle franchement : le roi, Dieu le bénisse ! est si malade d’esprit et de corps, qu’il nous renverra par devant quelque grand seigneur de ses conseillers, qui sera en fureur pour l’instant… peut-être chargera-t-il de notre affaire son frère le duc d’Albany, qui se fera de toutes nos réclamations un prétexte pour soutirer notre argent. — Nous ne voulons pas du duc d’Albany pour juge, » répondit encore la compagnie à l’unanimité.

« Ou peut-être, ajouta Simon, priera-t-il le duc de Rothsay de s’en occuper ; et ce jeune prince regardera l’outrage comme un événement dont plaisanteront ses gais camarades, et que ses ménestrels mettront en chanson. — Nous ne voulons point de Rothsay ! il est trop dissipé pour être notre juge, » s’écrièrent encore les citoyens.

Simon encouragé, en voyant qu’il arrivait au but où il visait, ne prononça pourtant qu’à demi-voix le nom terrible : « Aimeriez-vous mieux traiter avec Douglas-le-Noir ? »

Il n’y eut pas de réponse pendant une minute ; les bourgeois se regardèrent les uns les autres avec des mines consternées et pâles jusqu’aux lèvres. Mais Henri Smith prit hardiment la parole, et exprima les sentiments que tout le monde partageait, mais que personne n’osait énoncer.

« Douglas-le-Noir, pour juge entre un bourgeois et un gentilhomme ! Oui, et un noble de haut rang, que je sache, ce dont je me soucie fort peu… Le Diable-Noir de l’enfer, plutôt ! Vous êtes fou, père Simon, de nous faire une si étrange proposition. »

Il y eut un nouveau silence de crainte et d’incertitude qui fut enfin rompu par le bailli Craigdallié qui, lançant à l’orateur un regard très-significatif, répliqua : « Vous avez confiance dans votre excellent pourpoint, voisin Smith, ou vous parleriez moins hardiment. — J’ai confiance dans le cœur que recouvre mon pourpoint, tel qu’il est, bailli, » répondit l’intrépide Henri ; « et quoique je ne parle que peu, jamais ma bouche ne sera cadenassée par un de ces nobles, quel qu’il soit. — Porte un pourpoint épais, bon Henri ; ou ne parle pas si haut, » répéta le bailli avec le même ton significatif ; « il y a des hommes de la frontière dans la ville, qui portent le cœur sanglant sur leur épaule[1]. Mais tout ceci ne mène à rien ; que ferons-nous ? — Vite fait, bien fait, dit Henri Smith ; allons voir notre prévôt, et demandons-lui secours et assistance. »

Un murmure d’approbation parcourut l’assemblée, et Olivier Proudfute s’écria : « C’est ce que je disais depuis une demi-heure, et personne ne voulait m’écouter. Allons voir notre prévôt, dis-je ; il est gentilhomme lui-même et doit arranger toute contestation entre la ville et les nobles. — Chut ! voisin, chut ! songez à ce que vous dites et à ce que vous faites, » murmura une mince et maigre figure d’homme, dont la personne microscopique semblait encore plus petite et plus insaisissable par les efforts qu’il faisait pour prendre un air d’humilité extrême, et pour paraître plus insignifiant encore que la nature ne l’avait fait.

« Pardonnez-moi, dit-il, je ne suis qu’un pauvre apothicaire ; néanmoins j’ai été élevé à Paris, et j’ai fait mes humanités ainsi que mon Cursus medendi[2], aussi bien que ceux qui s’intitulent doctes médecins. Il me semble que je puis panser cette blessure et la guérir avec des émolliens : voici notre ami Simon Glover, qui est, comme vous le savez tous, un homme respectable. Croyez-vous qu’il ne serait pas le plus empressé de nous tous à punir une insulte, puisque l’honneur de sa famille y serait vivement intéressé ? Et puisqu’il hésite à accuser ces hommes querelleurs, considérez qu’il doit avoir quelque bonne raison, qu’il se soucie peu d’énoncer, pour laisser dormir cette affaire. Ce n’est pas à moi à mettre le doigt sur l’ulcère ; mais, hélas ! nous savons tous que les jeunes filles sont ce que j’appelle des essences fugitives. Supposez maintenant qu’une honnête fillette, j’entends en toute innocence, laisse sa croisée ouverte le matin de la Saint-Valentin, pour qu’un galant cavalier puisse, en toute honnêteté j’entends, devenir son Valentin pour l’année, et supposez le galant découvert, peut-elle ne pas crier, comme si la visite était inattendue. Eh ! eh ! broyez tout cela dans un mortier, et puis regardez ; le résultat sera-t-il qu’il faille mettre le trouble dans la ville ? »

L’apothicaire énonça son avis de la manière la plus insinuante ; mais il sembla se rapetisser encore quand il vit le sang monter aux vieilles joues de Simon Glover, et rougir jusqu’aux tempes la figure du terrible armurier. Ce dernier s’avança et lança un regard sombre à l’apothicaire épouvanté, puis il s’écria soudain : « Ah ! c’est toi, squelette ambulant ! toi, pot de faïence asthmatique ! toi, empoisonneur de profession ! Si je pensais que le misérable souffle qui te reste pût ternir la dixième partie d’une minute la bonne réputation de Catherine Glover, je te pilerais, charlatan, dans ton propre mortier, et battrais ta maudite charogne de corps avec de la fleur de soufre pour en faire un onguent bon à frotter les chiens galeux ! — Paix, fils Henri ! paix ! » s’écria le gantier d’un ton d’autorité, « personne autre que moi n’a droit de parler sur ce sujet. Honorable bailli Craigdallie, puisque telle est l’interprétation qu’on donne à ma tolérance, je veux poursuivre cette esclandre à tout prix, et quoique l’on ne puisse prouver maintenant que nous eussions mieux fait de tolérer, vous verrez tous plus tard que ce n’est pas une légèreté ni une folie de ma Catherine qui a causé ce grand scandale. »

Le bailli s’interposa aussi : « Voisin Henri, dit-il, nous sommes venus ici pour délibérer, non pour nous quereller ; comme un des anciens de notre belle ville, je te commande de renoncer à toute haine et à toute malveillance que tu pourrais avoir contre l’apothicaire Dwining. — C’est une trop pauvre créature, bailli, dit Henri Gow, pour que je lui garde rancune, moi qui le briserais lui et sa boutique d’un coup de mon marteau de forge. — Faites donc silence, et m’écoutez, reprit le magistrat. Nous croyons tous aussi fermement à l’honneur de la Jolie Fille de Perth qu’à celui de Notre-Dame. (Ici il se signa.) Mais touchant notre appel à notre prévôt, êtes-vous d’avis que nous mettions l’affaire entre les mains dudit prévôt lorsque nous accusons un noble que nous devons croire puissant ?… — Le prévôt étant un noble lui-même, » s’écria l’apothicaire un peu remis de sa terreur par l’intervention du bailli… « Dieu sait que mon intention n’est pas de dépriser un honorable gentilhomme, dont les ancêtres ont occupé durant tant d’années la place qu’il occupe aujourd’hui. — Par le choix libre des citoyens de Perth, » interrompit Henri avec sa forte voix.

« Oui, sûrement, » dit l’orateur déconcerté, « par le choix des citoyens, et pourquoi non ? Je vous prie, ami Smith, de ne pas m’interrompre. Je parle à notre digne et vieux bailli Craigdallie, suivant mes pauvres moyens. Je dis que, advienne que pourra, ce sir Patrick Charteris est encore un noble, et que les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Il peut bien nous soutenir dans une querelle avec les montagnards, et jouer le rôle de prévôt et de chef contre eux ; mais que celui qui porte lui-même un habit de soie veuille prendre notre parti contre un manteau brodé et un pourpoint galonné d’or, quoiqu’il y consente, contre le tartan irlandais et le drap de Frise, c’est une autre question. Écoutez l’avis d’un ignorant : nous avons sauvé notre fille, dont je n’ai jamais voulu dire de mal, puisque vraiment je n’en sais pas sur son compte ; mais ils ont perdu la main d’un homme, grâce à Henri Smith. — Et à moi, ajouta le petit bonnetier. — Et à Olivier Proudfute, à ce qu’il nous assure, » continua l’apothicaire, qui ne contestait les prétentions de personne, pourvu qu’il ne fût pas forcé lui-même de suivre le sentier périlleux qui mène à la gloire. Je dis, voisins, que, puisqu’ils ont laissé une main en gage, ils ne reviendront plus dans Couvrefew-Street. À mon simple avis, nous ferions donc mieux de remercier notre vigoureux concitoyen ; et, l’honneur revenant à la ville, le mal à ses débauchés, de tenir l’affaire secrète et de n’en plus parler. »

Ces pacifiques conseils produisirent de l’effet sur plusieurs citoyens, qui commencèrent à approuver de la tête et à lancer des regards de modération à l’avocat de la tranquillité, à l’opinion duquel semblait aussi se ranger Simon Glover, malgré l’offense qu’on lui avait faite. Mais ce n’était pas l’avis de Henri Smith, qui, voyant la délibération tirer à sa fin, prit la parole du ton franc qui lui était ordinaire.

« Je ne suis ni le plus riche ni le plus vieux d’entre vous, voisins, et je ne m’en afflige pas. Les années viendront, si on vit assez pour cela ; et je puis gagner et dépenser mon argent comme un autre, au feu de mon fourneau et au vent de mon soufflet. Mais personne ne m’a jamais vu insensible à une injure faite en paroles ou en actions à notre jolie ville, lorsque la langue ou la main d’un homme pouvait la réparer ; je ne tolérerai pas mieux cet outrage-ci, si je peux le punir. J’irai trouver le prévôt moi-même : il est chevalier, il est loyal, il est gentilhomme de libre et bon sang, comme nous savons tous, depuis le temps de Wallace, qui nous donna pour prévôt l’arrière-grand-père de celui-ci. Mais, fût-il le plus orgueilleux noble du pays, il est prévôt de Perth, et pour son honneur il doit défendre les libertés et les franchises de la ville… Oui, et je sais qu’il les défendra… Je lui ai fabriqué une cuirasse d’acier, et j’avais bonne idée de l’espèce de cœur qu’elle devait recouvrir. — Sûrement, dit le bailli Craigdallie, il serait inutile de se présenter à la cour sans être soutenu par sir Patrick Charteris ; la réponse serait bientôt faite : « Allez trouver votre prévôt, faquins. » Ainsi, voisins et concitoyens, si vous partagez mon avis, moi et notre apothicaire Dwining nous irons incontinent à Kinfauns avec Simon Glover, le brave Smith, et le galant Olivier Proudfute, pour témoigner de la violence, et nous parlerons à sir Patrick Charteris au nom de la jolie ville. — Oh ! dit le pacifique fabriquant de médecines, laissez moi en arrière, je vous prie ; je n’ai pas assez de hardiesse pour parler devant un vrai chevalier. — Qu’à cela ne tienne, voisin, il vous faut venir, dit le bailli Craigdallie ; la ville me regarde encore comme un gaillard en dépit de ma soixantaine… Simon Glover est la partie offensée… Nous savons qu’Henri Gow gâte plus d’armures avec son épée qu’il n’en fabrique avec son marteau… Et notre voisin Proudfute, qui, à ce qu’il nous assure, assiste toujours au commencement et à la fin de toutes les disputes, doit donc être un homme d’action. Il nous faut au moins avec nous un avocat pour la paix et la tranquillité : en bien ! apothicaire, vous êtes notre homme. Allons, messieurs, vos bottes et vos bêtes… À cheval, et lestement, dis-je… La réunion à la porte de l’Est… c’est-à-dire si votre bon plaisir est, voisins, que nous prenions sur nous l’affaire. — Il est impossible de mieux faire, et nous y consentons tous, dirent les citoyens ; si le prévôt prend notre parti, comme la jolie ville a droit de s’y attendre, nous pouvons attacher le grelot du chat au plus brave de ces messieurs. — Il suffit, voisins ; ainsi dit, ainsi fait. J’ai rassemblé pour cette heure le grand conseil de la ville, et je doute peu, » dit-il en promenant ses regards sur la foule, « puisqu’un si bon nombre de conseillers ici présents ont pensé qu’il fallait s’entendre avec le prévôt, que tous les autres n’abondent dans le sens de cette décision. C’est pourquoi, voisins et dignes bourgeois de la jolie ville de Perth… vite, à cheval, comme j’ai déjà dit, et la réunion à la porte de l’Est. »

Une acclamation générale termina la séance de cette espèce de conseil privé, ou lords des articles[3] ; et l’on se dispersa, la députation pour se préparer au voyage, le reste pour aller dire à leurs femmes et à leurs filles impatientes les mesures qu’ils auraient prises pour rendre leurs chambres sûres contre les invasions nocturnes des galants.

Pendant qu’on sellait les bidets, et que le conseil de ville débattait ou plutôt légalisait le projet que les principaux membres de l’assemblée avaient déjà adopté, il peut être nécessaire, pour l’intelligence de quelques lecteurs, d’énoncer en termes plus clairs des circonstances qui n’ont pas été suffisamment expliquées dans le cours de la discussion précédente.

C’était l’usage, à cette époque où la force de l’aristocratie féodale attaquait les droits, et souvent insultait les privilèges des royaux bourgeois d’Écosse, que les bourgeois, au lieu de choisir leur prévôt parmi ceux des citoyens qui pouvaient remplir les charges de la magistrature, que les bourgeois, disons-nous, élevassent à cette haute dignité quelque noble ou baron très-puissant du voisinage de leur ville, capable de défendre à la cour les intérêts de la cité dans les affaires qui regardaient le bien public ; et de mener la milice urbaine au combat, dans les guerres générales comme dans les querelles particulières, en la renforçant de ses propres troupes féodales. Cette protection n’était pas toujours gratuite ; les prévôts profitaient quelquefois de leur situation à un point que rien ne saurait justifier, extorquant des dons de terres et de maisons appartenant aux biens communaux ou aux domaines publics de la ville, et faisant ainsi payer cher aux citoyens l’appui qu’ils leur prêtaient. D’autres se contentaient de pouvoir recourir aux habitants de la cité dans leurs propres querelles entre grands seigneurs, et d’en recevoir telles autres marques de respect et de bienveillance que leur accordait volontiers la ville qu’ils représentaient, afin de s’assurer leur utile assistance en cas de besoin. Le baron, qui était protecteur suprême d’une ville royale, acceptait sans scrupules les dons volontaires, et les payait en défendant les droits de citoyen par des arguments dans le conseil, et par des exploits sur le champ de bataille.

Les citoyens de la ville, ou, comme ils aimaient bien mieux qu’on la nommât, de la jolie cité de Perth, avaient, depuis plusieurs générations, nourri un protecteur et un prévôt de ce genre dans la noble famille de Charteris, lords de Kinfauns, dans le voisinage de Perth. Il y avait à peine un siècle, sous Robert III, que le premier membre de cette famille distinguée s’était établi dans le château fort qui leur appartenait alors, ainsi que les domaines pittoresques et fertiles qui l’environnent. Mais l’histoire chevaleresque du premier envahisseur était bien propre à faciliter L’établissement d’un étranger dans le pays où l’avait amené sa fortune. Nous la rapporterons telle qu’elle est donnée par une tradition ancienne qui porte en elle un grand air de vérité, et qui dans tous les cas paraît être suffisamment authentique pour entrer dans des histoires plus sérieuses que celle-ci.

Pendant la courte carrière du célèbre patriote sir William Wallace, lorsque ses armes avaient pour un temps chassé les envahisseurs anglais de son pays natal, il entreprit, dit-on, un voyage en France avec une petite troupe de fidèles amis, pour essayer si sa présence (car il était respecté en tout pays pour sa valeur) pourrait décider le monarque français à envoyer en Écosse un corps de troupes auxiliaires ou d’autres secours propres à aider les Écossais à reconquérir leur indépendance.

Le champion de l’Écosse était à bord d’un petit vaisseau et faisait route vers le port de Dieppe, quand il apparut au loin une voile que les matelots regardèrent avec doute et crainte, et ensuite avec désespoir. Wallace demanda à connaître quelle était la cause de leur alarme. Le capitaine du bâtiment l’informe que le grand navire qui approchait avec l’intention de les aborder, appartenait à un célèbre corsaire également renommé pour son courage, sa force de corps et ses pirateries. C’était un gentilhomme nommé Thomas de Longueville, Français de naissance, mais de profession un de ces pirates qui s’intitulèrent amis de la mer et ennemis de tous ceux qui voguaient sur cet élément. Il attaquait et pillait les vaisseaux de toutes les nations, comme un de ces anciens Norses, rois des mers, dont la domination s’étendait sur les montagnes des vagues. Le capitaine ajouta qu’aucun bâtiment ne pouvait échapper au corsaire par la fuite, tant son navire était agile, et qu’aucun équipage, si brave qu’il fût, ne pouvait espérer de lui résister, quand, d’après sa façon ordinaire de combattre, il s’élançait à bord à la tête de ses hommes.

Wallace souriait d’un air sombre pendant que le capitaine, la terreur sur le visage et les larmes aux yeux, lui expliquait combien il était certain qu’ils allaient tomber au pouvoir du Corsaire Rouge, nom donné à de Longueville, parce qu’il voguait d’ordinaire sous un pavillon rouge de sang ; pavillon qu’il venait d’arborer dans le moment même.

« Je débarrasserai les détroits de ce pirate, dit Wallace. »

Alors réunissant dix à douze de ses gens, Boyd, Kerlie, Seton et autres, pour qui la poussière du combat le plus désespéré était comme le souffle de la vie, il leur commanda de s’armer et de se coucher à plat sur le tillac, de manière à ne pas être aperçus. Il ordonna à tous les matelots de se retirer, hormis ceux qui étaient absolument nécessaires pour diriger le vaisseau ; puis il enjoignit au capitaine, sous peine de mort, de manœuvrer de façon que, tout en paraissant essayer de fuir, il permît en effet au Corsaire Rouge de les aborder et de combattre. Wallace s’étendit lui-même sur le tillac, afin qu’on ne pût deviner le moindre projet de résistance. Au bout d’un quart d’heure le vaisseau de Longueville atteignit celui du champion, et le Corsaire Rouge, lançant des griffes de fer pour s’assurer de sa prise, s’élança sur le tillac armé de toutes pièces et suivi de son équipage, qui poussa un cri terrible, comme si la victoire était déjà remportée. Mais les Écossais armés se levèrent incontinent, et le Corsaire Rouge se trouva assailli à l’improviste par des hommes qui se regardaient comme sûrs de la victoire quand ils n’avaient à combattre que deux ou trois ennemis chacun. Wallace lui-même se jeta sur le capitaine pirate, et une lutte horrible s’engagea entre eux avec tant de furie, que les autres suspendirent leur combat pour les regarder, et semblèrent d’un commun accord remettre le sort de l’engagement général à l’issue du combat particulier des deux chefs. Le pirate se battait aussi bien que peut se battre un homme ; mais la vigueur de Wallace dépassait celle des mortels ordinaires. Il brisa l’épée du corsaire et le mit dans un tel péril que, pour échapper à une mort certaine, il fut obligé de se prendre corps à corps avec le champion de l’Écosse, dans l’espérance de le vaincre à la lutte ; mais il ne réussit pas davantage : ils tombèrent sur le tillac, entrelacés dans les bras l’un de l’autre ; mais le Français se trouva dessous ; et Wallace le saisissant par son hausse-col, le serra si vigoureusement, que, malgré la bonne trempe de son armure, le sang sortait par les yeux, le nez et la bouche du corsaire : il ne put que demander quartier par signes. Ses gens mirent bas les armes et crièrent merci, quand ils virent leur chef si fortement terrassé. Le vainqueur leur accorda la vie à tous, mais prit possession du vaisseau et les retint prisonniers.

Quand il arriva en vue du port français, Wallace alarma les habitants en déployant les couleurs du pirate, comme si de Longueville venait piller leurs maisons. Le tocsin se faisait entendre : les cors annonçaient le péril, et les citoyens couraient aux armes ; tout à coup la scène changea. Le lion écossais sur son champ d’or fut hissé au-dessus du pavillon du corsaire, et annonça que le champion d’Écosse approchait comme un faucon avec sa proie dans ses serres. Il débarqua avec son prisonnier, et le mena à la cour de France où, à la prière de Wallace, les brigandages qu’avaient commis le pirate furent pardonnés ; le roi conféra même le titre de chevalier à sir Thomas de Longueville, et lui offrit de le prendre à son service. Mais le corsaire avait conçu une telle amitié pour son généreux vainqueur, qu’il voulut absolument unir sa fortune à celle de Wallace. Il le suivit à son retour en Écosse, et il combattit à son côté dans plusieurs sanglantes batailles où la bravoure de sir Thomas de Longueville éclipsa toute autre valeur, excepté celle de son héroïque patron. Son destin fut plus fortuné que celui du grand Wallace. Distingué par sa beauté non moins que par sa force physique, il sut tellement plaire à une jeune dame, héritière de l’ancienne famille de Charteris, qu’elle le choisit pour époux, lui donnant avec sa main le beau château de Kinfauns et les domaines qui en dépendaient. Leurs descendants prirent le nom de Charteris, pour s’allier de plus près à leurs ancêtres maternels, les anciens propriétaires du château. Le nom de Thomas de Longueville resta également en honneur parmi eux, et l’épée à deux mains avec laquelle il fauchait les rangs ennemis, est encore conservée parmi les monuments de famille. Une autre version porte que la famille de Longueville elle-même avait nom Charteris. Le domaine passa ensuite à la famille des Blairs, et lord Gray en est le propriétaire actuel.

Les barons de Kinfauns, de père en fils, occupèrent pendant plusieurs générations la place de prévôt de Perth, la proximité du château et de la ville rendant cet arrangement très-convenable pour des secours mutuels. Le sir Patrick de cette histoire avait plus d’une fois conduit les citoyens de Perth dans des combats et des escarmouches contre les pillards des Highlands toujours en maraude, et contre d’autres ennemis étrangers et domestiques. Il est vrai que parfois il était ennuyé des plaintes légères et frivoles qu’on portait sans nécessité devant lui, et qu’on le priait d’arranger. De là, il avait quelquefois encouru le reproche d’être fier comme un noble ou indolent comme un riche : de s’adonner trop aux plaisirs de la chasse ou à l’exercice de l’hospitalité féodale, pour être prêt dans toutes les occasions où la jolie ville désirait son active intervention. Mais quoique cette prétendue indifférence fît naître parfois quelques légers murmures, les citoyens, dès qu’advenait une cause sérieuse d’alarme, avaient coutume de se rallier autour de leur prévôt, et ils étaient chaudement soutenus en conseils aussi bien qu’en actions.



  1. Armoiries de Douglas. a. m.
  2. Cours médical. a. m.
  3. Allusion à la ligue des covenantaires ; ceux qui la rédigèrent furent appelés les lords des articles; a. m.