Le Jour de Saint-Valentin/23

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 284-298).


CHAPITRE XXIII.

LA POTENCE.


Hélas ! le voilà couché comme embaumé dans son propre sang, sa blessure crie vers le ciel ; les flots qui en jaillissent implorent la vengeance divine.
Uranus et Psyché.


La grande église de Saint-Jean, portant le nom du patron de Perth, avait été choisie par les magistrats, comme celle où la commune serait le plus favorisée du ciel pour l’épreuve par le droit du cercueil. Les églises et couvents des dominicains, des chartreux et autres du clergé régulier, ayant été richement dotées par le roi et les nobles, le conseil de la ville s’était écrié d’une voix unanime que « leur bon vieux saint Jean, » des bonnes grâces duquel ils se croyaient sùrs, « devait leur inspirer pleine confiance, et être préféré aux nouveaux patrons, » pour lesquels les dominicains, les chartreux, les carmélites et autres avaient fondé de nouvelles demeures autour de la belle ville. La rivalité entre le clergé régulier et le séculier se joignait à la jalousie, et avait dicté le choix de ce lieu, où le ciel devait opérer une espèce de miracle en répondant à un appel direct et en faisant connaître la vérité dans cette affaire douteuse. Le clerc de la ville tenait à ce que l’église de Saint-Jean fût préférée, comme s’il y avait eu dans le corps des saints une faction contre, et une faction pour les intérêts de la belle ville.

Beaucoup de petites intrigues furent donc tramées et déconcertées relativement au choix de l’église ; mais les magistrats, considérant l’affaire comme touchant de près l’honneur de la ville, et se confiant dans la justice et l’impartialité de leur patron, avaient résolu d’en remettre la décision à l’influence de saint Jean.

Ce fut donc après que la grand’messe eut été célébrée avec toute la solennité possible, et après que les plus ferventes prières eurent été à plusieurs reprises offertes au ciel par la nombreuse assemblée des fidèles, que les préparatifs furent faits pour en appeler au jugement immédiat du ciel sur le meurtre mystérieux de l’infortuné bonnetier.

La scène présentait cette solennité imposante que l’on attribue avec raison aux cérémonies de l’Église catholique. La fenêtre de l’est, ornée de vitraux peints de couleurs brillantes et variées, répandait un torrent de lumière sur le maître-autel ; sur le cercueil placé en face, étaient étendus les restes mortels de l’homme assassiné, les bras ramenés sur la poitrine, et les mains appliquées l’une contre l’autre avec les doigts levés en l’air, comme si cette chair insensible demandait elle-même au ciel vengeance contre celui qui avait violemment chassé l’esprit immortel de son enveloppe mutilée. Auprès du cercueil était le trône où était assis Robert d’Écosse et son frère Albany. Le prince était assis sur un siège moins élevé, à côté de son père, arrangement qui excita quelques observations ; car le siège d’Albany ne différant guère de celui du roi, l’héritier présomptif, quoique majeur, semblait rabaissé au-dessous de son oncle en présence de tout le peuple de Perth assemblé. Le cercueil était placé de manière que la majorité des individus réunis dans l’église pussent voir le cadavre.

Près de la tête du mort se tenait debout le chevalier de Kinfauns, poursuivant ; et à l’autre extrémité le jeune comte Crawford, représentant le défendeur. Le témoignage du duc de Rothsay avait affranchi sir John Ramorny de la nécessité de comparaître pour se soumettre à l’épreuve, et il s’était prévalu de sa maladie pour rester chez lui. Sa maison, y compris ceux qui, bien qu’attachés à sir John, étaient considérés comme au service du prince, et qui n’avaient point encore été congédiés, se composait de huit ou dix personnes. La plupart de ces serviteurs étaient regardés comme des hommes de mœurs extrêmement licencieuses, et que par conséquent on pouvait croire capables d’avoir assassiné le bonnetier dans la débauche d’une soirée de fête. Ils étaient rangés sur une ligne du côté gauche de l’église, et portaient une espèce de casaque blanche, semblable à l’habit d’un pénitent. Tous les yeux étaient fixés sur eux ; et plusieurs paraissaient si déconcertés que les spectateurs y voyaient de fortes preuves de leur culpabilité. Le visage du véritable meurtrier ne pouvait le trahir ; ce visage impassible et sombre que ni la joie d’une fête, ni celle d’un festin ne pouvait dérider, et que la crainte d’être découvert et de perdre la vie ne pouvait rendre plus sombre. Nous avons déjà expliqué la position du cadavre ; sa figure était découverte, ainsi que sa poitrine et ses bras : le reste du corps était enveloppé dans un linceul blanc et fin, de sorte que si le sang coulait d’une des parties couvertes, on ne pouvait manquer de s’en apercevoir à l’instant.

La grand’messe ayant été célébrée, et après qu’on eut récité une invocation solennelle à Dieu pour qu’il lui plût de protéger l’innocent et de punir le coupable, Éviot, page de sir John Ramorny, fut appelé pour soutenir l’épreuve. Il s’avança d’un pas mal assuré : peut-être pensait-il que sa conviction intérieure que Bonthron était l’assassin suffisait pour l’en rendre complice, quoiqu’il n’y eût pas directement pris part. Il s’arrêta devant la bière ; sa voix trembla quand il fit serment par tout ce qui a été créé en sept jours et sept nuits, par le ciel, par l’enfer, par sa part dans le paradis, par Dieu, auteur de toutes choses, qu’il était pur et innocent de l’attentat sanguinaire commis sur le corps qui était placé devant lui, sur la poitrine duquel il fit le signe de la croix pour certifier la vérité de sa déclaration. Nul prodige ne s’opéra : le corps resta immobile comme auparavant ; le sang caillé dans la blessure ne coula pas.

Les citoyens se regardèrent l’un l’autre d’un air de morne désappointement. Ils s’étaient persuadés qu’Éviot était le coupable, et l’irrésolution de ses manières avait confirmé leur soupçon : leur surprise fut donc extrême quand ils le virent sortir pur de l’épreuve. Les autres partisans de Ramorny prirent courage et s’avancèrent pour prêter serment, avec une assurance qui augmentait à mesure que l’un après l’autre ils étaient déclarés, par la voix des juges, libres et déchargés des soupçons qui avaient plané sur eux relativement à la mort d’Olivier Proudfute.

Mais il y avait un individu qui ne partageait pas cette confiance croissante. Le nom « Bonthron… Bonthron, » résonna trois fois dans les nefs de l’église ; et celui qui le portait ne répondit à cet appel que par une sorte de mouvement convulsif des pieds, comme s’il eût été soudainement frappé d’une attaque de paralysie. — Parle donc, chien, » lui dit Éviot à voix basse, « ou prépare-toi à mourir comme un chien. »

Mais l’esprit du meurtrier était si troublé par le spectacle qu’il avait sous les yeux, que les juges, considérant sa contenance, hésitaient s’ils ordonneraient qu’on l’entraînât de force devant la la bière, ou s’ils prononceraient le jugement par défaut. Ce ne fut que quand on lui demanda pour la dernière fois s’il voulait se soumettre à l’épreuve, qu’il répondit avec sa brièveté accoutumée.

« Je ne veux pas… Est-ce que je sais quelle jonglerie on peut pratiquer pour faire périr un pauvre homme. J’offre le combat à quiconque dit que j’ai fait le moindre mal à ce corps mort… » Conformément à l’usage, il jeta son gant sur le pavé de l’église.

Henri Smith s’avança au milieu des murmures approbateurs que la présence même du roi ne pouvait comprimer. Il ramassa le gant qu’il plaça dans son bonnet, et selon la coutume, jeta le sien pour gage de la bataille. Mais Bonthron ne le releva pas.

« Il n’est pas mon égal, murmura le brigand, il n’est pas digne de relever mon gant, je suis au service du prince d’Écosse, étant de la maison de son écuyer : cet homme n’est qu’un misérable artisan. »

Le prince l’interrompit dans ce moment : « Tu es à mon service, drôle ! s’écria-t-il ; je te chasse à l’instant… Prends-le, Smith, et frappe sur lui, comme tu n’as jamais frappé sur l’enclume… Ce drôle est un scélérat et un lâche. Sa vue seule me dégoûte, et si mon royal père veut m’en croire, il donnera à chacun des champions une belle hache d’Écosse, et nous verrons lequel des deux l’emportera avant que le jour soit plus vieux d’une heure. »

Cette proposition fut acceptée par le comte de Crawford et sir Patrick Charteris, parrains des parties qui, eu égard à ce que les adversaires étaient d’un rang inférieur, convinrent qu’ils combattraient, un casque d’acier sur la tête, en jaquette de buffle et avec des haches, et qu’ils se prépareraient au combat à l’instant même.

On choisit pour la lice le champ des Pelletiers : c’était un terrain dans le voisinage, occupé par la corporation dont il portait le nom, et qui pouvait fournir aux combattants un espace d’environ trente pieds de long sur vingt-cinq de large. Là, se portèrent en foule les nobles, les prêtres, les bourgeois… tous, excepté le vieux roi, qui ayant en horreur ces scènes de sang, se retira dans son palais et remit le soin de présider au combat au comte d’Errol, lord grand connétable, à l’office duquel cette commission se rattachait plus particulièrement. Le duc d’Albany observait tout d’un œil attentif et circonspect. Son neveu regardait cette scène avec l’étourderie qui distinguait son caractère.

Quand les combattants parurent dans la lice, tout le monde fut frappé du contraste que formait le visage joyeux de l’armurier, dont les yeux étincelants semblaient déjà rayonner de triomphe, avec l’air morne et abattu du sauvage Bonthron, qui ressemblait à un oiseau de nuit, arraché de son noir réduit et forcé de paraître au grand jour. Tous deux prêtèrent serment de la justice de leur cause ; Henri Gow s’acquitta de cette formalité avec une assurance noble et tranquille… Bonthron, avec une résolution farouche, ce qui fit dire au duc de Rothsay en s’adressant au connétable : « Avez-vous jamais vu, mon cher Errol, un aussi repoussant mélange de cruauté et de peur, que sur le visage de ce scélérat ? — Il n’est pas beau, répondit Errol, mais c’est un redoutable coquin, à ce que j’ai vu. — Je gagerais un muid de vin avec vous, mon cher lord, qu’il sera vaincu. Henri l’armurier est aussi vigoureux et plus leste. Et voyez son air d’assurance !… Il y a dans son adversaire quelque chose d’odieux. Donnez le signal, mon cher connétable, car je souffre de voir cet homme. »

Le grand connétable s’adressa alors à la veuve qui, vêtue de deuil et ayant toujours ses enfants auprès d’elle, occupait un siège dans la lice : « Femme, lui dit-il, consentez-vous à ce que cet homme, Henri l’armurier, combatte comme votre champion dans cette querelle ? — Oui, j’y consens et de grand cœur, répondit Madeleine Proudfute, et puissent les bénédictions de Dieu et de saint Jean lui donner vigueur et bonne fortune, puisqu’il tire l’épée pour la veuve et les orphelins ! — Je déclare donc que ceci est un champ clos, » dit le connétable à haute voix ; « que personne, au péril de sa vie, n’interrompe ce combat par parole, discours, regards ou par gestes… Sonnez, trompettes, et en avant, combattants. »

Les trompettes sonnèrent, et les combattants, s’avançant des extrémités opposées de la lice, d’un pas ferme et égal, se considéraient l’un l’autre attentivement, habiles à juger, d’après le mouvement d’œil, la direction dans laquelle le coup serait porté. Ils s’arrêtèrent en face et à portée, ils essayèrent tour à tour de plus d’une feinte, chacun afin de reconnaître l’activité et la vigilance de son adversaire. À la fin, soit que ces manœuvres l’ennuyassent, soit qu’il craignît que dans cette lutte prolongée la légèreté de Smith n’eût l’avantage sur sa force brutale, Bonthron leva sa hache pour en décharger un coup perpendiculaire, ajoutant ainsi au poids de l’arme toute la force de ses bras vigoureux. L’armurier évita le coup en se jetant de côté, car il était trop violemment assené pour qu’il fût possible de le parer ; avant que Bonthron se fût remis en garde, Henri lui porta un coup si rude sur son casque d’acier, qu’il l’étendit à terre.

« Confesse ton crime ou meurs ! » dit le vainqueur en plaçant son pied sur le corps de son ennemi vaincu, et en lui appuyant sur la gorge la pointe de sa hache qui se terminait par une espèce de poignard.

« Je le confesserai, » dit le scélérat en jetant un sauvage regard vers le ciel ; « laisse-moi lever. — Pas avant que tu te sois rendu, répliqua Henri Smith. — Je me rends, » murmura Bonthron, et Henri proclama à haute voix la défaite de son adversaire.

Les ducs de Rothsay et d’Albany, le grand connétable et le prieur des dominicains, entrèrent alors dans la lice, et s’adressant à Bonthron, lui demandèrent s’il se reconnaissait vaincu ? — Oui, répondit le mécréant. — Et coupable du meurtre d’Olivier Proudfute ? — Oui… mais je l’ai pris pour un autre. — Et qui comptais-tu frapper, dit le prieur ; confesse-toi, mon fils, et mérite ton pardon dans un autre monde, car tu n’as guère à en attendre dans celui-ci. — J’ai pris l’homme assassiné pour celui dont la main m’a terrassé, et dont le pied presse en ce moment ma poitrine. — Bénis soient les saints ! dit le prieur, maintenant tous ceux qui doutaient de la vertu de cette sainte épreuve peuvent ouvrir les yeux sur leur erreur. Voyez, il s’est pris au piège qu’il avait tendu à l’innocent. — Je ne l’avais jamais vu auparavant, dit Smith ; jamais je n’avais fait de mal à lui ni aux siens… Que Votre Révérence daigne lui demander comment il eut la pensée de m’assassiner par trahison ? — C’est une question convenable, répondit le prieur. Rends gloire à qui elle est due, mon fils, quoique par elle se manifeste ta honte. Pour quelle raison voulais-tu assassiner cet armurier qui dit ne t’avoir jamais fait de mal ? — Il en avait fait à celui que je servais, répondit Bonthron, et je méditai ce coup par son ordre. — Par l’ordre de qui ? » demanda le prieur.

Bonthron garda un moment le silence, et il ajouta en grommelant : « Il est trop puissant pour que je le nomme. — Écoute-moi, mon fils, dit le prêtre ; encore un instant, et les puissants et les faibles de cette terre seront pour toi comme de vains sons. On prépare en ce moment même la charrette qui doit te conduire au lieu de l’exécution ; je te conjure donc encore une fois, mon fils, d’avoir égard au salut de ton âme en rendant gloire à Dieu et en disant la vérité : était-ce ton maître, sir John Ramorny, qui t’avait excité à une si abominable action ? — Non, répondit l’infâme scélérat, c’était un personnage plus grand que lui, » et en même temps il désigna le prince du doigt.

« Misérable ! » s’écria le duc de Rothsay étonné, « oses-tu faire entendre que c’est moi qui fus ton instigateur ? — Vous-même, » répondit le brigand endurci.

« Meurs dans ton mensonge, esclave maudit, » dit le prince ; et tirant son épée, il en aurait percé le calomniateur si le lord grand connétable ne se fût interposé.

« Votre Grâce doit me pardonner si j’accomplis ma charge. Ce scélérat doit être remis entre les mains du bourreau, il est indigne de recevoir la mort d’aucun autre, et à plus forte raison de Votre Altesse. — Quoi ! noble comte, » s’écria Albany avec une émotion très-vive, qu’elle fût véritable ou affectée, « voulez-vous laisser ce coquin sortir d’ici vivant, pour qu’il empoisonne les oreilles du peuple de calomnieuses accusations contre le prince d’Écosse ?… Coupez-le en pièces, vous dis-je, et sur la place même ! — Votre Altesse me pardonnera, dit le comte d’Errol, je dois le protéger jusqu’à ce que sa sentence soit exécutée. — Alors qu’on le bâillonne sur-le-champ, dit Albany… Et vous, mon royal neveu, pourquoi demeurez-vous immobile d’étonnement ? Rappelez votre présence d’esprit… parlez au prisonnier… jurez… protestez, par tout ce qu’il y a de sacré, que vous n’aviez aucune connaissance de cet abominable attentat. Voyez le peuple ; on se regarde l’un l’autre, on chuchote à voix basse ! Sur ma vie ! ce mensonge se répandra plus vite que si c’était une vérité de l’Évangile… Parlez-leur, mon noble parent ; n’importe ce que vous direz, pourvu que vous niiez formellement. — Comment, monsieur, » dit Rothsay, sortant de son attitude de surprise et de confusion, et regardant son oncle avec hauteur, « voudriez-vous que j’engageasse ma royale parole contre celle de cet abject mécréant ? Que ceux qui peuvent croire le fils de leur souverain, le descendant de Bruce, capable de tendre une embûche pour assassiner un pauvre artisan, jouissent du plaisir de croire que ce scélérat a dit la vérité ! — Ce n’est pas moi au moins qui le croirai, » dit hardiment l’armurier ; « je n’ai jamais rien fait à Sa Grâce le duc de Rothsay qui n’eût pour but de l’honorer ; jamais je n’ai reçu de lui de mauvais traitements en paroles, ou en actions, et je ne puis penser qu’il eût autorisé une si basse trahison. — Était-ce pour l’honorer que vous avez jeté son altesse du haut d’une échelle dans Curfew-Street, le soir du mardi gras, dit Bonthron, et pensez-vous que cette faveur fût reçue avec grande reconnaissance ? »

Ceci fut dit avec tant d’assurance, et paraissait si plausible, que l’opinion de Smith sur l’innocence du prince en fut ébranlée.

« Hélas ! milord, » dit-il en jetant sur Rothsay un regard mélancolique, « Votre Altesse a-t-elle pu vouloir arracher la vie à un homme, parce qu’il avait fait son devoir en protégeant une pauvre jeune fille ?… J’aurais préféré mourir dans cette lice plutôt que d’entendre parler ainsi de l’héritier de Bruce. — Tu es un brave homme, Smith, dit le prince ; mais je ne puis m’attendre que tu juges plus sagement que les autres… Allons, conduisez ce misérable au gibet, et pendez-le vivant, comme il vous plaira, pour qu’il puisse débiter des mensonges et répandre des calomnies contre nous jusqu’au dernier moment de son existence. »

En parlant ainsi, le prince s’éloigna de la lice, dédaignant les regards sombres que la foule jetait sur lui, en lui livrant passage lentement et à contre cœur ; il s’avançait sans exprimer ni surprise, ni colère, du murmure sourd ou de l’espèce de rugissement qui accompagnait sa retraite. Quelques personnes de sa suite l’accompagnèrent seules, quoique plusieurs personnages de distinction fussent venus avec lui. Les citoyens de la classe inférieure cessèrent même de faire cortège au malheureux prince, que sa réputation d’étourderie et de légèreté avait exposé à tant d’accusations, et autour duquel semblaient se presser en ce moment des soupçons de la nature la plus atroce.

Il se retira pensif et à pas lents à l’église des dominicains. Mais les mauvaises nouvelles, qui ont des ailes, comme dit le proverbe, étaient parvenues jusqu’à son père avant son arrivée. Lorsqu’il entra dans le palais et qu’il demanda à voir le roi, il apprit, non sans étonnement, que le monarque était en grande conférence avec Albany ; le frère du roi étant monté à cheval au moment où le prince sortait de la lice, était arrivé avant lui au palais. Rothsay, usant du privilège de son rang, de sa naissance, allait entrer dans l’appartement royal, quand Mac-Louis, le commandant de la garde des Brandanes, lui donna à entendre qu’il avait des instructions spéciales pour ne pas l’introduire.

« Au moins, dit le prince, allez leur dire, Mac-Louis, que j’attends ici leur bon plaisir ; si mon oncle ambitionne la puissance de fermer au fils l’appartement du père, je lui procurerai la satisfaction de savoir que j’attends dans l’antichambre comme un laquais. — Avec votre permission, » dit Mac-Louis en hésitant, « si Votre Altesse consentait à se retirer pour le moment, et si elle voulait avoir la patience d’attendre un peu, je l’enverrais prévenir quand le duc d’Albany sera sorti. Je ne doute pas que le roi n’admette alors Votre Grâce ; pour le moment, que Votre Altesse me pardonne… il m’est impossible de la laisser entrer. — Je te comprends, Mac-Louis ; mais néanmoins, entre et acquitte-toi de ma commission. »

L’officier entra et rapporta pour réponse que le roi était indisposé et sur le point de se retirer dans ses appartements particuliers, mais que le duc d’Albany allait se rendre auprès du prince d’Écosse. Cependant une grande demi-heure s’écoula avant que le duc d’Albany parût. Rothsay passa ce temps-là, tantôt dans un sombre silence, tantôt dans un entretien vague avec Mac-Louis et les Brandanes, selon que la légèreté ou l’irritabilité de son caractère prenait le dessus.

Enfin le duc arriva, et avec lui le grand connétable, dont la figure portait une expression frappante de tristesse et d’embarras.

« Beau neveu, dit le duc d’Albany, je suis fâché d’avoir à vous dire que mon royal frère a pensé qu’il serait utile pour l’honneur de la famille royale que Votre Altesse se retirât pour un temps dans le logement du grand connétable, et acceptât le noble comte, ici présent, pour son principal, sinon pour son seul compagnon, jusqu’à ce que les calomnies qui ont été répandues aujourd’hui soient réfutées ou oubliées. — Comment, lord Errol ! » dit le prince étonné, « votre maison doit-elle être ma prison, et Votre Seigneurie mon geôlier ? — À Dieu ne plaise, milord, dit le comte d’Errol ; mais c’est mon devoir, quelque douloureux qu’il puisse être, d’obéir aux ordres de votre père, en considérant Votre Altesse royale comme placée momentanément sous ma garde. — Le prince ! l’héritier d’Écosse sous la garde du grand connétable ! Quelle raison peut-on donner pour prendre une telle mesure ? Les paroles empoisonnées d’un meurtrier sont-elles assez puissantes pour ternir mon écusson royal ? — De telles accusations, tant qu’elles ne sont ni réfutées ni démenties, mon neveu, reprit le duc d’Albany, souilleraient un monarque. — Démenties ! milord, s’écria le prince, et par qui sont-elles avancées ? sinon par un misérable trop infâme, même de son propre aveu, pour être crues un moment, quand il s’agirait de la réputation, je ne dis pas d’un prince, mais d’un mendiant. Qu’on l’amène ici, qu’on lui fasse voir les instruments de torture, et vous l’entendrez bientôt démentir la calomnie qu’il a osé proférer. — La potence a trop bien fait sa besogne pour laisser Bonthron sensible à la torture, dit le duc d’Albany ; il a été exécuté il y a une heure. — Et pourquoi cette précipitation, milord ? Savez-vous que cela a l’air d’un complot pour souiller mon honneur ? — C’est l’usage ordinaire. Le combattant vaincu dans l’épreuve du combat est à l’instant même transporté de la lice à la potence ; et cependant, beau neveu, continua le duc d’Albany, si vous aviez repoussé l’accusation par un démenti hardi et formel, j’aurais pris sur moi de ne pas faire exécuter sur-le-champ ce misérable afin qu’il pût être interrogé ; mais comme Votre Honneur a gardé le silence, j’ai cru qu’il valait mieux étouffer le scandale dans la gorge de celui qui l’avait répandu. — Par sainte Marie ! milord, ceci est trop insultant ; pensez-vous, mon oncle et parent, que je me sois rendu coupable d’une action si inutile et si indigne que celle dont m’accuse ce scélérat ? — Il ne m’appartient pas d’échanger des questions avec Votre Altesse ; autrement je vous demanderais si vous entendez aussi dénier l’attaque, à peine moins indigne, quoique moins sanglante, de la maison dans Curfew-Street ? Ne vous fâchez pas, mon neveu ; mais votre éloignement de la cour pour quelque temps est absolument nécessaire, ne fût-ce que pendant le séjour du roi dans cette ville, dont les habitants ont déjà tant eu à se plaindre. »

Rothsay écouta cette exhortation en silence ; et regardant le duc d’un air très-significatif, il répondit : « Mon oncle, vous êtes un bon chasseur, vous avez tendu vos toiles très-habilement ; néanmoins vous auriez été désappointé si le gibier ne fût venu se jeter lui-même dans vos filets. Dieu vous bénisse, et puissiez-vous retirer de cette affaire le profit que vos mesures méritent ! Dites à mon père que je me conforme à son arrêt. Milord connétable, je suis prêt à vous accompagner à votre logement ; puisque je dois avoir un gardien, je n’en pouvais souhaiter un plus bienveillant et plus courtois que vous. »

L’entrevue entre l’oncle et le neveu étant ainsi terminée, le prince se retira avec le comte d’Errol. Les citoyens qu’il rencontrait dans les rues, en apercevant le duc de Rothsay, passaient de l’autre côté pour éviter de saluer le prince, qu’ils considéraient maintenant comme un libertin féroce et sans frein.

Le connétable et son hôte entrèrent dans leur habitation, joyeux l’un et l’autre de quitter les rues, et cependant peu charmés de se trouver en tête-à-tête dans une pareille circonstance.

Il faut que nous revenions maintenant à la lice, au moment où le combat avait cessé et où les nobles s’étaient retirés. La multitude était alors séparée en deux corps distincts ; le moins nombreux, et en même temps le plus distingué et le plus respectable, se composait des bourgeois de la première classe, qui félicitaient leur champion vainqueur, et se félicitaient les uns les autres de l’heureuse issue de leur démêlé avec les courtisans.

Les magistrats étaient si transportés de joie qu’ils prièrent sir Patrick Charteris d’accepter une collation dans la maison de ville. Henri, le héros de la journée, reçut l’invitation, ou plutôt l’ordre de s’y rendre, ce qui ne lui causa pas peu d’embarras, car on croira aisément que son cœur était déjà auprès de Catherine Glover ; mais l’avis de Simon le décida à ne point refuser. Ce citoyen vétéran avait naturellement une respectueuse déférence pour les magistrats de la belle ville et une profonde estime pour toutes les distinctions décernées par eux.

« Tu ne peux refuser d’assister à une cérémonie si solennelle, mon fils Henri, dit-il ; sir Patrick Charteris s’y trouvera, et tu ne rencontreras pas aisément une si bonne occasion de gagner sa faveur. Il est possible qu’il te commande une nouvelle armure, et j’ai moi-même entendu dire au bailli Craigdallie qu’il était question de fourbir les armes de la ville. Tu ne dois pas négliger les bonnes pratiques maintenant que tu penses à prendre les charges coûteuses d’un ménage. — Taisez-vous, je vous en supplie, mon père Glover, répondit le vainqueur confus, je ne manque point de pratiques, et vous savez qu’il y a chez moi Catherine qui s’étonnera de mon absence, et qui se laissera encore tromper par des contes sur quelque fille de joie, et c’est ce que je ne veux point. — Ne crains rien, dit le gantier, mais, comme un bourgeois docile, rends-toi où tes magistrats t’appellent. Je ne nie pas qu’il t’en coûtera quelque peine pour faire ta paix avec Catherine ; car, sur ces matières-là, elle se croit plus sage que le roi et le conseil, l’Église et les canons, le prévôt et les baillis. Mais j’entreprendrai moi-même la discussion avec elle, et je travaillerai si bien pour toi que, si elle le reçoit demain avec un peu de mauvaise humeur, cette humeur se convertira en rires et en larmes, comme une matinée d’avril qui commence par une pluie douce. Va, mon fils, et ne te fais pas attendre, demain après la grand’messe. »

L’armurier, quoique avec répugnance, fut obligé de se conformer aux raisonnements de son futur beau-père ; et une fois résolu à accepter l’honneur qui lui était décerné par les pères de la ville, il se tira de la foule, et courut chez lui pour se revêtir de ses plus beaux habits. Il reparut bientôt dans la salle du conseil, dont la table de chêne massif semblait fléchir sous le poids d’énormes plats remplis des meilleurs saumons du Tay, de délicieux poissons de mer de Dundee, les seuls mets que la saison du carême permît ; ni le vin, ni l’ale, ni l’hydromel, ne manquaient pour les arroser. Les waits, ou ménestrels de la ville, jouèrent pendant le repas ; et dans les intervalles de la musique, l’un d’eux débitait avec emphase un long récit poétique de la bataille de Blackearn-Side, livrée par sir William Wallace, et son redouté capitaine et ami, sir Thomas de Longueville, contre le général anglais Stevard ; sujet très-familier à tous les hôtes qui, plus tolérants que leurs descendants, ne l’écoutaient pas moins, comme s’il eût eu tout le charme de la nouveauté. Les passages qui contenaient l’éloge des ancêtres du chevalier de Kinfauns et d’autres familles du Perthshire furent applaudis par l’auditoire avec un enthousiasme très-bruyant, tandis que les convives portaient de nombreux toasts à la mémoire de ceux qui avaient combattu aux côtés du champion de l’Écosse. La santé de Henri Smith fut ensuite portée au milieu d’acclamations répétées, et le prévôt annonça publiquement que les magistrats délibéreraient sur les moyens de lui conférer quelque privilège éclatant, ou récompense honorifique, afin de montrer quelle haute estime ses concitoyens avaient conçue pour sa valeur dans les combats.

« Que Vos Honneurs ne fassent rien de semblable, » dit l’armurier avec sa brusquerie ordinaire, « de peur qu’on ne dise que la valeur doit être rare dans la jolie ville, puisqu’on récompense un homme qui a combattu pour le bon droit d’une pauvre veuve. Je suis sûr qu’il y a à Perth plusieurs vingtaines de bourgeois qui se seraient comportés, dans cette journée, tout aussi bien que moi ; car, pour dire la vérité, j’aurais dû briser son casque comme une cruche de terre !… Oui, et je l’aurais fait si ce n’eût été un casque que j’avais forgé moi-même pour sir John Ramorny. Mais si la jolie ville attache à mes services quelque valeur, je m’en croirai plus que payé si vous voulez accorder sur les dîmes de la commune quelque secours à la veuve Madeleine et à ses pauvres orphelins. — C’est ce qu’on pourra faire, dit sir Patrick Charteris ; mais la belle ville est assez riche pour payer sa dette à Henri Wynd ; dette que nous sommes plus en état d’apprécier que Henri lui-même ; aveuglé qu’il est par cette délicatesse inopportune, qu’on appelle modestie… Et si la ville est trop pauvre, le prévôt contribuera pour sa part. Les charges d’or du corsaire n’ont pas encore pris la fuite.

Les verres circulèrent alors sous le nom de consolations à la veuve, et se vidèrent de nouveau à la mémoire du défunt Olivier Proudfute, qui venait d’être si bravement vengé. En un mot la fête fut si joyeuse que tout le monde convint qu’il ne manquait, pour la rendre parfaite, que la présence du bonnetier lui-même, dont le malheur avait occasionné cette réunion, et qui, dans de pareilles fêtes, était ordinairement le point de mire de toutes les plaisanteries. S’il eût pu assister à celle-là, comme le remarqua malicieusement le bailli Craigdallie, il aurait certainement réclamé pour lui l’honneur de la journée, et se serait proclamé lui-même son propre vengeur.

Au son de la cloche des vêpres la compagnie se sépara ; les personnages les plus braves se rendirent à l’office du soir, où, les les yeux à demi fermés, le visage animé, ils firent une très-orthodoxe et très-édifiante figure dans une congrégation maigrie par les abstinences du carême. Les autres s’en retournèrent chez eux raconter tous les détails du combat et du banquet, pour l’instruction de leur famille. Quelques autres enfin se retirèrent dans des tavernes, jouissant d’un privilège pour laisser leurs portes moins rigoureusement fermées que les règlements de l’Église ne le requéraient. Henri s’en revint dans le Wynd, échauffé par le bon vin et les applaudissements de ses concitoyens, et s’endormit pour rêver à sa félicité parfaite et à Catherine.

Nous avons dit que le combat terminé, les spectateurs se divisèrent en deux corps. Pendant que la plus respectable portion des citoyens accompagnait le vainqueur en joyeux cortège, un nombre beaucoup plus considérable, ce qu’on peut appeler la populace, se pressait autour de Bonthron, vaincu et condamné, qui se retirait dans une autre direction et pour un motif fort différent. Quelle que puisse être l’attraction relative d’une maison mortuaire, et d’un festin de noce en d’autres circonstances, lorsqu’il s’agit seulement de jouir du spectacle des douleurs ou des joies d’autrui sans les partager, il n’est pas douteux que les scènes tragiques auront de beaucoup la préférence. En conséquence, le tombereau qui conduisait le criminel au lieu de l’exécution fut suivi par la plus nombreuse portion des habitants de Perth.

Le meurtrier Bonthron n’hésita point à répéter, sous le sceau de la confession, au religieux qui l’accompagnait dans la charrette la déclaration qu’il avait faite sur le lieu du combat, et qui accusait le duc de Rothsay d’avoir dirigé le guet-apens dont l’infortuné bonnetier avait été victime. Il répandit le même mensonge parmi la foule, affirmant, avec une infernale effronterie à ceux qui entouraient la charrette, qu’il mourait pour avoir exécuté les ordres du duc de Rothsay. Pendant quelque temps il répéta ces paroles d’un air morne et d’une voix brève, comme quelqu’un qui récite une leçon, ou comme un menteur qui s’efforce, en répétant ses mensonges, d’obtenir un crédit dont il se sent indigne ; mais quand il leva les yeux, et qu’il aperçut dans le lointain la potence peinte en noir, haute de quarante pieds au moins, se dessinant sur l’horizon avec son échelle et la corde fatale, il devint silencieux, et le religieux remarqua qu’il était agité d’un violent tremblement.

« Rassurez-vous, mon fils, lui dit le bon prêtre, vous avez confessé la vérité et reçu l’absolution. Votre pénitence sera acceptée en raison de votre sincérité, et quoique vous ayez été un homme au cœur cruel et aux mains sanglantes, cependant, par les prières de l’Église, vous serez en temps convenable délivré des feux expiatoires du purgatoire. »

Ces assurances étaient de nature à augmenter plutôt qu’à diminuer les terreurs du coupable, qui doutait si le moyen imaginé pour le sauver de la mort réussirait, et même si l’on avait réellement l’intention d’essayer de les mettre en œuvre ; car il connaissait assez bien son maître pour être convaincu qu’il sacrifierait sans remords un homme qui pouvait à l’avenir être un témoin dangereux.

Quoi qu’il en soit, sa sentence était portée, et il n’était pas possible d’y échapper ; le cortège approchait lentement de l’arbre fatal qui était élevé sur une éminence à côté de la rivière, environ à un mille des remparts de la ville, position choisie pour que le corps du misérable, qui devait servir de pâture aux oiseaux de proie, fût vu de loin dans toutes les directions. Le prêtre remit Bonthron à l’exécuteur qui l’aida à monter l’échelle, et qui, selon toutes les apparences, le dépêcha dans les formes ordinaires et prescrites par la loi. Le meurtrier parut se débattre un moment, mais bientôt après son corps pendit immobile et inanimé. L’exécuteur, après être resté, comme cela se pratiquait, plus d’une demi-heure au pied de la potence, comme pour donner le temps à la dernière étincelle de vie de s’éteindre, annonça aux admirateurs de pareils spectacles que les fers pour la suspension permanente du cadavre n’étant pas encore prêts, la dernière cérémonie de vider le corps et de l’attacher définitivement au gibet, serait différée jusqu’au lendemain au lever du soleil.

Malgré l’heure matinale qu’il avait indiquée, maître Smotherwell trouva sur le lieu de l’exécution une foule assez nombreuse, réunie pour voir ses dernières opérations. Mais la surprise et le ressentiment de ces amateurs furent grands quand ils s’aperçurent que le cadavre avait été détaché du gibet ; toutefois ils n’attendirent pas long-temps pour en savoir la cause. Bonthron avait été au service d’un baron dont les domaines étaient situés dans le comté de Fife, et lui-même était natif de cette province. N’était-il pas vraisemblable que des hommes de Fife, dont les barques traversaient continuellement la rivière, avaient enlevé clandestinement le corps de leur concitoyen, pour le soustraire à l’infamie d’une exposition publique ? La multitude tourna sa colère contre Smotherwell, qui n’avait pas achevé la besogne dans la soirée de la veille ; et si lui et son valet ne se fussent jetés dans une barque, et n’eussent traversé le Tay, ils eussent couru quelque danger d’être mis en pièces. Quoi qu’il en fût, cet enlèvement était trop conforme à l’esprit du temps pour causer beaucoup de surprise ; nous expliquerons dans le chapitre suivant qu’elle en était la véritable cause.