Le Journal d’une femme/II/III

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Calmann Lévy (p. 324-336).
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III


M. d’Éblis demeura le reste de la semaine avec nous. Nous le voyions très-peu. Il se tenait le plus souvent enfermé chez lui, ou faisait de longues excursions solitaires dans le parc. Il était très-absorbé, très-sombre, très-silencieux. Il ne m’adressa aucune question. Il avait paru accueillir sans hésitation, sans ombre d’incrédulité, le récit que j’avais imaginé pour expliquer la mort de sa femme, et que je lui avais renouvelé moi-même avec les détails les plus propres à le lui rendre vraisemblable.

Un mois plus tard, — quelques jours après mon retour à Paris, vers la mi-janvier, — il vint me voir pour la première fois depuis mon retour. Après quelques mots de conversation indifférente et embarrassée, il se leva, s’approcha de moi, et, posant un doigt sur ma main :

— Voyons, madame, me dit-il, pourquoi s’est-elle tuée ?

Ce coup me prit par surprise, et cependant je pus lui répondre sans me troubler :

— Comment !… mais Cécile ne s’est pas tuée.

— Vous me le cachez, me dit-il, vous le cachez à tout le monde ; mais je suis sûr qu’elle s’est tuée !

— Vous seriez donc mieux informé que moi, dis-je, — et c’est impossible ; — j’étais là, et vous n’y étiez pas.

— Pardon, reprit-il ; mais je sais que tous les détails que vous m’avez donnés sur les circonstances qui ont précédé ce malheur sont imaginaires… Ainsi vous avez singulièrement exagéré l’état maladif où vous aviez laissé Cécile la veille… Julie, sa femme de chambre, est entrée une première fois chez elle après que vous en étiez sortie, — et l’a trouvée triste, préoccupée, mais très-calme… Elle y est entrée une seconde fois, un peu après minuit, parce qu’elle avait entendu du bruit… Cécile était levée, elle avait passé sa robe de chambre ; elle dit à cette fille qu’elle était bien, mais que, ne pouvant dormir, elle allait écrire pour tuer le temps en attendant que le sommeil vînt ; — elle semblait avoir pleuré, elle était très-pâle, mais tout à fait maîtresse de sa raison, de sa volonté et de ses paroles… Aucune apparence de ce délire qui l’aurait poussée, suivant vous, à un acte de folie… Vous m’avez donc trompé… Oh ! vous avez eu pour cela d’excellentes raisons, j’en suis sûr ;… mais enfin elle s’est tuée… Pourquoi ?… Pouvez-vous me le dire ?

— Encore une fois, répondis-je avec autant de fermeté que je le pus, je ne sais rien de pareil.

— Ainsi vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas me dire la cause de son suicide ?

— S’il y a eu suicide, j’en ignore la cause.

— Vous n’êtes pas habituée à mentir, pauvre femme !… C’est bien, — pardon encore… Je ne vous presse pas davantage. J’en sais assez, d’ailleurs. Elle s’est tuée la veille de mon retour,… avant de m’avoir revu… pour ne pas me revoir… S’il en est ainsi, elle a bien fait !

Ce qui se passait dans mon esprit, dans mon cœur, dans ma conscience, pendant ce terrible interrogatoire, comment le dire ?

Je n’avais jamais eu la pensée d’abuser des dernières et fiévreuses paroles de Cécile pour trahir le secret de sa faute ; mais, lorsque son mari le devinait, ce secret, malgré moi, malgré mes efforts les plus sincères pour le lui dérober, quelle conduite tenir ?

Je ne pus absolument me décider à dénoncer, à flétrir moi-même celle qui s’était confiée à moi. — Je me dis aussi que je devais par tous les moyens possibles épargner à M. d’Éblis le ressentiment, l’amertume, la dégradation d’un de ces outrages si insupportables à l’honneur d’un homme. Je préférai déchirer son cœur d’une franche blessure que de l’humilier, y mettre encore plus de chagrin peut-être, mais du moins pas de honte. — Enfin, si je le laissais croire à la faute de Cécile, il ne pouvait manquer d’en rechercher activement le complice, de le découvrir, d’engager avec lui une querelle mortelle.

— Eh bien, monsieur, dis-je résolument, vous le voulez ?… Oui, elle s’est tuée… Pourquoi ?… je crois le savoir en effet, — et vous allez le savoir aussi.

J’ouvris le petit bureau de mon boudoir, et j’y pris la lettre que Cécile m’avait adressée de Paris, après notre courte brouille, et bien peu de jours avant le fatal événement. Dans cette lettre, — que j’ai transcrite tout entière quelques pages plus haut, — elle essayait, on s’en souvient, d’excuser ses torts par ceux de son mari ; elle se plaignait dans les termes les plus vifs de n’être pas aimée de lui. Avec une grande apparence de sincérité, — qui n’était pourtant qu’une apparence, comme elle me l’avoua ensuite, — elle se disait très-malheureuse, lasse de sa vie, de son abandon, et elle terminait par cette phrase cruellement équivoque : « Il y a des moments où le cœur me manque, où ma tête se perd tout à fait, où je me sens tout près d’un coup de désespoir, de quelque dernière et irréparable folie ! »

Je tendis la lettre à M. d’Éblis ; il en regarda la date, puis la lut, et, pendant qu’il lisait, la contraction de son visage devint telle, que je ne fus pas loin de regretter ce que j’avais fait. Quand il fut à la fin, ses bras s’affaissèrent à ses côtés, et, levant sur moi ses yeux profondément creusés et troublés :

— Mon Dieu ! murmura-t-il, — est-ce possible ?

J’essuyai, sans répondre, mes joues humides.

Il relut cette malheureuse lettre. Ne voulant pas laisser rentrer le doute dans son esprit, j’achevai de le convaincre en lui disant que Cécile avait passé la soirée qui avait précédé la catastrophe à me répéter qu’elle était à bout de forces, qu’elle s’était sauvée de Paris à la veille de son retour, ne pouvant supporter la pensée de recommencer la vie près de lui sous le poids de sa désaffection et de son mépris. J’ajoutai que j’avais épuisé tous mes arguments et toutes mes tendresses pour calmer son désespoir, et que j’avais cru trop légèrement y avoir réussi, puisque enfin le malheur était arrivé.

— Alors, s’écria-t-il d’une voix étouffée, c’est moi qui l’ai tuée !

Il tomba sur un fauteuil, et resta longtemps la tête cachée dans ses mains, entre lesquelles ses larmes coulaient.

Je souffrais horriblement de le voir ainsi ; mais, n’ayant que le choix entre deux douleurs, je restai persuadée que je lui avais épargné la plus amère.

C’était le soir ; il était tard. M. d’Éblis, un peu remis de son émotion première, se leva, me remercia d’un accent doux et affectueux de lui avoir dit la vérité, si accablante qu’elle fût pour lui, et me quitta.


… Il y a aujourd’hui deux mois que cette scène s’est passée entre nous. Dans la nuit qui la suivit, — tous les jours et toutes les nuits depuis, — je me suis demandé avec de grandes anxiétés si elle n’aurait pas des conséquences que je n’avais nullement prévues, encore moins souhaitées, je l’avoue. Je vais m’expliquer ici avec une entière sincérité : la première impression que me causa la mort de Cécile avait été pure de toute arrière-pensée personnelle ; ce fut un coup qui m’atterra, qui me plongea dans une sorte de désespoir hébété. Mais on ne me croirait pas si j’osais dire que, lorsque le temps eut commencé sur moi son œuvre d’apaisement, il ne me vint jamais à la pensée que mon union avec M. d’Éblis était devenue possible. Le dernier billet de Cécile, son adieu suprême, eût suffi pour me le rappeler. — Nous étions libres tous les deux, et tous les deux bien innocents des causes douloureuses qui nous avaient rendus libres. Je ne sentais dans ma conscience, je ne concevais dans la sienne, aucun obstacle qui pût s’élever désormais entre nous, et séparer deux cœurs liés depuis si longtemps par une mutuelle et profonde affection.

Cependant, depuis le jour où, pour écarter les soupçons de M. d’Éblis, je lui avais livré la lettre de Cécile, et où il se croyait à demi coupable de son suicide, je me demandais si je n’avais pas jeté moi-même dans la conscience de cet honnête homme des scrupules dont je pouvais être la victime. Son âme généreuse et délicate ne se croirait-elle pas, à la suite de ma révélation pieusement mensongère, des devoirs d’expiation, et en quelque sorte de réparation envers celle qui n’était plus ?

Cela, je ne peux pourtant pas le désirer ! — Malheureusement, bien des symptômes me le feraient croire, — la réserve extrême de M. d’Éblis avec moi, ses visites rares, son accablement persistant et même croissant.

Voilà donc l’épreuve vraiment solennelle, vraiment redoutable que je subis, — ou qui me menace. C’est dans ces jours de crise que j’ai eu l’idée, que j’ai senti le besoin de me rappeler à moi-même sans dissimulation et sans réticences tous les événements de ma vie depuis le jour même de mon mariage. J’ai repris ce journal. Je lui ai tout dit, tout confié, pour y chercher ensuite l’inspiration de ma conduite… eh bien, en toute vérité, je n’y trouve rien, ni un acte, ni un sentiment, ni une pensée qui puisse enchaîner la liberté que Dieu m’a rendue, rien qui puisse m’empêcher d’accepter le bonheur que j’avais rêvé autrefois, qui m’a été si longtemps refusé, et qui semble enfin m’être permis.

… Mais lui ?… Ah ! j’espère encore que son attitude, son silence peuvent s’expliquer par le surcroît de chagrin que j’ai cru devoir lui infliger, par son deuil encore si récent, par la bienséance qu’il lui commande… Oui, je l’espère !… Mais, si enfin je me trompais ? si le mensonge que j’ai hasardé pour sauver l’honneur de Cécile et ménager le sien se dressait entre nous — et seul nous séparait ? — Alors, que faire ?… Je n’ose y penser…