Le Journal d’une femme de chambre/07

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Eugène Fasquelle (p. 160-206).

VII

6 octobre.

Décidément, voici l’automne. Des gelées, qu’on n’attendait pas si tôt, ont roussi les dernières fleurs du jardin. Les dahlias, les pauvres dahlias, témoins de la timidité amoureuse de Monsieur sont brûlés ; brûlés aussi les grands tournesols qui montaient la faction à la porte de la cuisine. Il ne reste plus rien dans les plates-bandes désolées, plus rien que quelques maigres géraniums, ici et là, et cinq ou six touffes d’asters qui avant de mourir, elles aussi, penchent sur le sol leurs bouquets d’un bleu triste de pourriture. Dans les parterres du capitaine Mauger, que j’ai vus, tantôt, par-dessus la haie, c’est un véritable désastre, et tout y est couleur de tabac.

Les arbres, à travers la campagne, commencent de jaunir et de se dépouiller, et le ciel est funèbre. Durant quatre jours, nous avons vécu dans un brouillard épais, un brouillard brun qui sentait la suie et qui ne se dissipait même pas l’après-midi… Maintenant, il pleut, une pluie glacée, fouettante, qu’active, en rafales, une mauvaise bise de nord-ouest…

Ah ! je ne suis pas à la noce… Dans ma chambre, il fait un froid de loup. Le vent y souffle, l’eau y pénètre par les fentes du toit, principalement autour des deux châssis qui distribuent une lumière avare, dans ce sombre galetas… Et le bruit des ardoises soulevées, des secousses qui ébranlent la toiture, des charpentes qui craquent, des charnières qui grincent, y est assourdissant… Malgré l’urgence des réparations, j’ai eu toutes les peines du monde à obtenir de Madame qu’elle fît venir le plombier, demain matin… Et je n’ose pas encore réclamer un poêle, bien que je sente, moi qui suis très frileuse, que je ne pourrai continuer d’habiter cette mortelle chambre l’hiver… Ce soir, pour arrêter le vent et la pluie, j’ai dû calfeutrer les châssis avec de vieux jupons… Et cette girouette, au-dessus de ma tête, qui ne cesse de tourner sur son pivot rouillé et qui, par instants, glapit dans la nuit si aigrement, qu’on dirait la voix de Madame, après une scène, dans les corridors…

Les premières révoltes calmées, la vie s’établit monotone, engourdissante et je finis par m’y habituer peu à peu, sans trop en souffrir moralement. Jamais il ne vient personne ici ; on dirait d’une maison maudite. Et, en dehors des menus incidents domestiques que j’ai contés, jamais il ne se passe rien… Tous les jours sont pareils, et toutes les besognes, et tous les visages… C’est l’ennui dans la mort… Mais, je commence à être tellement abrutie, que je m’accommode de cet ennui, comme si c’était une chose naturelle. Même, d’être privée d’amour, cela ne me gêne pas trop, et je supporte sans trop de douloureux combats cette chasteté à laquelle je suis condamnée, à laquelle, plus tôt, je me suis condamnée, car j’ai renoncé à Monsieur, j’ai plaqué Monsieur définitivement. Monsieur m’embête, et je lui en veux de m’avoir, par lâcheté, débinée si grossièrement devant Madame… Ce n’est point qu’il se résigne ou qu’il me lâche. Au contraire… il s’obstine à tourner autour de moi, avec des yeux de plus en plus ronds, une bouche de plus en plus baveuse. Suivant une expression que j’ai lue dans je ne sais plus quel livre, c’est toujours vers mon auge qu’il mène s’abreuver les cochons de son désir…

Maintenant que les jours raccourcissent, Monsieur se tient, avant le dîner, dans son bureau, où il fait le diable sait quoi, par exemple… où il occupe son temps à remuer sans raison de vieux papiers, à pointer des catalogues de graines et des réclames de pharmacie, à feuilleter, d’un air distrait, de vieux livres de chasse… Il faut le voir, quand j’entre, à la nuit, pour fermer ses persiennes ou surveiller son feu. Alors, il se lève, tousse, éternue, s’ébroue, se cogne aux meubles, renverse des objets, tâche d’attirer, d’une façon stupide, mon attention… C’est à se tordre… Je fais semblant de ne rien entendre, de ne rien comprendre à ses singeries puériles, et je m’en vais, silencieuse, hautaine, sans plus le regarder que s’il n’était pas là…

Hier soir, cependant, nous avons échangé les courtes paroles que voici :

— Célestine !…

— Monsieur désire quelque chose ?…

— Célestine !… Vous êtes méchante avec moi… Pourquoi êtes-vous méchante avec moi ?

— Mais, Monsieur sait bien que je suis une roulure…

— Voyons…

— Une sale fille…

— Voyons… voyons…

— Que j’ai de mauvaises maladies…

— Mais, nom d’un chien, Célestine !… Voyons, Célestine… Écoutez-moi…

— Merde !…

Ma foi, oui !… j’ai lâché cela, carrément… J’en ai assez… Ça ne m’amuse plus de lui mettre, par mes coquetteries, la tête et le cœur à l’envers…


Rien ne m’amuse ici… Et le pire, c’est que rien, non plus, ne m’y embête… Est-ce l’air de ce sale pays, le silence de la campagne, la nourriture trop lourde et grossière ?… Une torpeur m’envahit, qui n’est pas d’ailleurs sans charme… En tout cas, elle émousse ma sensibilité, engourdit mes rêves, m’aide à mieux endurer les insolences et les criailleries de Madame… Grâce à elle aussi, j’éprouve un certain contentement à bavarder, le soir, des heures, avec Marianne et Joseph, cet étrange Joseph qui, décidément, ne sort plus et semble prendre plaisir à rester avec nous… L’idée que Joseph est, peut-être, amoureux de moi, eh bien cela me flatte… Mon Dieu, oui… j’en suis là… Et puis, je lis, je lis… des romans, des romans et encore des romans… J’ai relu du Paul Bourget… Ses livres ne me passionnent plus comme autrefois, même ils m’assomment, et je juge qu’ils sont faux et en toc… Ils sont conçus dans cet état d’âme que je connais bien pour l’avoir éprouvé quand, éblouie, fascinée, je pris contact avec la richesse et avec le luxe… J’en suis revenue, aujourd’hui… et ils ne m’épatent plus… Ils épatent toujours Paul Bourget… Ah ! je ne serais plus assez niaise pour lui demander des explications psychologiques, car, mieux que lui, je sais ce qu’il y a derrière une portière de salon et sous une robe de dentelles…


Ce à quoi je ne puis m’habituer, c’est de ne point recevoir de lettres de Paris. Tous les matins, lorsque vient le facteur, j’ai au cœur, comme un petit déchirement, à me savoir si abandonnée de tout le monde ; et c’est par là que je mesure le mieux l’étendue de ma solitude… En vain, j’ai écrit à mes anciennes camarades, à monsieur Jean surtout, des lettres pressantes et désolées ; en vain, je les ai suppliés de s’occuper de moi, de m’arracher de mon enfer, de me trouver, à Paris, une place quelconque, si humble soit-elle… Aucun, aucune ne me répond… Je n’aurais jamais cru à tant d’indifférence, à tant d’ingratitude…

Et cela me force à me raccrocher plus fortement à ce qui me reste : le souvenir et le passé. Souvenirs où, malgré tout, la joie domine la souffrance… passé qui me redonne l’espoir que tout n’est pas fini de moi, et qu’il n’est point vrai qu’une chute accidentelle soit la dégringolade irrémédiable… C’est pourquoi, seule dans ma chambre, tandis que, de l’autre côté de la cloison, les ronflements de Marianne me représentent les écœurements du présent, je tâche à couvrir ce bruit ridicule du bruit de mes bonheurs anciens, et je ressasse passionnément ce passé, afin de reconstituer avec ses morceaux épars l’illusion d’un avenir, encore.

Justement, aujourd’hui, 6 octobre, voici une date pleine de souvenirs… Depuis cinq années que s’est accompli le drame que je veux conter, tous les détails en sont demeurés vivaces en moi. Il y a un mort dans ce drame, un pauvre petit mort, doux et joli, et que j’ai tué pour lui avoir donné trop de caresses et trop de joies, pour lui avoir donné trop de vie… Et, depuis cinq années qu’il est mort — mort de moi — ce sera la première fois que, le 6 octobre, je n’irai point porter sur sa tombe les fleurs coutumières… Mais ces fleurs, que je n’irai point porter sur sa tombe, j’en ferai un bouquet plus durable et qui ornera, et qui parfumera sa mémoire chérie mieux que les fleurs de cimetière, le coin de terre où il dort… Car les fleurs dont sera composé le bouquet que je lui ferai, j’irai les cueillir, une à une, dans le jardin de mon cœur… dans le jardin de mon cœur où ne poussent pas que les fleurs mortelles de la débauche, où éclosent aussi les grands lys blancs de l’amour…


C’était un samedi, je me souviens… Au bureau de placement de la rue du Colisée où, depuis huit jours, je venais régulièrement, chaque matinée, chercher une place, on me présenta à une vieille dame en deuil. Jamais, jusqu’ici, je n’avais rencontré visage plus avenant, regards plus doux, manières plus simples, jamais je n’avais entendu plus entraînantes paroles… Elle m’accueillit avec une grande politesse qui me fit chaud au cœur.

— Mon enfant, me dit-elle, Mme  Paulhat-Durand (c’était la placeuse) m’a fait de vous le meilleur éloge… Je crois que vous le méritez, car vous avez une figure intelligente, franche et gaie, qui me plaît beaucoup. J’ai besoin d’une personne de confiance et de dévouement… De dévouement !… Ah ! je sais que je demande là une chose bien difficile… car, enfin, vous ne me connaissez pas et vous n’avez aucune raison de m’être dévouée… Je vais vous expliquer dans quelles conditions je me trouve… Mais ne restez pas debout, mon enfant… venez vous asseoir près de moi…

Il suffit qu’on me parle doucement, il suffit qu’on ne me considère point comme un être en dehors des autres et en marge de la vie, comme quelque chose d’intermédiaire entre un chien et un perroquet, pour que je sois, tout de suite, émue,… et, tout de suite, je sens revivre en moi une âme d’enfant… Toutes mes rancunes, toutes mes haines, toutes mes révoltes, je les oublie comme par miracle, et je n’éprouve plus, envers les personnes qui me parlent humainement, que des sentiments d’abnégation et d’amour… Je sais aussi, par expérience, qu’il n’y a que les gens malheureux, pour mettre la souffrance des humbles de plain-pied avec la leur… Il y a toujours de l’insolence et de la distance dans la bonté des heureux !…

Quand je fus assise auprès de cette vénérable dame en deuil, je l’aimais déjà… je l’aimais véritablement.

Elle soupira :

— Ce n’est pas une place bien gaie que je vous offre, mon enfant…

Avec une sincérité d’enthousiasme qui ne lui échappa point, je protestai vivement :

— Il n’importe, Madame… Tout ce que Madame me demandera, je le ferai…

Et c’était vrai… J’étais prête à tout…

Elle me remercia d’un bon regard tendre, et elle reprit :

— Eh bien, voici… J’ai été très éprouvée dans la vie… De tous les miens que j’ai perdus… il ne me reste plus qu’un petit-fils… menacé, lui aussi, de mourir du mal terrible dont les autres sont morts…

Craignant de prononcer le nom de ce terrible mal, elle me l’indiqua, en posant sur sa poitrine sa vieille main gantée de noir… et, avec une expression plus douloureuse :

— Pauvre petit !… C’est un enfant charmant, un être adorable… en qui j’ai mis mes dernières espérances. Car, après lui, je serai toute seule… Et qu’est-ce que je ferai sur la terre, mon Dieu ?…

Ses prunelles se couvrirent d’un voile de larmes… À petits coups de son mouchoir, elle les essuya et continua :

— Les médecins assurent qu’on peut le sauver… qu’il n’est pas profondément atteint… Ils ont prescrit un régime dont ils attendent beaucoup de bien… Tous les après-midi, Georges devra prendre un bain de mer, ou plutôt, il devra se tremper une seconde dans la mer… Ensuite, il faudra qu’on le frotte énergiquement, sur tout le corps, avec un gant de crin, pour activer la circulation… ensuite, il faudra l’obliger à boire un verre de vieux Porto… ensuite qu’il reste étendu, au moins une heure, dans un lit bien chaud… Ce que je voudrais de vous, mon enfant, c’est cela, d’abord… Mais comprenez-moi bien, c’est surtout de la jeunesse, de la gentillesse, de la gaîté, de la vie… Chez moi, c’est ce qui lui manque le plus… J’ai deux serviteurs très dévoués… mais ils sont vieux, tristes et maniaques… Georges ne peut les souffrir… Moi-même, avec ma vieille tête blanchie et mes constants habits de deuil, je sens que je l’afflige… Et ce qu’il y a de pire, je sens bien aussi que, souvent, je ne puis lui cacher mes appréhensions… Ah ! je sais que ce n’est peut-être pas le rôle d’une jeune fille, telle que vous, auprès d’un aussi jeune enfant, comme est Georges… car il n’a que dix-neuf ans, mon Dieu !… Le monde trouvera, sans doute, à y redire… Je ne m’occupe pas du monde… je ne m’occupe que de mon petit malade… et j’ai confiance en vous… Vous êtes une honnête femme, je suppose…

— Oh !… oui… Madame… m’écriai-je, certaine à l’avance d’être l’espèce de sainte que venait chercher la grand’mère désolée, pour le salut de son enfant.

— Et lui… le pauvre petit, grand Dieu !… Dans son état !… Dans son état, voyez-vous, plus que des bains de mer, peut-être, il a besoin de ne rester jamais seul, d’avoir, sans cesse, auprès de lui, un joli visage, un rire frais et jeune… quelque chose qui éloigne de son esprit l’idée de la mort, quelqu’un qui lui donne confiance en la vie… Voulez-vous ?…

— J’accepte, Madame, répondis-je, émue jusqu’aux entrailles… Et que Madame soit sûre que je soignerai bien M. Georges…

Il fut convenu que j’entrerais, le soir même, dans la place, et que nous partirions, le surlendemain, pour Houlgate où la dame en deuil avait loué une belle villa sur la plage.

La grand’mère n’avait pas menti… M. Georges était un enfant charmant, adorable. Son visage imberbe avait la grâce d’un beau visage de femme ; d’une femme aussi, ses gestes indolents, et ses mains longues, très blanches, très souples, où transparaissait le réticule des veines… Mais quels yeux ardents !… Quelles prunelles dévorées d’un feu sombre, dans des paupières cernées de bleu et qu’on eût dites brûlées par les flammes du regard !… Quel intense foyer de pensée, de passion, de sensibilité, d’intelligence, de vie intérieure !… Et comme déjà les fleurs rouges de la mort envahissaient ses pommettes !… Il semblait que ce ne fût pas de la maladie, que ce ne fût pas de la mort qu’il mourait, mais de l’excès de vie, de la fièvre de vie qui était en lui et qui rongeait ses organes, desséchait sa chair… Ah ! qu’il était joli et douloureux à contempler !… Quand la grand’mère me mena près de lui, il était étendu sur une chaise longue et il tenait, dans sa longue main blanche, une rose sans parfum… Il me reçut, non comme une domestique, presque comme une amie qu’il attendait… Et moi, dès ce premier moment, je m’attachai à lui, de toutes les forces de mon âme.

L’installation à Houlgate se fit sans incidents, comme s’était fait le voyage. Tout était prêt, lorsque nous arrivâmes… Nous n’avions plus qu’à prendre possession de la villa, une villa spacieuse, élégante, pleine de lumière et de gaîté, qu’une large terrasse, avec ses fauteuils d’osier et ses tentes bigarrées, séparait de la plage. On descendait à la mer par un escalier de pierre, pratiqué dans la digue, et les vagues venaient chanter sur les premières marches, aux heures de la marée montante. Au rez-de-chaussée, la chambre de M. Georges s’ouvrait par de larges baies, sur un admirable paysage de mer… La mienne, — une chambre de maître, tendue de claire cretonne, — en face de celle de M. Georges, de l’autre côté d’un couloir, donnait sur un petit jardin où poussaient quelques maigres fusains et de plus maigres rosiers. Exprimer par des mots ma joie, ma fierté, mon émotion, tout ce que j’éprouvai d’orgueil pur et nouveau à être ainsi traitée, choyée, admise comme une dame, au bien-être, au luxe, au partage de cette chose si vainement convoitée, qu’est la famille… expliquer comment, par un simple coup de baguette de cette miraculeuse fée : la bonté, il arriva, instantanément que c’en fut fini du souvenir de mes humiliations passées, et que je conçus tous les devoirs auxquels m’astreignait cette dignité d’être humain, enfin conférée, je ne le puis… Ce que je puis dire, c’est que, véritablement, je connus la magie de la transfiguration… Non seulement le miroir attesta que j’étais devenue subitement plus belle, mais mon cœur me cria que j’étais réellement meilleure… Je découvris en moi des sources, des sources, des sources… des sources intarissables, des sources sans cesse jaillissantes de dévouement, de sacrifice… d’héroïsme… et je n’eus plus qu’une pensée : sauver à force de soins intelligents, de fidélités attentives, d’ingéniosités merveilleuses, sauver M. Georges de la mort…

Avec une foi robuste dans ma puissance de guérison, je disais, je criais à la pauvre grand’mère, qui ne cessait de se désespérer et souvent, dans le salon voisin, passait ses journées à pleurer :

— Ne pleurez plus, Madame… Nous le sauverons… Je vous jure que nous le sauverons…

De fait, au bout de quinze jours, M. Georges se trouva beaucoup mieux. Un grand changement s’opérait dans son état… Les crises de toux diminuaient, s’espaçaient ; le sommeil et l’appétit se régularisaient… Il n’avait plus, la nuit, ces sueurs abondantes et terribles, qui le laissaient, au matin, haletant et brisé… Ses forces revenaient au point que nous pouvions faire de longues courses en voiture, et de petites promenades à pied, sans trop de fatigue… C’était, en quelque sorte, une résurrection… Comme le temps était très beau, l’air très chaud, mais tempéré par la brise de mer, les jours que nous ne sortions pas, nous en passions la plus grande partie, à l’abri des tentes, sur la terrasse de la villa, attendant l’heure du bain, « de la trempette dans la mer », ainsi que le disait, gaîment, M. Georges… Car il était gai, toujours gai, et jamais il ne parlait de son mal… jamais il ne parlait de la mort. Je crois bien que, durant ces jours-là, jamais il ne prononça ce mot terrible de mort… En revanche, il s’amusait beaucoup de mon bavardage, le provoquait, au besoin, et moi, confiante en ses yeux, rassurée par son cœur, entraînée par son indulgence et sa gentillesse, je lui disais tout ce qui me traversait l’esprit, farces, folies et chansons… Ma petite enfance, mes petits désirs, mes petits malheurs, et mes rêves, et mes révoltes, et mes diverses stations chez des maîtres cocasses, ou infâmes, je lui racontais tout sans trop masquer la vérité car, si jeune qu’il fût, si séparé du monde, si enfermé qu’il eût toujours été, par une prescience, par une divination merveilleuse qu’ont les malades, il comprenait tout, de la vie… Une vraie amitié, que facilita sûrement son caractère et que souhaita sa solitude, et, surtout, que les soins intimes et constants dont je réjouissais sa pauvre chair moribonde amenèrent pour ainsi dire automatiquement, s’était établie entre nous… J’en fus heureuse au delà de ce que je puis exprimer, et j’y gagnai de dégrossir mon esprit au contact incessant du sien.

M. Georges adorait les vers… Des heures entières, sur la terrasse, au chant de la mer, ou bien, le soir, dans sa chambre, il me demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Mæterlinck. Souvent, il fermait les yeux, restait immobile, les mains croisées sur sa poitrine, et croyant qu’il s’était endormi, je me taisais… Mais il souriait et il me disait :

— Continue, petite… Je ne dors pas… J’entends mieux ainsi ces vers… j’entends mieux ainsi ta voix… Et ta voix est charmante…

Parfois, c’est lui qui m’interrompait. Après s’être recueilli, il récitait lentement, en prolongeant les rythmes, les vers qui l’avaient le plus enthousiasmé, et il cherchait — ah ! que je l’aimais de cela ! — à m’en faire comprendre, à m’en faire sentir la beauté…

Un jour il me dit… et j’ai gardé ces paroles comme une relique :

— Ce qu’il y a de sublime, vois-tu, dans les vers, c’est qu’il n’est point besoin d’être un savant pour les comprendre et pour les aimer… au contraire… Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps, ils les méprisent, parce qu’ils ont trop d’orgueil… Pour aimer les vers, il suffit d’avoir une âme… une petite âme toute nue, comme une fleur… Les poètes parlent aux âmes des simples, des tristes, des malades… Et c’est en cela qu’ils sont éternels… Sais-tu bien que, lorsqu’on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète ?… Et toi-même, petite Célestine, souvent tu m’as dit des choses qui sont belles comme des vers…

— Oh !… monsieur Georges… vous vous moquez de moi…

— Mais non !… Et tu n’en sais rien que tu m’as dit ces choses belles… Et c’est ce qui est délicieux…

Ce furent pour moi des heures uniques ; quoi qu’il arrive de la destinée, elles chanteront dans mon cœur, tant que je vivrai… J’éprouvai cette sensation, indiciblement douce, de redevenir un être nouveau, d’assister, pour ainsi dire, de minute en minute, à la révélation de quelque chose d’inconnu de moi et qui, pourtant, était moi… Et, aujourd’hui, malgré de pires déchéances, toute reconquise que je sois par ce qu’il y a en moi de mauvais et d’exaspéré, si j’ai conservé ce goût passionné pour la lecture, et, parfois, cet élan vers des choses supérieures à mon milieu social et à moi-même, si, tâchant à reprendre confiance en la spontanéité de ma nature, j’ai osé, moi, ignorante de tout, écrire ce journal, c’est à M. Georges que je le dois…

Ah oui !… je fus heureuse… heureuse surtout de voir le gentil malade renaître peu à peu… ses chairs se regonfler et refleurir son visage, sous la poussée d’une sève neuve… heureuse de la joie, et des espérances, et des certitudes que la rapidité de cette résurrection donnait à toute la maison, dont j’étais, maintenant, la reine et la fée… On m’attribuait, on attribuait à l’intelligence de mes soins, à la vigilance de mon dévouement et, plus encore peut-être, à ma constante gaieté, à ma jeunesse pleine d’enchantements, à ma surprenante influence sur M. Georges, ce miracle incomparable… Et la pauvre grand’mère me remerciait, me comblait de reconnaissance et de bénédictions, et de cadeaux… comme une nourrice à qui l’on a confié un baby presque mort et qui, de son lait pur et sain, lui refait des organes… un sourire… une vie.

Quelquefois, oublieuse de son rang, elle me prenait les mains, les caressait, les embrassait, et, avec des larmes de bonheur, elle me disait :

— Je savais bien… moi… quand je vous ai vue… je savais bien !…

Et déjà des projets… des voyages au soleil… des campagnes pleines de roses !

— Vous ne nous quitterez plus jamais… plus jamais, mon enfant.

Son enthousiasme me gênait souvent… mais j’avais fini par croire que je le méritais… Si, comme bien d’autres l’eussent fait à ma place, j’avais voulu abuser de sa générosité… Ah ! malheur !…

Et ce qui devait arriver arriva.

Cette journée-là, le temps avait été très chaud, très lourd, très orageux. Au-dessus de la mer plombée et toute plate, le ciel roulait des nuages étouffants, de gros nuages roux, où la tempête ne pouvait éclater. M. Georges n’était pas sorti, même sur la terrasse, et nous étions restés dans sa chambre. Plus nerveux que d’habitude, d’une nervosité due sans doute aux influences électriques de l’atmosphère, il avait même refusé que je lui lise des vers.

— Cela me fatiguerait… disait-il… Et, d’ailleurs, je sens que tu les lirais très mal, aujourd’hui.

Il était allé dans le salon, où il avait essayé de jouer un peu de piano. Le piano l’ayant agacé, tout de suite il était revenu dans la chambre où il avait cru se distraire, un instant, en crayonnant d’après moi, quelques silhouettes de femmes… Mais il n’avait pas tardé à abandonner papier et crayons, en maugréant avec un peu d’impatience.

— Je ne peux pas… je ne suis pas en train… Ma main tremble… Je ne sais ce que j’ai… Et toi aussi, tu as je ne sais quoi… Tu ne tiens pas en place…

Finalement, il s’était étendu sur sa chaise longue, près de la grande baie par où l’on découvrait un immense espace de mer… Des barques de pêche, au loin, fuyant l’orage toujours menaçant, rentraient au port de Trouville… D’un regard distrait, il suivait leurs manœuvres et leurs voilures grises…

Comme l’avait dit M. Georges, c’est vrai, je ne tenais pas en place… et je m’agitais, je m’agitais… afin d’inventer quelque chose qui occupât son esprit… Naturellement, je ne trouvais rien… et mon agitation ne calmait pas celle du malade…

— Pourquoi t’agiter ainsi ?… Pourquoi t’énerver ainsi ?… Reste auprès de moi…

Je lui avais demandé :

— Est-ce que vous n’aimeriez pas être sur ces petites barques, là-bas ?… Moi, si !…

— Ne parle donc pas pour parler… À quoi bon dire des choses inutiles… Reste auprès de moi.

À peine assise près de lui, et la vue de la mer lui devenant tout à coup insupportable, il m’avait demandé de baisser le store de la baie…

— Ce faux jour m’exaspère… cette mer est horrible… Je ne veux pas la voir… Tout est horrible, aujourd’hui. Je ne veux rien voir, je ne veux voir que toi…

Doucement, je l’avais grondé.

— Ah ! monsieur Georges, vous n’êtes pas sage… Ça n’est pas bien… Et si votre grand’mère venait, et qu’elle vous vît en cet état… vous la feriez encore pleurer !…

S’étant soulevé un peu sur les coussins :

— D’abord, pourquoi m’appelles-tu « monsieur Georges » ?… Tu sais que cela me déplaît…

— Je ne peux pourtant pas vous appeler « monsieur Gaston » !

— Appelle-moi « Georges » tout court… méchante…

— Ça, je ne pourrais pas… je ne pourrais jamais !

Alors il avait soupiré.

— Est-ce curieux !… Tu es donc toujours une pauvre petite esclave ?

Puis il s’était tu… Et le reste de la journée s’était écoulé, moitié dans l’énervement, moitié dans le silence, qui était aussi un énervement, et plus pénible…

Après le dîner, le soir, l’orage enfin éclata. Le vent se mit à souffler avec violence, la mer à battre la digue avec un grand bruit sourd… M. Georges ne voulut pas se coucher… Il sentait qu’il lui serait impossible de dormir, et c’est si long, dans un lit, les nuits sans sommeil !… Lui, sur la chaise longue, moi, assise près d’une petite table sur laquelle brûlait, voilée d’un abat-jour, une lampe qui répandait autour de nous une clarté rose et très douce, nous ne disions rien… Quoique ses yeux fussent plus brillants que de coutume, M. Georges semblait plus calme… et le reflet rose de la lampe avivait son teint, dessinait, dans de la lumière, les traits de sa figure fine et charmante… Moi, je travaillais à un ouvrage de couture.

Tout à coup, il me dit :

— Laisse un peu ton ouvrage, Célestine… et viens près de moi…

J’obéissais toujours à ses désirs, à ses caprices… Il avait des effusions, des enthousiasmes d’amitié que j’attribuais à la reconnaissance… J’obéis comme les autres fois.

— Plus près de moi… encore plus près… fit-il.

Puis :

— Donne-moi ta main, maintenant…

Sans la moindre défiance, je lui laissai prendre ma main qu’il caressa :

— Comme ta main est jolie !… Et comme tes yeux sont jolis !… Et comme tu es jolie, toute… toute… toute !…

Souvent, il m’avait parlé de ma bonté… jamais il ne m’avait dit que j’étais jolie — du moins, jamais il ne me l’avait dit avec cet air-là… Surprise et, dans le fond, charmée de ces paroles qu’il débitait d’une voix un peu haletante et grave, instinctivement je me reculai :

— Non… non… ne t’en va pas… Reste près de moi… tout près… Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien que tu sois près de moi… comme cela me réchauffe… Tu vois… je ne suis plus nerveux, agité… je ne suis plus malade… je suis content… je suis heureux… très… très heureux…

Et m’ayant enlacé la taille, chastement, il m’obligea de m’asseoir près de lui, sur la chaise longue… Et il me demanda :

— Est-ce que tu es mal ainsi ?

Je n’étais point rassurée. Il y avait dans ses yeux un feu plus ardent… Sa voix tremblait davantage… de ce tremblement que je connais — ah oui ! que je connais ! — ce tremblement que donne aux voix de tous les hommes, le désir violent d’aimer… J’étais très émue, très lâche… et la tête me tournait un peu… Mais, bien résolue à me défendre de lui, et surtout à le défendre énergiquement contre lui-même, je répondis d’un air gamin :

— Oui, monsieur Georges, je suis très mal. Laissez-moi me relever…

Son bras ne quittait pas ma taille.

— Non… non… je t’en prie !… Sois gentille…

Et sur un ton, dont je ne saurais rendre la douceur câline, il ajouta :

— Tu es toute craintive… Et de quoi donc as-tu peur ?

En même temps, il approcha son visage du mien… et je sentis son haleine chaude… qui m’apportait une odeur fade… quelque chose comme un encens de la mort…

Le cœur saisi par une inexprimable angoisse, je criai :

— Monsieur Georges ! Ah ! monsieur Georges !… Laissez-moi… Vous allez vous rendre malade… Je vous en supplie !… laissez-moi…

Je n’osais pas me débattre à cause de sa faiblesse, par respect pour la fragilité de ses membres… J’essayai seulement — avec quelles précautions ! — d’éloigner sa main qui, gauche, timide, frissonnante, cherchait à dégrafer mon corsage, à palper mes seins… Et je répétais :

— Laissez-moi !… C’est très mal ce que vous faites-là, monsieur Georges… Laissez-moi…

Son effort pour me maintenir contre lui l’avait fatigué… L’étreinte de ses bras ne tarda pas à faiblir. Durant quelques secondes, il respira plus difficilement… puis une toux sèche lui secoua la poitrine…

— Ah ! vous voyez bien, monsieur Georges… lui dis-je, avec toute la douceur d’un reproche maternel… Vous vous rendez malade à plaisir… vous ne voulez rien écouter… et il va falloir tout recommencer… Vous serez bien avancé, après… Soyez sage, je vous en prie ! Et si vous étiez bien gentil, savez-vous ce que vous feriez ?… Vous vous coucheriez tout de suite…

Il retira sa main qui m’enlaçait, s’allongea sur la chaise longue, et, tandis que je replaçais sous sa tête les coussins qui avaient glissé, très triste, il soupira :

— Après tout… c’est juste… Je te demande pardon…

— Vous n’avez pas à me demander pardon, monsieur Georges… vous avez à être calme…

— Oui… oui !… fit-il, en regardant le point du plafond où la lampe faisait un rond de mouvante lumière… J’étais un peu fou… d’avoir songé, un instant, que tu pouvais m’aimer… moi qui n’ai jamais eu d’amour… moi qui n’ai jamais eu rien… que de la souffrance… Pourquoi m’aimerais-tu ?… Cela me guérissait de t’aimer… Depuis que tu es là, près de moi et que je te désire… depuis que tu es là, avec ta jeunesse… ta fraîcheur… et tes yeux… et tes mains… tes petites mains tout en soie, dont les soins sont des caresses si douces… et que je ne rêve que de toi… je sens en moi, dans mon âme et dans mon corps, des vigueurs nouvelles… toute une vie inconnue bouillonner… C’est-à-dire, je sentais cela… car, maintenant… Enfin, qu’est-ce que tu veux ?… J’étais fou !… Et toi… toi… c’est juste…

J’étais très embarrassée. Je ne savais que dire ; je ne savais que faire… Des sentiments puissants et contraires me tiraillaient dans tous les sens… Un élan me précipitait vers lui… un devoir sacré m’en éloignait… Et niaisement, parce que je n’étais pas sincère, parce que je ne pouvais pas être sincère dans une lutte où combattaient avec une égale force ces désirs et ce devoir, je balbutiais :

— Monsieur Georges, soyez sage… Ne pensez pas à ces vilaines choses-là… Cela vous fait du mal. Voyons, monsieur Georges… soyez bien gentil…

Mais, il répétait :

— Pourquoi, m’aimerais-tu ?… C’est vrai… tu as raison de ne pas m’aimer… Tu me crois malade… Tu crains d’empoisonner ta bouche aux poisons de la mienne… et de gagner mon mal — le mal dont je meurs, n’est-ce pas ? — dans un baiser de moi !… C’est juste…

La cruelle injustice de ces paroles me frappa en plein cœur.

— Ne dites pas cela, monsieur Georges… m’écriai-je, éperdue… C’est horrible et méchant, ce que vous dites-là… Et vous me faites trop de peine… trop de peine…

Je saisis ses mains… elles étaient moites et brûlantes. Je me penchai sur lui… son haleine avait l’ardeur rauque d’une forge :

— C’est horrible… horrible !

Il continua :

— Un baiser de toi… mais c’était cela ma résurrection… mon rappel complet à la vie… Ah ! tu as cru sérieusement à tes bains… à ton Porto… à ton gant de crin ?… Pauvre petite !… C’est en ton amour que je me suis baigné… c’est le vin de ton amour que j’ai bu… c’est la révulsion de ton amour qui m’a fait courir, sous la peau, un sang neuf… C’est parce que ton baiser, je l’ai tant espéré, tant voulu, tant attendu, que je me suis repris à vivre, à être fort… car je suis fort, maintenant… Mais, je ne t’en veux pas de me le refuser… tu as raison de me le refuser… Je comprends… je comprends… Tu es une petite âme timide et sans courage… un petit oiseau qui chante sur une branche… puis sur une autre… et s’en va, au moindre bruit… frroutt !

— C’est affreux ce que vous dites là, monsieur Georges.

Il continua encore, tandis que je me tordais les mains :

— Pourquoi est-ce affreux ?… Mais non, ce n’est pas affreux… c’est juste. Tu me crois malade… Tu crois qu’on est malade, quand on a de l’amour… Tu ne sais pas que l’amour, c’est de la vie… de la vie éternelle… Oui, oui, je comprends… puisque ton baiser qui est la vie pour moi… tu t’imagines que ce serait peut-être, pour toi, la mort… N’en parlons plus…

Je ne pus en entendre davantage. Était-ce la pitié ?… était-ce ce que contenaient de sanglants reproches, d’amers défis, ces paroles atroces et sacrilèges ?… était-ce simplement l’amour impulsif et barbare qui, tout à coup, me posséda ?… Je n’en sais rien… C’était peut-être cela, tout ensemble… Ce que je sais, c’est que je me laissai tomber, comme une masse, sur la chaise longue, et, soulevant dans mes mains la tête adorable de l’enfant, éperdument, je criai :

— Tiens ! méchant… regarde comme j’ai peur… regarde donc comme j’ai peur !…

Je collai ma bouche à sa bouche, je heurtai mes dents aux siennes, avec une telle rage frémissante, qu’il me semblait que ma langue pénétrât dans les plaies profondes de sa poitrine, pour y lécher, pour y boire, pour en ramener tout le sang empoisonné et tout le pus mortel. Ses bras s’ouvrirent et se refermèrent, dans une étreinte, sur moi…

Et ce qui devait arriver, arriva…

Eh bien, non. Plus je réfléchis à cela, et plus je suis sûre que ce qui me jeta dans les bras de Georges, ce qui souda mes lèvres aux siennes, ce fut, d’abord et seulement, un mouvement impérieux, spontané de protestation contre les sentiments bas que Georges attribuait — par ruse, peut-être — à mon refus… Ce fut surtout un acte de piété fervente, désintéressée et très pure, qui voulait dire :

— Non, je ne crois pas que tu sois malade… non, tu n’es pas malade… Et la preuve, c’est que je n’hésite pas à mêler mon haleine à la tienne, à la respirer, cette haleine, à la boire, à m’en imprégner la poitrine, à m’en saturer toute la chair… Et quand même tu serais réellement malade ?… quand même ton mal serait contagieux et mortel à qui l’approche, je ne veux pas que tu aies de moi cette idée monstrueuse que je redoute de le gagner, d’en souffrir et d’en mourir…

Je n’avais pas non plus prévu et calculé ce qui, fatalement, devait résulter de ce baiser, et que je n’aurais point la force, une fois dans les bras de mon ami, une fois mes lèvres sur les siennes, de m’arracher à cette étreinte, et de repousser ce baiser… Mais voilà !… Lorsqu’un homme me tient, aussitôt la peau me brûle et la tête me tourne… me tourne… Je deviens ivre… je deviens folle… je deviens sauvage… Je n’ai plus d’autre volonté que celle de mon désir… Je ne vois plus que lui… je ne pense plus qu’à lui… et je me laisse mener par lui, docile et terrible… jusqu’au crime !…

Ah ! ce premier baiser de M. Georges !… Ses caresses maladroites et délicieuses… l’ingénuité passionnée de tous ses gestes… et l’émerveillement de ses yeux devant le mystère, enfin dévoilé, de la femme et de l’amour !… Dans ce premier baiser, je m’étais donnée, toute, avec cet emportement qui ne ménage rien, cette fièvre, cette volupté inventive, dure et brisante, qui dompte, assomme les mâles les plus forts et leur fait demander grâce… Mais, l’ivresse passée, lorsque je vis le pauvre et fragile enfant, haletant, presque pâmé dans mes bras, j’eus un remords affreux… du moins la sensation, et, pour ainsi dire, l’épouvante que je venais de commettre un meurtre…

— Monsieur Georges… monsieur Georges !… Je vous ai fait du mal… Ah ! pauvre petit !

Mais lui, avec quelle grâce féline, tendre et confiante, avec quelle reconnaissance éblouie, il se pelotonna contre moi, comme pour y chercher une protection… Et il me dit, ses yeux pleins d’extase :

— Je suis heureux… Maintenant, je puis mourir…

Et comme je me désespérais, comme je maudissais ma faiblesse :

— Je suis heureux… répéta-t-il… Oh ! reste avec moi… ne me quitte pas de toute la nuit. Seul, vois-tu, il me semble que je ne pourrais pas supporter la violence, pourtant si douce, de mon bonheur…

Pendant que je l’aidais à se coucher, il eut une crise de toux… Elle fut courte heureusement… Mais si courte qu’elle fût, j’en eus l’âme déchirée… Est-ce qu’après l’avoir soulagé et guéri, j’allais le tuer, désormais ?… Je crus que je ne pourrais pas retenir mes larmes… Et je me détestai…

— Ce n’est rien… ce n’est rien… fit-il, en souriant… Il ne faut pas te désoler, puisque je suis si heureux… Et puis, je ne suis pas malade… je ne suis pas malade… Tu vas voir comme je vais bien dormir contre toi… Car, je veux dormir, comme si j’étais ton petit enfant, entre tes seins… ma tête entre tes seins…

— Et si votre grand’mère me sonnait, cette nuit, monsieur Georges ?…

— Mais non… mais non… grand’mère ne sonnera pas… Je veux dormir contre toi…

Certains malades ont une puissance amoureuse que n’ont point les autres hommes, même les plus forts. C’est que je crois réellement que l’idée de la mort, que la présence de la mort aux lits de luxure, est une terrible, une mystérieuse excitation à la volupté… Durant les quinze jours qui suivirent cette mémorable nuit — nuit délicieuse et tragique — ce fut comme une sorte de furie qui s’empara de nous, qui mêla nos baisers, nos corps, nos âmes, dans une étreinte, dans une possession sans fin. Nous avions hâte de jouir, pour tout le passé perdu, nous voulions vivre, presque sans un repos, cet amour dont nous sentions le dénouement proche, dans la mort…

— Encore… encore… encore !…

Un revirement subit s’était opéré en moi… Non seulement, je n’éprouvais plus de remords, mais lorsque M. Georges faiblissait, je savais, par des caresses nouvelles et plus aiguës, ranimer pour un instant ses membres brisés, leur redonner un semblant de forces… Mon baiser avait la vertu atroce et la brûlure vivifiante d’un moxa.

— Toujours… toujours… toujours !…

Mon baiser avait quelque chose de sinistre et de follement criminel… Sachant que je tuais Georges, je m’acharnais à me tuer, moi aussi, dans le même bonheur et dans le même mal… Délibérément, je sacrifiais sa vie et la mienne… Avec une exaltation âpre et farouche qui décuplait l’intensité de nos spasmes, j’aspirais, je buvais la mort, toute la mort, à sa bouche… et je me barbouillais les lèvres de son poison… Une fois qu’il toussait, pris, dans mes bras, d’une crise plus violente que de coutume, je vis mousser à ses lèvres un gros, immonde crachat sanguinolent.

— Donne… donne… donne !

Et j’avalai le crachat, avec une avidité meurtrière, comme j’eusse fait d’un cordial de vie…

Monsieur Georges ne tarda pas à dépérir. Les crises devinrent plus fréquentes, plus graves, plus douloureuses. Il cracha du sang, eut de longues syncopes, pendant lesquelles on le crut mort. Son corps s’amaigrit, se creusa, se décharna, au point qu’il ressemblait véritablement à une pièce anatomique. Et la joie qui avait reconquis la maison se changea, bien vite, en une douleur morne. La grand’mère recommença de passer ses journées dans le salon, à pleurer, prier, épier les bruits, et, l’oreille collée à la porte qui la séparait de son enfant, à subir l’affreuse et persistante angoisse d’entendre un cri… un râle… un soupir, le dernier… la fin de ce qui lui restait de cher et d’encore vivant, ici-bas… Lorsque je sortais de la chambre, elle me suivait, pas à pas, dans la maison, et gémissait :

— Pourquoi, mon Dieu ?… pourquoi ?… Et qu’est-il donc arrivé ?

Elle me disait aussi :

— Vous vous tuez, ma pauvre petite… Vous ne pouvez pourtant pas passer toutes vos nuits auprès de Georges… Je vais demander une sœur, pour vous suppléer…

Mais je refusais… Et elle me chérissait davantage de ce refus… et aussi de ce qu’ayant accompli déjà un miracle, je pouvais en accomplir un autre, encore… Est-ce effrayant ? J’étais son dernier espoir !…

Quant aux médecins, mandés de Paris, ils s’étonnèrent des progrès de la maladie, et qu’elle eût causé en si peu de temps de tels ravages… Pas une minute, ni eux, ni personne, ne soupçonnèrent l’épouvantable vérité… Leur intervention se borna à conseiller des potions calmantes.

Seul, monsieur Georges demeurait gai, heureux, d’une gaîté constante, d’un inaltérable bonheur. Non seulement il ne se plaignait jamais, mais son âme se répandait, toujours, en effusions de reconnaissance. Il ne parlait que pour exprimer sa joie… Le soir, dans sa chambre, quelquefois, après des crises terribles, il me disait :

— Je suis heureux… Pourquoi te désoler et pleurer ?… Ce sont tes larmes qui me gâtent un peu la joie… la joie ardente, dont je suis rempli… Ah ! je t’assure que, de mourir, ce n’est pas payer cher le surhumain bonheur que tu m’as donné… J’étais perdu… la mort était en moi… rien ne pouvait empêcher qu’elle fût en moi… Tu me l’as rendue rayonnante et bénie… Ne pleure donc pas, chère petite… Je t’adore… et je te remercie…

Ma fièvre de destruction était bien tombée, maintenant… Je vivais dans un affreux dégoût de moi-même, dans une indicible horreur de mon crime, de mon meurtre… Il ne me restait plus que l’espoir, la consolation ou l’excuse que j’eusse gagné le mal de mon ami, et de mourir avec lui, en même temps que lui… Là où l’horreur atteignait son paroxysme, là où je me sentais précipitée dans le vertige de la folie, c’était lorsque monsieur Georges, m’attirant à lui de ses bras moribonds, collait sa bouche agonisante sur la mienne, voulait encore de l’amour, appelait encore l’amour que je n’avais pas le courage, que je n’avais même plus le droit — sans commettre un crime nouveau, et un plus atroce meurtre — de lui refuser…

— Encore ta bouche !… Encore tes yeux !… Encore ta joie !

Il n’avait plus la force d’en supporter les caresses et les secousses. Souvent, il s’évanouit dans mes bras…

Et ce qui devait arriver, arriva…

Nous étions, alors, au mois d’octobre, exactement le 6 octobre. L’automne étant demeuré doux et chaud, cette année-là, les médecins avaient conseillé de prolonger le séjour du malade à la mer, en attendant qu’on pût le transporter dans le midi. Toute la journée du 6 octobre, monsieur Georges avait été plus calme. J’avais ouvert, toute grande, la grande baie de la chambre, et, couché sur la chaise longue, près de la baie, préservé de l’air par de chaudes couvertures, il avait respiré, pendant quatre heures au moins, et délicieusement, les émanations iodées du large… Le soleil vivifiant, les bonnes odeurs marines, la plage déserte, reconquise par les pêcheurs de coquillages, le réjouissaient… Jamais, je ne l’avais vu plus gai. Et cette gaieté sur sa face décharnée où la peau, de semaine en semaine plus mince, était sur l’ossature comme une transparente pellicule, avait quelque chose de funèbre et de si pénible à voir, que, plusieurs fois, je dus sortir de la chambre, afin de pleurer librement. Il refusa que je lui lise des vers… Quand j’ouvris le livre :

— Non ! dit-il… Tu es mon poème… tu es tous mes poèmes… Et c’est bien plus beau, va !

Il lui était défendu de parler… La moindre conversation le fatiguait, et souvent amenait une crise de toux. D’ailleurs, il n’avait presque plus la force de parler. Ce qui lui restait de vie, de pensée, de volonté d’exprimer, de sensibilité, s’était concentré dans son regard devenu un foyer ardent où l’âme, sans cesse, attisait un feu d’une surprenante, d’une surnaturelle intensité… Ce soir-là, le soir du 6 octobre, il paraissait ne plus souffrir… Ah ! je le vois encore, étendu, dans son lit, la tête haute sur l’oreiller, jouant, de ses longues mains maigres, tranquillement, avec les franges bleues du rideau et me souriant, et suivant toutes mes allées et venues de son regard qui, dans l’ombre du lit, brillait et brûlait comme une lampe.

On avait disposé, dans la chambre, une couchette pour moi, une petite couchette de garde-malade et, — ô ironie ! afin, sans doute, de ménager sa pudeur et la mienne — un paravent, derrière lequel je pusse me déshabiller. Mais, je ne couchais pas, souvent, dans la couchette ; monsieur Georges voulait toujours m’avoir près de lui. Il ne se trouvait réellement bien, réellement heureux que quand j’étais près de lui, ma peau nue contre la sienne, nue aussi, mais hélas, nue comme sont nus les os.

Après avoir dormi deux heures, d’un sommeil presque paisible, vers minuit, il se réveilla. Il avait un peu de fièvre ; la pointe de ses pommettes était plus rouge. Me voyant assise à son chevet, les joues humides de larmes, il me dit sur un ton de doux reproche :

— Ah ! voilà que tu pleures encore !… Tu veux donc me rendre triste, et me faire de la peine ?… Pourquoi n’es-tu pas couchée ?… Viens te coucher près de moi…

J’obéis docilement, car la moindre contrariété lui était funeste. Il suffisait d’un mécontentement léger, pour déterminer une congestion et que les suites en fussent redoutables… Sachant mes craintes, il en abusait… Mais, à peine dans le lit, sa main chercha mon corps, sa bouche ma bouche. Timidement, et sans résister, je suppliai :

— Pas ce soir, je vous en prie !… Soyez sage, ce soir…

Il ne m’écouta pas. D’une voix tremblante de désir et de mort, il répondit :

— Pas ce soir !… Tu répètes toujours la même chose… Pas ce soir !… Ai-je le temps d’attendre ?

Je m’écriai, secouée de sanglots :

— Ah ! monsieur Georges… vous voulez donc que je vous tue ?… vous voulez donc que j’aie toute ma vie le remords de vous avoir tué ?

Toute ma vie !… J’oubliais déjà que je voulais mourir avec lui, mourir de lui, mourir comme lui.

— Monsieur Georges… monsieur Georges !… Par pitié pour moi, je vous en conjure !

Mais ses lèvres étaient sur mes lèvres… La mort était sur mes lèvres…

— Tais-toi !… fit-il, haletant… Je ne t’ai jamais autant aimée que ce soir…

Et nos deux corps se confondirent… Et, le désir réveillé en moi, ce fut un supplice atroce dans la plus atroce des voluptés d’entendre, parmi les soupirs et les petits cris de Georges, d’entendre le bruit de ses os qui, sous moi, cliquetaient comme les ossements d’un squelette…

Tout à coup, ses bras me désenlacèrent et retombèrent, inertes, sur le lit ; ses lèvres se dérobèrent et abandonnèrent mes lèvres. Et de sa bouche renversée jaillit un cri de détresse… puis un flot de sang chaud qui m’éclaboussa tout le visage. D’un bond, je fus hors du lit. En face, une glace me renvoya mon image, rouge et sanglante… Je m’affolai, et courant, éperdue, dans la chambre, je voulus appeler au secours… Mais l’instinct de la conservation, la crainte des responsabilités, de la révélation de mon crime… je ne sais quoi encore de lâche et de calculé… me fermèrent la bouche… me retinrent au bord de l’abîme où sombrait ma raison… Très nettement, très rapidement, je compris qu’il était impossible que, dans l’état de nudité, dans l’état de désordre, dans l’état d’amour où nous étions, Georges, moi, et la chambre… je compris qu’il était impossible que quelqu’un entrât en cet instant, dans la chambre…

Ô misère humaine !… Il y avait quelque chose de plus spontané que ma douleur, de plus puissant que mon épouvante, c’étaient mon ignoble prudence et mes bas calculs… Dans cette terreur, j’eus la présence d’esprit d’ouvrir la porte du salon… puis la porte de l’antichambre… et d’écouter… Aucun bruit… Tout dormait dans la maison… Alors, je revins près du lit… Je soulevai le corps de Georges, léger comme une plume dans mes bras… J’exhaussai sa tête de façon à la maintenir droite dans mes mains… Le sang continuait de couler par la bouche, en filaments poisseux… j’entendais que sa poitrine s’évacuait par la gorge, avec un bruit de bouteille qu’on vide… Ses yeux révulsés ne montraient plus, entre les paupières agrandies, que leurs globes rougeâtres.

— Georges !… Georges !… Georges !…

Georges ne répondit pas à ces appels, à ces cris… Il ne les entendait pas… il n’entendait plus rien des cris et des appels de la terre :

— Georges !… Georges !… Georges !

Je lâchai son corps ; son corps s’affaissa sur le lit… Je lâchai sa tête ; sa tête retomba, lourde, sur l’oreiller… Je posai ma main sur son cœur… son cœur ne battit pas…

— Georges !… Georges !… Georges !…

L’horreur fut trop forte de ce silence, de ces lèvres muettes… de l’immobilité rouge de ce cadavre… et de moi-même… Et brisée de douleur, brisée de l’effrayante contrainte de ma douleur, je m’écroulai sur le tapis, évanouie…

Combien de minutes dura cet évanouissement, ou combien de siècles ?… Je ne le sais pas. Revenue à moi, une pensée suppliciante domina toutes les autres : faire disparaître ce qui pouvait m’accuser… Je me lavai le visage… je me rhabillai… je remis — oui, j’eus cet affreux courage — je remis de l’ordre sur le lit et dans la chambre… Et quand cela fut fini… je réveillai la maison… je criai la terrible nouvelle, dans la maison…


Ah ! cette nuit !… J’ai connu, cette nuit-là, de tortures tout ce qu’en contient l’enfer…

Et celle d’aujourd’hui me la rappelle… La tempête souffle, comme elle soufflait là-bas, la nuit où je commençai sur cette pauvre chair mon œuvre de destruction… Et le hurlement du vent dans les arbres du jardin, il me semble que c’est le hurlement de la mer, sur la digue de l’à jamais maudite villa d’Houlgate.


De retour à Paris, après les obsèques de M. Georges, je ne voulus pas rester, malgré ses supplications multipliées, au service de la pauvre grand’mère… J’avais hâte de m’en aller… de ne plus revoir ce visage en larmes, de ne plus entendre ces sanglots qui me déchiraient le cœur… J’avais hâte surtout de m’arracher à sa reconnaissance, à ce besoin qu’elle avait, en sa détresse radotante, de me remercier sans cesse de mon dévoûment, de mon héroïsme, de m’appeler sa « fille… sa chère petite fille », de m’embrasser, avec de folles effusions de tendresse… Bien des fois, durant les quinze jours que je consentis, sur sa prière, à passer près d’elle, j’eus l’envie impérieuse de me confesser, de m’accuser, de lui dire tout ce que j’avais de trop pesant à l’âme et qui, souvent, m’étouffait… À quoi bon ?… Est-ce qu’elle en eût éprouvé un soulagement quelconque ?… C’eût été ajouter une affliction plus poignante à ses autres afflictions, et cette horrible pensée et ce remords inexpiable que, sans moi, son cher enfant ne serait peut-être pas mort… Et puis, il faut que je l’avoue, je ne m’en sentis pas le courage… Je partis de chez elle, avec mon secret, vénérée d’elle comme une sainte, comblée de riches cadeaux et d’amour…

Or, le jour même de mon départ, comme je revenais de chez Mme  Paulhat-Durand, la placeuse, je rencontrai dans les Champs-Élysées un ancien camarade, un valet de chambre, avec qui j’avais servi, pendant six mois, dans la même maison. Il y avait bien deux ans que je ne l’avais vu. Les premiers mots échangés, j’appris que, ainsi que moi, il cherchait une place. Seulement, ayant de chouettes extras pour l’instant, il ne se pressait pas d’en trouver.

— Cette sacrée Célestine ! fit-il, heureux de me revoir… toujours épatante !…

C’était un bon garçon, gai, farceur, et qui aimait la noce… Il proposa :

— Si on dînait ensemble, hein ?…

J’avais besoin de me distraire, de chasser loin de moi un tas d’images trop tristes, un tas de pensées obsédantes. J’acceptai…

— Chic, alors !… fit-il.

Il prit mon bras, et m’emmena chez un marchand de vins de la rue Cambon… Sa gaîté lourde, ses plaisanteries grossières, sa vulgaire obscénité, je les sentis vivement… Elles ne me choquèrent point… Au contraire, j’éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d’une habitude perdue… Pour tout dire, je me reconnus, je reconnus ma vie et mon âme en ces paupières fripées, en ce visage glabre, en ces lèvres rasées qui accusent le même rictus servile, le même pli de mensonge, le même goût de l’ordure passionnelle, chez le comédien, le juge et le valet…

Après le dîner, nous flânâmes quelque temps sur les boulevards… Puis il me paya une tournée de cinématographe. J’étais un peu molle d’avoir bu trop de vin de Saumur. Dans le noir de la salle, pendant que, sur la plaque lumineuse, l’armée française défilait, aux applaudissements de l’assistance, il m’empoigna la taille et me donna, sur la nuque, un baiser qui faillit me décoiffer.

— Tu es épatante… souffla-t-il… Ah ! nom d’un chien !… ce que tu sens bon…

Il m’accompagna jusqu’à mon hôtel et nous restâmes là, quelques minutes, sur le trottoir, silencieux, un peu bêtes… Lui, du bout de sa canne, tapait la pointe de ses bottines… Moi, la tête penchée, les coudes au corps, les mains dans mon manchon, j’écrasais, sous mes pieds, une peau d’orange…

— Eh bien, au revoir ! lui dis-je…

— Ah ! non, fit-il… laisse-moi monter avec toi… Voyons, Célestine ?

Je me défendis, vaguement, pour la forme… il insista :

— Voyons !… qu’est-ce que tu as ?… Des peines de cœur ?… Justement… c’est le moment…

Il me suivit. Dans cet hôtel-là, on ne regardait pas trop à qui rentrait le soir… Avec son escalier étroit et noir, sa rampe gluante, son atmosphère ignoble, ses odeurs fétides, il tenait de la maison de passe et du coupe-gorge… Mon compagnon toussa pour se donner de l’assurance… Et moi, je songeais, l’âme pleine de dégoût :

— Ah !… dame !… ça ne vaut pas les villas d’Houlgate, ni les hôtels chauds et fleuris de la rue Lincoln…

À peine dans ma chambre, et dès que j’eus verrouillé la porte, il se rua sur moi et me jeta brutalement, les jupes levées, sur le lit.

Tout de même, ce qu’on est vache, parfois !… Ah, misère de nous !


Et la vie me reprit, avec ses hauts, ses bas, ses changements de visage, ses liaisons finies aussitôt que commencées… et ses sautes brusques des intérieurs opulents dans la rue… comme toujours…

Chose singulière !… Moi qui, dans mon exaltation amoureuse, dans une soif ardente de sacrifice, sincèrement, passionnément, avais voulu mourir, j’eus durant de longs mois la peur d’avoir gagné la contagion aux baisers de M. Georges… La moindre indisposition, la plus passagère douleur me furent une terreur véritable. Souvent, la nuit, je me réveillais avec des épouvantes folles, des sueurs glacées… Je me tâtais la poitrine, où par suggestion j’éprouvais des douleurs et des déchirements ; j’interrogeais mes crachats où je voyais des filaments rouges : à force de compter les pulsations de mes veines, je me donnais la fièvre… Il me semblait, en me regardant dans la glace, que mes yeux se creusaient, que mes pommettes rosissaient, de ce rose mortel qui colorait les joues de M. Georges… À la sortie d’un bal public, une nuit, je pris un rhume et je toussai pendant une semaine… Je crus que c’était fini de moi… Je me couvris le dos d’emplâtres, j’avalai toute sorte de médecines bizarres… j’adressai même un don pieux à saint Antoine de Padoue… Puis, comme en dépit de ma peur, ma santé restait forte, que j’avais la même endurance aux fatigues du métier et du plaisir… cela passa…


L’année dernière, le 6 octobre, de même que tous les ans à cette triste date, j’allai déposer des fleurs sur la tombe de M. Georges. C’était au cimetière Montmartre. Dans la grande allée, je vis, devant moi, à quelques pas devant moi, la pauvre grand’mère. Ah !… qu’elle était vieille… et qu’ils étaient vieux aussi, les deux vieux domestiques qui l’accompagnaient. Voûtée, courbée, chancelante, elle marchait pesamment, soutenue aux aisselles par ses deux vieux serviteurs, aussi voûtés, aussi courbés, aussi chancelants que leur maîtresse… Un commissionnaire suivait, qui portait une grosse gerbe de roses blanches et rouges… Je ralentis mon allure, ne voulant point les dépasser et qu’ils me reconnussent… Cachée derrière le mur d’un haut monument funéraire, j’attendis que la pauvre vieille femme douloureuse eût déposé ses fleurs, égrené ses prières et ses larmes sur la tombe de son petit-fils… Ils revinrent du même pas accablé, par la petite allée, en frôlant le mur du caveau où j’étais… Je me dissimulai davantage pour ne point les voir, car il me semblait que c’étaient mes remords, les fantômes de mes remords qui défilaient devant moi… M’eût-elle reconnue ?… Ah ! je ne le crois pas… Ils marchaient sans rien regarder… sans rien voir de la terre, autour d’eux… Leurs yeux avaient la fixité des yeux d’aveugles… leurs lèvres allaient, allaient, et aucune parole ne sortait d’elles… On eût dit de trois vieilles âmes mortes, perdues dans le dédale du cimetière, et cherchant leurs tombes… Je revis cette nuit tragique… et ma face toute rouge… et le sang qui coulait par la bouche de Georges. Cela me fit froid au cœur… Elles disparurent enfin…

Où sont-elles aujourd’hui, ces trois ombres lamentables ?… Elles sont peut-être mortes un peu plus… elles sont peut-être mortes tout à fait. Après avoir erré encore, des jours et des nuits, peut-être qu’elles ont trouvé le trou de silence et de repos qu’elles cherchaient…

C’est égal !… Une drôle d’idée qu’elle avait eue l’infortunée grand’mère de me choisir comme garde-malade d’un aussi jeune, d’un aussi joli enfant comme était monsieur Georges… Et vraiment, quand j’y repense, qu’elle n’ait jamais rien soupçonné… qu’elle n’ait jamais rien vu… qu’elle n’ait jamais rien compris, c’est ce qui m’épate le plus !… Ah ! on peut le dire maintenant… ils n’étaient pas bien malins, tous les trois… Ils en avaient une couche de confiance !…


J’ai revu le capitaine Mauger, par-dessus la haie… Accroupi devant une plate-bande, nouvellement bêchée, il repiquait des plants de pensées et des ravenelles… Dès qu’il m’a aperçue, il a quitté son travail, et il est venu jusqu’à la haie pour causer. Il ne m’en veut plus du tout du meurtre de son furet. Il paraît même très gai. Il me confie, en pouffant de rire, que, ce matin, il a pris au collet le chat blanc des Lanlaire… Probable que le chat venge le furet.

— C’est le dixième que je leur estourbis en douceur, s’écrie-t-il, avec une joie féroce, en se tapant la cuisse et, ensuite, en se frottant les mains, noires de terre… Ah ! il ne viendra plus gratter le terreau de mes châssis, le salaud… il ne ravagera plus mes semis, le chameau !… Et si je pouvais aussi prendre au collet votre Lanlaire et sa femelle ?… Ah ! les cochons !… Ah !… ah !… ah !… Ça, c’est une idée !…

Cette idée le fait se tordre un instant… Et, tout à coup, les yeux pétillants de malice sournoise, il me demande :

— Pourquoi que vous ne leur fourrez pas du poil à gratter, dans leur lit ?… Les saligauds !… Ah ! nom de Dieu, je vous en donnerais bien un paquet, moi !… Ça, c’est une idée !…

Puis :

— À propos… vous savez ?… Kléber ?… mon petit furet ?

— Oui… Eh bien ?

— Eh bien, je l’ai mangé… Heu !… heu !…

— Ça n’est pas très bon, dites ?…

— Heu !… c’est comme du mauvais lapin.

Ç’a été toute l’oraison funèbre du pauvre animal.

Le capitaine me raconte aussi que l’autre semaine, sous un tas de fagots, il a capturé un hérisson. Il est en train de l’apprivoiser… Il l’appelle Bourbaki… Ça, c’est une idée !… Une bête intelligente, farceuse, extraordinaire et qui mange de tout !…

— Ma foi oui !… s’exclame-t-il… Dans la même journée, ce sacré hérisson a mangé du beefsteack, du haricot de mouton, du lard salé, du fromage de gruyère, des confitures… Il est épatant… on ne peut pas le rassasier… il est comme moi… il mange de tout !…

À ce moment, le petit domestique passe dans l’allée, charriant dans une brouette des pierres, de vieilles boîtes de sardines, un tas de débris, qu’il va porter au trou à ordures…

— Viens ici !… hèle le capitaine…

Et, comme sur son interrogation, je lui dis que Monsieur est à la chasse, Madame en ville, et Joseph en course, il prend dans la brouette chacune de ces pierres, chacun de ces débris, et, l’un après l’autre, il les lance dans le jardin, en criant très fort :

— Tiens, cochon !… Tiens, misérable !…

Les pierres volent, les débris tombent sur une planche fraîchement travaillée, où, la veille, Joseph avait semé des pois.

— Et allez donc !… Et ça encore !… Et encore, par-dessus le marché !…

La planche est bientôt couverte de débris et saccagée… La joie du capitaine s’exprime par une sorte de ululement et des gestes désordonnés… Puis retroussant sa vieille moustache grise, il me dit, d’un air conquérant et paillard :

— Mademoiselle Célestine… vous êtes une belle fille, sacrebleu !… Faudra venir me voir, quand Rose ne sera pas là… hein ?… Ça, c’est une idée !…

Eh bien, vrai !… Il ne doute de rien…