Le Journal d’une femme de chambre/09

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Eugène Fasquelle (p. 225-248).

IX

25 octobre.

Un qui m’intrigue, c’est Joseph. Il a des allures vraiment mystérieuses et j’ignore ce qui se passe au fond de cette âme silencieuse et forcenée. Mais sûrement, il s’y passe quelque chose d’extraordinaire. Son regard, parfois, est lourd à supporter, tellement lourd que le mien se dérobe sous son intimidante fixité. Il a des façons de marcher lentes et glissées, qui me font peur. On dirait qu’il traîne rivé à ses chevilles un boulet, ou plutôt le souvenir d’un boulet… Est-ce le bagne qu’il rappelle ou le couvent ?… Les deux, peut-être. Son dos aussi me fait peur et aussi son cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir, raidi de tendons qui se bandent comme des grelins. J’ai remarqué sur sa nuque un paquet de muscles durs, exagérément bombés, comme en ont les loups et les bêtes sauvages qui doivent porter, dans leurs gueules, des proies pesantes.

Hormis sa folie antisémite, qui dénote, chez Joseph, une grande violence et le goût du sang, il est plutôt réservé sur toutes les autres choses de la vie. Il est même impossible de savoir ce qu’il pense. Il n’a aucune des vantardises, ni aucune des humilités professionnelles, par où se reconnaissent les vrais domestiques ; jamais non plus un mot de plainte, jamais un débinage contre ses maîtres. Ses maîtres, il les respecte sans servilité, semble leur être dévoué sans ostentation. Il ne boude pas sur la besogne, la plus rebutante des besognes. Il est ingénieux ; il sait tout faire, même les choses les plus difficiles et les plus différentes, qui ne sont point de son service. Il traite le Prieuré, comme s’il était à lui, le surveille, le garde jalousement, le défend. Il en chasse les pauvres, les vagabonds et les importuns, flaireur et menaçant comme un dogue. C’est le type du serviteur de l’ancien temps, le domestique d’avant la Révolution… De Joseph, on dit, dans le pays : « Il n’y en a plus comme lui… Une perle ! ». Je sais qu’on cherche à l’arracher aux Lanlaire. De Louviers, d’Elbeuf, de Rouen, on lui fait les propositions les plus avantageuses. Il les refuse et ne se vante pas de les avoir refusées… Ah ! ma foi non… Il est ici, depuis quinze ans, il considère cette maison comme la sienne. Tant qu’on voudra de lui, il restera… Madame si soupçonneuse et qui voit le mal partout lui montre une confiance aveugle. Elle qui ne croit à personne, elle croit à Joseph, à l’honnêteté de Joseph, au dévouement de Joseph.

— Une perle !… Il se jetterait au feu pour nous, dit-elle.

Et, malgré son avarice, elle l’accable de menues générosités et de petits cadeaux.

Pourtant, je me méfie de cet homme. Cet homme m’inquiète et, en même temps, il m’intéresse prodigieusement. Souvent, j’ai vu des choses effrayantes passer dans l’eau trouble, dans l’eau morte de ses yeux… Depuis que je m’occupe de lui, il ne m’apparaît plus tel que je l’avais jugé tout d’abord à mon entrée dans cette maison, un paysan grossier, stupide et pataud. J’aurais dû l’examiner plus attentivement. Maintenant, je le crois singulièrement fin et retors, et même mieux que fin, pire que retors… je ne sais comment m’exprimer sur lui… Et puis, est-ce l’habitude de le voir, tous les jours ?… Je ne le trouve plus si laid, ni si vieux… L’habitude agit comme une atténuation, comme une brume, sur les objets et sur les êtres. Elle finit, peu à peu, par effacer les traits d’un visage, par estomper les déformations ; elle fait qu’un bossu avec qui l’on vit quotidiennement n’est plus, au bout d’un certain temps, bossu… Mais il y a autre chose ; il y a tout ce que je découvre en Joseph de nouveau et de profond… et qui me bouleverse. Ce n’est pas l’harmonie des traits, ni la pureté des lignes qui crée pour une femme, la beauté d’un homme. C’est quelque chose de moins apparent, de moins défini… une sorte d’affinité et, si j’osais… une sorte d’atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante, dont certaines femmes subissent, même malgré elles, la forte hantise… Eh bien, Joseph dégage autour de lui cette atmosphère-là… L’autre jour, je l’ai admiré qui soulevait une barrique de vin… Il jouait avec elle ainsi qu’un enfant avec sa balle de caoutchouc. Sa force exceptionnelle, son adresse souple, le levier formidable de ses reins, l’athlétique poussée de ses épaules, tout cela m’a rendue rêveuse. L’étrange et maladive curiosité, faite de peur autant que d’attirance, qu’excite en moi l’énigme de ces louches allures, de cette bouche close, de ce regard impressionnant, se double encore de cette puissance musculaire, de cette carrure de taureau. Sans pouvoir me l’expliquer davantage, je sens qu’il y a entre Joseph et moi une correspondance secrète… un lien physique et moral qui se resserre un peu plus tous les jours…

De la fenêtre de la lingerie où je travaille, je le suis des yeux, quelquefois, dans le jardin… Il est là, courbé sur son ouvrage, la face presque à fleur de terre, ou bien agenouillé contre le mur où s’alignent des espaliers… Et soudain il disparaît… il s’évanouit… Le temps de pencher la tête… et il n’y a plus personne… S’enfonce-t-il dans le sol ?… Passe-t-il à travers les murs ?… Il m’arrive, de temps en temps, d’aller au jardin, pour lui transmettre un ordre de Madame… Je ne le vois nulle part, et je l’appelle.

— Joseph !… Joseph !… Où êtes-vous ?

Aucune réponse… J’appelle encore :

— Joseph !… Joseph !… Où êtes-vous ?

Tout à coup, sans bruit, Joseph surgit de derrière un arbre, de derrière une planche de légumes, devant moi. Il surgit, devant moi, dans le soleil, avec son masque sévère et fermé, ses cheveux aplatis sur le crâne, la chemise ouverte sur sa poitrine velue…. D’où vient-il ?… D’où sort-il ?… D’où est-il tombé ?…

— Ah ! Joseph, que vous m’avez fait peur…

Et sur les lèvres et dans les yeux de Joseph erre un sourire effrayant qui, véritablement, a des lueurs courtes, rapides de couteau. Je crois que cet homme est le diable…


Le viol de la petite Claire défraie toujours les conversations et surexcite les curiosités de la ville. On s’arrache les journaux de la région et de Paris qui le racontent. La Libre Parole dénonce nettement et en bloc les juifs, et elle affirme que c’est un « meurtre rituel… » Les magistrats sont venus sur les lieux… on a fait des enquêtes, des instructions ; on a interrogé beaucoup de gens… Personne ne sait rien… L’accusation de Rose, qui a circulé, n’a rencontré partout que de l’incrédulité ; tout le monde a haussé les épaules… Hier, les gendarmes ont arrêté un pauvre colporteur qui a pu prouver facilement qu’il n’était pas dans le pays, au moment du crime. Le père, désigné par la rumeur publique, s’est disculpé… Du reste, on n’a sur lui que les meilleurs renseignements… Donc, nulle part, nul indice qui puisse mettre la justice sur les traces du coupable. Il paraît que ce crime fait l’admiration des magistrats et qu’il a été commis avec une habileté surprenante, sans doute par des professionnels… par des Parisiens… Il paraît aussi que le procureur de la République mène l’affaire mollement et pour la forme. L’assassinat d’une petite fille pauvre, ça n’est pas très passionnant… Il y a donc tout lieu de croire qu’on ne trouvera jamais rien et que l’affaire sera bientôt classée, comme tant d’autres qui n’ont pas dit leur secret…


Je ne serais pas étonnée que Madame crût son mari coupable… Ça, c’est comique, et elle devrait le mieux connaître. Elle est toute drôle, depuis la nouvelle. Elle a des façons de regarder Monsieur qui ne sont pas naturelles. J’ai remarqué que, durant le repas, chaque fois qu’on sonnait, elle avait un petit sursaut…

Après le déjeuner, aujourd’hui, comme Monsieur manifestait l’intention de sortir, elle l’en a empêché…

— Vraiment, tu peux bien rester ici… Qu’est-ce que tu as besoin d’être toujours dehors ?

Elle s’est même promenée avec Monsieur, une grande heure, dans le jardin. Naturellement, Monsieur ne s’aperçoit de rien ; il n’en perd pas une bouchée de viande, ni une bouffée de tabac… Quel gros lourdaud !

J’aurais bien voulu savoir ce qu’ils peuvent se dire, quand ils sont seuls, tous les deux… Hier soir, pendant plus de vingt minutes, j’ai écouté derrière la porte du salon… J’ai entendu Monsieur qui froissait un journal… Assise devant son petit bureau, Madame écrivait ses comptes :

— Qu’est-ce que je t’ai donné hier ?… a demandé Madame.

— Deux francs… a répondu Monsieur…

— Tu es sûr ?…

— Mais oui, mignonne…

— Eh bien, il me manque trente-huit sous…

— Ce n’est pas moi qui les ai pris…

— Non… c’est le chat…

Ils ne se sont rien dit d’autre…


À la cuisine, Joseph n’aime pas qu’on parle de la petite Claire. Quand Marianne ou moi nous mettons la conversation sur ce sujet, il la change aussitôt, ou bien il n’y prend pas part. Ça l’ennuie… Je ne sais pas pourquoi, cette idée m’est venue — et elle s’enfonce, de plus en plus dans mon esprit — que c’est Joseph qui a fait le coup. Je n’ai pas de preuves, pas d’indices qui puissent me permettre de le soupçonner… pas d’autres indices que ses yeux, pas d’autres preuves que ce léger mouvement de surprise qui lui échappa, lorsque, de retour de chez l’épicière, brusquement, dans la sellerie, je lui jetai pour la première fois au visage le nom de la petite Claire, assassinée et violée… Et cependant, ce soupçon purement intuitif a grandi, est devenu une possibilité, puis une certitude. Je me trompe, sans doute. Je tâche à me convaincre que Joseph est une « perle… » Je me répète que mon imagination s’exalte à de simples folies, qu’elle obéit aux influences de cette perversité romanesque, qui est en moi… Mais j’ai beau faire, cette impression subsiste en dépit de moi-même, ne me quitte pas un instant, prend la forme harcelante et grimaçante de l’idée fixe… Et j’ai une irrésistible envie de demander à Joseph :

— Voyons, Joseph, est-ce vous qui avez violé la petite Claire dans le bois ?… Est-ce vous, vieux cochon ?

Le crime a été commis un samedi… Je me souviens que Joseph, à peu près à la même date, est allé chercher de la terre de bruyère, dans le bois de Raillon… Il a été absent, toute la journée, et il n’est rentré au Prieuré avec son chargement que le soir, tard… De cela, je suis sûre… Et, — coïncidence extraordinaire, — je me souviens de certains gestes agités, de certains regards plus troubles, qu’il avait, ce soir-là, en rentrant… Je n’y avais pas pris garde, alors… Pourquoi l’eussé-je fait ?… Aujourd’hui, ces détails de physionomie me reviennent avec force… Mais, est-ce bien le samedi du crime que Joseph est allé dans la forêt de Raillon ?… Je cherche en vain à préciser la date de son absence… Et puis, avait-il réellement ces gestes inquiets, ces regards accusateurs que je lui prête et qui me le dénoncent ?… N’est-ce pas moi qui m’acharne à me suggestionner l’étrangeté inhabituelle de ces gestes et de ces regards, à vouloir, sans raison, contre toute vraisemblance, que ce soit Joseph — une perle — qui ait fait le coup ?… Cela m’irrite et, en même temps, cela me confirme dans mes appréhensions, de ne pouvoir reconstituer le drame de la forêt… Si encore l’enquête judiciaire avait signalé les traces fraîches d’une voiture sur les feuilles mortes et sur la bruyère, aux alentours ?… Mais non… L’enquête ne signale rien de tel… elle signale le viol et le meurtre d’une petite fille, voilà tout… Eh bien, c’est justement cela qui me surexcite… Cette habileté de l’assassin à ne pas laisser derrière soi la moindre preuve de son crime, cette invisibilité diabolique, j’y sens, j’y vois la présence de Joseph… Énervée, j’ose, tout d’un coup, après un silence, lui poser cette question :

— Joseph, quel jour avez-vous été chercher de la terre de bruyère, dans la forêt de Raillon ?… Est-ce que vous vous le rappelez ?…

Sans hâte, sans sursaut, Joseph lâche le journal qu’il lisait… Son âme est bronzée désormais contre les surprises…

— Pourquoi ça ?… fait-il.

— Pour savoir…

Joseph dirige sur moi un regard lourd et profond… Ensuite il prend, sans affectation, l’air de quelqu’un qui fouillerait dans sa mémoire pour y retrouver des souvenirs déjà anciens. Et il répond :

— Ma foi !… je ne sais plus trop… je crois bien que c’était samedi…

— Le samedi où l’on a trouvé le cadavre de la petite Claire dans le bois ?… poursuis-je, en donnant à cette interrogation, trop vivement débitée, un ton agressif.

Joseph ne lève pas ses yeux de sur les miens. Son regard est devenu quelque chose de si aigu, de si terrible, que, malgré mon effronterie coutumière, je suis obligée de détourner la tête.

— C’est possible… fait-il encore… Ma foi !… je crois bien que c’était ce samedi-là…

Et il ajoute :

— Ah ! les sacrées femmes !… vous feriez bien mieux de penser à autre chose. Si vous lisiez le journal… vous verriez qu’on a encore tué des juifs en Alger… Ça, au moins, ça vaut la peine…

À part son regard, il est calme, naturel, presque bonhomme… Ses gestes sont aisés, sa voix ne tremble plus… Je me tais… et Joseph, reprenant le journal qu’il avait posé sur la table, se remet à lire le plus tranquillement du monde…

Moi, je me suis remise à songer… Je voudrais retrouver dans la vie de Joseph, depuis que je suis ici, un trait de férocité active… Sa haine des juifs, la menace que sans cesse il exprime de les supplicier, de les tuer, de les brûler, tout cela n’est peut-être que de la hâblerie… c’est surtout de la politique… Je cherche quelque chose de plus précis, de plus formel, à quoi je ne puisse pas me tromper sur le tempérament criminel de Joseph. Et je ne trouve toujours que des impressions vagues et morales, des hypothèses auxquelles mon désir ou ma crainte qu’elles soient d’irrécusables réalités donne une importance et une signification que, sans doute, elles n’ont pas… Mon désir ou ma crainte ?… De ces deux sentiments, j’ignore lequel me pousse…

Si, pourtant… Voici un fait… un fait réel… un fait horrible… un fait révélateur… Celui-là, je ne l’invente pas… je ne l’exagère pas… je ne l’ai pas rêvé… il est bien tel qu’il est… Joseph est chargé de tuer les poulets, les lapins, les canards. Il tue les canards, selon une antique méthode normande, en leur enfonçant une épingle dans la tête… Il pourrait les tuer, d’un coup, sans les faire souffrir. Mais il aime à prolonger leur supplice par de savants raffinements de torture ; il aime à sentir leur chair frissonner, leur cœur battre dans ses mains ; il aime à suivre, à compter, à recueillir dans ses mains leur souffrance, leurs frissons d’agonie, leur mort… Une fois, j’ai assisté à la mort d’un canard tué par Joseph… Il le tenait entre ses genoux. D’une main il lui serrait le col, de l’autre il lui enfonçait une épingle dans le crâne, puis tournait, tournait l’épingle dans le crâne, d’un mouvement lent et régulier… Il semblait moudre du café… Et en tournant l’épingle, Joseph disait avec une joie sauvage :

— Faut qu’il souffre… tant plus qu’il souffre, tant plus que le sang est bon au goût…

L’animal avait dégagé des genoux de Joseph ses ailes qui battaient, battaient… Son col se tordait, même maintenu par Joseph, en affreuse spirale… et, sous le matelas des plumes, sa chair soubresautait… Alors Joseph jeta l’animal sur les dalles de la cuisine et, les coudes aux genoux, le menton dans ses paumes réunies, il se mit à suivre, d’un œil hideusement satisfait, ses bonds, ses convulsions, le grattement fou de ses pattes jaunes sur le sol…

— Finissez donc, Joseph, criai-je. Tuez-le donc tout de suite… c’est horrible de faire souffrir les bêtes.

Et Joseph répondit :

— Ça m’amuse… J’aime ça…

Je me rappelle ce souvenir, j’évoque tous les détails sinistres de ce souvenir, j’entends toutes les paroles de ce souvenir… Et j’ai envie… une envie encore plus violente, de crier à Joseph :

— C’est vous qui avez violé la petite Claire, dans le bois… Oui… oui… j’en suis sûre, maintenant… c’est vous, vous, vous, vieux cochon…

Il n’y a plus à douter. Joseph doit être une immense canaille. Et cette opinion que j’ai de sa personne morale, au lieu de m’éloigner de lui, loin de mettre entre nous de l’horreur, fait, non pas que je l’aime peut-être, mais qu’il m’intéresse énormément. C’est drôle, j’ai toujours eu un faible pour les canailles… Ils ont un imprévu qui fouette le sang… une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d’âpre qui vous prend par le sexe. Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. Ce qui m’ennuie de Joseph, c’est qu’il a la réputation et, pour celui qui ne connaît pas ses yeux, les allures d’un honnête homme. Je l’aimerais mieux franchement, effrontément canaille. Il est vrai qu’il n’aurait plus cette auréole de mystère, ce prestige de l’inconnu qui m’émeut et me trouble et qui m’attire — oui là — qui m’attire vers ce vieux monstre.

Maintenant je suis plus calme, parce que j’ai la certitude, parce que rien ne peut m’enlever désormais la certitude que c’est lui qui a violé la petite Claire, dans le bois.


Depuis quelque temps, je m’aperçois que j’ai fait sur le cœur de Joseph une impression considérable. Son mauvais accueil est fini ; son silence ne m’est plus hostile ou méprisant, et il y a presque de la tendresse dans ses bourrades. Ses regards n’ont plus de haine — en ont-ils jamais eu d’ailleurs ? — et s’ils sont encore si terribles, parfois, c’est qu’il cherche à me connaître mieux, toujours mieux, et qu’il veut m’éprouver. Comme la plupart des paysans, il est extrêmement méfiant, il évite de se livrer aux autres, car il croit qu’on veut le « mettre dedans ». Il doit posséder de nombreux secrets, mais il les cache jalousement, sous un masque sévère, renfrogné et brutal, comme on renferme des trésors dans un coffre de fer, armé de barres solides et de mystérieux verroux. Pourtant, vis-à-vis de moi, sa méfiance s’atténue… Il est charmant pour moi, dans son genre… Il fait tout ce qu’il peut pour me marquer son amitié et me plaire. Il se charge des corvées trop pénibles, prend à son compte les gros ouvrages qui me sont attribués, et cela, sans mièvrerie, sans arrière-pensée galante, sans chercher à provoquer ma reconnaissance, sans vouloir en tirer un profit quelconque. De mon côté, je remets de l’ordre dans ses affaires, je raccommode ses chaussettes, ses pantalons, rapièce ses chemises, range son armoire, avec bien plus de soin et de coquetterie que celle de Madame. Et il me dit avec des yeux de contentement :

— C’est bien, ça, Célestine… Vous êtes une bonne femme… une femme d’ordre. L’ordre, voyez-vous, c’est la fortune. Et quand on est gentille, avec ça… quand on est une belle femme, il n’y a pas mieux…

Jusque-là, nous n’avons causé ensemble que par à-coups. Le soir, à la cuisine, avec Marianne, la conversation ne peut être que générale… Aucune intimité n’est permise entre nous deux. Et, quand je le vois seul, rien n’est plus difficile que de le faire parler… Il refuse tous les longs entretiens, craignant sans doute de se compromettre. Deux mots par ci… deux mots par là… aimables ou bourrus… et c’est tout… Mais ses yeux parlent, à défaut de sa bouche… Et ils rôdent autour de moi, et ils m’enveloppent, et ils descendent en moi, au plus profond de moi, afin de me retourner l’âme et de voir ce qu’il y a dessous.

Pour la première fois, nous nous sommes entretenus longuement, hier. C’était le soir. Les maîtres étaient couchés ; Marianne était montée dans sa chambre, plus tôt que de coutume. Ne me sentant pas disposée à lire ou à écrire, je m’ennuyais d’être seule. Toujours obsédée par l’image de la petite Claire, j’allai retrouver Joseph dans la sellerie où, à la lueur d’une lanterne sourde, il épluchait des graines, assis devant une petite table de bois blanc. Son ami, le sacristain, était là, près de lui, debout, portant sous ses deux bras des paquets de petites brochures, rouges, vertes, bleues, tricolores… Gros yeux ronds dépassant l’arcade des sourcils, crâne aplati, peau fripée, jaunâtre et grenue, il ressemblait à un crapaud… Du crapaud, il avait aussi la lourdeur sautillante. Sous la table, les deux chiens, roulés en boule, dormaient, la tête enfouie dans leurs poils.

— Ah ! c’est vous, Célestine ? fit Joseph.

Le sacristain voulut cacher ses brochures… Joseph le rassura.

— On peut parler devant Mademoiselle… C’est une femme d’ordre…

Et il recommanda :

— Ainsi, mon vieux, c’est compris, hein ?… À Bazoches… à Courtain… à Fleur-sur-Tille… Et que ce soit distribué demain, dans la journée… Et tâche de rapporter des abonnements… Et, que je te le dise encore… va partout… entre dans toutes les maisons… même chez les républicains… Ils te foutront peut-être à la porte ?… Ça ne fait rien… Entête-toi… Si tu gagnes un de ces sales cochons… c’est toujours ça… Et puis rappelle-toi que tu as cent sous par républicain…

Le sacristain approuvait en hochant la tête. Ayant recalé les brochures sous ses bras, il partit, accompagné jusqu’à la grille par Joseph.

Quand celui-ci revint, il vit ma figure curieuse, mes yeux interrogateurs :

— Oui… fit-il négligemment, quelques chansons… quelques images… et des brochures contre les juifs, qu’on distribue pour la propagande… Je me suis arrangé avec les messieurs prêtres… je travaille pour eux, quoi ! C’est dans mes idées, pour sûr… faut dire aussi que c’est bien payé…

Il se remit devant la petite table où il épluchait ses graines. Les deux chiens réveillés tournèrent dans la pièce et allèrent se recoucher plus loin.

— Oui… oui… répéta-t-il… c’est pas mal payé… Ah ! ils en ont de l’argent, allez, les messieurs prêtres…

Et comme s’il eût craint d’avoir trop parlé, il ajouta :

— Je vous dis ça… Célestine… parce que vous êtes une bonne femme… une femme d’ordre… et que j’ai confiance en vous… C’est entre nous, dites ?…

Après un silence :

— Quelle bonne idée que vous soyez venue ici, ce soir… remercia-t-il… C’est gentil… ça me flatte…

Jamais je ne l’avais vu aussi aimable, aussi causant… Je me penchai sur la petite table, tout près de lui, et, remuant les graines triées dans une assiette, je répondis avec coquetterie :

— C’est vrai aussi… vous êtes parti, tout de suite, après le dîner. On n’a pas eu le temps de tailler une bavette… Voulez-vous que je vous aide à éplucher vos graines ?

— Merci, Célestine… C’est fini…

Il se gratta la tête :

— Sacristi !… fit-il, ennuyé… je devrais aller voir aux châssis… Les mulots ne me laissent pas une salade, ces vermines-là… Et puis, ma foi, non… faut que je vous cause, Célestine…

Joseph se leva, referma la porte qui était restée entr’ouverte, m’entraîna au fond de la sellerie. J’eus peur, une minute… La petite Claire, que j’avais oubliée, m’apparut sur la bruyère de la forêt, affreusement pâle et sanglante… Mais les regards de Joseph n’étaient pas méchants ; ils semblaient plutôt timides… On se voyait à peine dans cette pièce sombre qu’éclairait, d’une clarté trouble et sinistre, la lueur sourde de la lanterne… Jusque-là, la voix de Joseph avait tremblé. Elle prit soudain de l’assurance, presque de la gravité.

— Il y a déjà quelques jours que je voulais vous confier ça, Célestine… commença-t-il… Eh bien, voilà… J’ai de l’amitié pour vous… Vous êtes une bonne femme… une femme d’ordre… Maintenant, je vous connais bien, allez !…

Je crus devoir sourire d’un malicieux et gentil sourire, et je répliquai :

— Vous y avez mis le temps, avouez-le… Et pourquoi étiez-vous si désagréable avec moi ?… Vous ne me parliez jamais… vous me bousculiez toujours… Vous rappelez-vous les scènes que vous me faisiez, quand je traversais les allées que vous veniez de ratisser ?… Ô le vilain bourru !

Joseph se mit à rire et haussa les épaules :

— Ben oui… Ah ! dame, on ne connaît pas les gens du premier coup… Les femmes, surtout, c’est le diable à connaître… et vous arriviez de Paris !… Maintenant, je vous connais bien…

— Puisque vous me connaissez si bien, Joseph, dites-moi donc ce que je suis…

La bouche serrée, l’œil grave, il prononça :

— Ce que vous êtes, Célestine ?… Vous êtes comme moi…

— Je suis comme vous, moi ?…

— Oh ! pas de visage, bien sûr… Mais, vous et moi, dans le fin fond de l’âme, c’est la même chose… Oui, oui, je sais ce que je dis…

Il y eut encore un moment de silence. Il reprit d’une voix moins dure :

— J’ai de l’amitié pour vous, Célestine… Et puis…

— Et puis ?…

— J’ai aussi de l’argent… un peu d’argent…

— Ah ?…

— Oui, un peu d’argent… Dame ! on n’a pas servi, pendant quarante ans, dans de bonnes maisons, sans faire quelques petites économies… Pas vrai ?

— Bien sûr… répondis-je, étonnée de plus en plus par les paroles et par les allures de Joseph… Et vous avez beaucoup d’argent ?

— Oh ! un peu… seulement…

— Combien ?… Faites voir !…

Joseph eut un léger ricanement :

— Vous pensez bien qu’il n’est pas ici… Il est dans un endroit où il fait des petits.

— Oui, mais combien ?…

Alors, d’une voix basse, chuchotée :

— Peut-être quinze mille francs… peut-être plus…

— Mazette !… vous êtes calé, vous !…

— Oh ! peut-être moins aussi… On ne sait pas…

Tout à coup, les deux chiens, simultanément, dressèrent la tête, bondirent vers la porte et se mirent à aboyer. Je fis un geste d’effroi…

— Ça n’est rien… rassura Joseph, en leur envoyant à chacun un coup de pied dans les flancs… c’est des gens qui passent dans le chemin… Et, tenez, c’est la Rose qui rentre chez elle… Je reconnais son pas.

En effet, quelques secondes après, j’entendis un bruit de pas traînant sur le chemin, puis un bruit plus lointain de barrière refermée… Les chiens se turent.

Je m’étais assise sur un escabeau, dans un coin de la sellerie. Joseph, les mains dans ses poches, se promenait dans l’étroite pièce où son coude heurtait aux lambris de sapin des lanières de cuir… Nous ne parlions plus, moi horriblement gênée, et regrettant d’être venue. Joseph visiblement tourmenté de ce qu’il avait encore à me dire. Au bout de quelques minutes, il se décida :

— Faut que je vous confie encore une chose, Célestine… Je suis de Cherbourg… Et Cherbourg, c’est une rude ville, allez… pleine de marins, de soldats… de sacrés lascars qui ne boudent pas sur le plaisir ; le commerce y est bon… Eh bien, je sais qu’il y a à Cherbourg, à cette heure, une bonne occasion… S’agirait d’un petit café, près du port, d’un petit café, placé on ne peut pas mieux… L’armée boit beaucoup, en ce moment… tous les patriotes sont dans la rue… ils crient, ils gueulent, ils s’assoiffent… Ce serait l’instant de l’avoir… On gagnerait des mille et des cents, je vous en réponds… Seulement, voilà !… faudrait une femme là dedans… une femme d’ordre… une femme gentille… bien nippée… et qui ne craindrait pas la gaudriole. Les marins, les militaires, c’est rieur, c’est farceur, c’est bon enfant… ça se saoule pour un rien… ça aime le sexe… ça dépense beaucoup pour le sexe… Votre idée là-dessus, Célestine ?…

— Moi ?… fis-je, hébétée.

— Oui, enfin, une supposition ?… Ça vous plairait-il ?…

— Moi ?…

Je ne savais pas où il voulait en venir… je tombais de surprise en surprise. Bouleversée, je n’avais pas trouvé autre chose à répondre… Il insista :

— Ben sûr, vous… Et qui donc voulez-vous qui vienne dans le petit café ?… Vous êtes une bonne femme… vous avez de l’ordre… vous n’êtes point de ces mijaurées qui ne savent seulement point entendre une plaisanterie… vous êtes patriote, nom de nom !… Et puis vous êtes gentille, mignonne tout plein… vous avez des yeux à rendre folle toute la garnison de Cherbourg… Ça serait ça, quoi !… Depuis que je vous connais bien… depuis que je sais tout ce que vous pouvez faire… cette idée-là ne cesse de me trotter par la tête…

— Eh bien ? Et vous ?…

— Moi aussi, tiens !… On se marierait de bonne amitié…

— Alors, criai-je, subitement indignée… vous voulez que je fasse la putain pour vous gagner de l’argent ?…

Joseph haussa les épaules, et, tranquille, il dit :

— En tout bien, tout honneur, Célestine… Ça se comprend, voyons…

Ensuite, il vint à moi, me prit les mains, les serra à me faire hurler de douleur, et il balbutia :

— Je rêve de vous, Célestine, de vous dans le petit café… J’ai les sangs tournés de vous…

Et, comme je restais interdite, un peu épouvantée de cet aveu, et sans un geste et sans une parole, il continua :

— Et puis… il y a peut-être plus de quinze mille francs… peut-être plus de dix-huit mille francs… On ne sait pas ce que ça fait de petits… cet argent-là… Et puis, des choses… des choses… des bijoux… Vous seriez rudement heureuse, allez, dans le petit café…

Il me tenait la taille serrée dans l’étau puissant de ses bras… Et je sentais tout son corps qui tremblait de désirs contre moi… S’il avait voulu, il m’eût prise, il m’eût étouffée, sans que je tentasse la moindre résistance. Et il continuait de me décrire son rêve :

— Un petit café bien joli… bien propre… bien reluisant… Et puis, au comptoir, derrière une grande glace, une belle femme, habillée en Alsace-Lorraine, avec un beau corsage de soie… et de larges rubans de velours… Hein, Célestine ?… Pensez à ça… J’en recauserons un de ces jours… j’en recauserons…

Je ne trouvais rien à dire… rien, rien, rien !… J’étais stupéfiée par cette chose, à laquelle je n’avais jamais songé… mais j’étais aussi, sans haine, sans horreur contre le cynisme de cet homme… Joseph répéta, de cette même bouche qui avait baisé les plaies sanglantes de la petite Claire, en me serrant avec ces mêmes mains qui avaient serré, étouffé, étranglé, assassiné la petite Claire dans le bois :

— J’en recauserons… je suis vieux… je suis laid… possible… Mais pour arranger une femme, Célestine… retenez bien ceci… il n’y en a pas un comme moi… J’en recauserons…

Pour arranger une femme !… Il en a, vraiment, de sinistres !… Est-ce une menace ?… Est-ce une promesse ?…

Aujourd’hui, Joseph a repris ses habitudes de silence… On dirait que rien ne s’est passé, hier soir, entre nous… Il va, il vient, il travaille… il mange… il lit son journal… comme tous les jours… Je le regarde, et je voudrais le détester… je voudrais que sa laideur m’apparût telle, qu’un immense dégoût me séparât de lui à jamais… Eh bien, non… Ah ! comme c’est drôle !… Cet homme me donne des frissons… et je n’ai pas de dégoût… Et c’est une chose effrayante que je n’aie pas de dégoût, puisque c’est lui qui a tué, qui a violé la petite Claire dans le bois !…