Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/02

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 307-326).
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Neuvième partie : Le treize février



II


Doit et avoir.


Pendant quelques instants, Samuel et Bethsabée restèrent immobiles, les yeux attachés avec une frayeur inquiète sur les sept points lumineux qui rayonnaient parmi les dernières clartés de la nuit au sommet du belvédère, pendant qu’à l’horizon, derrière la maison, une lueur d’un rose pâle annonçait l’aube naissante.

Samuel rompit le premier le silence et dit à sa femme en passant la main sur son front :

— La douleur que vient de nous causer le souvenir de notre pauvre enfant, nous a empêchés de réfléchir et de nous rappeler qu’après tout, il ne devait y avoir pour nous rien d’effrayant dans ce qui se passe.

— Que dites-vous, Samuel ?

— Mon père ne m’a-t-il pas dit que lui et mon aïeul avaient plusieurs fois aperçu des clartés pareilles, à de longs intervalles ?

— Oui, Samuel… mais sans pouvoir, non plus que nous, s’expliquer ces clartés…

— Ainsi que mon père et mon grand-père, nous devons croire qu’une issue, inconnue de leur temps comme elle l’est encore du nôtre, donne passage à des personnes qui ont aussi quelques devoirs mystérieux à remplir dans cette demeure. Encore une fois, mon père m’a prévenu de ne pas m’inquiéter de ces circonstances étranges… qu’il m’avait prédites… et qui, depuis trente ans, se renouvellent pour la seconde fois…

— Il n’importe, Samuel… cela épouvante comme si c’était quelque chose de surnaturel.

— Le temps des miracles est passé, dit le juif en secouant mélancoliquement la tête, bien des vieilles maisons de ce quartier ont des communications souterraines avec des endroits éloignés ; quelques-unes, dit-on, se prolongent même jusqu’à la Seine et jusqu’aux catacombes… Sans doute cette maison est dans une condition pareille, et les personnes qui y viennent si rarement s’y introduisent par ce moyen.

— Mais ce belvédère ainsi éclairé…

— D’après le plan annoté du bâtiment, vous savez que ce belvédère forme le faîte ou la lanterne de ce qu’on appelle la grande salle de deuil, située au dernier étage de la maison. Comme il y règne une complète obscurité, à cause de la fermeture de toutes les fenêtres, nécessairement on se sert de lumière pour monter jusqu’à cette salle de deuil, pièce qui renferme, dit-on, des choses bien étranges, bien sinistres…, ajouta le juif en tressaillant.

Bethsabée regardait attentivement, ainsi que son mari, les sept points lumineux, dont l’éclat diminuait à mesure que le jour grandissait.

— Ainsi que vous le dites, Samuel, ce mystère peut s’expliquer de la sorte…, reprit la femme du vieillard. D’ailleurs ce jour est un jour si important pour la famille de Rennepont, que, dans de telles circonstances, cette apparition ne doit pas nous étonner.

— Et penser, reprit Samuel, que depuis un siècle et demi ces lueurs ont apparu plusieurs fois ! il est donc une autre famille qui, de génération en génération, s’est vouée, comme la nôtre, à accomplir un pieux devoir…

— Mais quel est ce devoir ? Peut-être aujourd’hui tout s’éclaircira-t-il…

— Allons, allons, Bethsabée, reprit tout à coup Samuel en sortant de sa rêverie, et comme s’il se fût reproché son oisiveté, voici le jour, et il faut qu’avant huit heures cet état de caisse soit mis au net, ces immenses valeurs classées (et il montra le grand coffret de cèdre), afin qu’elles puissent être remises entre les mains de qui de droit.

— Vous avez raison, Samuel ; ce jour ne nous appartient pas… c’est un jour solennel… et qui serait beau, oh ! bien beau pour nous… si maintenant il pouvait y avoir de beaux jours pour nous, dit amèrement Bethsabée en songeant à son fils.

— Bethsabée, dit tristement Samuel, en appuyant sa main sur la main de sa femme, nous serons du moins sensibles à l’austère satisfaction du devoir accompli… Le Seigneur ne nous a-t-il pas été bien favorable, quoiqu’en nous éprouvant cruellement par la mort de notre fils ? N’est-ce pas grâce à sa providence que les trois générations de ma famille ont pu commencer, continuer et achever cette grande œuvre ?

— Oui, Samuel, dit affectueusement la juive, et du moins pour vous, à cette satisfaction se joindront le calme et la quiétude, car lorsque midi sonnera vous serez délivré d’une bien terrible responsabilité.

Et ce disant, Bethsabée indiqua du geste la caisse de cèdre.

— Il est vrai, reprit le vieillard, j’aimerais mieux savoir ces immenses richesses entre les mains de ceux à qui elles appartiennent qu’entre les miennes ; mais aujourd’hui je n’en serai plus dépositaire… je vais donc contrôler une dernière fois l’état de ces valeurs, et ensuite nous le collationnerons d’après mon registre et le carnet que vous tenez.

Bethsabée fit un signe de tête affirmatif. Samuel reprit la plume et se livra très-attentivement à ses calculs de banque ; sa femme s’abandonna de nouveau, malgré elle, aux souvenirs cruels qu’une date fatale venait d’éveiller en lui rappelant la mort de son fils.

Exposons rapidement l’histoire très-simple, et pourtant en apparence si romanesque, si merveilleuse, de ces cinquante mille écus qui, grâce à l’accumulation et à une gestion sage, intelligente et fidèle, s’étaient naturellement, ou plutôt forcément transformés au bout d’un siècle et demi en une somme bien autrement importante que celle de quarante millions, fixée par le père d’Aigrigny, qui, très-incomplètement renseigné à ce sujet, et songeant d’ailleurs aux éventualités désastreuses, aux pertes, aux banqueroutes qui, pendant tant d’années, avaient pu atteindre les dépositaires successifs de ces valeurs, trouvait encore énorme… le chiffre de quarante millions.

L’histoire de cette fortune se trouva nécessairement liée à celle de la famille Samuel qui faisait valoir ce fonds depuis trois générations, nous en dirons deux mots.

Vers 1670, plusieurs années avant sa mort, M. Marius de Rennepont, lors d’un voyage au Portugal, avait pu, grâce à de très-puissants intermédiaires, sauver la vie d’un malheureux juif condamné au bûcher par l’inquisition pour cause de religion…

Ce juif était Isaac Samuel, l’aïeul du gardien de la maison de la rue Saint-François.

Les hommes généreux s’attachent souvent à leurs obligés au moins autant que les obligés s’attachent à leurs bienfaiteurs. S’étant d’abord assuré qu’Isaac, qui faisait à Lisbonne un petit commerce de change, était probe, actif, laborieux, intelligent, M. de Rennepont, qui possédait alors de grands biens en France, proposa au juif de l’accompagner et de gérer sa fortune. L’espèce de réprobation et de méfiance dont les Israélites ont toujours été poursuivis, était alors à son comble. Isaac fut donc doublement reconnaissant de la marque de confiance que lui donnait M. de Rennepont.

Il accepta et se promit dès ce jour de vouer son existence tout entière au service de celui qui, après lui avoir sauvé la vie, avait foi en sa droiture et en sa probité, à lui juif, appartenant à une race si généralement soupçonnée, haïe et méprisée. M. de Rennepont, homme d’un grand cœur, d’un grand sens et d’un grand esprit, ne s’était pas trompé dans son choix. Jusqu’à ce qu’il fût dépossédé de ses biens, ils prospérèrent merveilleusement entre les mains d’Isaac Samuel, qui, doué d’une admirable aptitude pour les affaires, l’appliquait exclusivement aux intérêts de son bienfaiteur.

Vinrent les persécutions et la ruine de M. de Rennepont, dont les biens furent confisqués et abandonnés aux révérends pères de la compagnie de Jésus, ses délateurs, quelques jours avant sa mort. Caché dans la retraite qu’il avait choisie pour y finir violemment ses jours, il y fit mander secrètement Isaac Samuel, et lui remit cinquante mille écus en or, seul débris de sa fortune passée ; ce fidèle serviteur devait faire valoir cette somme, en accumuler et en placer les intérêts ; s’il avait un fils, lui transmettre la même obligation ; à défaut de fils, il chercherait un parent assez probe pour continuer cette gérance, à laquelle serait d’ailleurs affectée une rétribution convenable ; cette gérance devait être ainsi transmise et perpétuée de proche en proche jusqu’à l’expiration d’un siècle et demi. M. de Rennepont avait en outre prié Isaac d’être pendant sa vie le gardien de la maison de la rue Saint-François, où il serait gratuitement logé, et de léguer ces fonctions à sa descendance, si cela était possible.

Lors même qu’Isaac Samuel n’aurait pas eu d’enfants, le puissant esprit de solidarité qui unit souvent certaines familles juives entre elles, aurait rendu praticable la dernière volonté de M. de Rennepont. Les parents d’Isaac se seraient associés à sa reconnaissance envers son bienfaiteur, et eux, ainsi que leurs générations successives, eussent accompli généreusement la tâche imposée à l’un des leurs ; mais Isaac eut un fils plusieurs années après la mort de M. de Rennepont.

Ce fils, Lévi Samuel, né en 1689, n’ayant pas eu d’enfants de sa première femme, s’était remarié à l’âge de près de soixante ans, et, en 1750, il lui était né un fils : David Samuel, le gardien de la maison de Saint-François, qui, en 1832 (époque de ce récit), était âgé de quatre-vingt-deux ans, et promettait de fournir une carrière aussi avancée que son père, mort à quatre-vingt-treize ans ; disons enfin qu’Abel Samuel, le fils que regrettait si amèrement Bethsabée, né en 1790, était mort sous le knout russe à l’âge de vingt-six ans.

Cette humble généalogie établie, on comprendra facilement que la longévité successive de ces trois membres de la famille Samuel, qui s’étaient perpétués comme gardiens de la maison murée, et reliant ainsi le XIXe siècle au XVIIe, avait singulièrement simplifié et facilité l’exécution des dernières volontés de M. de Rennepont, ce dernier ayant d’ailleurs formellement déclaré à l’aïeul des Samuel qu’il désirait que la somme qu’il laissait ne fût augmentée que par la seule capitalisation des intérêts à 5 p. %, afin que cette fortune arrivât jusqu’à ses descendants, pure de toute spéculation déloyale.

Les coreligionnaires de la famille Samuel, premiers inventeurs de la lettre de change, qui leur servit, au moyen âge, à transporter mystérieusement des valeurs considérables d’un bout à l’autre du monde, à dissimuler leur fortune, à la mettre à l’abri de la rapacité de leurs ennemis ; les juifs, disons-nous, ayant fait presque seuls le commerce du change et de l’argent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, aidèrent beaucoup aux transactions secrètes et aux opérations financières de la famille Samuel, qui, jusqu’en 1820 environ, plaça toujours ses valeurs devenues progressivement immenses, dans les maisons de banque ou dans les comptoirs israélites les plus riches de l’Europe. Cette manière d’agir, sûre et occulte, avait permis au gardien actuel de la rue Saint-François d’effectuer, à l’insu de tous, par simples dépôts ou par lettres de change, des placements énormes, car c’est surtout lors de sa gestion que la somme capitalisée avait acquis, par le seul fait de l’accumulation, un développement presque incalculable, son père, et surtout son grand-père, n’ayant eu, comparativement à lui, que peu de fonds à gérer.

Quoiqu’il s’agît simplement de trouver successivement des placements assurés et immédiats, afin que l’argent ne restât pas pour ainsi dire un jour sans rapporter d’intérêt, il avait fallu une grande capacité financière pour arriver à ce résultat, surtout lorsqu’il fut question de cinquantaines de millions ; cette capacité, le dernier Samuel, d’ailleurs instruit à l’école de son père, la déploya à un haut degré, ainsi que le démontreront les résultats prochainement cités.

Rien ne semble plus touchant, plus noble, plus respectable que la conduite des membres de cette famille israélite qui, solidaires de l’engagement de gratitude pris par un des leurs, se vouent pendant de si longues années, avec autant de désintéressement que d’intelligence et de probité, au lent accroissement d’une fortune de roi, dont ils n’attendent aucune part, et qui, grâce à eux, doit arriver pure et immense aux mains des descendants du bienfaiteur de leur aïeul.

Rien enfin n’est plus honorable pour le proscrit qui fait le dépôt et pour le juif qui le reçoit, que ce simple échange de paroles données, sans autre garantie qu’une confiance et une estime réciproques, lorsqu’il s’agit d’un résultat qui ne doit se produire qu’au bout de cent cinquante ans.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir relu attentivement son inventaire, Samuel dit à sa femme :

— Je suis certain de l’exactitude de mes additions ; voulez-vous maintenant collationner sur le carnet que vous avez à la main l’énoncé des valeurs que je viens d’écrire sur ce registre ; je m’assurerai en même temps que les titres sont classés par ordre dans cette cassette, car je dois ce matin remettre le tout au notaire, lorsqu’on ouvrira le testament.

— Commencez, mon ami, je vous suis, dit Bethsabée.

Samuel lut l’état suivant, vérifiant à mesure dans sa caisse.

Débit. Résumé du compte des héritiers de M. de Rennepont, remis par David Samuel. Crédit.
Fr. 2,000,000 de rente 5% français en inscriptions nominatives et au porteur, achetées de 1825 à 1832, suivant bordereaux à l’appui, à un cours moyen de 99 fr. 50. 39,800,000 Fr. 150,000 reçus de M. de Rennepont, en 1682, par Isaac Samuel, mon grand-père, et placés successivement par lui, mon père et moi, à l’intérêt de 5%, avec règlement de compte par semestre et en capitalisant les intérêts, ont produit, suivant les comptes ci-joints :
fr. 225,950,000
Fr. 900,000 de rente 3% français en diverses inscriptions achetées pendant les mêmes années à un cours moyen de 74 fr. 50 c. 22,275,000
5000 actions de la Banque de France, achetées en commun à 1900 francs. 9,500,000 Mais il faut en déduire, suivant le détail ci-annexé, pour pertes éprouvées dans des faillites, pour commissions et courtages payés à divers, et aussi pour appointements des trois générations de gérants. 13,775,000

3000 actions des Quatre-Canaux, en un certificat de dépôt desdites actions à la compagnie, achetées au cours moyen de 1,115 francs. 3,345,000
125,000 ducats de rente de Naples, au cours moyen de 82 francs, — 2,050,000 ducats : soit 4 fr. 40 c. le ducat. 9,020,000   212,175,000
5000 métalliques d’Autriche de 1000 florins, au cours moyen de 63 florins. — 4,650,000 florins au change de 2 fr. 50 c. par florin. 11,625,000
75,000 livres sterling de rente 3% consolidés anglais à 88¾. — 2,218,750 sterling à 25 fr. par livre sterling. 55,468,750
1,200,000 florins en 2½ % hollandais à 60 francs. — 28,860,000 florins à 2 fr. 10 par florin des Pays-Bas. 60,606,000
Appoints en billets de banque, or et argent. 535,250
  212,175,000   212,175,000
Paris, le 12 février 1832.    

— C’est bien cela, reprit Samuel après avoir vérifié les lettres renfermées dans la cassette de cèdre. Il reste en caisse, à la disposition des héritiers de la famille Rennepont, la somme de deux cent douze millions cent soixante et quinze mille francs.

Et le vieillard regarda sa femme avec une expression de bien légitime orgueil.

— Cela n’est pas croyable ! s’écria Bethsabée frappée de stupeur ; je savais que d’immenses valeurs étaient entre vos mains ; mais je n’aurais jamais cru que cent cinquante mille francs laissés il y a cent cinquante ans fussent la seule source de cette fortune incroyable.

— Et c’est pourtant la seule, Bethsabée…, reprit fièrement le vieillard. Sans doute, mon grand-père, mon père et moi nous avons toujours mis autant de fidélité que d’exactitude dans la gestion de ces fonds ; sans doute il nous a fallu beaucoup de sagacité dans le choix des placements à faire lors des temps de révolution et de crises commerciales ; mais cela nous était facile, grâce à nos relations d’affaires avec nos coreligionnaires de tous les pays ; mais jamais ni moi ni les miens nous ne nous sommes permis de faire un placement, non pas usuraire… mais qui ne fût pas même un peu au-dessous du taux légal… Les ordres formels de M. de Rennepont, recueillis par mon grand-père, le voulaient ainsi, et il n’y a pas au monde de fortune plus pure que celle-ci… Sans ce désintéressement, et en profitant seulement de quelques circonstances favorables, ce chiffre de deux cent douze millions aurait peut-être de beaucoup augmenté.

— Est-ce possible ? mon Dieu !

— Rien de plus simple, Bethsabée… tout le monde sait qu’en quatorze ans un capital est doublé par la seule accumulation et composition de ses intérêts à cinq pour cent ; maintenant, réfléchissez qu’en cent cinquante ans il y a dix fois quatorze ans… que ces cent cinquante premiers mille francs ont été ainsi doublés et martingalés ; ce qui vous étonne vous paraîtra tout simple : en 1682, M. de Rennepont a confié à mon grand-père cent cinquante mille francs ; cette somme, capitalisée ainsi que je vous l’ai dit, a dû produire en 1696, quatorze années après, trois cent mille francs. Ceux-ci, doublés en 1710, ont produit six cent mille francs. Lors de la mort de mon grand-père, en 1719, la somme à faire valoir était déjà de près d’un million ; en 1724, elle aurait dû monter à douze cent mille francs ; en 1738, à deux millions quatre cent mille francs ; en 1752, deux ans après ma naissance, à quatre millions huit cent mille francs ; en 1766, à neuf millions six cent mille francs ; en 1780, à dix-neuf millions deux cent mille francs ; en 1794, douze ans après la mort de mon père, à trente-huit millions quatre cent mille francs ; en 1808, à soixante et seize millions huit cent mille francs ; en 1822, à cent cinquante-trois millions six cent mille francs ; et aujourd’hui, en composant les intérêts de dix années, elle devrait être au moins de deux cent vingt-cinq millions environ. Mais des pertes, des non-valeurs et des frais inévitables, dont le compte est d’ailleurs ici rigoureusement établi, ont réduit cette somme à deux cent douze millions cent soixante et quinze mille francs, en valeurs renfermées dans cette caisse.

— Maintenant je vous comprends, mon ami, reprit Bethsabée pensive ; mais quelle incroyable puissance que celle de l’accumulation ! et que d’admirables choses on pourrait faire pour l’avenir avec de faibles ressources au temps présent.

— Telle a été, sans doute, la pensée de M. de Rennepont ; car, au dire de mon père, qui le tenait de mon aïeul, M. de Rennepont était un des plus grands esprits de son temps, répondit Samuel en refermant la cassette de bois de cèdre.

— Dieu veuille que ses descendants soient dignes de cette fortune de roi, et en fassent un noble emploi ! dit Bethsabée en se levant.

Le jour était complètement venu, sept heures du matin sonnèrent.

— Les maçons ne vont pas tarder à arriver, dit Samuel en replaçant la boîte de cèdre dans sa caisse de fer, dissimulée derrière la vieille armoire de chêne. Comme vous, Bethsabée, reprit-il, je suis curieux et inquiet de savoir quels sont les descendants de M. de Rennepont qui vont se présenter ici…

Deux ou trois coups vigoureusement frappés avec le marteau de fer de l’épaisse porte cochère retentirent dans la maison. L’aboiement des chiens de garde répondit à ce bruit.

Samuel dit à sa femme :

— Ce sont sans doute les maçons que le notaire envoie avec un clerc ; je vous en prie, réunissez toutes les clefs en trousseau avec leurs étiquettes ; je vais revenir les prendre.

Ce disant, Samuel descendit assez lestement l’escalier, malgré son âge, s’approcha de la porte, ouvrit prudemment un guichet, et vit trois manœuvres en costume de maçon, accompagnés d’un jeune homme vêtu de noir.

— Que voulez-vous, messieurs ? dit le juif avant d’ouvrir afin de s’assurer encore de l’identité de ces personnages.

— Je viens de la part de maître Dumesnil, notaire, répondit le clerc, pour assister à l’ouverture de la porte murée ; voici une lettre de mon patron, pour M. Samuel, gardien de la maison.

— C’est moi, monsieur, dit le juif, veuillez jeter cette lettre dans la boîte, je vais la prendre.

Le clerc fit ce que désirait Samuel, mais il haussa les épaules. Rien ne lui semblait plus ridicule que cette demande du soupçonneux vieillard.

Le gardien ouvrit la boîte, prit la lettre, alla à l’extrémité de la voûte afin de la lire au grand jour, compara soigneusement la signature à celle d’une autre lettre du notaire qu’il prit dans la poche de sa houppelande ; puis, après ces précautions, ayant mis ses dogues à la chaîne, il revint enfin ouvrir le battant de la porte au clerc et aux maçons.

— Que diable ! mon brave homme, dit le clerc en entrant, il s’agirait d’ouvrir la porte d’un château fort qu’il n’y aurait pas plus de formalités…

Le juif s’inclina sans répondre.

— Est-ce que vous êtes sourd, mon cher ? lui cria le clerc aux oreilles.

— Non, monsieur, dit Samuel en souriant doucement et faisant quelques pas en dehors de la voûte.

Il ajouta en montrant la maison :

— Voici, monsieur, la porte maçonnée qu’il faut dégager ; il faudra aussi desceller le châssis de fer et celui de plomb de la seconde croisée à droite.

— Pourquoi ne pas ouvrir toutes les fenêtres ? demanda le clerc.

— Parce que tels sont les ordres que j’ai reçus comme gardien de cette demeure, monsieur.

— Et qui vous les a donnés, ces ordres ?

— Mon père… monsieur, à qui son père les avait transmis de la part du maître de la maison… Une fois que je n’en serai plus le gardien, qu’elle sera en possession de son nouveau propriétaire, celui-ci agira comme bon lui semblera.

— À la bonne heure, dit le clerc assez surpris.

Puis s’adressant aux maçons, il ajouta :

— Le reste vous regarde, mes braves, dégagez la porte et descellez le châssis de fer seulement de la seconde croisée à droite.

Pendant que les maçons se mettaient à l’ouvrage sous l’inspection du clerc de notaire, une voiture s’arrêta devant la porte cochère, et Rodin, accompagné de Gabriel, entra dans la maison de la rue Saint-François.