Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/03

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Méline, Cans et compagnie (5-6p. 1-25).
Neuvième partie : Le treize février



III


L’héritier.


Samuel vint ouvrir la porte à Gabriel et à Rodin. Ce dernier dit au juif :

— Vous êtes, monsieur, le gardien de cette maison ?

— Oui, monsieur, répondit Samuel.

— M. l’abbé Gabriel de Rennepont que voici, dit Rodin en montrant son compagnon, est l’un des descendants de la famille de Rennepont.

— Ah ! tant mieux, monsieur, dit presque involontairement le juif, frappé de l’angélique physionomie de Gabriel, car la noblesse et la sérénité de l’âme du jeune prêtre se lisaient dans son regard d’archange et sur son front pur et blanc, déjà couronné de l’auréole du martyre.

Samuel regardait Gabriel avec une curiosité remplie de bienveillance et d’intérêt ; mais sentant bientôt que cette contemplation silencieuse devenait embarrassante pour Gabriel, il lui dit :

— Le notaire, monsieur l’abbé, ne doit venir qu’à dix heures.

Gabriel le regarda d’un air surpris et répondit :

— Quel notaire… monsieur ?

— Le père d’Aigrigny vous expliquera ceci, se hâta de dire Rodin.

Et s’adressant à Samuel, il ajouta :

— Nous sommes un peu en avance… Ne pourrions-nous pas attendre quelque part l’arrivée du notaire ?

— Si vous voulez vous donner la peine de venir chez moi, dit Samuel, je vais vous conduire.

— Je vous remercie, monsieur, j’accepte, répondit Rodin.

— Veuillez donc me suivre, messieurs, dit le vieillard.

Quelques moments après, le jeune prêtre et le socius, précédés de Samuel, entrèrent dans une des pièces que ce dernier occupait au rez-de-chaussée du bâtiment de la rue et qui donnait sur la cour.

— M. l’abbé d’Aigrigny, qui a servi de tuteur à M. Gabriel, doit bientôt venir nous demander, ajouta Rodin ; aurez-vous la bonté de l’introduire ici ?…

— Je n’y manquerai pas, monsieur, dit Samuel en sortant.

Le socius et Gabriel restèrent seuls.

À la mansuétude adorable qui donnait habituellement aux beaux traits du missionnaire un charme si touchant, succédait, à ce moment, une remarquable expression de tristesse, de résolution et de sévérité. Rodin, n’ayant pas vu Gabriel depuis quelques jours, était gravement préoccupé du changement qu’il remarquait en lui ; aussi l’avait-il observé silencieusement pendant le trajet de la rue des Postes à la rue Saint-François.

Le jeune prêtre portait, comme d’habitude, une longue soutane noire qui faisait ressortir davantage encore la pâleur transparente de son visage. Lorsque le juif fut sorti, il dit à Rodin d’une voix ferme :

— M’apprendrez-vous enfin, monsieur, pourquoi, depuis plusieurs jours, il m’a été impossible de parler à Sa Révérence le père d’Aigrigny ? pourquoi il a choisi cette maison pour m’accorder cet entretien ?

— Il m’est impossible de répondre à ces questions, reprit froidement Rodin. Sa Révérence ne peut manquer d’arriver bientôt ; elle vous entendra. Tout ce que je puis vous dire, c’est que notre révérend père a, autant que vous, cette entrevue à cœur : s’il a choisi cette maison pour cet entretien, c’est que vous avez intérêt à vous trouver ici… Vous le savez bien… quoique vous ayez affecté quelque étonnement en entendant le gardien parler d’un notaire.

Ce disant, Rodin attacha un regard scrutateur et inquiet sur Gabriel, dont la figure n’exprima rien autre chose que la surprise.

— Je ne vous comprends pas, répondit-il à Rodin. Quel intérêt puis-je avoir à me trouver ici, dans cette maison ?

— Encore une fois, il est impossible que vous ne le sachiez pas, reprit Rodin, observant toujours Gabriel avec attention.

— Je vous ai dit, monsieur, que je l’ignorais, répondit celui-ci, presque blessé de l’insistance du socius.

— Et qu’est donc venue vous dire hier votre mère adoptive ? Pourquoi vous êtes-vous permis de la recevoir sans l’autorisation du révérend père d’Aigrigny, ainsi que je l’ai appris ce matin ? Ne vous a-t-elle pas entretenu de certains papiers de famille trouvés sur vous lorsqu’elle vous a recueilli ?

— Non, monsieur, dit Gabriel. À cette époque, ces papiers ont été remis au confesseur de ma mère adoptive ; et, plus tard, ils ont passé entre les mains du révérend père d’Aigrigny. Pour la première fois, depuis bien longtemps, j’entends parler de ces papiers.

— Ainsi… vous prétendez que ce n’est pas à ce sujet que Françoise Baudoin est venue vous entretenir hier ? reprit opiniâtrement Rodin en accentuant lentement ses paroles.

— Voilà, monsieur, la seconde fois que vous semblez douter de ce que j’affirme, dit doucement le jeune prêtre, réprimant un mouvement d’impatience. Je vous assure que je dis la vérité.

Il ne sait rien, pensa Rodin ; car il connaissait assez la sincérité de Gabriel pour conserver dès lors le moindre doute après une déclaration aussi positive.

— Je vous crois, reprit le socius. Cette idée m’était venue en cherchant quelle raison assez grave avait pu vous faire transgresser les ordres du révérend père d’Aigrigny, au sujet de la retraite absolue qu’il vous avait ordonnée, retraite qui excluait toute communication avec le dehors… Bien plus, contre toutes les règles de notre maison, vous vous êtes permis de fermer votre porte, qui doit toujours rester ouverte ou entr’ouverte, afin que la mutuelle surveillance qui nous est ordonnée, entre nous, puisse s’exercer plus facilement… Je ne m’étais expliqué vos fautes graves contre la discipline que par la nécessité d’une conversation très-importante avec votre mère adoptive.

— C’est à un prêtre et non à son fils adoptif que madame Baudoin a désiré parler, répondit gravement Gabriel, et j’ai cru pouvoir l’entendre ; si j’ai fermé ma porte, c’est qu’il s’agissait d’une confession.

— Et qu’avait donc Françoise Baudoin de si pressé à vous confesser ?

— C’est ce que vous saurez tout à l’heure, lorsque je le dirai à Sa Révérence, s’il lui plaît que vous m’entendiez, reprit Gabriel.

Ces mots furent dits d’un ton si net par le missionnaire, qu’il s’ensuivit un assez long silence.

Rappelons au lecteur que Gabriel avait jusqu’alors été tenu par ses supérieurs dans la plus complète ignorance de la gravité des intérêts de famille qui réclamaient sa présence rue Saint-François. La veille, Françoise Baudoin, absorbée par sa douleur, n’avait pas songé à lui dire que les orphelines devaient aussi se trouver à ce même rendez-vous, et y eût-elle d’ailleurs songé, les recommandations expresses de Dagobert l’eussent empêchée de parler au jeune prêtre de cette circonstance.

Gabriel ignorait donc absolument les liens de famille qui l’attachaient aux filles du maréchal Simon, à mademoiselle de Cardoville, à M. Hardy, au prince Djalma et à Couche-tout-Nu ; en un mot, si on lui eût alors révélé qu’il était l’héritier de M. Marius de Rennepont, il se serait cru le seul descendant de cette famille.

Pendant l’instant de silence qui succéda à son entretien avec Rodin, Gabriel examinait à travers les fenêtres du rez-de-chaussée les travaux des maçons occupés à dégager la porte des pierres qui la muraient. Cette première opération terminée, ils s’occupèrent alors de desceller des barres de fer qui maintenaient une plaque de plomb sur la partie extérieure de la porte.

À ce moment, le père d’Aigrigny, conduit par Samuel, entrait dans la chambre.

Avant que Gabriel se fût retourné, Rodin eut le temps de dire tout bas au révérend père :

— Il ne sait rien, et l’Indien n’est plus à craindre.

Malgré son calme affecté, les traits du père d’Aigrigny étaient pâles et contractés, comme ceux d’un joueur qui est sur le point de voir se décider une partie d’une importance terrible. Tout jusqu’alors favorisait les desseins de sa compagnie ; mais il ne pensait pas sans effroi aux quatre heures qui restaient encore pour attendre le terme fatal.

Gabriel s’étant retourné, le père d’Aigrigny lui dit, d’un ton affectueux et cordial, en s’approchant de lui, le sourire aux lèvres et la main tendue :

— Mon cher fils, il m’en a coûté beaucoup de vous avoir refusé jusqu’à ce moment l’entretien que vous désiriez depuis votre retour ; il m’a été non moins pénible de vous obliger à une retraite de quelques jours. Quoique je n’aie aucune explication à vous donner au sujet des choses que je vous ordonne, je veux bien vous dire que je n’ai agi ainsi que dans votre intérêt.

— Je dois croire Votre Révérence, répondit Gabriel en s’inclinant.

Le jeune prêtre ressentait malgré lui une vague émotion de crainte ; car, jusqu’à son départ pour sa mission en Amérique, le père d’Aigrigny, entre les mains duquel il avait prêté les vœux formidables qui le liaient irrévocablement à la société de Jésus, le père d’Aigrigny avait exercé sur lui une de ces influences effrayantes qui, ne procédant que par le despotisme, la compression et l’intimidation, brisent toutes les forces vives de l’âme, et la laissent inerte, tremblante et terrifiée.

Les impressions de la première jeunesse sont ineffaçables, et c’était la première fois, depuis son retour d’Amérique, que Gabriel se retrouvait avec le père d’Aigrigny ; aussi, quoiqu’il ne sentît pas faillir la résolution qu’il avait prise, Gabriel regrettait de n’avoir pu, ainsi qu’il l’avait espéré, prendre de nouvelles forces dans un franc entretien avec Agricol et Dagobert.

Le père d’Aigrigny connaissait trop les hommes pour n’avoir pas remarqué l’émotion du jeune prêtre et ne s’être pas rendu compte de ce qui la causait. Cette impression lui parut d’un favorable augure ; il redoubla donc de séduction, de tendresse et d’aménité, se réservant, s’il le fallait, de prendre un autre masque. Il dit à Gabriel, en s’asseyant, pendant que celui-ci restait, ainsi que Rodin, respectueusement debout :

— Vous désirez, mon cher fils, avoir un entretien très-important avec moi ?

— Oui, mon père, dit Gabriel en baissant malgré lui les yeux devant l’éclatante et large prunelle grise de son supérieur.

— J’ai aussi, moi, des choses d’un grand intérêt à vous apprendre ; écoutez-moi donc d’abord… vous parlerez ensuite.

— Je vous écoute, mon père…

— Il y a environ douze ans, mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, que le confesseur de votre mère adoptive, s’adressant à moi par l’intermédiaire de M. Rodin, appela mon attention sur vous en me parlant des progrès étonnants que vous faisiez à l’école des Frères ; j’appris en effet que votre excellente conduite, que votre caractère doux et modeste, votre intelligence précoce étaient dignes du plus grand intérêt ; de ce moment, on eut les yeux ouverts sur vous : au bout de quelque temps, voyant que vous ne déméritiez pas, il me parut qu’il y avait autre chose en vous qu’un artisan ; on s’entendit avec votre mère adoptive, et par mes soins vous fûtes admis gratuitement dans l’une des écoles de notre compagnie : ainsi une charge de moins pesa sur l’excellente femme qui vous avait recueilli, et un enfant qui faisait déjà concevoir de hautes espérances reçut par nos soins paternels tous les bienfaits d’une éducation religieuse… Cela n’est-il pas vrai, mon fils ?

— Cela est vrai, mon père, répondit Gabriel en baissant les yeux.

— À mesure que vous grandissiez, d’excellentes et rares vertus se développaient en vous : votre obéissance, votre douceur surtout, étaient exemplaires ; vous faisiez de rapides progrès dans vos études. J’ignorais alors à quelle carrière vous voudriez vous livrer un jour. Mais j’étais toutefois certain que, dans toutes les conditions de votre vie, vous resteriez toujours un fils bien-aimé de l’Église. Je ne m’étais pas trompé dans mes espérances, ou plutôt vous les avez, mon cher fils, de beaucoup dépassées. Apprenant par une confidence amicale que votre mère adoptive désirait ardemment vous voir entrer dans les ordres, vous avez généreusement et religieusement répondu au désir de l’excellente femme à qui vous deviez tant… Mais comme le Seigneur est toujours juste dans ses récompenses, il a voulu que la plus touchante preuve de gratitude que vous puissiez donner à votre mère adoptive vous fût en même temps divinement profitable, puisqu’elle vous faisait entrer parmi les membres militants de notre sainte Église.

À ces mots du père d’Aigrigny, Gabriel ne put retenir un mouvement en se rappelant les amères confidences de Françoise ; mais il se contint pendant que Rodin, debout et accoudé à l’angle de la cheminée, continuait de l’examiner avec une attention singulière et opiniâtre.

Le père d’Aigrigny reprit :

— Je ne vous le cache pas, mon cher fils, votre résolution me combla de joie ; je vis en vous une des futures lumières de l’Église et je fus jaloux de la voir briller au milieu de notre compagnie. Nos épreuves, si difficiles, si pénibles, si nombreuses, vous les avez courageusement subies ; vous avez été jugé digne de nous appartenir, et après avoir prêté entre mes mains un serment irrévocable et sacré qui vous attache à jamais à notre compagnie pour la plus grande gloire du Seigneur, vous avez désiré répondre à l’appel de notre saint-père aux âmes de bonne volonté, et aller prêcher[1], comme missionnaire, la foi catholique chez les barbares. Quoiqu’il nous fût pénible de nous séparer de notre cher fils, nous dûmes accéder à des désirs si pieux : vous êtes parti humble missionnaire, vous nous êtes revenu glorieux martyr, et nous nous enorgueillissons à juste titre de vous compter parmi nous. Ce rapide exposé du passé était nécessaire, mon cher fils, pour arriver à ce qui suit ; car il s’agit, si la chose était possible… de resserrer davantage encore les liens qui vous attachent à nous. Écoutez-moi donc bien, mon cher fils, ceci est confidentiel et d’une haute importance, non seulement pour vous, mais encore pour notre compagnie…

— Alors… mon père…, s’écria vivement Gabriel en interrompant le père d’Aigrigny, je ne puis pas… je ne dois pas vous entendre !

Et le jeune prêtre devint pâle ; on vit, à l’altération de ses traits, qu’un violent combat se livrait en lui ; mais reprenant bientôt sa résolution première, il releva le front, et, jetant un regard assuré sur le père d’Aigrigny et sur Rodin, qui se regardaient muets de surprise, il reprit :

— Je vous le répète, mon père, s’il s’agit de choses confidentielles sur la compagnie… il m’est impossible de vous entendre.

— En vérité, mon cher fils, vous me causez un étonnement profond. Qu’avez-vous ? mon Dieu !… Vos traits sont altérés, votre émotion est visible… Voyons… parlez… sans crainte… Pourquoi ne pouvez-vous m’entendre davantage ?

— Je ne puis vous le dire, mon père, avant de vous avoir, moi aussi, rapidement exposé le passé… tel qu’il m’a été donné de le juger depuis quelque temps… Vous comprendrez alors, mon père, que je n’ai plus droit à vos confidences, car bientôt un abîme va nous séparer sans doute…

À ces mots de Gabriel, il est impossible de peindre le regard que Rodin et le père d’Aigrigny échangèrent rapidement ; le socius commença de ronger ses ongles en attachant son œil de reptile irrité sur Gabriel ; le père d’Aigrigny devint livide ; son front se couvrit d’une sueur froide. Il se demandait avec épouvante si, au moment de toucher au but, l’obstacle viendrait de Gabriel, en faveur de qui tous les obstacles avaient été écartés.

Cette pensée était désespérante. Pourtant le révérend père se contint admirablement, resta calme, et répondit avec une affectueuse onction :

— Il m’est impossible de croire, mon cher fils, que vous et moi soyons jamais séparés par un abîme… si ce n’est par l’abîme de douleurs que me causerait quelque grave atteinte portée à votre salut ;… mais… parlez… je vous écoute…

— Il y a, en effet, douze ans, mon père, reprit Gabriel d’une voix ferme, et en s’animant peu à peu, que, par vos soins, je suis entré dans un collège de la compagnie de Jésus… J’y entrai aimant, loyal et confiant… Comment a-t-on encouragé tout d’abord ces précieux instincts de l’enfance ?… Le voici… Le jour de mon arrivée, le supérieur me dit, en me désignant deux enfants un peu plus âgés que moi :

« — Voilà les compagnons que vous préférerez ; vous vous promènerez toujours tous trois ensemble : la règle de la maison défend tout entretien à deux personnes ; la règle veut aussi que vous écoutiez attentivement ce que diront vos compagnons, afin de pouvoir me le rapporter, car ces chers enfants peuvent avoir, à leur insu, des pensées mauvaises, ou projeter de commettre des fautes ; or, si vous aimez vos camarades, il faut m’avertir de leurs fâcheuses tendances, afin que mes remontrances paternelles leur épargnent la punition en prévenant les fautes ;… il vaut mieux prévenir le mal que de le punir. »

— Tels sont, en effet, mon cher fils, dit le père d’Aigrigny, la règle de nos maisons et le langage que l’on tient à tous les élèves qui s’y présentent.

— Je le sais, mon père…, répondit Gabriel avec amertume ; aussi, trois jours après, pauvre enfant soumis et crédule, j’épiais naïvement mes camarades, écoutant, retenant leurs entretiens, et allant les rapporter au supérieur qui me félicitait de mon zèle… Ce que l’on me faisait faire était indigne… et pourtant, Dieu le sait, je croyais accomplir un devoir charitable ; j’étais heureux d’obéir aux ordres d’un supérieur que je respectais, et dont j’écoutais, dans ma foi enfantine, les paroles comme j’aurais écouté celles de Dieu… Plus tard… un jour que je m’étais rendu coupable d’une infraction à la règle de la maison, le supérieur me dit : « Mon enfant, vous avez mérité une punition sévère ; mais elle vous sera remise si vous parvenez à surprendre un de vos camarades dans la même faute que vous avez commise[2]… » Et de peur que, malgré ma foi et mon obéissance aveugles, cet encouragement à la délation basée sur l’intérêt personnel, ne me parût odieux, le supérieur ajouta : « Je vous parle, mon enfant, dans l’intérêt du salut de votre camarade ; car s’il échappait à la punition, il s’habituerait au mal par l’impunité ; or, en le surprenant en faute et en attirant sur lui un châtiment salutaire, vous aurez donc le double avantage d’aider à son salut, et de vous soustraire, vous, à une punition méritée, mais dont votre zèle envers le prochain vous gagnera la rémission. »

— Sans doute, reprit le père d’Aigrigny de plus en plus effrayé du langage de Gabriel, et en vérité, mon cher fils, tout ceci est conforme à la règle suivie dans nos colléges et aux habitudes des personnes de notre compagnie, qui se dénoncent mutuellement sans préjudice de l’amour et de la charité réciproques, et pour leur plus grand avancement spirituel, surtout quand le supérieur l’a ordonné ou demandé pour la plus grande gloire de dieu[3].

— Je le sais…, s’écria Gabriel, je le sais ; c’est au nom de ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré parmi les hommes, qu’ainsi l’on m’encourageait au mal.

— Mon cher fils, dit le père d’Aigrigny en tâchant de cacher sous une apparence de dignité blessée sa terreur secrète et croissante, de vous à moi… ces paroles sont au moins étranges.

À ce moment, Rodin, quittant la cheminée où il s’était accoudé, commença de se promener de long en large dans la chambre, d’un air méditatif, sans discontinuer de ronger ses ongles.

— Il m’est cruel, ajouta le père d’Aigrigny, d’être obligé de vous rappeler, mon cher fils, que vous nous devez l’éducation que vous avez reçue.

— Tels étaient ses fruits, mon père, reprit Gabriel. Jusqu’alors… j’avais épié les autres enfants avec une sorte de désintéressement… mais les ordres du supérieur m’avaient fait faire un pas de plus dans cette voie indigne… J’étais devenu délateur pour échapper à une punition méritée… Et telles étaient ma foi, mon humilité, ma confiance, que je m’accoutumai à remplir avec innocence et candeur un rôle doublement odieux ; une fois, cependant, je l’avoue, tourmenté par de vagues scrupules, derniers élans des aspirations généreuses qu’on étouffait en moi, je me demandai si le but charitable et religieux que l’on attribuait à ces délations, à cet espionnage continuel, suffisait pour m’absoudre ; je fis part de mes craintes au supérieur ; il me répondit que je n’avais pas à discerner, mais à obéir, qu’à lui seul appartenait la responsabilité de mes actes.

— Continuez, mon cher fils, dit le père d’Aigrigny, cédant malgré lui à un profond accablement ; hélas ! j’avais raison de vouloir m’opposer à votre voyage en Amérique.

— Et la Providence a voulu que ce fût dans ce pays neuf, fécond et libre, qu’éclairé par un hasard singulier sur le présent et sur le passé, mes yeux se soient enfin ouverts, s’écria Gabriel. Oui, c’est en Amérique que, sortant de la sombre maison où j’avais passé tant d’années de ma jeunesse, et me trouvant pour la première fois face à face avec la majesté divine, au milieu des immenses solitudes que je parcourais… c’est là qu’accablé devant tant de magnificence et tant de grandeur, j’ai fait serment…

Mais Gabriel, s’interrompant, reprit :

— Tout à l’heure, mon père, je m’expliquerai sur ce serment ; mais croyez-moi, ajouta le missionnaire avec un accent profondément douloureux, ce fut un jour bien fatal, bien funeste, que celui où j’ai dû redouter et accuser ce que j’avais béni et révéré pendant si longtemps… Oh ! je vous l’assure, mon père… ajouta Gabriel les yeux humides, ce n’est pas sur moi seul qu’alors j’ai pleuré.

— Je connais la bonté de votre cœur, mon cher fils…, reprit le père d’Aigrigny, renaissant à une lueur d’espoir en voyant l’émotion de Gabriel, je crains que vous n’ayez été égaré ; mais confiez-vous à nous comme à vos pères spirituels, et, je l’espère, nous raffermirons votre foi malheureusement ébranlée, nous dissiperons les ténèbres qui sont venues obscurcir votre vue… car, hélas ! mon cher fils, dans votre illusion, vous aurez pris quelques lueurs trompeuses pour le pur éclat du jour… Continuez.

Pendant que le père d’Aigrigny parlait ainsi, Rodin s’arrêta, prit un portefeuille dans sa poche, et écrivit quelques notes.

Gabriel était de plus en plus pâle et ému ; il lui fallait un grand courage pour parler ainsi qu’il parlait, car, depuis son voyage en Amérique, il avait appris à connaître le redoutable pouvoir de la compagnie ; mais cette révélation du passé, envisagée au point de vue d’un présent plus éclairé, étant pour le jeune prêtre l’excuse ou plutôt la cause de la détermination qu’il venait signifier à son supérieur, il voulait loyalement exposer toute chose, malgré le danger qu’il affrontait sciemment.

Il continua donc d’une voix altérée :

— Vous le savez, mon père, la fin de mon enfance, cet heureux âge de franchise et de joie innocente, affectueuse, se passa dans une atmosphère de crainte, de compression et de soupçonneux espionnage. Comment, hélas ! aurais-je pu me laisser aller au moindre mouvement de confiance et d’abandon, lorsqu’on me recommandait à chaque instant d’éviter les regards de celui qui me parlait, afin de mieux cacher l’impression qu’il pouvait me causer par ces paroles, de dissimuler tout ce que je ressentais, de tout observer, tout écouter autour de moi ? J’atteignis ainsi l’âge de quinze ans ; peu à peu les très-rares visites que l’on permettait de me rendre, mais toujours en présence de l’un de nos pères, à ma mère adoptive et à mon frère, furent supprimées, dans le but de fermer complètement mon cœur à toutes les émotions douces et tendres. Morne, craintif, au fond de cette grande maison triste, silencieuse, glacée, je sentis que l’on m’isolait de plus en plus du monde affectueux et libre ; mon temps se partageait entre des études mutilées, sans ensemble, sans portée, et de nombreuses heures de pratiques minutieuses et d’exercices dévotieux. Mais, je vous le demande, mon père, cherchait-on jamais à échauffer nos jeunes âmes par des paroles empreintes de tendresse et d’amour évangélique ?… Hélas ! non… À ces mots adorables du divin Sauveur : Aimez-vous les uns les autres, on semblait avoir substitué ceux-ci : Défiez-vous les uns des autres… Enfin, mon père, nous disait-on jamais un mot de la patrie ou de la liberté ? Non… oh ! non, car ces mots-là font battre le cœur, et il ne faut pas que le cœur batte… À nos heures d’étude et de pratique, succédaient, pour unique distraction, quelques promenades à trois… jamais à deux, parce qu’à trois la délation mutuelle est plus praticable[4], et parce qu’à deux l’intimité s’établissant plus facilement, il pourrait se nouer de ces amitiés saintes, généreuses, qui feraient encore battre le cœur, et il ne faut pas que le cœur batte… Aussi, à force de le comprimer, est-il arrivé un jour où je n’ai plus senti ; depuis six mois, je n’avais vu ni mon frère ni ma mère adoptive ;… ils vinrent au collège… Quelques années auparavant, je les aurais accueillis avec des élans de joie mêlés de larmes… Cette fois mes yeux restèrent secs, mon cœur froid ; ma mère et mon frère me quittèrent éplorés ; l’aspect de cette douleur pourtant me frappa… j’eus alors conscience et horreur de cette insensibilité glaciale qui m’avait gagné depuis que j’habitais cette tombe. Épouvanté, je voulus en sortir pendant que j’en avais encore la force… Alors je vous parlai, mon père, du choix d’un état… car pendant ces quelques moments de réveil, il m’avait semblé entendre bruire au loin la vie active et féconde, la vie laborieuse et libre, la vie d’affection, de famille… Oh ! comme alors je sentais le besoin de mouvement, de liberté, d’émotions nobles et chaleureuses ; là j’aurais du moins retrouvé la vie de l’âme qui me fuyait… Je vous le dis, mon père… en embrassant vos genoux, que j’inondais de larmes, la vie d’artisan ou de soldat, tout m’eût convenu… ce fut alors que vous m’apprîtes que ma mère adoptive, à qui je devais la vie, car elle m’avait trouvé mourant de misère… car, pauvre elle-même, elle m’avait donné la moitié du pain de son enfant… admirable sacrifice pour une mère… ce fut alors, reprit Gabriel en hésitant et en baissant les yeux, car il était de ces nobles natures qui rougissent et se sentent honteuses des infamies dont elles sont victimes, ce fut alors, mon père, reprit Gabriel après une nouvelle hésitation, que vous m’avez appris que ma mère adoptive n’avait qu’un but, qu’un désir, celui…

— Celui de vous voir entrer dans les ordres, mon cher fils, reprit le père d’Aigrigny, puisque cette pieuse et parfaite créature espérait qu’en faisant votre salut vous assuriez le sien ;… mais elle n’osait vous avouer sa pensée, craignant que vous ne vissiez un désir intéressé dans…

— Assez… mon père, dit Gabriel interrompant le père d’Aigrigny avec un mouvement d’indignation involontaire, il m’est pénible de vous entendre affirmer une erreur : Françoise Baudoin n’a jamais eu cette pensée…

— Mon cher fils, vous êtes bien prompt dans vos jugements, reprit doucement le père d’Aigrigny ; je vous dis, moi, que telle a été la seule et unique pensée de votre mère adoptive…

— Hier, mon père, elle m’a tout dit. Elle et moi avons été mutuellement trompés.

— Ainsi, mon cher fils, dit sévèrement le père d’Aigrigny à Gabriel, vous mettez la parole de votre mère adoptive au-dessus de la mienne ?…

— Épargnez-moi une réponse pénible pour vous et pour moi, mon père…, dit Gabriel en baissant les yeux.

— Me direz-vous maintenant, reprit le père d’Aigrigny avec anxiété, ce que vous prétendez me…

Le révérend père ne put achever.

Samuel entra et dit :

— Un homme d’un certain âge demande à parler à M. Rodin.

— C’est moi, monsieur, je vous remercie, répondit le socius assez surpris.

Puis avant de rejoindre le juif, il remit au père d’Aigrigny quelques mots écrits au crayon sur un des feuillets de son portefeuille.

Rodin sortit fort inquiet de savoir qui pouvait venir le chercher rue Saint-François.

Le père d’Aigrigny et Gabriel restèrent seuls.




  1. Les jésuites reconnaissent au seul endroit des missions l’initiative du pape sur leur compagnie.
  2. Ces obligations d’espionnage et ces abominables incitations à la délation sont la base de l’éducation donnée par les révérends pères.
  3. Tout ceci est textuellement extrait des Constitutions des Jésuites, Examen général, page 29. (Édit. Paulin, 1843.)
  4. La rigueur de cette disposition est telle dans les collèges des jésuites, que si trois élèves se promènent ensemble, et que l’un des trois quitte un instant ses camarades, les deux autres sont obligés de s’éloigner l’un de l’autre, hors de portée de voix, jusqu’au retour du troisième.