Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/07

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Méline, Cans et compagnie (5-6p. 79-90).
Neuvième partie : Le treize février


VII


Le testament.


Lorsque Gabriel, Rodin et le père d’Aigrigny entrèrent dans le salon rouge, ils paraissaient tous différemment affectés.

Gabriel, pâle et triste, éprouvait une impatience pénible ; il avait hâte de sortir de cette maison, et se sentait débarrassé d’un grand poids depuis que, par un acte entouré de toutes les garanties légales, et passé par devant Me Dumesnil, le notaire de la succession, il venait de se désister de tous ses droits en faveur du père d’Aigrigny.

Jusqu’alors il n’était pas venu à la pensée du jeune prêtre qu’en lui donnant les soins qu’il rémunérait si généreusement, et en forçant sa vocation par un mensonge sacrilège, le père d’Aigrigny avait eu pour but d’assurer le bon succès d’une ténébreuse intrigue.

Gabriel, en agissant ainsi qu’il faisait, ne cédait pas, selon lui, à un sentiment de délicatesse exagérée. Il avait fait librement cette donation plusieurs années auparavant. Il eût regardé comme une indignité de la rétracter. Il avait été déjà assez cruel d’être soupçonné de lâcheté ;… pour rien au monde il n’eût voulu encourir le moindre reproche de cupidité.

Il fallait que le missionnaire fût doué d’une bien rare et bien excellente nature pour que cette fleur de scrupuleuse probité n’eût pas été flétrie par l’influence délétère et démoralisante de son éducation ; mais heureusement, de même que le froid préserve quelquefois de la corruption, l’atmosphère glacée où s’était passée une partie de son enfance et de sa jeunesse avait engourdi, mais non vicié, ses généreuses qualités, bientôt ranimées par le contact vivifiant et chaud de l’air de la liberté.

Le père d’Aigrigny, beaucoup plus pâle et plus ému que Gabriel, avait tâché d’expliquer et d’excuser ses angoisses, en les attribuant au chagrin que lui causait la rupture de son cher fils avec la compagnie de Jésus.

Rodin, calme et parfaitement maître de soi, voyait avec un secret courroux la vive émotion du père d’Aigrigny, qui aurait pu inspirer d’étranges soupçons à un homme moins confiant que Gabriel ; pourtant, malgré cet apparent sang-froid, le socius était encore plus que son supérieur ardemment impatient de la réussite de cette importante affaire.

Samuel paraissait atterré ;… aucun autre héritier que Gabriel ne se présentait…

Sans doute le vieillard ressentait une vive sympathie pour ce jeune homme ; mais ce jeune homme était prêtre ; avec lui s’éteindrait le nom de la famille Rennepont ; et cette immense fortune si laborieusement accumulée ne serait pas sans doute répartie ou employée ainsi que l’aurait désiré le testateur.

Les différents acteurs de cette scène se tenaient debout autour de la table ronde.

Au moment où, sur l’invitation du notaire, ils allaient s’asseoir, Samuel dit, en lui montrant le registre de chagrin noir :

— Monsieur, il m’a été ordonné de déposer ici ce registre ; il est fermé ; je vous en remettrai la clef aussitôt après la lecture du testament.

— Cette mesure est en effet consignée dans la note qui accompagne le testament que voici, dit Me Dumesnil, lorsqu’il fut déposé, en 1682, chez maître Thomas le Semelier, conseiller du roi, notaire au Châtelet de Paris, demeurant alors place Royale, no 13.

Et Me Dumesnil sortit d’un portefeuille de maroquin rouge une large enveloppe de parchemin jauni par les années ; à cette enveloppe était annexée, par un fil de soie, une note aussi sur vélin.

— Messieurs, dit le notaire, si vous voulez vous donner la peine de vous asseoir, je vais lire la note ci-jointe qui règle les formalités à remplir pour l’ouverture du testament.

Le notaire, Rodin, le père d’Aigrigny et Gabriel s’assirent.

Le jeune prêtre, tournant le dos à la cheminée, ne pouvait apercevoir les deux portraits.

Samuel, malgré l’invitation du notaire, resta debout derrière le fauteuil de ce dernier, qui lut ce qui suit :


« Le 13 février 1832, mon testament sera porté rue Saint-François, no 3.

« À dix heures précises, la porte du salon rouge, situé au rez-de-chaussée, sera ouverte à mes héritiers, qui sans doute arrivés depuis longtemps à Paris, dans l’attente de ce jour, auront eu le loisir nécessaire pour faire valider leurs preuves de filiation.

« Dès qu’ils seront réunis, on lira mon testament, et au dernier coup de midi, la succession sera close et fermée au profit de ceux qui, selon ma recommandation perpétuée, je l’espère, par tradition, pendant un siècle et demi dans ma famille, à partir de ce jour, se seront présentés en personne et non par fondés de pouvoir, le 13 février, avant midi, rue Saint-François. »


Après avoir lu ces lignes d’une voix sonore, le notaire s’arrêta un instant, et reprit d’une voix solennelle :

— M. Gabriel-François-Marie de Rennepont, prêtre, ayant justifié, par actes notariés, de sa filiation paternelle et de sa qualité d’arrière-cousin du testateur, et étant jusqu’à cette heure le seul des descendants de la famille de Rennepont qui se soit présenté ici, j’ouvre le testament en sa présence, ainsi qu’il a été prescrit.

Ce disant, le notaire retira de son enveloppe le testament préalablement ouvert par le président du tribunal, avec les formalités voulues par la loi.

Le père d’Aigrigny se pencha et s’accouda sur la table, ne pouvant retenir un soupir haletant. Gabriel se préparait à écouter avec plus de curiosité que d’intérêt.

Rodin s’était assis à quelque distance de la table, tenant entre ses genoux son vieux chapeau, au fond duquel, à demi cachée dans les plis d’un sordide mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, il avait placé sa montre…

Toute l’attention du socius était alors partagée entre le moindre bruit qu’il entendait au dehors et la lente évolution des aiguilles de sa montre, dont son petit œil irrité semblait hâter la marche, tant était grande son impatience de voir arriver l’heure de midi.

Le notaire, déployant la feuille de vélin, lut ce qui suit au milieu d’une profonde attention :


Hameau de Villetaneuse, le 13 février 1682.


« Je vais échapper par la mort à la honte des galères, où les implacables ennemis de ma famille m’ont fait condamner comme relaps.

« Et puis… la vie m’est trop amère depuis que mon fils est mort victime d’un crime mystérieux.

« Mort à dix-neuf ans… pauvre Henri… Ses meurtriers sont inconnus… non… pas inconnus… si j’en crois mes pressentiments…

« Pour conserver mes biens à cet enfant, j’avais feint d’abjurer le protestantisme… Tant que cet être si aimé a vécu, j’ai scrupuleusement observé les apparences catholiques… Cette fourberie me révoltait, mais il s’agissait de mon fils…

Quand on me l’a eu tué… cette contrainte m’a été insupportable… J’étais épié ; j’ai été accusé et condamné comme relaps ;… mes biens ont été confisqués ; j’ai été condamné aux galères.

« Terrible temps que ce temps-ci…

« Misère et servitude ! despotisme sanglant et intolérance religieuse… Ah ! il est doux de quitter la vie… Ne plus voir tant de maux, tant de douleurs… quel repos !

« Et dans quelques heures… je goûterai ce repos…

« Je vais mourir, songeons à ceux des miens qui vivent, ou plutôt qui vivront… peut-être dans des temps meilleurs…

« Une somme de cinquante mille écus, dépôt confié à un ami, me reste de tant de biens.

« Je n’ai plus de fils… mais de nombreux parents exilés en Europe.

« Cette somme de cinquante mille écus, partagée entre tous les miens, eût été de peu de ressource pour eux. J’en ai disposé autrement.

« Et cela d’après les sages conseils d’un homme… que je vénère comme la parfaite image de Dieu sur la terre… car son intelligence, sa sagesse et sa bonté sont presque divines.

« Deux fois dans ma vie j’ai vu cet homme, et dans des circonstances bien funestes… deux fois je lui ai dû mon salut… une fois le salut de l’âme, une fois le salut du corps.

« Hélas !… peut-être il eût sauvé mon pauvre enfant ; mais il est arrivé trop tard… trop tard…

« Avant de me quitter, il a voulu me détourner de mourir… car il savait tout ; mais sa voix a été impuissante : j’éprouvais trop de douleur, trop de regrets, trop de découragement.

« Chose étrange !… quand il a été bien convaincu de ma résolution de terminer violemment mes jours, un mot d’une terrible amertume lui est échappé et m’a fait croire qu’il enviait mon sort… ma mort !…

« Est-il donc condamné à vivre, lui ?…

« Oui… il s’y est sans doute condamné lui-même afin d’être utile et secourable à l’humanité… et pourtant la vie lui pèse ; car je lui ai entendu dire un jour avec une expression de fatigue désespérée que je n’ai jamais oubliée : « Oh ! la vie… la vie… qui m’en délivrera !… »

« Elle lui est donc bien à charge ?

« Il est parti ; ses dernières paroles m’ont fait envisager la mort avec sérénité…

« Grâce à lui, ma mort ne sera pas stérile…

« Grâce à lui, ces lignes écrites à ce moment par un homme qui, dans quelques heures, aura cessé de vivre, enfanteront peut-être de grandes choses dans un siècle et demi ; oh ! oui, de grandes et nobles choses… si mes volontés sont pieusement écoutées par mes descendants, car c’est à ceux de ma race future que je m’adresse ainsi.

« Pour qu’ils comprennent et apprécient mieux le dernier vœu que je fais… et que je les supplie d’exaucer, eux… qui sont encore dans le néant où je vais rentrer, il faut qu’ils connaissent les persécuteurs de ma famille, afin de pouvoir venger leur ancêtre, mais par une noble vengeance.

« Mon grand-père était catholique ; entraîné moins par son zèle religieux que par de perfides conseils, il s’est affilié, quoique laïque, à une société dont la puissance a toujours été terrible et mystérieuse… à la société de Jésus… »


À ces mots du testament, le père d’Aigrigny, Rodin et Gabriel se regardèrent presque involontairement.

Le notaire, ne s’étant pas aperçu de ce mouvement, continuait toujours :


« Au bout de quelques années, pendant lesquelles il n’avait cessé de professer pour cette société le dévouement le plus absolu, il fut soudainement éclairé par des révélations épouvantables sur le but secret qu’elle se proposait, et sur ses moyens d’y atteindre…

« C’était en 1610, un mois avant l’assassinat de Henri IV.

« Mon aïeul, effrayé du secret dont il se trouvait dépositaire malgré lui, et dont la signification se compléta plus tard par la mort du meilleur des rois, mon aïeul, non-seulement rompit avec la société de Jésus, mais, comme si le catholicisme tout entier lui eût paru solidaire des crimes de cette société, il abandonna la religion romaine, où il avait jusqu’alors vécu, et se fit protestant.

« Des preuves irréfragables, attestant la connivence de deux membres de cette compagnie avec Ravaillac, connivence aussi prouvée lors du crime de Jean Châtel, le régicide, se trouvaient entre les mains de mon aïeul.

« Telle fut la cause première de la haine acharnée de cette société contre notre famille. Grâce à Dieu, ces papiers ont été mis en sûreté ; mon père me les a transmis, et si mes dernières volontés sont exécutées, on trouvera ces papiers, marqués A. M. C. D. G., dans le coffret d’ébène de la salle de deuil de la rue Saint-François.

« Mon père fut aussi en butte à de sourdes persécutions ; sa ruine, sa mort, peut-être, en eussent été la suite, sans l’intervention d’une femme angélique, pour laquelle il a conservé un culte presque religieux.

« Le portrait de cette femme que j’ai revue il y a peu d’années, ainsi que celui de l’homme auquel j’ai voué une vénération profonde, ont été peints par moi de souvenir, et sont placés dans le salon rouge de la rue Saint-François. Tous deux seront, je l’espère, pour les descendants de ma famille, l’objet d’un culte reconnaissant. »


Depuis quelques moments, Gabriel était devenu de plus en plus attentif à la lecture de ce testament ; il songeait que, par une bizarre coïncidence, un de ses aïeux avait, deux siècles auparavant, rompu avec la société de Jésus, comme il venait de rompre lui-même depuis une heure… et que de cette rupture datant de deux siècles… datait aussi l’espèce de haine dont la compagnie de Jésus avait toujours poursuivi sa famille…

Le jeune prêtre trouvait non moins étrange que cet héritage à lui transmis après un laps de cent cinquante ans par un de ses parents, victime de la société de Jésus, retournât, par l’abandon volontaire qu’il venait de faire, lui Gabriel, à cette même société…

Lorsque le notaire avait lu le passage relatif aux deux portraits, Gabriel, qui, ainsi que le père d’Aigrigny, tournait le dos à ces toiles, fit un mouvement pour les voir…

À peine le missionnaire eut-il jeté les yeux sur le portrait de la femme, qu’il poussa un grand cri de surprise et presque d’effroi.

Le notaire interrompit aussitôt la lecture du testament en regardant le jeune prêtre avec inquiétude.