Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/11

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Méline, Cans et compagnie (5-6p. 147-173).
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Neuvième partie : Le treize février


XI


Les premiers sont les derniers, les derniers sont les premiers.


La voiture du père d’Aigrigny arriva rapidement à l’hôtel de Saint-Dizier.

Pendant toute la route, Rodin resta muet, se contentant d’observer et d’écouter attentivement le père d’Aigrigny qui exhala les douleurs et les furies de ses déceptions dans un long monologue entrecoupé d’exclamations, de lamentations, d’indignations, à l’endroit des impitoyables coups de la destinée qui ruinent en un moment les espérances les mieux fondées.

Lorsque la voiture du père d’Aigrigny entra dans la cour et s’arrêta devant le péristyle de l’hôtel de Saint-Dizier, on put apercevoir derrière les vitres d’une fenêtre, et à demi cachée par les plis d’un rideau, la figure de la princesse ; dans son ardente anxiété elle venait voir si c’était le père d’Aigrigny qui arrivait. Bien plus, au mépris de toute convenance, cette grande dame d’apparences ordinairement si réservées, si formalistes, sortit précipitamment de son appartement et descendit quelques-unes des marches de l’escalier, pour accourir au-devant du père d’Aigrigny qui gravissait les degrés d’un air abattu.

La princesse, à l’aspect de la physionomie livide, bouleversée du révérend père, s’arrêta brusquement et pâlit… elle soupçonna que tout était perdu… Un regard rapidement échangé avec son ancien amant ne lui laissa aucun doute sur l’issue qu’elle redoutait.

Rodin suivait humblement le révérend père.

Tous deux, précédés de la princesse, entrèrent bientôt dans son cabinet.

La porte fermée, la princesse, s’adressant au père d’Aigrigny avec une angoisse indicible, s’écria :

— Que s’est-il donc passé ?…

Au lieu de répondre à cette question, le révérend père, les yeux étincelants de rage, les lèvres blanches, les traits contractés, regarda la princesse en face et lui dit :

— Savez-vous à combien s’élève cet héritage que nous croyions de quarante millions ?…

— Je comprends, s’écria la princesse, on nous a trompés… cet héritage se réduit à rien ;… vous avez agi en pure perte.

— Oui, nous avons agi en pure perte, répondit le révérend père, les dents serrées de colère. En pure perte ! et il ne s’agissait pas de quarante millions… mais de deux cent douze millions…

— Deux cent douze millions !… répéta la princesse avec stupeur en reculant d’un pas ; c’est impossible !…

— Je les ai vus, vous dis-je, en valeurs renfermées dans un coffret inventorié par le notaire.

— Deux cent douze millions ! reprit la princesse avec accablement ; mais c’était une puissance immense, souveraine… Et vous avez renoncé… et vous n’avez pas lutté, par tous les moyens possibles, jusqu’aux derniers moments ?…

— Eh ! madame, j’ai fait tout ce que j’ai pu ! Malgré la trahison de Gabriel, qui, ce matin même, a déclaré qu’il nous reniait… qu’il se séparait de la compagnie.

— L’ingrat ! dit naïvement la princesse.

— L’acte de donation, que j’avais eu la précaution de faire légaliser par le notaire, était en si bonne forme, que, malgré les réclamations de cet enragé soldat et de son fils, le notaire m’avait mis en possession de ce trésor.

— Deux cent douze millions ! répéta la princesse en joignant les mains. En vérité… c’est comme un rêve.

— Oui, répondit amèrement le père d’Aigrigny, pour nous cette possession a été un rêve, car on a découvert un codicille qui prorogeait à trois mois et demi toutes les dispositions testamentaires ; or, maintenant l’éveil est donné, par nos précautions mêmes, à cette bande d’héritiers ;… ils connaissent l’énormité de la somme ;… ils sont sur leurs gardes ; tout est perdu.

— Mais ce codicille, quel est donc l’être maudit qui l’a fait connaître ?

— Une femme.

— Quelle femme ?

— Je ne sais quelle créature nomade que ce Gabriel a, dit-il, rencontrée déjà en Amérique et qui lui a sauvé la vie…

— Et comment cette femme se trouvait-elle là ? Comment savait-elle l’existence de ce codicille ?

— Tout ceci, je le crois, était convenu avec un misérable juif, gardien de cette maison, et dont la famille est dépositaire des fonds depuis trois générations ; il avait sans doute quelque instruction secrète… dans le cas où l’on soupçonnerait les héritiers d’être retenus, car, dans son testament… ce Marius de Rennepont avait prévu que la compagnie surveillerait sa race.

— Mais ne peut-on plaider sur la valeur de ce codicille ?

— Plaider… dans ce temps-ci ? plaider pour une affaire de testament ? nous exposer sans certitude de succès à mille clameurs ? Il est déjà bien assez fâcheux que tout ceci doive s’ébruiter… Ah ! c’est affreux !… et au moment de toucher au but… après tant de peines ! une affaire poursuivie avec tant de soins, tant de persistance, depuis un siècle et demi.

— Deux cent douze millions…, dit la princesse ; ce n’était plus en pays étranger que l’ordre s’établissait ; c’est en France, au cœur de la France, qu’il s’imposait, avec de telles ressources…

— Oui, reprit le père d’Aigrigny avec amertume, et, par l’éducation, nous nous emparions de toute la génération naissante… C’était politiquement d’une portée incalculable.

Puis, frappant du pied, il reprit :

— Je vous dis que c’est à en devenir fou de rage. Une affaire si sagement, si habilement, si patiemment conduite !…

— Ainsi, aucun espoir ?

— Le seul est que ce Gabriel ne rétracte pas sa donation en ce qui le concerne. Ce qui serait déjà considérable… car sa part s’élèverait seule à trente millions.

— Mais c’est énorme… mais c’est presque ce que vous espériez, s’écria la princesse ; alors, pourquoi vous désespérer ?

— Parce que Gabriel plaidera contre cette donation ; si légale qu’elle soit, il trouvera moyen de la faire annuler maintenant que le voilà libre, éclairé sur nous, et entouré de sa famille adoptive ; je vous dis que tout est perdu ; il ne reste aucun espoir. Je crois même prudent d’écrire à Rome pour obtenir la permission de quitter Paris pendant quelque temps. Cette ville m’est odieuse.

— Oh ! oui, je le vois… il faut qu’il n’y ait plus d’espoir… pour que vous, mon ami… vous vous décidiez presque à fuir…

Et le père d’Aigrigny restait complètement anéanti, démoralisé ; ce coup terrible avait brisé en lui tout ressort, toute énergie ; il se jeta dans un fauteuil avec accablement.

Pendant l’entretien précédent, Rodin était modestement resté debout auprès de la porte, tenant son vieux chapeau à la main.

Deux ou trois fois, à certains passages de la conversation du père d’Aigrigny et de la princesse, la face cadavéreuse du socius, qui paraissait en proie à un courroux concentré, s’était légèrement colorée, ses flasques paupières étaient devenues rouges comme si le sang lui eût monté à la tête par suite d’une violente lutte intérieure… puis, son morne visage avait repris sa teinte blafarde.

— Il faut que j’écrive à l’instant à Rome pour annoncer cet échec… qui devient un événement de la plus haute importance, puisqu’il renverse d’immenses espérances, dit le père d’Aigrigny avec abattement.

Le révérend père était resté assis ; montrant, d’un geste, une table à Rodin, il lui dit d’une voix brusque et hautaine :

— Écrivez…

Le socius posa son chapeau par terre, répondit par un salut respectueux à l’ordre du révérend père et, le cou tors, la tête basse, la démarche oblique, il alla s’asseoir sur le bord du fauteuil placé devant le bureau ; puis prenant du papier et une plume, silencieux et immobile, il attendit la dictée de son supérieur.

— Vous permettez, princesse ? dit le père d’Aigrigny à madame de Saint-Dizier.

Celle-ci répondit par un mouvement d’impatience, qui semblait reprocher au père d’Aigrigny sa demande formaliste.

Le révérend père s’inclina et dicta ces mots d’une voix sourde et oppressée :


« Toutes nos espérances, devenues récemment presque des certitudes, viennent d’être déjouées subitement. L’affaire Rennepont, malgré tous les soins, toute l’habileté employée jusqu’ici, a échoué complètement et sans retour. Au point où en sont les choses, c’est malheureusement plus qu’un insuccès… c’est un événement des plus désastreux pour la compagnie, dont les droits étaient d’ailleurs moralement évidents sur ces biens, distraits frauduleusement d’une confiscation faite en sa faveur… J’ai du moins la conscience d’avoir tout fait, jusqu’au dernier moment, pour défendre et assurer nos droits. Mais il faut, je le répète, considérer cette importante affaire comme absolument et à jamais perdue, et n’y plus songer. »

Le père d’Aigrigny dictait ceci en tournant le dos à Rodin.

Au brusque mouvement que fit le socius en se levant et en jetant sa plume sur la table, au lieu de continuer à écrire, le révérend père se tourna, et, regardant Rodin avec un profond étonnement, il lui dit :

— Eh bien…! que faites-vous ?

— Il faut en finir… cet homme extravague ! dit Rodin en se parlant à lui-même, et en s’avançant lentement vers la cheminée.

— Comment !… vous quittez votre place… vous n’écrivez pas ? dit le révérend père stupéfait.

Puis, s’adressant à la princesse, qui partageait son étonnement, il ajouta en désignant le socius d’un coup d’œil méprisant :

— Ah çà ! mais il perd la tête…

— Pardonnez-lui, reprit madame de Saint-Dizier, c’est sans doute le souci que lui cause la ruine de cette affaire.

— Remerciez madame la princesse, retournez à votre place, et continuez d’écrire, dit le père d’Aigrigny à Rodin d’un ton de compassion dédaigneuse.

Et d’un doigt impérieux il lui montra la table.

Le socius, parfaitement indifférent à ce nouvel ordre, s’approcha de la cheminée, à laquelle il tourna le dos, redressa son dos voûté, se campa ferme sur ses jarrets, frappa le tapis du talon de ses gros souliers huilés, croisa les mains derrière les pans de sa vieille redingote graisseuse, et redressant la tête, regarda fixement le père d’Aigrigny.

Le socius n’avait pas dit un mot, mais ses traits hideux, alors légèrement colorés, révélaient tout à coup une telle conscience de sa supériorité, un si souverain mépris pour le père d’Aigrigny, une audace si calme, et pour ainsi dire si sereine, que le révérend père et la princesse restèrent confondus.

Ils se sentaient étrangement dominés et imposés par ce vieux petit homme si laid et si sordide.

Le père d’Aigrigny connaissait trop les coutumes de sa compagnie pour croire son humble secrétaire capable de prendre subitement sans motif, ou plutôt sans un droit positif, ces airs de supériorité transcendante… Bien tard, trop tard, le révérend père comprit que ce subordonné pouvait bien être à la fois un espion et une sorte d’auxiliaire expérimenté qui, selon les Constitutions de l’ordre, avait pouvoir et mission, dans certains cas urgents, de destituer et de remplacer provisoirement l’agent incapable auprès duquel on le plaçait préalablement comme surveillant.

Le révérend père ne se trompait pas ; depuis le général jusqu’aux provinciaux, jusqu’aux recteurs des collèges, tous les membres supérieurs de la compagnie ont auprès d’eux, souvent tapis, à leur insu, dans les fonctions en apparence les plus infimes, des hommes très-capables de remplir leurs fonctions à un moment donné, et qui, à cet effet, correspondent incessamment et directement avec Rome.

Du moment où Rodin se fut ainsi posé, les manières ordinairement hautaines du père d’Aigrigny changèrent à l’instant ; quoiqu’il lui en coûtât beaucoup, il lui dit avec une hésitation remplie de déférence :

— Vous avez sans doute pouvoir de me commander… à moi… qui vous ai jusqu’ici commandé ?

Rodin, sans répondre, tira de son portefeuille gras et éraillé un pli timbré des deux côtés, où étaient écrites quelques lignes en latin.

Après avoir lu, le père d’Aigrigny approcha respectueusement, religieusement ce papier de ses lèvres ; puis il le rendit à Rodin, en s’inclinant profondément devant lui.

Lorsque le père d’Aigrigny releva la tête, il était pourpre de dépit et de honte ; malgré son habitude d’obéissance passive et d’immuable respect pour les volontés de l’ordre, il éprouvait un amer, un violent courroux de se voir si brusquement dépossédé… Ce n’était pas tout encore… Quoique depuis très-longtemps toute relation de galanterie eût cessé entre lui et madame de Saint-Dizier, celle-ci n’en était pas moins pour lui une femme… et éprouver cet humiliant échec devant une femme, lui était doublement cruel, car, malgré son entrée dans l’ordre, il n’avait pas complètement dépouillé l’homme du monde…

De plus, la princesse, au lieu de paraître peinée, révoltée, de cette transformation subite du supérieur en subalterne, et du subalterne en supérieur, regardait Rodin avec une sorte de curiosité mêlée d’intérêt.

Comme femme… et comme femme âprement ambitieuse, cherchant à s’attacher à toutes les hautes influences, la princesse aimait ces sortes de contrastes ; elle trouvait à bon droit curieux et intéressant de voir cet homme, presque en haillons, chétif et d’une laideur ignoble, naguère encore le plus humble des subordonnés, dominer de toute l’élévation de l’intelligence qu’on lui savait nécessairement, dominer, disons-nous, le père d’Aigrigny, grand seigneur par sa naissance, par l’élégance de ses manières, et naguère si considérable dans sa compagnie.

De ce moment, comme personnage important, Rodin effaça complètement le père d’Aigrigny dans l’esprit de la princesse.

Le premier mouvement d’humiliation passé, le révérend père d’Aigrigny, quoique son orgueil saignât à vif, mit au contraire tout son amour-propre, tout son savoir-vivre d’homme de bonne compagnie, à redoubler de courtoisie envers Rodin, devenu son supérieur par un si brusque revirement de fortune.

Mais l’ex-socius, incapable d’apprécier ou plutôt de reconnaître ces nuances délicates, s’établit carrément, brutalement et impérieusement dans sa nouvelle position, non par réaction d’orgueil froissé, mais par conscience de ce qu’il valait ; une longue pratique du père d’Aigrigny lui avait révélé l’infériorité de ce dernier.

— Vous avez jeté la plume, dit le père d’Aigrigny à Rodin avec une extrême déférence, lorsque je vous dictais cette note pour Rome ;… me ferez-vous la grâce de m’apprendre en quoi… j’ai mal agi ?

— À l’instant même, reprit Rodin de sa voix aiguë et incisive ; pendant longtemps, quoique cette affaire me parût au-dessus de vos forces… je me suis abstenu ;… et pourtant que de fautes !… quelle pauvreté d’invention !… quelle grossièreté dans les moyens employés par vous pour la mener à bonne fin !

— J’ai peine à comprendre vos reproches…, répondit le père d’Aigrigny, quoiqu’une secrète amertume perçât dans son apparente soumission ; le succès n’était-il pas certain sans ce codicille ?… N’avez-vous pas contribué vous-même… à ces mesures que vous blâmez à cette heure ?

— Vous commandiez alors… et j’obéissais ;… vous étiez d’ailleurs sur le point de réussir… non à cause des moyens dont vous vous êtes servi… mais malgré ces moyens, d’une maladresse, d’une brutalité révoltante…

— Monsieur… vous êtes sévère, dit le père d’Aigrigny.

— Je suis juste… Faut-il donc des prodiges d’habileté pour enfermer quelqu’un dans une chambre et fermer ensuite la porte à double tour ?… Hein !… Eh bien ! avez-vous fait autre chose ?… Non… certes ! Les filles du général Simon ? à Leipzig emprisonnées ; à Paris enfermées au couvent. Adrienne de Cardoville ? enfermée. Couche-tout-Nu ? en prison… Djalma ? un narcotique… Un seul moyen ingénieux et mille fois plus sûr, parce qu’il agissait moralement et non matériellement, a été employé pour éloigner M. Hardy… Quant à vos autres procédés… allons donc !… mauvais, incertains, dangereux… Pourquoi ? parce qu’ils étaient violents, et qu’on répond à la violence par la violence ; alors ce n’est plus une lutte d’hommes fins, habiles, opiniâtres, voyant dans l’ombre, où ils marchent toujours… c’est un combat de crocheteurs au grand soleil. Comment ? bien qu’en agissant sans cesse, nous devons avant tout nous effacer, disparaître, et vous ne trouvez rien de plus intelligent que d’appeler l’attention sur nous par des moyens d’une sauvagerie et d’un retentissement déplorables… Pour plus de mystère, c’est la garde, c’est le commissaire de police, ce sont des geôliers que vous prenez pour complices… Mais cela fait pitié, monsieur… Un succès éclatant pouvait seul faire pardonner ces pauvretés ! et ce succès vous ne l’avez pas eu…

— Monsieur, dit le père d’Aigrigny vivement blessé, car madame de Saint-Dizier, ne pouvant cacher l’espèce d’admiration que lui causait la parole nette et cassante de Rodin, regardait son ancien amant d’un air qui semblait dire : « Il a raison ; » monsieur, vous êtes plus que sévère… dans votre jugement… et malgré la déférence que je vous dois, je vous dirai que je ne suis pas habitué…

— Il y a bien d’autres choses, ma foi ! auxquelles vous n’êtes pas habitué, dit rudement Rodin en interrompant le révérend père ; mais vous vous y habituerez… Vous vous êtes fait jusqu’ici une fausse idée de votre valeur ; il y a en vous un vieux levain de batailleur et de mondain qui toujours fermente, et ôte à votre raison le froid, la lucidité, la pénétration qu’elle doit avoir ;… vous avez été un beau militaire, fringant et musqué ; vous avez couru les guerres, les fêtes, les plaisirs, les femmes… Ces choses vous ont usé à moitié. Vous ne serez jamais maintenant qu’un subalterne ; vous êtes jugé. Il vous manquera toujours cette vigueur, cette concentration d’esprit qui domine hommes et événements. Cette vigueur, cette concentration d’esprit, je l’ai, moi, et si je l’ai… savez-vous pourquoi ? C’est que, uniquement voué au service de notre compagnie, j’ai toujours été laid, sage et vierge ;… oui, vierge… toute ma virilité est là…

En prononçant ces mots, d’un orgueilleux cynisme, Rodin était effrayant.

La princesse de Saint-Dizier le trouva presque beau d’audace et d’énergie.

Le père d’Aigrigny, se sentant dominé d’une manière invincible, inexorable, par cet être diabolique, voulut tenter un dernier effort et s’écria :

— Eh ! monsieur, ces forfanteries ne sont pas des preuves de valeur et de puissance ;… on vous verra à l’œuvre…

— On m’y verra…, reprit froidement Rodin ; et savez-vous à quelle œuvre ? (Rodin affectionnait cette formule interrogative) à celle que vous abandonnez si lâchement…

— Que dites-vous ? s’écria la princesse de Saint-Dizier, car le père d’Aigrigny, stupéfait de l’audace de Rodin, ne trouvait pas une parole.

— Je dis, reprit lentement Rodin, je dis que je me charge de faire réussir l’affaire de l’héritage Rennepont, que vous regardez comme désespérée.

— Vous ? s’écria le père d’Aigrigny, vous ?

— Moi…

— Mais on a démasqué nos manœuvres.

— Tant mieux, on sera obligé d’en inventer de plus habiles.

— Mais l’on se défiera de nous.

— Tant mieux, les succès difficiles sont les plus certains.

— Comment ! vous espérez faire consentir Gabriel à ne pas révoquer sa donation… qui d’ailleurs est peut-être entachée d’illégalité ?

— Je ferai rentrer dans les coffres de la compagnie les deux cent douze millions dont on veut la frustrer. Est-ce clair ?

— C’est aussi clair qu’impossible.

— Et je vous dis, moi, que cela est possible… et qu’il faut que cela soit possible… entendez-vous ? Mais vous ne comprenez donc pas, esprit de courte vue…, s’écria Rodin en s’animant à ce point que sa face cadavéreuse se colora légèrement, vous ne comprenez donc pas que maintenant il n’y a plus à balancer ?… ou les deux cent douze millions seront à nous, et alors ce sera le rétablissement assuré de notre souveraine influence en France, car, avec de telles sommes, par la vénalité qui court, on achète un gouvernement, et s’il est trop cher ou mal accommodant, on allume la guerre civile, on le renverse et l’on restaure la légitimité, qui, après tout, est notre véritable milieu, et qui, nous devant tout, nous livrera tout.

— C’est évident, dit la princesse en joignant les mains avec admiration.

— Si au contraire, reprit Rodin, ces deux cent douze millions restent entre les mains de la famille Rennepont, c’est notre ruine, c’est notre perte ; c’est faire une souche d’ennemis acharnés, implacables… Vous n’avez donc pas entendu les vœux exécrables de ce Rennepont, au sujet de cette association qu’il recommande, et que, par une fatalité inouïe, sa race maudite peut merveilleusement réaliser ?… Mais songez donc aux forces immenses qui se grouperaient alors autour de ces millions : c’est le maréchal Simon, agissant au nom de ses filles, c’est-à-dire l’homme du peuple fait duc sans en être plus vain, ce qui assure son influence sur les masses, car l’esprit militaire et le bonapartisme incarné représentent encore, aux yeux du peuple, la tradition d’honneur et de gloire nationale. C’est ensuite ce François Hardy, le bourgeois libéral, indépendant, éclairé, type du grand manufacturier, amoureux du progrès et du bien-être des artisans !… Puis, c’est Gabriel, le bon prêtre, comme ils disent, l’apôtre de l’Évangile primitif, le représentant de la démocratie de l’Église contre l’aristocratie de l’Église, du pauvre curé de campagne contre le riche évêque, c’est-à-dire, dans leur jargon, le travailleur de la sainte vigne contre l’oisif despote, le propagateur-né de toutes les idées de fraternité, d’émancipation et de progrès… comme ils disent encore, et cela non pas au nom d’une politique révolutionnaire, incendiaire, mais au nom du Christ, au nom d’une religion toute de charité, d’amour et de paix… pour parler comme ils parlent. Après, vient Adrienne de Cardoville, le type de l’élégance, de la grâce, de la beauté ; la prêtresse de toutes les sensualités qu’elle prétend diviniser à force de les raffiner et de les cultiver. Je ne vous parle pas de son esprit, de son audace ; vous ne les connaissez que trop. Aussi rien ne peut nous être aussi dangereux que cette créature patricienne par le sang, peuple par le cœur, poëte par l’imagination. C’est enfin ce prince Djalma, chevaleresque, hardi, prêt à tout, parce qu’il ne sait rien de la vie civilisée, implacable dans sa haine, comme dans son affection, instrument terrible pour qui saura s’en servir. Il n’y a pas enfin dans cette famille détestable jusqu’à ce misérable Couche-tout-Nu, qui, isolément, n’a aucune valeur, mais qui, épuré, relevé, régénéré par le contact de ces natures généreuses et expansives, comme ils appellent cela, peut avoir une large part dans l’influence de cette association, comme représentant de l’artisan… Maintenant, croyez-vous que si tous ces gens-là, déjà exaspérés contre nous parce que, disent-ils, nous avons voulu les spolier, suivent, et ils les suivront, j’en réponds, les détestables conseils de ce Rennepont, croyez-vous que s’ils associent toutes les forces, toute l’action dont ils disposent autour de cette fortune énorme, qui en centuplera la puissance ; croyez-vous que s’ils nous déclarent une guerre acharnée à nous et à nos principes, ils ne seront pas les ennemis les plus dangereux que nous ayons jamais eus ? Mais je vous dis, moi, que jamais la compagnie n’aurait été plus sérieusement menacée ; oui, et c’est maintenant, pour elle, une question de vie ou de mort ; il ne s’agit plus à cette heure de se défendre, mais d’attaquer, afin d’arriver à l’annihilation de cette maudite race des Rennepont, et à la possession de ces millions.

À ce tableau, présenté par Rodin avec une animation fébrile d’autant plus influente, qu’elle était plus rare, la princesse et le père d’Aigrigny se regardèrent, interdits.

— Je l’avoue, dit le révérend père à Rodin, je n’avais pas songé à toutes les dangereuses conséquences de cette association en bien, recommandée par M. de Rennepont ; je crois qu’en effet ses héritiers, d’après le caractère que nous leur connaissons, auront à cœur de réaliser cette utopie… Le péril est très-grand, très-menaçant ; mais, pour le conjurer… que faire ?…

— Comment, monsieur ? vous avez à agir sur des natures ignorantes, héroïques et exaltées comme Djalma, sensuelles et excentriques comme Adrienne de Cardoville, naïves et ingénues comme Rose et Blanche Simon, loyales et franches comme François Hardy, angéliques et pures comme Gabriel, brutales et stupides comme Couche-tout-Nu, et vous demandez : Que faire ?

— En vérité, je ne vous comprends pas, dit le père d’Aigrigny.

— Je le crois bien ! votre conduite passée, dans tout ceci, me le prouve assez, reprit dédaigneusement Rodin : vous avez eu recours à des moyens grossiers, matériels, au lieu d’agir sur tant de passions nobles, généreuses, élevées, qui, réunies un jour, formeraient un faisceau redoutable, mais qui, maintenant divisées, isolées, prêteront à toutes les surprises, à toutes les séductions, à tous les entraînements, à toutes les attaques !… Comprenez-vous enfin ?… Non, pas encore ?

Et Rodin haussa les épaules.

— Voyons, meurt-on de désespoir ?

— Oui.

— La reconnaissance de l’amour heureux peut-elle aller jusqu’aux dernières limites de la générosité la plus folle ?

— Oui.

— N’est-il pas de si horribles déceptions que le suicide est le seul refuge contre d’affreuses réalités ?

— Oui.

— L’accès des sensualités peut-il nous conduire au tombeau dans une lente et voluptueuse agonie ?

— Oui.

— Est-il dans la vie des circonstances si terribles que les caractères les plus mondains, les plus fermes, ou les plus impies… viennent aveuglément se jeter, brisés, anéantis, entre les bras de la religion, et abandonnent les plus grands biens de ce monde pour le cilice, la prière et l’extase ?

— Oui.

— N’est-il pas enfin mille circonstances dans lesquelles la réaction des passions amène les transformations les plus extraordinaires, les dénoûments les plus tragiques dans l’existence de l’homme ou de la femme ?

— Sans doute.

— Eh bien ! pourquoi me demander : Que faire ? et que diriez-vous si, par exemple, les membres les plus dangereux de cette famille Rennepont… venaient avant trois mois, à genoux, implorer la faveur d’entrer dans cette compagnie dont ils ont horreur, et dont Gabriel s’est aujourd’hui séparé ?

— Une telle conversion est impossible ! s’écria le père d’Aigrigny.

— Impossible… Et qu’étiez-vous donc il y a quinze ans, monsieur ? dit Rodin, un mondain, impie et débauché… et vous êtes venu à nous, et vos biens sont devenus les nôtres. Comment ! nous avons dompté des princes, des rois, des papes ; nous avons absorbé, éteint dans notre unité de magnifiques intelligences, qui, au dehors de nous, rayonnaient de trop de clartés ; nous avons dominé presque les deux mondes ; nous nous sommes perpétués vivaces, riches et redoutables jusqu’à ce jour à travers toutes les haines, toutes les proscriptions, et nous n’aurions pas raison d’une famille qui nous menace si dangereusement, et dont les biens, dérobés à notre compagnie, nous sont d’une nécessité capitale ?… Comment ! nous ne serons pas assez habiles pour obtenir ce résultat sans maladroites violences, sans crimes compromettants ?… Mais vous ignorez donc les immenses ressources d’anéantissement mutuel ou partiel que peut offrir le jeu des passions humaines, habilement combinées, opposées, contrariées, surexcitées, et surtout lorsque peut-être, grâce à un tout-puissant auxiliaire, ajouta Rodin avec un sourire étrange, ces passions peuvent doubler d’ardeur et de violence…

— Et cet auxiliaire… quel est-il ? demanda le père d’Aigrigny, qui, ainsi que la princesse de Saint-Dizier, ressentait alors une sorte d’admiration mêlée de frayeur.

— Oui, reprit Rodin sans répondre au révérend père, car ce formidable auxiliaire, s’il nous vient en aide, peut amener des transformations foudroyantes, rendre pusillanimes les plus indomptables, crédules les plus impies, féroces les plus angéliques…

— Mais cet auxiliaire…, s’écria la princesse oppressée par une vague frayeur, cet auxiliaire si puissant, si redoutable… quel est-il ?…

— S’il arrive enfin, reprit Rodin toujours impassible et livide, les plus jeunes, les plus vigoureux… seront à chaque minute du jour en danger de mort… aussi imminent que l’est un moribond à sa dernière minute…

— Mais cet auxiliaire, reprit le père d’Aigrigny, de plus en plus épouvanté, car plus Rodin assombrissait ce lugubre tableau, plus sa figure devenait cadavéreuse.

— Cet auxiliaire, enfin… pourra bien décimer des populations, emporter dans le linceul, qu’il traîne après lui, toute une famille maudite ; mais il sera forcé de respecter la vie de ce grand corps immuable, que la mort de ses membres n’affaiblit jamais… parce que son esprit… l’esprit de la société de Jésus, est impérissable…

— Enfin… cet auxiliaire ?

— Eh bien ! cet auxiliaire, reprit Rodin, cet auxiliaire, qui s’avance… s’avance… à pas lents, et dont de lugubres pressentiments, répandus partout, annoncent la venue terrible…

— C’est…

— Le choléra !

À ce mot prononcé par Rodin d’une voix brève et stridente, la princesse et le père d’Aigrigny pâlirent et frissonnèrent…

Le regard de Rodin était morne, glacé ; on eût dit un spectre.

Pendant quelques moments, un silence de tombe régna dans le salon.

Rodin l’interrompit le premier. Toujours impassible, il montra d’un geste impérieux au père d’Aigrigny la table où, quelques moments auparavant, il était, lui, Rodin, modestement assis, et lui dit d’une voix brève :

— Écrivez !

Le révérend père tressaillit d’abord de surprise, puis se souvenant que de supérieur il était devenu subalterne, il se leva, s’inclina devant Rodin en passant devant lui, alla s’asseoir à la table, prit la plume, et, se retournant vers Rodin, lui dit :

— Je suis prêt…

Rodin dicta ce qui suit et le révérend père écrivit :

« Par l’inintelligence du révérend père d’Aigrigny, l’affaire de l’héritage Rennepont a été gravement compromise aujourd’hui. La succession se monte à deux cent douze millions. Malgré cet échec, on croit pouvoir formellement s’engager à mettre la famille Rennepont hors d’état de nuire à la compagnie, et à faire restituer à ladite compagnie les deux cent douze millions qui lui appartiennent légitimement… On demande seulement les pouvoirs les plus complets et les plus étendus. »

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Un quart d’heure après cette scène, Rodin sortait de l’hôtel de Saint-Dizier, brossant du coude son vieux chapeau graisseux, qu’il ôta pour répondre par un salut profond au salut du portier.