Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XIV/18

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Méline, Cans et compagnie (7-8p. 158-186).
Quatorzième partie : Le choléra


XVIII


Les aveux.


Pendant la scène pénible que nous venons de raconter, une vive émotion avait coloré les traits de mademoiselle de Cardoville, pâlie, amaigrie par le chagrin ; ses joues, naguère d’une rondeur si pure, s’étaient déjà légèrement creusées, tandis qu’un cercle d’un faible et transparent azur cernait ses yeux noirs, tristement voilés, au lieu d’être vifs et brillants comme par le passé ; ses lèvres charmantes, quoique contractées par une inquiétude douloureuse, avaient cependant conservé leur incarnat humide et velouté.

Pour donner plus aisément ses soins à la Mayeux, Adrienne avait jeté au loin son chapeau, et les flots soyeux de sa belle chevelure d’or cachaient presque son visage baissé vers la paillasse, auprès de laquelle elle se tenait agenouillée, serrant entre ses mains d’ivoire les mains fluettes de la pauvre ouvrière, complètement rappelée à la vie depuis quelques minutes, et par la salubre fraîcheur de l’air, et par l’activité des sels dont Adrienne portait sur elle un flacon ; heureusement l’évanouissement de la Mayeux avait été causé plus par son émotion et par sa faiblesse que par l’action de l’asphyxie, le gaz délétère du charbon n’ayant pas encore atteint son dernier degré d’intensité lorsque l’infortunée avait perdu connaissance.

Avant de poursuivre le récit de cette scène entre l’ouvrière et la patricienne, quelques mots rétrospectifs sont nécessaires.

Depuis l’étrange aventure du théâtre de la porte Saint-Martin, alors que Djalma, au péril de sa vie, s’était précipité sur la panthère noire sous les yeux de mademoiselle de Cardoville, la jeune fille avait été diversement et profondément affectée.

Oubliant et sa jalousie et son humiliation à la vue de Djalma… de Djalma s’affichant aux yeux de tous avec une femme qui semblait si peu digne de lui, Adrienne, un moment éblouie par l’action à la fois chevaleresque et héroïque du prince, s’était dit :

« Malgré d’odieuses apparences, Djalma m’aime assez pour avoir bravé la mort, afin de ramasser mon bouquet. »

Mais chez cette jeune fille d’une âme si délicate, d’un caractère si généreux, d’un esprit si juste et si droit, la réflexion, le bon sens, devaient bientôt démontrer la vanité de pareilles consolations, bien impuissantes à guérir les cruelles blessures de son amour et de sa dignité si cruellement atteints.

— Que de fois, se disait Adrienne avec raison, le prince a affronté à la chasse, par pur caprice et sans raison, un danger pareil à celui qu’il a bravé pour ramasser mon bouquet ! et encore… qui me dit que ce n’était pas pour l’offrir à la femme dont il était accompagné ?

Peut-être étranges aux yeux du monde, mais justes et grandes aux yeux de Dieu, les idées qu’Adrienne avait sur l’amour, jointes à sa légitime fierté, étaient un obstacle invincible à ce qu’elle pût jamais songer à succéder à cette femme (quelle qu’elle fût d’ailleurs) que le prince avait affichée en public comme sa maîtresse.

Et pourtant Adrienne osait à peine se l’avouer, elle ressentait une jalousie d’autant plus pénible, d’autant plus humiliante, contre sa rivale, que celle-ci semblait moins digne de lui être comparée.

D’autres fois, au contraire, malgré la conscience qu’elle avait de sa propre valeur, mademoiselle de Cardoville, se rappelant les traits charmants de Rose-Pompon, se demandait si le mauvais goût, si les manières libres et inconvenantes de cette jolie créature, résultaient d’une effronterie précoce et dépravée ou de l’ignorance complète des usages ; dans ce dernier cas, cette ignorance même, résultant peut-être d’un naturel naïf, ingénu, pouvait avoir un grand attrait ; enfin si, à ce charme et à celui d’une incontestable beauté, se joignaient un amour sincère et une âme pure, peu importait l’obscurité de la naissance et la mauvaise éducation de cette jeune fille ; elle pouvait inspirer à Djalma une passion profonde.

Si Adrienne hésitait souvent à voir dans Rose-Pompon, malgré tant de fâcheuses apparences, une créature perdue, c’est que, se souvenant de ce que tant de voyageurs racontaient de l’élévation de l’âme de Djalma, se souvenant surtout de la conversation qu’elle avait un jour surprise entre lui et Rodin, elle se refusait à croire qu’un homme doué d’un esprit si remarquable, d’un cœur si tendre, d’une âme si poétique, si rêveuse, si enthousiaste de l’idéal, fût capable d’aimer une créature dépravée, vulgaire, et de se montrer audacieusement en public avec elle… Là était un mystère qu’Adrienne s’efforçait en vain de pénétrer.

Ces doutes navrants, cette curiosité cruelle, alimentaient encore le funeste amour d’Adrienne, et l’on doit comprendre son incurable désespoir en reconnaissant que l’indifférence, que les mépris mêmes de Djalma, ne pouvaient tuer cet amour plus brûlant, plus passionné que jamais ; tantôt se rejetant dans des idées de fatalité de cœur, elle se disait qu’elle devait éprouver cet amour, que Djalma le méritait, et qu’un jour, ce qu’il y avait d’incompréhensible dans la conduite du prince s’expliquerait à son avantage à lui ; tantôt, au contraire, honteuse d’excuser Djalma, la conscience de cette faiblesse était, pour Adrienne, un remords, une torture de chaque instant ; victime enfin de ces chagrins inouïs, elle vécut dès lors dans une solitude profonde.

Bientôt le choléra éclata comme la foudre. Trop malheureuse pour craindre ce fléau, Adrienne ne s’émut que du malheur des autres. L’une des premières, elle concourut à ces dons considérables qui affluèrent de toutes parts avec un admirable sentiment de charité. Florine avait été subitement frappée par l’épidémie ; sa maîtresse, malgré le danger, voulut la voir et remonter son courage abattu. Florine, vaincue par cette nouvelle preuve de bonté, ne put cacher plus longtemps la trahison dont elle s’était jusqu’alors rendue complice : la mort devant la délivrer sans doute de l’odieuse tyrannie des gens dont elle subissait le joug, elle pouvait enfin tout révéler à Adrienne.

Celle-ci apprit ainsi et l’espionnage incessant de Florine et la cause du brusque départ de la Mayeux.

À ces révélations, Adrienne sentit son affection, sa tendre pitié pour la pauvre ouvrière, augmenter encore. Par son ordre, les plus actives démarches furent faites pour retrouver les traces de la Mayeux. Les aveux de Florine eurent un résultat plus important encore ; Adrienne, justement alarmée de cette nouvelle preuve des machinations de Rodin, se rappela les projets formés alors que, se croyant aimée, l’instinct de son amour lui révélait les périls que couraient Djalma et les autres membres de la famille Rennepont. Réunir ceux de sa race, les rallier contre l’ennemi commun, telle fut la pensée d’Adrienne après les révélations de Florine ; cette pensée, elle regarda comme un devoir de l’accomplir ; dans cette lutte contre des adversaires aussi dangereux, aussi puissants que Rodin, le père d’Aigrigny, la princesse de Saint-Dizier et leurs affiliés, Adrienne vit non-seulement la louable et périlleuse tâche de démasquer l’hypocrisie et la cupidité, mais encore, sinon une consolation, du moins une généreuse distraction à d’affreux chagrins.

De ce moment, une activité inquiète, fébrile, remplaça la morne et douloureuse apathie où languissait la jeune fille. Elle convoqua autour d’elle toutes les personnes de sa famille capables de se rendre à son appel, et, ainsi que l’avait dit la note secrète remise au père d’Aigrigny, l’hôtel de Cardoville devint bientôt le foyer de démarches actives, incessantes, le centre de fréquentes réunions de famille, où les moyens d’attaque et de défense étaient vivement débattus.

Parfaitement exacte sur tous les points, la note secrète dont on a parlé (et encore l’indication suivante était-elle énoncée sous la forme du doute), la note secrète supposait que mademoiselle de Cardoville avait accordé une entrevue à Djalma ; le fait était faux. L’on saura plus tard la cause qui avait pu accréditer ce soupçon ; loin de là, mademoiselle de Cardoville trouvait à peine, dans la préoccupation des grands intérêts de famille dont on a parlé, une distraction passagère au funeste amour qui la minait sourdement, et qu’elle se reprochait avec tant d’amertume.

Le matin même de ce jour où Adrienne, apprenant enfin la demeure de la Mayeux, venait l’arracher si miraculeusement à la mort, Agricol Baudoin, se trouvant à ce moment à l’hôtel de Cardoville pour y conférer au sujet de M. François Hardy, avait supplié Adrienne de lui permettre de l’accompagner rue Clovis, et tous deux s’y étaient rendus en hâte.

Ainsi, cette fois encore, noble spectacle, touchant symbole… mademoiselle de Cardoville et la Mayeux, les deux extrêmes de la chaîne sociale, se touchaient et se confondaient dans une attendrissante égalité… car l’ouvrière et la patricienne se valaient par l’intelligence, par l’âme et par le cœur ;… elles se valaient encore parce que celle-ci était un idéal de richesse, de grâce et de beauté… celle-là un idéal de résignation et de malheur immérité. Hélas ! le malheur souffert avec courage et dignité n’a-t-il pas aussi son auréole ?

La Mayeux étendue sur la paillasse paraissait si faible que lors même qu’Agricol n’eût pas été retenu au rez-de-chaussée de la maison, auprès de Céphyse, alors expirante d’une mort horrible, mademoiselle de Cardoville eût encore attendu quelque temps avant d’engager la Mayeux à se lever et à descendre jusqu’à sa voiture.

Grâce à la présence d’esprit et au pieux mensonge d’Adrienne, l’ouvrière était persuadée que Céphyse avait pu être transportée dans une ambulance voisine, où on lui donnait les soins nécessaires, et qui semblaient devoir être couronnés de succès. Les facultés de la Mayeux ne se réveillant pour ainsi dire que peu à peu de leur engourdissement, elle avait d’abord accepté cette fable sans le moindre soupçon, ignorant aussi qu’Agricol eût accompagné mademoiselle de Cardoville.

— Et c’est à vous, mademoiselle, que Céphyse et moi devons la vie ! disait la Mayeux, son mélancolique et touchant visage tourné vers Adrienne, vous, agenouillée dans cette mansarde… auprès de ce lit de misère, où ma sœur et moi nous voulions mourir… car Céphyse… vous me l’assurez, n’est-ce pas, mademoiselle… a été, comme moi, secourue à temps ?

— Oui, rassurez-vous, tout à l’heure on est venu m’annoncer qu’elle avait repris ses sens.

— Et on lui a dit que je vivais… n’est-ce pas, mademoiselle ?… Sans cela, elle regretterait peut-être de m’avoir survécu.

— Soyez tranquille, chère enfant, dit Adrienne en serrant les mains de la Mayeux entre les siennes et en attachant sur elle ses yeux humides de larmes. On a dit tout ce qu’il fallait dire. Ne vous inquiétez pas, ne songez qu’à revenir à la vie… et, je l’espère… au bonheur… que jusqu’à présent, vous avez si peu connu, pauvre petite !

— Que de bontés, mademoiselle ! après ma fuite de chez vous… quand vous devez me croire si ingrate !

— Tout à l’heure, lorsque vous serez moins faible… je vous dirai bien des choses… qui maintenant fatigueraient peut-être votre attention ; mais comment vous trouvez-vous ?

— Mieux… mademoiselle ;… ce bon air… et puis la pensée que, puisque vous voilà… ma pauvre sœur ne sera plus réduite au désespoir… car, moi aussi… je vous dirai tout… et j’en suis sûre, vous aurez pitié de Céphyse, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Comptez toujours sur moi, mon enfant, répondit Adrienne en dissimulant son pénible embarras ; vous le savez, je m’intéresse à tout ce qui vous intéresse… Mais, dites-moi, ajouta mademoiselle de Cardoville d’une voix émue, avant de prendre cette résolution désespérée, vous m’avez écrit, n’est-ce pas ?

— Oui, mademoiselle.

— Hélas ! reprit tristement Adrienne, en ne recevant pas de réponse de moi, combien vous avez dû me trouver oublieuse… cruellement ingrate !…

— Oh ! jamais je ne vous ai accusée, mademoiselle ; ma pauvre sœur vous le dira. Je vous ai été reconnaissante jusqu’à la fin.

— Je vous crois… je connais votre cœur ; mais enfin… mon silence… comment donc pouviez-vous l’expliquer ?

— Je vous ai crue justement blessée de mon brusque départ, mademoiselle…

— Moi… blessée !… Hélas ! votre lettre… je ne l’ai pas reçue !

— Et pourtant vous savez que je vous l’ai adressée, mademoiselle ?

— Oui, ma pauvre amie, je sais encore que vous l’avez écrite chez mon portier ; malheureusement il a remis votre lettre à une de mes femmes nommée Florine, en lui disant que cette lettre venait de vous.

— Mademoiselle Florine ! cette jeune personne si bonne pour moi ?

— Florine me trompait indignement ; vendue à mes ennemis, elle leur servait d’espion.

— Elle !… Mon Dieu ! s’écria la Mayeux. Est-il possible !

— Elle-même, répondit amèrement Adrienne ; mais il faut, après tout, la plaindre autant que la blâmer ; elle était forcée d’obéir à une nécessité terrible, et ses aveux, son repentir, lui ont assuré mon pardon avant sa mort.

— Morte aussi, elle… si jeune !… si belle !…

— Malgré ses torts, sa fin m’a profondément émue ; car elle a avoué ses fautes avec des regrets déchirants. Parmi ses aveux, elle m’a dit avoir intercepté cette lettre, dans laquelle vous me demandiez une entrevue qui pouvait sauver la vie de votre sœur.

— Cela est vrai, mademoiselle… Tels étaient les termes de ma lettre, mais quel intérêt avait-on à vous la cacher ?

— On craignait de vous voir revenir auprès de moi, mon bon ange gardien… vous m’aimiez si tendrement… Mes ennemis ont redouté votre fidèle affection, merveilleusement servie par l’admirable instinct de votre cœur… Ah ! je n’oublierai jamais combien était méritée l’horreur que vous inspirait un misérable que je défendais contre vos soupçons.

— M. Rodin ?… dit la Mayeux en frémissant.

— Oui…, répondit Adrienne ; mais ne parlons pas maintenant de ces gens-là… Leur odieux souvenir gâterait la joie que j’éprouve à vous voir renaître… car votre voix est moins faible, vos joues se colorent un peu. Dieu soit béni ; je suis si heureuse de vous retrouver !… Si vous saviez tout ce que j’espère, tout ce que j’attends de notre réunion, car nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas ? Oh ! promettez-le-moi… au nom de notre amitié.

— Moi… mademoiselle… votre amie ! dit la Mayeux en baissant timidement les yeux…

— Il y a quelques jours, avant votre départ de chez moi, ne vous appelais-je pas mon amie, ma sœur ? Qu’y a-t-il de changé ? rien… rien, ajouta mademoiselle de Cardoville avec un profond attendrissement ; on dirait, au contraire, qu’un fatal rapprochement dans nos positions me rend votre amitié plus chère… plus précieuse encore ;… et elle m’est acquise, n’est-ce pas ?… Oh ! ne me refusez pas, j’ai tant besoin d’une amie…

— Vous… mademoiselle… vous auriez besoin de l’amitié d’une pauvre créature comme moi ?

— Oui, répondit Adrienne en regardant la Mayeux avec une expression de douleur navrante, et, bien plus… vous êtes peut-être la seule personne à qui je pourrais… à qui j’oserais confier des chagrins… biens amers…

Et les joues de mademoiselle de Cardoville se colorèrent vivement.

— Et qui me mérite une pareille marque de confiance, mademoiselle ? demanda la Mayeux de plus en plus surprise.

— La délicatesse de votre cœur, la sûreté de votre caractère, répondit Adrienne avec une légère hésitation ;… puis, vous êtes femme… et, j’en suis certaine, mieux que personne, vous comprendrez ce que je souffre, et vous me plaindrez…

— Vous plaindre… mademoiselle ? dit la Mayeux, dont l’étonnement augmentait encore, vous si grande dame et si enviée… moi si humble et si infime, je pourrais vous plaindre ?

— Dites, ma pauvre amie, reprit Adrienne après quelques instants de silence, les douleurs les plus poignantes ne sont-ce pas celles que l’on n’ose avouer à personne, de crainte des railleries ou du mépris ?… Comment oser demander de l’intérêt ou de la pitié pour des souffrances que l’on n’ose s’avouer à soi-même, parce qu’on en rougit à ses propres yeux ?

La Mayeux pouvait à peine croire ce qu’elle entendait ; sa bienfaitrice eût, comme elle, éprouvé un amour malheureux, qu’elle n’aurait pas tenu un autre langage ; mais l’ouvrière ne pouvait admettre une supposition pareille ; aussi, attribuant à une autre cause les chagrins d’Adrienne, elle répondit tristement en songeant à son fatal amour pour Agricol :

— Oh ! oui, mademoiselle, une peine dont on a honte… cela doit être affreux !… Oh ! bien affreux !

— Mais aussi quel bonheur de rencontrer, non-seulement un cœur assez noble pour vous inspirer une confiance entière, mais encore assez éprouvé par mille chagrins pour être capable de vous offrir pitié, appui, conseil !… Dites, ma chère enfant, ajouta mademoiselle de Cardoville en regardant attentivement la Mayeux, si vous étiez accablée par une de ces souffrances dont on rougit, ne seriez-vous pas heureuse, bien heureuse, de trouver une âme sœur de la vôtre, où vous pourriez épancher vos chagrins et les alléger de moitié par une confiance entière et méritée ?

Pour la première fois de sa vie, la Mayeux regarda mademoiselle de Cardoville avec un sentiment de défiance et de tristesse.

Les dernières paroles de la jeune fille lui semblaient significatives.

— Sans doute elle sait mon secret, se disait la Mayeux ; sans doute mon journal est tombé entre ses mains ; elle connaît mon amour pour Agricol, ou elle le soupçonne ; ce qu’elle m’a dit jusqu’ici a eu pour but de provoquer des confidences afin de s’assurer si elle est bien informée.

Ces pensées ne soulevaient dans l’âme de la Mayeux aucun sentiment amer ou ingrat contre sa bienfaitrice, mais le cœur de l’infortunée était d’une si ombrageuse délicatesse, d’une si douloureuse susceptibilité à l’endroit de son funeste amour, que, malgré sa profonde et sa tendre affection pour mademoiselle de Cardoville, elle souffrit cruellement en la croyant maîtresse de son secret.

Cette pensée d’abord si pénible, que mademoiselle de Cardoville était instruite de son amour pour Agricol, se transforma bientôt dans le cœur de la Mayeux, grâce aux généreux instincts de cette rare et excellente créature, en un regard touchant, qui montrait tout son attachement, toute sa vénération pour Adrienne.

— Peut-être, se disait la Mayeux, vaincue par l’influence que l’adorable bonté de ma protectrice exerce sur moi, je lui aurais fait un aveu que je n’aurais fait à personne, un aveu que, tout à l’heure encore, je croyais emporter dans ma tombe… c’eût été du moins une preuve de ma reconnaissance pour mademoiselle de Cardoville ; mais malheureusement me voici privée du triste bonheur de confier à ma bienfaitrice le seul secret de ma vie. Et d’ailleurs, si généreuse que soit sa pitié pour moi, si intelligente que soit son affection, il ne lui est pas donné, à elle si belle, si admirée, il ne lui est pas donné de jamais comprendre ce qu’il y a d’affreux dans la position d’une créature comme moi, cachant au plus profond de son cœur meurtri un amour aussi désespéré que ridicule. Non… non ; et malgré la délicatesse de son attachement pour moi, tout en me plaignant, ma bienfaitrice me blessera sans le savoir, car les maux frères peuvent seuls se consoler… Hélas ! pourquoi ne m’a-t-elle pas laissée mourir ?

Ces réflexions s’étaient présentées à l’esprit de la Mayeux aussi rapides que la pensée. Adrienne l’observait attentivement : elle remarqua soudain que les traits de la jeune ouvrière, jusqu’alors de plus en plus rassérénés, s’attristaient à nouveau, et exprimaient un sentiment d’humiliation douloureuse. Effrayée de cette rechute de sombre accablement, dont les conséquences pouvaient devenir funestes, car la Mayeux, encore bien faible, était pour ainsi dire sur le bord de la tombe, mademoiselle de Cardoville reprit vivement :

— Mon amie… ne pensez-vous donc pas comme moi… que le chagrin le plus cruel… le plus humiliant même, est allégé… lorsqu’on peut l’épancher dans un cœur fidèle et dévoué ?

— Oui… mademoiselle, dit amèrement la jeune ouvrière ; mais le cœur qui souffre et en silence devrait être seul juge du moment d’un pénible aveu… Jusque-là il serait plus humain peut-être de respecter son douloureux secret… si on l’a surpris.

— Vous avez raison, mon enfant, dit tristement Adrienne, si je choisis ce moment presque solennel pour vous faire une bien pénible confidence… c’est que, quand vous m’aurez entendue, vous vous rattacherez, j’en suis sûre, d’autant plus à l’existence, que vous saurez que j’ai un plus grand besoin de votre tendresse… de vos consolations… de votre pitié…

À ces mots, la Mayeux fit un effort pour se relever à demi, s’appuya sur sa couche, et regarda mademoiselle de Cardoville avec stupeur.

Elle ne pouvait croire à ce qu’elle entendait ; loin de songer à forcer ou à surprendre sa confiance, sa protectrice venait, disait-elle, lui faire un aveu pénible et implorer ses consolations, sa pitié… à elle… la Mayeux.

— Comment ! s’écria-t-elle en balbutiant, c’est vous, mademoiselle, qui venez…

— C’est moi qui viens vous dire : « Je souffre… et j’ai honte de ce que je souffre… » Oui…, ajouta la jeune fille avec une expression déchirante, oui… de tous les aveux, je viens vous faire le plus pénible… j’aime !… et je rougis… de mon amour.

— Comme moi…, s’écria involontairement la Mayeux en joignant les mains.

— J’aime…, reprit Adrienne avec une explosion de douleur longtemps soutenue ; oui, j’aime… et on ne m’aime pas… et mon amour est misérable, est impossible ;… il me dévore… il me tue… et je n’ose confier à personne… ce fatal secret…

— Comme moi…, répéta la Mayeux, le regard fixe. Elle… reine… par la beauté, par le rang, par la richesse, par l’esprit… elle souffre comme moi, reprit-elle. Et comme moi, pauvre malheureuse créature… elle aime… et on ne l’aime pas…

— Eh bien !… oui… comme vous… j’aime… et l’on ne m’aime pas, s’écria mademoiselle de Cardoville ; avais-je donc tort de vous dire qu’à vous seule je pouvais me confier… parce qu’ayant souffert des mêmes maux, vous seule pouviez y compatir ?

— Ainsi… mademoiselle, dit la Mayeux en baissant les yeux et revenant de sa profonde surprise, vous saviez…

— Je savais tout, pauvre enfant ;… mais jamais je ne vous aurais parlé de votre secret, si moi-même… je n’avais pas eu à vous en confier un plus pénible encore ;… le vôtre est cruel, le mien est humiliant… Oh ! ma sœur, vous le voyez, ajouta mademoiselle Cardoville avec un accent impossible à rendre, le malheur efface, rapproche, confond ce que l’on appelle… les distances… Et souvent ces heureux du monde, que l’on envie tant, tombent, par d’affreuses douleurs, hélas ! bien au-dessous des plus humbles et des plus misérables, puisqu’à ceux-là ils demandent pitié… consolation.

Puis essuyant ses larmes, qui coulaient abondamment, mademoiselle de Cardoville reprit d’une voix émue :

— Allons, sœur, courage, courage… aimons-nous, soutenons-nous ; que ce triste et mystérieux lien nous unisse à jamais.

— Ah ! mademoiselle, pardonnez-moi. Mais maintenant que vous savez le secret de ma vie, dit la Mayeux en baissant les yeux et ne pouvant vaincre sa confusion, il me semble que je ne pourrai plus vous regarder sans rougir.

— Pourquoi ? parce que vous aimez passionnément M. Agricol ? dit Adrienne ; mais alors il faudra donc que je meure de honte à vos yeux, car, moins courageuse que vous, je n’ai pas eu la force de souffrir, de me résigner, de cacher mon amour au plus profond de mon cœur ! Celui que j’aime, d’un amour désormais impossible, l’a connu, cet amour… et il l’a méprisé… pour me préférer une femme dont le choix seul serait un nouvel et sanglant affront pour moi… si les apparences ne me trompent pas sur elle… Aussi, quelquefois, j’espère qu’elles me trompent. Maintenant, dites… est-ce à vous de baisser les yeux ?

— Vous, dédaignée… pour une femme indigne de vous être comparée ?… Ah ! mademoiselle, je ne puis le croire ! s’écria la Mayeux.

— Et moi aussi, quelquefois je ne puis le croire, et cela sans orgueil, mais parce que je sais ce que vaut mon cœur… Alors je me dis : « Non, celle que l’on me préfère a, sans doute, de quoi toucher l’âme, l’esprit et le cœur de celui qui me dédaigne pour elle. »

— Ah ! mademoiselle, si tout ce que j’entends n’est pas un rêve… si de fausses apparences ne vous égarent pas, votre douleur est grande !

— Oui, ma pauvre amie… grande… oh ! bien grande ;… et pourtant maintenant, grâce à vous, j’ai l’espoir que peut-être elle s’affaiblira, cette passion funeste ; peut-être trouverai-je la force de la vaincre… car, lorsque vous saurez tout, absolument tout, je ne voudrai pas rougir à vos yeux… vous, la plus noble, la plus digne des femmes… vous… dont le courage, la résignation, sont et seront toujours pour moi un exemple.

— Ah ! mademoiselle… ne parlez pas de mon courage, lorsque j’ai tant à rougir de ma faiblesse.

— Rougir ! mon Dieu ! toujours cette crainte ? Est-il, au contraire, quelque chose de plus touchant, de plus héroïquement dévoué que votre amour ? Vous, rougir ! Et pourquoi ? Est-ce d’avoir montré la plus sainte affection pour le loyal artisan que vous avez appris à aimer depuis votre enfance ? Rougir ! est d’avoir été pour sa mère la fille la plus tendre ? Rougir ! est-ce d’avoir enduré, sans jamais vous plaindre, pauvre petite, mille souffrances, d’autant plus poignantes que les personnes qui vous les faisaient subir n’avaient pas conscience du mal qu’ils vous faisaient ? Pensait-on à vous blesser, lorsqu’au lieu de vous donner votre modeste nom de Madeleine, disiez-vous, on vous donnait toujours, sans y songer, un surnom ridicule et injurieux ? Et pourtant pour vous, que d’humiliations, que de chagrins dévorés en secret !…

— Hélas ! mademoiselle, qui a pu vous dire ?

— Ce que vous n’aviez confié qu’à votre journal, n’est-ce pas ? Eh bien ! sachez donc tout… Florine, mourante, m’a avoué ses méfaits. Elle avait eu l’indignité de vous dérober ces papiers, forcée d’ailleurs à cet acte odieux par les gens qui la dominaient… mais ce journal, elle l’avait lu… Et comme tout bon sentiment n’était pas éteint en elle, cette lecture où se révélaient votre admirable résignation, votre triste et pieux amour, cette lecture l’avait si profondément frappée qu’à son lit de mort elle a pu m’en citer quelques passages, m’expliquant ainsi la cause de votre disparition subite, car elle ne doutait pas que la crainte de voir divulguer votre amour pour M. Agricol n’eût causé votre fuite.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, mademoiselle.

— Oh ! oui, reprit amèrement Adrienne, ceux qui faisaient agir cette malheureuse savaient bien où portait le coup… Ils ne sont pas à leur essai ;… ils vous réduisaient au désespoir ;… ils vous tuaient… Mais, aussi… pourquoi m’étiez-vous si dévouée ? pourquoi les aviez-vous devinés ? Oh ! ces robes noires sont implacables, et leur puissance est grande, dit Adrienne en frissonnant.

— Cela épouvante, mademoiselle.

— Rassurez-vous, chère enfant ; vous le voyez, les armes des méchants tournent souvent contre eux, car, du moment où j’ai su la cause de votre fuite, vous m’êtes devenue plus chère encore. Dès lors j’ai fait tout au monde pour vous retrouver ; enfin, après de longues démarches, ce matin seulement, la personne que j’avais chargée du soin de découvrir votre retraite est parvenue à savoir que vous habitiez cette maison. M. Agricol se trouvait chez moi, il m’a demandé à m’accompagner.

— Agricol ! s’écria la Mayeux en joignant les mains ; il est venu…

— Oui, mon enfant, calmez-vous… Pendant que je vous donnais les premiers soins… il s’est occupé de votre pauvre sœur ;… vous le verrez bientôt.

— Hélas ! mademoiselle, reprit la Mayeux avec effroi ; il sait sans doute… ?

— Votre amour ? Non, non, rassurez-vous, ne songez qu’au bonheur de vous retrouver auprès de ce bon et loyal frère.

— Ah !… mademoiselle… qu’il ignore toujours… ce qui me causait tant de honte que j’en voulais mourir… Soyez béni, mon Dieu ! il ne sait rien…

— Non ; ainsi plus de tristes pensées, chère enfant ; pensez à ce digne frère, pour vous dire qu’il est arrivé à temps pour nous épargner des regrets éternels… et, à vous… une grande faute… Oh ! je ne vous parle pas des préjugés du monde, à propos du droit que possède une créature de rendre à Dieu une vie qu’elle trouve trop pesante… Je vous dis seulement que vous ne deviez pas mourir, parce que ceux qui vous aiment et que vous aimez avaient encore besoin de vous.

— Je vous croyais heureuse, mademoiselle. Agricol était marié à la jeune fille qu’il aime et qui fera, j’en suis sûre, son bonheur… À qui pouvais-je être utile ?

— À moi d’abord, vous le voyez… et puis qui donc vous dit que M. Agricol n’aura jamais besoin de vous ? Qui vous dit que son bonheur ou celui des siens durera toujours, ou ne sera pas éprouvé par de rudes atteintes ? Et lors même que ceux qui vous aiment auraient dû être à tout jamais heureux, leur bonheur était-il complet sans vous ? Et votre mort, qu’ils se seraient peut-être reprochée, ne leur aurait-elle pas laissé des regrets sans fin ?

— Cela est vrai, mademoiselle, répondit la Mayeux, j’ai eu tort ;… un vertige de désespoir m’a saisie, et puis… la plus affreuse misère nous accablait… nous n’avions pas pu trouver de travail depuis quelques jours… nous vivions de la charité d’une pauvre femme que le choléra a enlevée. Demain ou après, il nous aurait fallu mourir de faim.

— Mourir de faim !… et vous saviez ma demeure…

— Je vous avais écrit, mademoiselle ; ne recevant pas de réponse, je vous ai crue blessée de mon brusque départ.

— Pauvre chère enfant, vous étiez, ainsi que vous le dites, sous l’influence d’une sorte de vertige dans ce moment affreux. Aussi n’ai-je pas le courage de vous reprocher d’avoir un seul instant douté de moi. Comment vous blâmerais-je ? N’ai-je pas aussi eu la pensée d’en finir avec la vie ?

— Vous, mademoiselle ! s’écria la Mayeux.

— Oui… j’y songeais… lorsqu’on est venu me dire que Florine, agonisante, voulait me parler ;… je l’ai écoutée ; ses révélations ont tout à coup changé mes projets ; cette vie sombre, morne, qui m’était insupportable, s’est éclairée tout à coup ; la conscience du devoir s’est éveillée en moi ; vous étiez sans doute en proie à la plus horrible misère, mon devoir était de vous chercher, de vous sauver ; les aveux de Florine me dévoilaient de nouvelles trames des ennemis de ma famille isolée, dispersée par des chagrins navrants, par des pertes cruelles ; mon devoir était d’avertir les miens du danger qu’ils ignoraient peut-être, de les rallier contre l’ennemi commun. J’avais été victime d’odieuses manœuvres ; mon devoir était d’en poursuivre les auteurs, de peur qu’encouragés par l’impunité, ces robes noires ne fissent de nouvelles victimes… Alors, la pensée du devoir m’a donné des forces, j’ai pu sortir de mon anéantissement ; avec l’aide de l’abbé Gabriel, prêtre sublime, oh ! sublime… l’idéal du vrai chrétien… le digne frère adoptif de M. Agricol, j’ai entrepris courageusement la lutte. Que vous dirai-je, mon enfant ? l’accomplissement de ces devoirs, l’espérance incessante de vous retrouver, ont apporté quelque adoucissement à ma peine ; si je n’en ai pas été consolée, j’en ai été distraite ;… votre tendre amitié, l’exemple de votre résignation, feront le reste, je le crois… j’en suis sûre… et j’oublierai ce fatal amour…

Au moment où Adrienne disait ces mots, on entendit des pas rapides dans l’escalier, et une voix, jeune et fraîche, qui disait :

— Ah ! mon Dieu ! cette pauvre Mayeux !… comme j’arrive à propos ! Si je pouvais au moins lui être bonne à quelque chose !

Et presque aussitôt Rose-Pompon entra précipitamment dans la mansarde.

Agricol suivit bientôt la grisette, et, montrant à Adrienne la fenêtre ouverte, tâcha par un signe de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas parler à la jeune fille de la fin déplorable de la reine Bacchanal.

Cette pantomime fut perdue pour mademoiselle de Cardoville.

Le cœur d’Adrienne bondissait de douleur, d’indignation, de fierté, en reconnaissant la jeune fille qu’elle avait vue à la Porte-Saint-Martin, accompagnant Djalma, et qui seule était la cause des maux affreux qu’elle endurait depuis cette funeste soirée.

Puis… sanglante raillerie de la destinée ! c’était au moment même où Adrienne venait de faire l’humiliant et cruel aveu de son amour dédaigné, qu’apparaissait à ses yeux la femme à qui elle se croyait sacrifiée.

Si la surprise de mademoiselle de Cardoville avait été profonde, celle de Rose-Pompon ne fut pas moins grande.

Non-seulement elle reconnaissait dans Adrienne la belle jeune fille aux cheveux d’or qui se trouvait en face d’elle au théâtre lors de l’aventure de la panthère noire, mais elle avait de graves raisons de désirer ardemment cette rencontre, si imprévue, si improbable ; aussi est-il impossible de peindre le regard de joie maligne et triomphante qu’elle affecta de jeter sur Adrienne.

Le premier mouvement de mademoiselle de Cardoville fut de quitter la mansarde ; mais non-seulement il lui coûtait d’abandonner la Mayeux dans ce moment et de donner, devant Agricol, une raison à ce brusque départ, mais une inexplicable et fatale curiosité la retint malgré sa fierté révoltée.

Elle resta donc.

Elle allait enfin voir, si cela se peut dire, de près, entendre et juger cette rivale pour qui elle avait failli mourir, cette rivale à qui, dans les angoisses de la jalousie, elle avait prêté tant de physionomies différentes, afin de s’expliquer l’amour de Djalma pour cette créature.