Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XV/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie, 1844 (8, pp. 219-268 ; 9, pp. 1-231)


QUINZIÈME PARTIE.






I


Consolations.


Pendant l’entretien d’Adrienne et de Rose-Pompon, une scène touchante s’était passée entre Agricol et la Mayeux, restés fort surpris de la condescendance de mademoiselle de Cardoville à l’égard de la grisette.

Aussitôt après le départ d’Adrienne, Agricol s’agenouilla devant la couche de la Mayeux, et lui dit avec une émotion profonde :

— Nous sommes seuls ;… je puis enfin te dire ce que j’ai sur le cœur : tiens… vois-tu ?… c’est affreux, ce que tu as fait :… mourir de misère,… de désespoir… et ne pas m’appeler auprès de toi !

— Agricol… écoute-moi…

— Non… tu n’as pas d’excuse… À quoi sert donc, mon Dieu ! de nous être appelés frère et sœur, de nous être donné pendant quinze ans les preuves de la plus sincère affection, pour qu’au jour du malheur tu te décides ainsi à quitter la vie, sans t’inquiéter de ceux que tu laisses… sans songer que, te tuer, c’est leur dire : Vous n’êtes rien pour moi ?

— Pardon, Agricol… c’est vrai ;… je n’avais pas pensé à cela, dit la Mayeux en baissant les yeux ; mais… la misère… le manque de travail !…

— La misère… le manque de travail ! et moi donc, est-ce que je n’étais pas là ?

— Le désespoir…

— Et pourquoi le désespoir ? Cette généreuse demoiselle te recueille chez elle ; appréciant ce que tu vaux, elle te traite comme son amie, et c’est au moment où tu n’as jamais eu plus de garantie de bonheur… pour l’avenir, pauvre enfant… que tu abandonnes brusquement la maison de mademoiselle de Cardoville… nous laissant tous dans une horrible anxiété sur ton sort.

— Je… je… craignais d’être à charge… à ma bienfaitrice…, dit la Mayeux en balbutiant.

— Toi à charge… à mademoiselle de Cardoville !… elle si riche, si bonne !…

— J’avais peur d’être indiscrète…, dit la Mayeux de plus en plus embarrassée.

Au lieu de répondre à sa sœur adoptive, Agricol garda le silence, la contempla pendant quelques instants avec une expression indéfinissable, puis s’écria tout à coup, comme s’il eût répondu à une question qu’il se posait à lui-même :

— Elle me pardonnera de lui avoir désobéi ; oui, j’en suis sûr.

Alors s’adressant à la Mayeux qui le regardait de plus en plus étonnée, il lui dit d’une voix brève et émue :

— Je suis trop franc ; cette position n’est pas tenable ; je te fais des reproches, je te blâme… et je ne suis pas à ce que je te dis… je pense à autre chose…

— À quoi donc, Agricol ?

— J’ai le cœur navré en songeant au mal que je t’ai fait.

— Je ne comprends pas… mon ami ;… tu ne m’as jamais fait de mal…

— Non… n’est-ce pas ?… jamais… pas même dans les petites choses ? lorsque, par exemple, cédant à une détestable habitude d’enfance, moi qui pourtant t’aimais, te respectais comme ma sœur… je t’injuriais cent fois par jour…

— Tu m’injuriais ?

— Et que faisais-je donc, en te donnant sans cesse un sobriquet odieusement ridicule… au lieu de t’appeler par ton nom.

À ces mots, la Mayeux regarda le forgeron avec effroi, tremblant qu’il ne fût instruit de son triste secret, malgré l’assurance contraire qu’elle avait reçue de mademoiselle de Cardoville ; pourtant elle se calma en pensant qu’Agricol avait pu réfléchir à l’humiliation qu’elle devait éprouver à s’entendre sans cesse appeler la Mayeux. Aussi répondit-elle en s’efforçant de sourire :

— Peux-tu te chagriner pour si peu de chose ? C’était, comme tu le dis, Agricol, une habitude d’enfance… Ta bonne et tendre mère, qui me traitait comme sa fille… m’appelait aussi la Mayeux, tu le sais bien.

— Et ma mère… est-elle aussi allée te consulter sur mon mariage, te parler de la rare beauté de ma fiancée, te prier de voir cette fille, d’étudier son caractère, dans l’espoir que l’instinct de ton attachement pour moi t’avertirait… si je faisais un mauvais choix ? Dis, ma mère a-t-elle eu cette cruauté ? Non… c’est moi qui ainsi te déchirais le cœur.

Les craintes de la Mayeux se réveillèrent ; plus de doute, Agricol savait son secret. Elle se sentit mourir de confusion ; pourtant, faisant un dernier effort pour ne pas croire à cette découverte, elle murmura d’une voix faible :

– En effet… Agricol… ce n’est pas ta mère qui m’a priée de cela… c’est toi… et… et… je t’ai su gré de cette preuve de confiance.

— Tu m’en as su gré… malheureuse enfant ! s’écria le forgeron les yeux remplis de larmes ; non, ce n’est pas vrai car je te faisais un mal affreux… j’étais impitoyable… sans le savoir… mon Dieu !

— Mais… dit la Mayeux d’une voix à peine intelligible, pourquoi penses-tu cela ?

— Pourquoi ? parce que tu m’aimais ! s’écria le forgeron d’une voix palpitante d’émotion, en serrant fraternellement la Mayeux entre ses bras.

— Oh ! mon Dieu !… murmura l’infortunée en tâchant de cacher son visage entre ses mains, il sait tout.

— Oui… je sais tout, reprit le forgeron avec une expression de tendresse et de respect indicible, oui, je sais tout… et je ne veux pas, moi, que tu rougisses d’un sentiment qui m’honore et dont je m’enorgueillis ; oui, je sais tout, et je me dis avec bonheur, avec fierté, que le meilleur, que le plus noble cœur qu’il y ait au monde a été à moi, est à moi… sera toujours à moi… Allons, Madeleine, laissons la honte aux passions mauvaises ; allons, le front haut, relève les yeux, regarde-moi… Tu sais si mon visage a jamais menti ;… tu sais si une émotion feinte s’y est jamais réfléchie… eh bien ! regarde-moi, te dis-je, regarde… et tu liras sur mes traits combien je suis fier, oui, entends-tu, Madeleine ? légitimement fier de ton amour…

La Mayeux, éperdue de douleur, écrasée de confusion, n’avait pas jusqu’alors osé lever les yeux sur Agricol ; mais la parole du forgeron exprimait une conviction si profonde, sa voix vibrante révélait une émotion si tendre, que la pauvre créature sentit malgré elle sa honte s’effacer peu à peu, surtout lorsque Agricol eut ajouté avec une exaltation croissante :

— Va, sois tranquille, ma noble et douce Madeleine, de ce digne amour… j’en serai digne : crois-moi, il te causera autant de bonheur qu’il t’a causé de larmes… Pourquoi donc cet amour serait-il désormais pour toi un sujet d’éloignement, de confusion ou de crainte ? Qu’est-ce donc que l’amour, ainsi que le comprend ton adorable cœur ? Un continuel échange de dévouement, de tendresse, une estime profonde et partagée, une mutuelle, une aveugle confiance ? Eh bien ! Madeleine, ce dévouement, cette tendresse, cette confiance, nous les aurons l’un pour l’autre, oui, plus encore que par le passé ; dans mille occasions, ton secret t’inspirait de la crainte, de la défiance… à l’avenir, au contraire, tu me verras si radieux de remplir ainsi ton bon et vaillant cœur, que tu seras heureuse de tout le bonheur que tu me donnes… Ce que je te dis là est égoïste… c’est possible ; tant pis !… je ne sais pas mentir.

Plus le forgeron parlait, plus la Mayeux s’enhardissait… Ce qu’elle avait surtout redouté dans la révélation de son secret, c’était de le voir accueilli par la raillerie, le dédain, ou une compassion humiliante ; loin de là, la joie et le bonheur se peignaient véritablement sur la mâle et loyale figure d’Agricol ; la Mayeux le savait incapable de feinte ; aussi s’écria-t-elle cette fois sans confusion, et au contraire, elle aussi… avec une sorte d’orgueil :

— Toute passion sincère et pure a donc cela de beau, de bien, de consolant, mon Dieu ! qu’elle finit toujours par mériter un touchant intérêt lorsqu’on a pu résister à ses premiers orages ! elle honorera donc toujours et le cœur qui l’inspire et le cœur qui l’éprouve. Grâce à toi, Agricol ; grâce à tes bonnes paroles qui me relèvent à mes propres yeux, je sens qu’au lieu de rougir de cet amour, je dois m’en glorifier… Ma bienfaitrice a raison… Tu as raison ; pourquoi donc aurais-je honte ? N’est-il donc pas saint et vrai, mon amour ? Être toujours dans ta vie, t’aimer, te le dire, te le prouver par une affection de tous les instants, qu’ai-je espéré de plus ? et pourtant la honte, la crainte, jointes au vertige que donne le malheur arrivé à son comble, m’ont poussé jusqu’au suicide ! C’est qu’aussi, vois-tu ? mon ami, il faut pardonner quelque chose aux mortelles défiances d’une pauvre créature vouée au ridicule depuis son enfance… Et puis, enfin… ce secret… devait mourir avec moi, à moins qu’un hasard impossible à prévoir ne te le révélât ;… alors, dans ce cas, tu as raison, sûre de moi-même, sûre de toi… je n’aurais rien dû redouter ; mais il faut m’être indulgent : la méfiance, la cruelle méfiance de soi… fait malheureusement douter des autres… Oublions tout cela… Tiens, Agricol, mon généreux frère, je te dirai ce que tu me disais tout à l’heure :… regarde-moi bien, jamais non plus, tu le sais, mon visage n’a menti. Eh bien, regarde… vois si mes yeux fuient les tiens ;… vois, si de ma vie, j’ai eu l’air aussi heureux… et pourtant tout à l’heure j’allais mourir.

La Mayeux disait vrai…

Agricol lui-même n’eût pas espéré un effet si prompt de ses paroles ; malgré les traces profondes que la misère, que le chagrin, que la maladie avaient imprimées sur le visage de la jeune fille, il rayonnait alors d’un bonheur rempli d’élévation, de sérénité, tandis que ses yeux bleus, doux et purs comme son âme, s’attachaient sans embarras sur ceux d’Agricol.

— Oh ! merci, merci, s’écria le forgeron avec ivresse. En te voyant si calme, si heureuse, Madeleine… c’est de la reconnaissance que j’éprouve.

— Oui, calme, oui, heureuse, reprit la Mayeux, oui à tout jamais heureuse, car, maintenant… mes plus secrètes pensées tu les sauras… Oui, heureuse, car ce jour, commencé d’une manière si funeste, finit comme un songe divin ; loin d’avoir peur, je te regarde avec ivresse ; j’ai retrouvé ma généreuse bienfaitrice, et je suis tranquille sur le sort de ma pauvre sœur… Oh ! tout à l’heure, n’est-ce pas ? nous la verrons, car, cette joie, il faut qu’elle la partage.

La Mayeux était si heureuse, que le forgeron n’osa ni ne voulut lui apprendre encore la mort de Céphyse, dont il se réservait de l’instruire avec ménagements ; il répondit :

— Céphyse, par cela même qu’elle est plus robuste que toi, a été si rudement ébranlée, qu’il sera prudent, m’a-t-on dit tout à l’heure, de la laisser pendant toute cette journée dans le plus grand calme.

— J’attendrai donc ; j’ai de quoi distraire mon impatience, j’ai tant à dire…

— Chère et douce Madeleine…

— Tiens, mon ami, s’écria la Mayeux en interrompant Agricol et en pleurant de joie, je ne puis te dire, vois-tu ? ce que j’éprouve quand tu m’appelles Madeleine… C’est quelque chose de si suave, de si doux, de si bienfaisant, que j’en ai le cœur tout épanoui.

— Malheureuse enfant, elle a donc bien souffert, mon Dieu ! s’écria le forgeron avec un attendrissement inexprimable, qu’elle montre tant de bonheur, tant de reconnaissance, en s’entendant appeler de son modeste nom !…

— Mais, pense donc, mon ami, que ce mot dans ta bouche résume pour moi toute une vie nouvelle ! Si tu savais les espérances, les délices qu’en un instant j’entrevois pour l’avenir ? Si tu savais toutes les chères ambitions de ma tendresse !… Ta femme, cette charmante Angèle… avec sa figure d’ange et son âme d’ange… Oh ! à mon tour, je te dis : « Regarde-moi », et tu verras que ce doux nom m’est doux aux lèvres et au cœur. Oui, ta charmante et bonne Angèle m’appellera aussi Madeleine ;… et tes enfants… Agricol… tes enfants ! chers petits êtres adorés ! pour eux aussi… je serai Madeleine… leur bonne Madeleine ; par l’amour que j’aurai pour eux, ne seront-ils pas à moi aussi bien qu’à leur mère ? car je veux ma part des soins maternels ; ils seront à nous trois, n’est-ce pas, Agricol ?… Oh ! laisse, laisse-moi pleurer ; va… laisse-moi, c’est si bon des larmes sans amertume, des larmes qu’on ne cache pas !… Dieu soit béni ! grâce à toi, mon ami… la source de celles-là est à jamais tarie.

Depuis quelques instants cette scène attendrissante avait un témoin invisible.

Le forgeron et la Mayeux, trop émus, ne pouvaient apercevoir mademoiselle de Cardoville debout au seuil de la porte.

Ainsi que l’avait dit la Mayeux, ce jour, commencé pour tous sous de funestes auspices, était devenu pour tous un jour d’ineffable félicité.

Adrienne aussi était radieuse. Djalma l’aimait avec passion. Ces odieuses apparences dont elle avait été dupe et victime étaient évidemment une nouvelle trame de Rodin, et il ne restait plus à mademoiselle de Cardoville qu’à découvrir le but de ces machinations. Une dernière joie lui était réservée…

En fait de bonheur… rien ne rend pénétrant… comme le bonheur : Adrienne devina aux dernières paroles de la Mayeux qu’il n’y avait plus de secret entre l’ouvrière et le forgeron ; aussi ne put-elle s’empêcher de crier en entrant :

— Ah ! ce jour est le plus beau de ma vie… car je ne suis pas seule à être heureuse.

Agricol et la Mayeux se retournèrent vivement.

— Mademoiselle, dit le forgeron, malgré la promesse que je vous ai faite, je n’ai pu cacher à Madeleine que je savais qu’elle m’aimait.

— Maintenant que je ne rougis plus de cet amour devant Agricol, comment en rougirais-je devant vous, mademoiselle, devant vous qui, tout à l’heure encore, me disiez : « Soyez fière de cet amour… car il est noble et pur ?… » dit la Mayeux.

Et le bonheur lui donna la force de se lever et de s’appuyer sur le bras d’Agricol.

— Bien ! bien ! mon amie, lui dit Adrienne en allant à elle et l’entourant d’un de ses bras afin de la soutenir aussi, un moment seulement pour excuser une indiscrétion que vous pourriez me reprocher… Si j’ai dit votre secret à M. Agricol…

— Sais-tu pourquoi, Madeleine ? s’écria le forgeron en interrompant Adrienne. Encore une preuve de cette délicate générosité de cœur qui ne se dément jamais chez mademoiselle. « J’ai hésité longtemps à vous confier ce secret, m’a-t-elle dit ce matin, mais je m’y décide ; nous allons retrouver votre sœur adoptive ; vous êtes pour elle le meilleur des frères ; mais, sans le savoir, sans y songer, bien des fois vous la blessiez cruellement ; maintenant, vous savez son secret ;… je me repose sur votre cœur pour le garder fidèlement, et pour épargner mille douleurs à cette pauvre enfant… douleurs d’autant plus amères qu’elles viennent de vous, et qu’elle doit souffrir en silence. Ainsi, quand vous parlerez de votre femme, de votre bonheur, mettez-y assez de ménagements pour ne pas froisser ce cœur noble, bon et tendre… » Oui, Madeleine, voilà pourquoi mademoiselle a commis ce qu’elle appelle une indiscrétion.

— Les termes me manquent, mademoiselle… pour vous remercier encore et toujours…, dit la Mayeux.

— Voyez donc un peu, mon amie, reprit Adrienne, combien les ruses des méchants tournent souvent contre eux ; on redoutait votre dévouement pour moi, on avait ordonné à cette malheureuse Florine de vous dérober votre journal…

— Afin de m’obliger de quitter votre maison à force de honte, mademoiselle, quand je saurais mes plus secrètes pensées livrées aux railleries de tous… Maintenant je n’en doute pas, dit la Mayeux.

— Et vous avez raison, mon enfant. Eh bien ! cette horrible méchanceté, qui a failli causer votre mort, tourne, à cette heure, à la confusion des méchants ; leur trame est dévoilée…, celle-là, et heureusement bien d’autres encore, dit Adrienne en songeant à Rose-Pompon.

Puis elle reprit avec une joie profonde :

— Enfin, nous voici plus unies, plus heureuses que jamais, et retrouvant dans notre félicité même de nouvelles forces contre nos ennemis ; je dis nos ennemis, car tout ce qui m’aime est odieux à ces misérables ;… mais, courage ! l’heure est venue, les gens de cœur vont avoir leur tour…

— Dieu merci ! mademoiselle…, dit le forgeron, et, pour ma part, ce n’est pas le zèle qui me manque ; quel bonheur de leur arracher leur masque !

— Laissez-moi vous rappeler, M. Agricol, que vous avez demain une entrevue avec M. Hardy.

— Je ne l’ai pas oublié, mademoiselle, non plus que vos offres généreuses.

— C’est tout simple ; il est des miens ; répétez-lui bien ce que je vais d’ailleurs lui écrire ce soir, que tous les fonds qui lui sont nécessaires pour rétablir sa fabrique sont à sa disposition ; ce n’est pas seulement pour lui que je parle, mais pour cent familles réduites à un sort précaire… Suppliez-le surtout d’abandonner au plus tôt la funeste maison où il a été conduit ; pour mille raisons, il doit se défier de tout ce qui l’entoure.

— Soyez tranquille, mademoiselle…, la lettre qu’il m’a écrite, en réponse à celle que j’étais parvenu à lui faire remettre secrètement, était courte, affectueuse, quoique bien triste ; il m’accorde une entrevue ; je suis sûr de le décider… à quitter cette triste demeure, et peut-être à l’emmener avec moi ; il a toujours eu tant de confiance dans mon dévouement !

— Allons, bon courage, M. Agricol, dit Adrienne, en mettant son manteau sur les épaules de la Mayeux et en l’enveloppant avec soin ; partons, car il se fait tard. Aussitôt arrivée chez moi, je vous donnerai une lettre pour M. Hardy, et demain vous viendrez me dire, n’est-ce pas ? le résultat de votre visite.

Puis, se reprenant, Adrienne rougit légèrement et dit :

— Non… pas demain… Écrivez-moi seulement, et après-demain, sur le midi, venez.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques instants après, la jeune ouvrière, soutenue par Agricol et Adrienne, avait descendu l’escalier de la triste maison, et étant montée en voiture avec mademoiselle de Cardoville, elle demanda avec les plus vives instances à voir Céphyse ; en vain Agricol avait répondu à la Mayeux que cela était impossible, qu’elle la verrait le lendemain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grâce aux renseignements que lui avait donnés Rose-Pompon, mademoiselle de Cardoville, se défiant avec raison de tout ce qui entourait Djalma, crut avoir trouvé le moyen de faire remettre le soir même et sûrement une lettre d’elle entre les mains du prince.




II


Les deux voitures.


C’est le soir même du jour où mademoiselle de Cardoville a empêché le suicide de la Mayeux.

Onze heures sonnent, la nuit est profonde, le vent souffle avec violence et chasse de gros nuages noirs qui interceptent complètement la pâle clarté de la lune.

Un fiacre monte lentement, péniblement, au pas de ses deux chevaux essoufflés, la pente de la rue Blanche, assez rapide aux abords de la barrière, non loin de laquelle est située la maison occupée par Djalma.

La voiture s’arrête. Le cocher, maugréant de la longueur d’une course interminable, aboutissant à cette montée difficile, se retourne sur son siége, se penche vers la glace du devant de la voiture, et dit d’un ton bourru à la personne qu’il conduisait :

— Ah çà ! est-ce ici, à la fin ? Du haut de la rue de Vaugirard à la barrière Blanche, ça peut compter pour une course ; avec ça que la nuit est si noire, qu’on ne voit pas à quatre pas devant soi, puisqu’on n’allume pas les réverbères eu égard au clair de lune… qu’il ne fait pas…

— Cherchez une petite porte avec un auvent… passez-la… d’une vingtaine de pas, et ensuite arrêtez-vous… le long du mur, répondit une voix criarde et impatiente avec un accent italien des plus prononcés.

— Voilà un bigre d’Allemand qui me fera tourner en bourrique, se dit le cocher courroucé.

Puis il ajouta :

— Mais, mille tonnerres ! puisque je vous dis qu’on n’y voit pas… comment diable voulez-vous que je l’aperçoive, moi, votre petite porte ?

— Vous n’avez donc pas la moindre intelligence ?… Longez le mur à droite… de façon à le raser ; la lumière de vos lanternes vous aidera… et vous reconnaîtrez facilement cette petite porte ; elle se trouve après le no 50… Si vous ne la trouvez pas, c’est que vous êtes ivre, répondit avec une aigreur croissante la voix à l’accent italien.

Le cocher, pour toute réponse, jura comme un païen, fouetta ses chevaux épuisés ; puis, longeant le mur de très-près, il écarquilla ses yeux, afin de lire les numéros de la rue à l’aide de la lueur de ses lanternes.

Au bout de quelques moments de marche, la voiture s’arrêta de nouveau.

— J’ai dépassé le no 50, et voilà une petite porte à auvent, dit le cocher ; est-ce celle-là ?

— Oui… dit la voix. Maintenant, avancez une vingtaine de pas, puis vous vous arrêterez.

— Allons, bon, encore…

— Ensuite, vous descendrez de votre siége et vous irez frapper deux fois trois coups à la petite porte que nous allons dépasser… Vous comprenez bien ?… Deux fois trois coups.

— C’est donc ça que vous me donnez comme pourboire ? s’écria le cocher exaspéré.

— Quand vous m’aurez reconduit au faubourg Saint-Germain, où je demeure, vous aurez un bon pourboire, si vous êtes intelligent.

— Bon… maintenant, au faubourg Saint-Germain… Plus que ça de ruban de queue, merci ! dit le cocher avec une colère contenue. Moi qui avais épouffé mes chevaux pour être sur le boulevard à la sortie du spectacle, nom… de nom…

Puis faisant contre fortune bon cœur, et comptant sur le dédommagement du pourboire, il reprit :

— Je vais donc aller frapper six coups à la petite porte.

— Oui, d’abord trois coups, puis un silence, puis encore trois coups… Comprenez-vous ?

— Et après ?

— Vous direz à la personne qui vous ouvrira : « On vous attend, » et vous la conduirez ici, à la voiture.

— Que le diable te brûle ! dit le cocher en se retournant sur son siège.

Et il ajouta en fouettant ses chevaux :

— Ce gredin d’Allemand-là a des manigances avec des francs-maçons ou peut-être bien avec des contrebandiers, vu que nous sommes près de la barrière ;… il mériterait bien que je le dénonce pour me faire venir de la rue de Vaugirard ici.

À une vingtaine de pas au-delà de la petite porte, la voiture s’arrêta de nouveau, le cocher descendit de son siége pour exécuter les ordres qu’il avait reçus.

Arrivant bientôt auprès de la petite porte, il y heurta, ainsi qu’il lui avait été recommandé, d’abord trois coups, puis, ensuite d’une pause, trois autres coups.

Quelques nuages moins opaques, moins foncés que ceux qui avaient jusqu’alors obscurci le disque de la lune, formèrent alors une éclaircie, et lorsqu’au signal donné la porte s’ouvrit, le cocher vit sortir un homme de taille moyenne, enveloppé d’un manteau et coiffé d’un bonnet de couleur.

Cet homme fit deux pas dans la rue, après avoir fermé la porte à clef.

— On vous attend, lui dit le cocher, je vas vous conduire à la voiture.

Et, marchant devant l’homme au manteau qui lui avait répondu par un signe de tête, il le mena jusqu’au fiacre. Il se préparait à ouvrir la portière et à abaisser le marchepied, lorsque la voix de l’intérieur s’écria :

— C’est inutile… monsieur ne montera pas… je causerai avec lui par la portière ;… on vous avertira lorsqu’il faudra partir.

— Ça fait que j’aurai le temps de t’envoyer à tous les diables, murmura le cocher ; mais ça ne m’empêchera pas de me promener pour me dégourdir les jambes.

Et il se mit à marcher, de long en large, le long du mur où était percée la petite porte.

Au bout de quelques secondes, il entendit le roulement lointain et de plus en plus rapproché d’une voiture qui, gravissant rapidement la montée, s’arrêta à quelque distance et en deçà de la porte du jardin.

— Tiens ! une voiture bourgeoise, dit le cocher, crânes chevaux, tout de même, pour monter à ce trot-là ce roidillon de rue Blanche.

Le cocher terminait cette réflexion, lorsqu’à la faveur de l’éclaircie momentanée, il vit un homme descendre de cette voiture, s’avancer rapidement, s’arrêter un instant à la petite porte, l’ouvrir, entrer et disparaître après l’avoir refermée sur lui.

— Tiens, tiens, ça se complique, dit le cocher ; l’un est sorti, en voilà un autre qui rentre.

Ce disant, il se dirigea vers la voiture ; elle était brillamment attelée de deux beaux et vigoureux chevaux ; le cocher, immobile dans son carrick à dix collets, tenait son fouet dressé, le manche appuyé sur son genou droit, ainsi qu’il convient.

— Voilà un chien de temps pour faire faire le pied de grue à de superbes chevaux comme les vôtres, camarade, dit l’humble cocher de fiacre à l’automédon bourgeois qui resta muet et impassible sans paraître seulement se douter qu’on lui parlait.

— Il n’entend pas le français… c’est un Anglais,… ça se reconnaît tout de suite à ses chevaux, dit le cocher, interprétant ainsi ce silence.

Puis, avisant à quelques pas une sorte de valet de pied géant, debout contre la portière, vêtu d’une longue et ample redingote de livrée d’un gris jaunâtre, à collet bleu clair et à boutons d’argent, le cocher, s’adressant à lui en manière de compensation, et sans varier de beaucoup son thème :

— Voilà un chien de temps pour faire le pied de grue, camarade.

Même imperturbable silence de la part du valet de pied.

— C’est deux Anglais…, reprit philosophiquement le cocher ; et quoique assez étonné de l’incident de la petite porte, il recommença sa promenade en se rapprochant de son fiacre.

Pendant que se passaient les faits dont nous venons de parler, l’homme au manteau et l’homme à l’accent italien continuaient de s’entretenir, l’un toujours dans la voiture, l’autre debout, en dehors, la mains appuyée au rebord de la portière.

La conversation durait depuis quelque temps et avait lieu en italien ; il s’agissait d’une personne absente, ainsi qu’on en jugera par les paroles suivantes :

— Ainsi, disait la voix qui sortait du fiacre, cela est bien convenu ?

— Oui, monseigneur, reprit l’homme au manteau, mais seulement dans le cas où l’aigle deviendrait serpent.

— Et, dans le cas contraire, dès que vous recevrez l’autre moitié du crucifix d’ivoire que je viens de vous remettre…

— Je saurai ce que cela veut dire, monseigneur.

— Continuez toujours de mériter et de conserver sa confiance.

— Je la mériterai, je la conserverai, monseigneur, parce que j’admire et je respecte cet homme, plus fort par l’esprit, par le courage et par la volonté… que les hommes les plus puissants de ce monde… Je me suis agenouillé devant lui avec humilité, comme devant une des trois sombres idoles qui sont entre Bohwanie et ses adorateurs… car lui, comme moi, a pour religion de changer la vie… en néant.

— Hum ! hum ! dit la voix d’un ton assez embarrassé, ce sont là des rapprochements inutiles et inexacts… Songez seulement à lui obéir… sans raisonner votre obéissance…

— Qu’il parle, et j’agis ; je suis entre ses mains comme un cadavre, ainsi qu’il aime à le dire… Il a vu, il voit tous les jours mon dévouement par les services que je lui rends auprès du prince Djalma… Il me dirait : Tue !… que ce fils de roi…

— N’ayez pas, pour l’amour du ciel, des idées pareilles ! s’écria la voix en interrompant l’homme au manteau. Grâce à Dieu, on ne vous demandera jamais de telles preuves de soumission.

— Ce que l’on m’ordonne… je le fais… Bohwanie me regarde.

— Je ne doute pas de votre zèle… je sais que vous êtes une barrière vivante et intelligente mise entre le prince et bien des intérêts coupables, et c’est parce que l’on m’a parlé de votre zèle, de votre habileté à circonvenir ce jeune Indien, et surtout de la cause de votre aveugle dévouement à exécuter les ordres que l’on vous donne, que j’ai voulu vous instruire de tout. Vous êtes fanatique de celui que vous servez… c’est bien… l’homme doit être l’esclave obéissant du dieu qu’il se choisit…

— Oui, monseigneur… tant que le dieu… reste dieu.

— Nous nous entendons parfaitement. Quant à votre récompense, vous savez… mes promesses…

— Ma récompense… je l’ai déjà, monseigneur.

— Comment ?

— Je m’entends.

— À la bonne heure… Quant au secret…

— Vous avez des garanties, monseigneur.

— Oui… suffisantes.

— Et d’ailleurs, l’intérêt de la cause que je sers vous répond de mon zèle et de ma discrétion, monseigneur.

— C’est vrai… vous êtes un homme de ferme et ardente conviction.

— J’y tâche, monseigneur.

— Et, après tout, fort religieux… à votre point de vue. Or, c’est déjà très-louable d’avoir un point de vue quelconque en ces matières, par l’impiété qui court, et surtout lorsque à votre point de vue vous pouvez m’assurer de votre aide.

— Je vous l’assure, monseigneur, par cette raison qu’un chasseur intrépide préfère un chacal à dix renards, un tigre à dix chacals, un lion à dix tigres, et l’ouelmis à dix lions.

— Qu’est-ce, l’ouelmis ?

— C’est ce que l’esprit est à la matière, la lame au fourreau, le parfum à la fleur, la tête au corps.

— Je comprends ;… jamais comparaison n’a été plus juste… Vous êtes homme de bon jugement. Rappelez-vous toujours ce que vous venez de me dire là et rendez-vous de plus en plus digne de la confiance de votre idole, de votre dieu.

— Sera-t-il bientôt en état de m’entendre, monseigneur ?

— Dans deux ou trois jours au plus ; hier une crise providentielle l’a sauvé… et il est doué d’une volonté si énergique, que sa guérison sera très-rapide.

— Le reverrez-vous demain, monseigneur ?

— Oui, avant mon départ, pour lui faire mes adieux.

— Alors, dites-lui ceci, qui est étrange, et dont je n’ai pu l’instruire, car cela s’est passé hier.

— Parlez.

— J’étais allé au jardin des morts… partout des funérailles, des torches enflammées au milieu de la nuit noire… éclairant des tombes… Bohwanie souriait dans son ciel d’ébène. En songeant à cette sainte divinité du néant, je regardais avec joie vider une voiture remplie de cercueils. La fosse immense béait comme une bouche de l’enfer ;… on lui jetait… morts sur morts ; elle béait toujours. Tout à coup je vois à côté de moi, à la lueur d’une torche, un vieillard ;… il pleurait ;… ce vieillard… je l’avais déjà vu ;… c’est un juif ;… il est gardien de cette maison… de la… rue Saint-François… que vous savez…

Et l’homme au manteau tressaillit et s’arrêta.

— Oui… je sais… mais qu’avez-vous… à vous interrompre ainsi ?

— C’est que, dans cette maison… se trouve depuis cent cinquante ans… le portrait d’un homme… d’un homme… que j’ai rencontré jadis au fond de l’Inde, sur les bords du Gange…

Et l’homme au manteau ne put s’empêcher de tressaillir et de s’arrêter encore.

— Une ressemblance singulière, sans doute ?

— Oui, monseigneur… une ressemblance… singulière ;… pas autre chose…

— Mais ce vieux juif !… ce vieux juif !…

— M’y voici, monseigneur ; toujours pleurant il a dit à un fossoyeur :

« — Eh bien ! le cercueil ?

« — Vous aviez raison ; je l’ai trouvé dans la seconde rangée de l’autre fosse, a répondu le fossoyeur ; il portait bien pour signe une croix formée de sept points noirs. Mais comment avez-vous pu savoir et la place et la marque de ce cercueil ?

« — Hélas ! peu vous importe, a dit le vieux juif avec une amère tristesse. Vous voyez que je ne suis que trop bien instruit ; où est le cercueil ?

« — Derrière la grande tombe de marbre noir que vous savez bien ; il est caché à fleur de terre ; mais dépêchez-vous vite. À travers le tumulte, on ne s’apercevra de rien, a repris le fossoyeur. Vous m’avez bien payé, je désire que vous réussissiez dans ce que vous voulez faire. »

— Et ce vieux juif, qu’a-t-il fait de ce cercueil marqué de sept points noirs ?

— Deux hommes l’accompagnaient, monseigneur, portant une civière garnie de rideaux ; il a allumé une lanterne, et, suivi de ces deux hommes, il s’est dirigé vers l’endroit désigné par le fossoyeur… Un embarras de voitures de morts m’a fait perdre le vieux juif, sur les traces duquel je m’étais mis à travers les tombeaux ; il m’a été impossible de le retrouver…

— Cela est étrange, en effet ;… ce juif, que voulait-il faire de ce cercueil ?

— On dit qu’ils emploient des cadavres pour composer des charmes magiques, monseigneur.

— Ces mécréants sont capables de tout… même du commerce avec l’ennemi des hommes… Du reste, on avisera ;… cette découverte est peut-être importante…

Minuit sonna à cet instant dans le lointain.

— Minuit !… déjà ?…

— Oui, monseigneur.

— Il faut que je parte… adieu… Ainsi, une dernière fois, vous me le jurez : la circonstance convenue arrivant, dès que vous recevrez l’autre moitié du crucifix d’ivoire que je vous ai donné tout à l’heure, vous tiendrez votre promesse ?

— Par Bohwanie, je vous l’ai juré, monseigneur.

— N’oubliez pas non plus que, pour plus de sûreté, la personne qui vous remettra l’autre moitié du crucifix, devra vous dire… Voyons, que devra-t-on vous dire… Vous souvenez-vous ?

— On devra me dire, monseigneur : De la coupe aux lèvres, il y a loin.

— Très bien… Adieu. Secret et fidélité !

— Secret et fidélité, monseigneur ! répondit l’homme au manteau.

Quelques secondes après, le fiacre se remettait en marche, emmenant le cardinal Malipieri.

Tel était l’interlocuteur de l’homme au manteau.

Ce dernier (on a sans doute reconnu Faringhea) regagna la petite porte du jardin de la maison occupée par Djalma. Au moment où il allait mettre la clef dans la serrure, à sa profonde surprise, il vit la porte s’ouvrir devant lui et un homme en sortir.

Faringhea, se précipitant sur cet inconnu, le saisit violemment au collet, en s’écriant :

— Qui êtes-vous ?… d’où venez-vous ?

Sans doute l’inconnu trouva le ton dont cette question était faite très-peu rassurant, car, au lieu d’y répondre, il fit tous ses efforts pour se dégager de l’étreinte de Faringhea, en criant d’une voix retentissante :

— Pierre !… à moi !…

Aussitôt la voiture, qui stationnait à quelques pas, arrivant au grand trot, Pierre, le valet de pied géant, saisit le métis par les épaules, le rejeta quelques pas en arrière, et opéra ainsi une diversion fort utile à l’inconnu.

— Maintenant, monsieur, dit ce dernier à Faringhea en se rajustant, toujours protégé par le géant, je suis en mesure de répondre à vos questions… quoique vous traitiez fort brutalement une ancienne connaissance… Oui, je suis M. Dupont, ex-régisseur de la terre de Cardoville ;… à telles enseignes que c’est moi qui ai aidé à vous repêcher lors du naufrage du bâtiment où vous étiez embarqué.

En effet, à la vive lueur des deux lanternes, le métis reconnut la bonne et loyale figure de M. Dupont jadis régisseur et alors, ainsi qu’on l’a dit, intendant de la maison de mademoiselle de Cardoville.

L’on n’a peut-être pas oublié que ce fut M. Dupont qui, le premier, écrivit à mademoiselle de Cardoville pour réclamer son intérêt en faveur de Djalma, retenu au château de Cardoville par une blessure reçue pendant le naufrage.

— Mais, monsieur… que venez-vous faire ici ? Pourquoi vous introduire ainsi clandestinement dans cette maison ? dit Faringhea d’un ton brusque et soupçonneux.

— Je vous ferai observer qu’il n’y a rien du tout de clandestin dans ma conduite ; je viens ici dans une voiture aux livrées de mademoiselle de Cardoville, ma chère et digne maîtresse, chargé par elle, très-ostensiblement… très-évidemment, de remettre une lettre de sa part au prince Djalma, son cousin, répondit M. Dupont avec dignité.

À ces mots, Faringhea frémit de rage muette, et reprit :

— Pourquoi, monsieur… venir à cette heure tardive ? pourquoi vous introduire par cette petite porte ?

— Je viens à cette heure, mon cher monsieur, parce que c’est l’ordre de mademoiselle de Cardoville, et je suis entré par cette petite porte parce qu’il y a tout lieu de croire qu’en m’adressant à la grande porte… il m’eût été impossible de parvenir jusqu’au prince…

— Vous vous trompez, monsieur, répondit le métis.

— C’est possible ;… mais comme l’on savait que le prince passait presque habituellement une partie de la nuit dans le petit salon… qui communique à la serre chaude dont voici la porte, et dont mademoiselle de Cardoville a conservé une double clef depuis qu’elle a loué cette maison, j’étais à peu près certain, en prenant ce chemin, de pouvoir remettre entre les mains du prince la lettre de mademoiselle de Cardoville, sa cousine… et c’est ce que j’ai eu l’honneur de faire, mon cher monsieur, et j’ai été profondément touché de la bienveillance avec laquelle le prince a daigné me recevoir, et même se souvenir de moi.

— Et qui vous a si bien instruit, monsieur, des habitudes du prince ?… dit Faringhea, ne pouvant maîtriser son dépit courroucé.

— Si j’ai été exactement renseigné sur ses habitudes, mon cher monsieur, je n’ai pas été aussi bien instruit sur les vôtres, répondit Dupont d’un air assez narquois, car je vous assure que je ne comptais pas plus vous rencontrer dans ce passage… que vous ne vous attendiez à m’y voir.

Ce disant, M. Dupont fit un salut passablement narquois au métis, et remonta dans la voiture, s’éloigna rapidement, laissant Faringhea aussi surpris que courroucé.




III


Le rendez-vous.


Le lendemain de la mission remplie par Dupont auprès de Djalma, celui-ci se promenait à pas impatients et précipités dans le petit salon indien de la rue Blanche ; cette pièce communiquait, on le sait, avec la serre chaude où Adrienne lui avait apparu pour la première fois. Il avait voulu, en souvenir de ce jour, s’habiller comme il l’était lors de cette entrevue : il portait donc une tunique de cachemire blanc, avec un turban cerise et une ceinture de la même couleur ; ses guêtres de velours incarnat, brodées d’argent, dessinaient le galbe fin et pur de sa jambe, et s’échancraient sur une petite mule de maroquin blanc à talon rouge.

Le bonheur a une action si instantanée, et pour ainsi dire tellement matérielle, sur les organisations jeunes, vivaces et ardentes, que Djalma, la veille encore morne, abattu, désespéré, n’était plus reconnaissable. Une teinte livide ne ternissait plus l’or pâle de son teint mat et transparent. Ses larges prunelles, naguère voilées comme le seraient des diamants noirs par une vapeur humide, brillaient alors d’un doux éclat au milieu de leur orbe nacré ; ses lèvres, longtemps pâlies, étaient devenues d’un coloris aussi vif, aussi velouté, que les plus belles fleurs pourpres de son pays.

Tantôt, interrompant sa marche précipitée, il s’arrêtait tout à coup, tirait de son sein un petit papier soigneusement plié, et le portait à ses lèvres avec une folle ivresse ; alors ne pouvant contenir les élans de son bonheur, une espèce de cri de joie, mâle et sonore, s’échappait de sa poitrine, et d’un bond le prince était devant la glace sans tain qui séparait le salon de la serre chaude où, pour la première fois, il avait vu mademoiselle de Cardoville.

Singulière puissance du souvenir, merveilleuse hallucination d’un esprit dominé, envahi, par une pensée unique, fixe, incessante : Bien des fois Djalma avait cru voir, ou plutôt il avait réellement vu, l’image adoré d’Adrienne lui apparaître à travers cette nappe de cristal ; et bien plus, l’illusion avait été si complète que, les yeux ardemment fixés sur la vision qu’il évoquait, il avait pu, à l’aide d’un pinceau imbibé de carmin[1], suivre et tracer avec une étonnante exactitude la silhouette de l’idéale figure que le délire de son imagination présentait à sa vue.

C’était devant ces lignes charmantes rehaussées du carmin le plus vif, que Djalma venait de se mettre en contemplation profonde, après avoir lu et relu, porté et reporté vingt fois à ses lèvres, la lettre qu’il avait reçue la veille au soir des mains de Dupont.

Djalma n’était pas seul.

Faringhea suivait tous les mouvements du prince d’un regard subtil, attentif et sombre ; se tenant respectueusement debout dans un coin du salon, le métis semblait occupé à déplier et étendre le bedej de Djalma, espèce de burnous en étoffe de l’Inde, tissu léger et soyeux, dont le fond brun disparaissait presque entièrement sous des broderies d’or ou d’argent d’une délicatesse exquise.

La figure du métis était soucieuse, sinistre. Il ne pouvait s’y méprendre, la lettre de mademoiselle de Cardoville, remise la veille par M. Dupont à Djalma devait seule causer son enivrement, car, sans doute, il se savait aimé ; dans ce cas, son silence obstiné envers Faringhea depuis que celui-ci était entré dans le salon, l’alarmait fort, et il ne savait comment l’interpréter.

La veille, après avoir quitté M. Dupont dans un état d’anxiété facile à comprendre, le métis était revenu en hâte vers le prince, afin de juger de l’effet produit par la lettre de mademoiselle de Cardoville ; mais il trouva le salon fermé. Il frappa, personne ne lui répondit. Alors, quoique la nuit fût avancée, il expédia en toute hâte une note à Rodin, dans laquelle il lui annonçait et la visite de M. Dupont et le but probable de cette visite.

Djalma avait en effet passé la nuit dans des emportements de bonheur et d’espoir, dans une fièvre d’impatience impossible à rendre. Au matin seulement, rentrant dans sa chambre à coucher, il avait pris quelques moments de repos et s’était habillé seul.

Plusieurs fois, mais en vain, le métis avait discrètement frappé à la porte de l’appartement de Djalma ; vers les midi et demi seulement, celui-ci avait sonné pour demander que sa voiture fût prête à deux heures et demie. Faringhea s’étant présenté, le prince lui avait donné cet ordre sans le regarder et comme s’il eût parlé à tout autre de ses serviteurs ; était-ce défiance, éloignement ou distraction de la part du prince ? Telles étaient les questions que se posait le métis avec une angoisse croissante, car les desseins dont il était l’instrument le plus actif, le plus immédiat, pouvaient être ruinés au moindre soupçon de Djalma.

— Oh !… les heures… les heures… qu’elles sont lentes !… s’écria tout à coup le jeune Indien d’une voix basse et palpitante.

— Les heures… sont bien longues, disiez-vous avant-hier encore, monseigneur…

Et, en prononçant ces mots, Faringhea s’approcha de Djalma afin d’attirer son attention. Voyant qu’il n’y réussissait pas, il fit quelques pas de plus, et reprit :

— Votre joie semble bien grande, monseigneur ; faites-en connaître le sujet à votre pauvre et fidèle serviteur, afin qu’il puisse s’en réjouir avec vous.

S’il avait entendu les paroles du métis, Djalma n’en avait écouté aucune ; il ne répondit pas ; ses grands yeux noirs nageaient dans le vide ; il semblait sourire avec adoration à une vision enchanteresse, les deux mains croisées sur sa poitrine, ainsi que les placent pour prier les gens de son pays.

Après quelques instants de cette sorte de contemplation, il dit :

— Quelle heure est-il ?

Mais il semblait plutôt se faire cette demande à lui-même qu’à un tiers.

— Il est bientôt deux heures, monseigneur, dit Faringhea.

Djalma, après avoir entendu cette réponse, s’assit et cacha sa figure dans ses mains, comme pour se recueillir et s’absorber complètement dans une ineffable méditation.

Faringhea, poussé à bout par ses inquiétudes croissantes et voulant à tout prix attirer l’attention de Djalma, s’approcha de lui, et presque certain de l’effet des paroles qu’il allait prononcer, il lui dit d’une voix lente et pénétrante :

— Monseigneur,… ce bonheur qui vous transporte, vous le devez, j’en suis sûr, à mademoiselle de Cardoville.

À peine ce nom fut-il prononcé que Djalma tressaillit, bondit sur son fauteuil, se leva, et regardant le métis en face, il s’écria, comme s’il n’eût fait que de l’apercevoir :

— Faringhea,… tu es ici ?… Que veux-tu ?

— Votre fidèle serviteur partage votre joie, monseigneur.

— Quelle joie ?

— Celle que vous cause la lettre de mademoiselle de Cardoville, monseigneur.

Djalma ne répondit pas, mais son regard brillait de tant de bonheur, de tant de sérénité, que le métis se sentit complètement rassuré ; aucun nuage de défiance ou de doute, si léger qu’il fût, n’obscurcissait les traits radieux du prince.

Celui-ci, après quelques moments de silence, releva sur le métis ses yeux à demi voilés d’une larme de joie, et répondit avec l’expression d’un cœur qui déborde d’amour et de félicité :

— Oh ! le bonheur,… le bonheur ;… c’est bon et grand comme Dieu ;… c’est Dieu…

— Ce bonheur vous était dû, monseigneur, après tant de souffrances…

— Quand cela ?… Ah ! oui, autrefois, j’ai souffert ; autrefois aussi j’ai été à Java,… Il y a des années de cela…

— D’ailleurs, monseigneur, cet heureux succès ne m’étonne pas. Que vous ai-je toujours dit ? Ne vous désolez pas ;… feignez un violent amour pour une autre ;… et cette orgueilleuse jeune fille…

À ces mots, Djalma jeta un coup d’œil si perçant sur le métis, que celui-ci s’arrêta court ; mais le prince lui dit avec la plus affectueuse bonté :

— Continue ;… je t’écoute…

Puis appuyant son menton dans sa main et son coude sur son genou, il attacha sur Faringhea un regard profond, mais d’une douceur tellement ineffable, tellement pénétrante, que Faringhea, cette âme de fer, se sentit un instant troublé par un léger remords.

— Je disais, monseigneur, reprit-il, qu’en suivant les conseils de votre esclave,… qui vous engageait à feindre un amour passionné pour une autre femme, vous avez amené mademoiselle de Cardoville, si fière, si orgueilleuse, à venir à vous… Ne vous l’avais-je pas prédit ?

— Oui,… tu l’avais prédit, répondit Djalma, toujours accoudé, toujours examinant le métis avec la même attention, avec la même expression de suave bonté.

La surprise de Faringhea augmentait ; ordinairement le prince, sans le traiter avec dureté, conservant du moins avec lui les traditions quelque peu hautaines et impérieuses de leur pays commun, ne lui avait jamais parlé avec cette douceur. Sachant tout le mal qu’il avait fait au prince, défiant comme tous les méchants, le métis crut un moment que la bienveillance de son maître cachait un piége ; aussi continua-t-il avec moins d’assurance :

— Croyez-moi, monseigneur, ce jour, si vous savez profiter de vos avantages, ce jour vous consolera de toutes vos peines, et elles ont été grandes, car hier encore,… bien que vous ayez la générosité de l’oublier, et c’est un tort, hier encore vous souffriez affreusement ; mais vous n’étiez pas seul à souffrir ;… cette fière jeune fille aussi… a souffert…

— Tu crois ? dit Djalma.

— Oh ! bien sûr, monseigneur, jugez donc, en vous voyant au théâtre avec une autre femme, ce qu’elle a dû ressentir !… Si elle vous aimait faiblement, elle a été cruellement frappée dans son amour-propre… Si elle vous aimait avec passion, elle a été frappée au cœur… Aussi, lasse de souffrir, elle vient à vous…

— De sorte que, de toutes façons, tu es certain qu’elle a souffert, beaucoup… souffert ? Et cela ne t’apitoie pas ? dit Djalma d’une voix contrainte, mais toujours avec un accent rempli de douceur…

— Avant de songer à plaindre les autres, monseigneur, je songe… à vos peines… Et elles me touchent trop pour qu’il me reste quelque pitié pour autrui,… ajouta hypocritement Faringhea : l’influence de Rodin avait déjà modifié le phanségar.

— Cela est étrange,… dit Djalma en se parlant à lui-même et jetant sur le métis un regard plus profond encore, mais toujours rempli de bonté.

— Qu’est-ce qui est étrange, monseigneur ?

— Rien. Mais, dis-moi, puisque tes avis m’ont si bien réussi pour le passé,… que penses-tu de l’avenir ?…

— De l’avenir, monseigneur ?

— Oui… dans une heure… je vais être auprès de mademoiselle de Cardoville…

— Cela est grave, monseigneur ;… l’avenir dépend de cette première entrevue.

— C’est à quoi je pensais tout à l’heure.

— Croyez-moi, monseigneur… les femmes ne se passionnent jamais que pour l’homme hardi qui leur épargne l’embarras des refus.

— Explique-toi mieux.

— Eh bien ! monseigneur, elles méprisent l’amant timide et langoureux qui, d’une voix humble, demande ce qu’il doit ravir…

— Mais je vois aujourd’hui mademoiselle de Cardoville pour la première fois.

— Vous l’avez vue mille fois dans vos rêves, monseigneur, et elle aussi vous a vu dans ses rêves, puisqu’elle vous aime… Il n’y a pas une de vos pensées d’amour qui n’ait eu de l’écho dans son cœur… Toutes vos ardentes adorations pour elle, elle les a ressenties pour vous… L’amour n’a pas deux langages, et, sans vous voir, vous vous êtes dit… tout ce que vous aviez à vous dire… Maintenant… aujourd’hui même agissez en maître,… et elle est à vous.

— Cela est étrange,… étrange, dit Djalma une seconde fois, en ne quittant pas des yeux Faringhea.

Se méprenant sur le sens que le prince attachait à ces mots, le métis reprit :

— Croyez-moi, monseigneur, si étrange que cela vous semble, cela est sage… Rappelez-vous le passé… Est-ce en jouant le rôle d’un amoureux timide… que vous avez amené à vos pieds cette orgueilleuse jeune fille, monseigneur ? Non, c’est en feignant de la dédaigner pour une autre femme… Ainsi, pas de faiblesse… le lion ne soupire pas comme le faible tourtereau ; ce fier sultan du désert n’a pas souci de quelques mugissements plaintifs de la lionne… encore moins courroucée que reconnaissante de ses rudes et sauvages caresses ; aussi, bientôt soumise, heureuse et craintive, elle rampe sur la trace de son maître. Croyez-moi, monseigneur, osez,… osez… et aujourd’hui vous serez le sultan adoré de cette jeune fille dont tout Paris admire la beauté.

Après quelques minutes de silence, Djalma, secouant la tête avec une expression de tendre commisération, dit au métis, de sa voix douce et sonore :

— Pourquoi me trahir ainsi ? pourquoi me conseiller ainsi méchamment d’employer la violence, la terreur, la surprise… envers un ange de pureté… que je respecte comme ma mère ? N’est-ce donc pas assez pour toi de t’être dévoué à mes ennemis, à ceux qui m’ont poursuivi jusqu’à Java ?

Djalma, l’œil sanglant, le front terrible, le poignard levé, se fût précipité sur le métis, que celui-ci eût été moins surpris, peut-être moins effrayé qu’en entendant Djalma lui parler de sa trahison avec cet accent de doux reproche.

Faringhea recula vivement d’un pas, comme s’il eût cherché à se mettre en défense.

Djalma reprit avec la même mansuétude :

— Ne crains rien ;… hier, je t’aurais tué… je te l’assure ;… mais aujourd’hui, l’amour heureux me rend équitable et clément ; j’ai pour toi de la pitié sans fiel ; je te plains, tu dois avoir été bien malheureux… pour être devenu si méchant.

— Moi, monseigneur ! dit le métis avec une stupeur croissante.

— Mais tu as donc bien souffert, on a donc bien été impitoyable envers toi, pauvre créature, que tu es impitoyable dans ta haine, et que la vue d’un bonheur comme le mien ne te désarme pas ?… Vrai… en t’écoutant tout à l’heure, j’éprouvais pour toi une commisération sincère, en voyant la triste persévérance de ta haine.

— Monseigneur, je ne sais… mais…

Et le métis, balbutiant, ne trouvait pas une parole à répondre.

— Voyons, quel mal t’ai-je fait ?

— Mais… aucun, monseigneur ! répondit le métis.

— Alors pourquoi me haïr ainsi ? pourquoi me vouloir du mal avec tant d’acharnement ?… N’était-ce pas assez de me donner le perfide conseil de feindre un honteux amour pour cette jeune fille que tu as amenée ici… et qui, lasse du misérable rôle qu’elle jouait près de moi, a quitté cette maison ?

— Votre feint amour pour cette jeune fille… monseigneur, reprit Faringhea en reprenant peu à peu son sang-froid, a vaincu la froideur de…

— Ne dis pas cela, reprit le prince avec la même douceur en l’interrompant ; si je jouis de cette félicité qui me rend compatissant envers toi, qui m’élève au-dessus de moi-même, c’est que mademoiselle de Cardoville sait maintenant que je n’ai pas un moment cessé de l’aimer, comme elle doit être aimée… avec adoration, avec respect ; toi, au contraire, en me conseillant comme tu l’as fait… ton dessein était de l’éloigner de moi à jamais ; tu as failli réussir.

— Monseigneur… si vous pensez cela de moi… vous devez me regarder comme votre plus mortel ennemi…

— Ne crains rien, te dis-je ;… je n’ai pas le droit de te blâmer… Dans le délire du chagrin, je t’ai écouté… j’ai suivi tes avis ;… je n’ai pas été ta dupe, mais ton complice… Seulement, avoue-le, me voyant à ta merci, abattu, désespéré, n’était-ce pas cruel à toi de me conseiller ce qui pouvait m’être le plus funeste au monde ?

— L’ardeur de mon zèle m’aura égaré, monseigneur.

— Je veux te croire… Mais pourtant aujourd’hui… encore des excitations mauvaises ;… tu as été sans pitié pour mon bonheur comme tu avais été sans pitié pour mon malheur ;… ces délices du cœur où tu me vois plongé ne t’inspirent qu’un désir… celui de changer cette ivresse en désespoir.

— Moi, monseigneur ?

— Oui, toi ;… tu as pensé qu’en suivant tes conseils, je me perdrais, je me déshonorerais pour toujours aux yeux de mademoiselle de Cardoville… Voyons, dis : cette haine acharnée… pourquoi ? Encore une fois… que t’ai-je fait ?

— Monseigneur… vous me jugez mal, et je…

— Écoute-moi, je ne veux plus que tu sois méchant et traître ; je veux te rendre bon… Dans notre pays, on charme les serpents les plus dangereux, on apprivoise les tigres… Eh bien ! je veux aussi te dompter à force de douceur, toi qui es un homme… toi qui as un esprit pour te guider et un cœur pour aimer ;… ce jour me donne un bonheur divin, tu béniras ce jour… Que puis-je pour toi ? que veux-tu ? de l’or ?… tu auras de l’or… Veux-tu plus que de l’or ?… veux-tu un ami, dont l’amitié tendre te consolera, et, te faisant oublier les chagrins qui t’ont rendu méchant, te rendra bon ?… Quoique fils de roi, veux-tu que je sois cet ami ? Je le serai, oui… malgré le mal… non… à cause du mal que tu m’as fait ;… je serai pour toi un ami sincère, heureux de me dire : Le jour où l’ange m’a dit qu’elle aimait, mon bonheur a été bien grand : le matin j’avais un ennemi implacable ; le soir, sa haine s’était changée en amitié… Va, crois-moi, Faringhea, le malheur fait les méchants ; le bonheur fait les bons : sois heureux…

À ce moment, deux heures sonnèrent.

Le prince tressaillit ; c’était le moment de partir pour son rendez-vous avec Adrienne.

L’admirable figure de Djalma, encore embellie par la douce et ineffable expression dont elle s’était animée en parlant au métis, sembla s’illuminer d’un rayon divin.

S’approchant de Faringhea, il lui tendit la main avec un geste rempli de mansuétude et de grâce, en lui disant :

— Ta main…

Le métis, dont le front était baigné d’une sueur froide, dont les traits étaient pâles, altérés, presque décomposés, hésita un instant ; puis, dominé, vaincu, fasciné, il tendit en frissonnant sa main au prince, qui la serra et lui dit, à la mode de son pays :

— Tu mets loyalement ta main dans la main d’un ami loyal… Cette main sera toujours ouverte pour toi… Adieu, Faringhea… Je me sens maintenant plus digne de m’agenouiller devant l’ange.

Et Djalma sortit afin de se rendre chez Adrienne.

Malgré sa férocité, malgré la haine impitoyable qu’il portait à l’espèce humaine, bouleversé par les nobles et clémentes paroles de Djalma, le sombre sectateur de Bohwanie se dit avec terreur :

— J’ai touché sa main… il est maintenant sacré pour moi…

Puis après un moment de silence, et la réflexion lui venant sans doute, il s’écria :

— Oui… mais il n’est pas sacré pour celui qui, selon ce qu’on m’a répondu cette nuit, doit l’attendre à la porte de cette maison…

Ce disant, le métis courut dans une chambre voisine qui donnait sur la rue, souleva un coin du rideau, et dit avec anxiété :

— Sa voiture sort… l’homme s’approche… Enfer !… la voiture a marché, je ne vois plus rien.





IV


L’attente.


Par une singulière coïncidence de pensée, Adrienne avait voulu, ainsi que Djalma, être vêtue comme elle l’était lors de sa première entrevue avec lui dans la maison de la rue Blanche.

Pour le lieu de cette entrevue si solennelle au point de vue de son bonheur, mademoiselle de Cardoville, avec son tact naturel, avait choisi le grand salon de réception de l’hôtel de Cardoville, où se voyaient plusieurs portraits de famille. Les plus apparents étaient ceux de son père et de sa mère. Ce salon, fort vaste et d’une grande élévation, était, ainsi que ceux qui le précédaient, meublé avec le luxe imposant du siècle de Louis XIV ; le plafond, peint par Lebrun, ayant pour sujet le triomphe d’Apollon, étalait l’ampleur de son dessin, la vigueur de son coloris, au milieu d’une large corniche magnifiquement sculptée et dorée, supportée dans ses angles par quatre pendentifs composés de grandes figures aussi dorées, représentant les Saisons ; des panneaux recouverts de damas cramoisi, entourés d’encadrements, servaient de fond aux grands portraits de famille qui ornaient cette pièce.

Il est plus facile de concevoir que de peindre les mille émotions diverses dont était agitée mademoiselle de Cardoville, à mesure qu’approchait le moment de son entretien avec Djalma. Leur réunion avait été jusqu’alors empêchée par tant de douloureux obstacles, Adrienne savait ses ennemis si vigilants, si actifs, si perfides, qu’elle doutait encore de son bonheur. À chaque instant, presque malgré elle, son regard interrogeait la pendule ; quelques minutes encore, et l’heure du rendez-vous allait sonner.

Enfin cette heure sonna.

Chaque coup du timbre retentit longuement au fond du cœur d’Adrienne. Elle pensa que Djalma, sans doute par réserve, ne s’était pas permis de devancer l’instant fixé par elle ; loin de le blâmer de cette discrétion, elle lui en sut gré ; mais de ce moment, au moindre bruit qu’elle entendait dans les salons voisins, suspendant sa respiration, elle prêtait l’oreille avec espérance.

Pendant les premières minutes qui suivirent l’heure où elle attendait Djalma, mademoiselle de Cardoville ne conçut aucune crainte sérieuse et calma son impatience un peu inquiète par ce calcul, très-puéril, très-niais, aux yeux des gens qui n’ont jamais connu la fiévreuse agitation d’une attente heureuse, en se disant que la pendule de la maison de la rue Blanche pouvait retarder de quelque peu sur la pendule de la rue d’Anjou.

Mais à mesure que cette différence supposée, d’ailleurs fort concevable, se changea en un retard d’un quart d’heure… de vingt minutes… et plus, Adrienne ressentit une angoisse croissante ; deux ou trois fois, la jeune fille, se levant, le cœur palpitant, alla sur la pointe du pied écouter à la porte du salon…

Elle n’entendit rien…

La demie de trois heures sonna.

Ne pouvant surmonter sa frayeur naissante, et se rattachant à un dernier espoir, elle revint auprès de la cheminée, puis sonna, après avoir, pour ainsi dire, composé son visage, afin qu’il ne trahît aucune émotion.

Au bout de quelques secondes, un valet de chambre à cheveux gris, vêtu de noir, ouvrit la porte, et attendit dans un respectueux silence les ordres de sa maîtresse ; celle-ci lui dit d’une voix calme :

— André, priez Hébé de vous donner un flacon que j’ai oublié sur la cheminée de ma chambre et apportez-le-moi.

André s’inclina ; au moment où il allait sortir du salon pour exécuter l’ordre d’Adrienne, ordre qu’elle n’avait donné que pour pouvoir faire une autre question, dont elle voulait dissimuler l’importance aux yeux de ses gens, instruits de la prochaine venue du prince, mademoiselle de Cardoville ajouta d’un air indifférent en montrant la pendule :

— Cette pendule… va-t-elle bien ?

André tira sa montre, y jeta les yeux et répondit :

— Oui, mademoiselle ;… je me suis réglé sur les Tuileries ; il est aussi trois heures et demie passées à ma montre.

— C’est bien !… je vous remercie… dit Adrienne avec bonté.

André s’inclina, et, avant de sortir il dit à Adrienne :

— J’oubliais de prévenir mademoiselle que M. le maréchal Simon est venu il y a une heure ; comme la porte de mademoiselle était fermée pour tout le monde, excepté pour M. le prince, on a dit que mademoiselle ne recevait pas.

— C’est bien, dit Adrienne.

André s’inclina de nouveau, quitta le salon, et tout retomba dans le silence.

Par cela même que, jusqu’à la dernière minute de l’heure de son entrevue avec Djalma, l’espérance d’Adrienne n’avait pas été troublée par le plus léger doute, la déception dont elle commençait à souffrir était d’autant plus affreuse ; jetant alors un regard navré sur l’un des portraits placés au-dessus d’elle et latéralement à la cheminée, elle murmura avec un accent plaintif et désolé :

— Ô ma mère !

À peine mademoiselle de Cardoville avait-elle prononcé ces mots, que le roulement sourd d’une voiture qui entrait dans la cour de l’hôtel ébranla légèrement les vitres.

La jeune fille tressaillit et ne put retenir un léger cri de joie ; son cœur bondit au-devant de Djalma ; car, cette fois, elle sentait pour ainsi dire que c’était lui. Elle en était aussi certaine que si de ses yeux elle avait vu le prince.

Elle se rassit en essuyant une larme suspendue à ses longs cils. Sa main tremblait comme la feuille.

Le bruit assez retentissant de plusieurs portes dont on ouvrait successivement les battants prouva bientôt à la jeune fille la certitude de ses prévisions. Les deux vantaux dorés de la porte du salon roulèrent sur leurs gonds, et le prince parut.

Pendant qu’un second valet de chambre refermait la porte, André, entrant quelques secondes après Djalma, pendant que celui-ci s’approchait d’Adrienne, alla déposer sur une table dorée à portée de la jeune fille un petit plateau de vermeil où se trouvait un flacon de cristal ; puis la porte se referma.

Le prince et mademoiselle de Cardoville restèrent seuls.




V


Adrienne et Djalma.


Le prince s’était lentement approché de mademoiselle de Cardoville.

Malgré l’impétuosité des passions du jeune Indien, sa démarche mal assurée, timide, mais d’une timidité charmante, trahissait sa profonde émotion. Il n’avait pas encore osé lever les yeux sur Adrienne ; il était subitement devenu très-pâle, et ses belles mains, religieusement croisées sur sa poitrine, selon les habitudes d’adoration de son pays, tremblaient beaucoup ; il restait à quelques pas d’Adrienne, la tête légèrement inclinée.

Cet embarras, ridicule chez tout autre, était touchant chez ce prince, de vingt ans, d’une intrépidité presque fabuleuse, d’un caractère si héroïque, si généreux, que les voyageurs ne parlaient du fils du roi Kadja Sing qu’avec admiration et respect.

Doux émoi, chaste réserve plus intéressante encore, si l’on songe que les brûlantes passions de cet adolescent étaient d’autant plus inflammables, qu’elles avaient été jusqu’alors toujours contenues.

Mademoiselle de Cardoville, non moins embarrassée, non moins troublée, était restée assise ; ainsi que Djalma, elle tenait ses yeux baissés ; mais la brûlante rougeur de ses joues, les battements précipités de son sein virginal, révélaient une émotion qu’elle ne pensait pas d’ailleurs à cacher…

Adrienne, malgré la fermeté de son esprit tour à tour si fin et si gai, si gracieux et si incisif ; malgré la décision de son caractère indépendant et fier ; malgré sa grande habitude du monde, Adrienne montrant, ainsi que Djalma, une gaucherie naïve, un trouble enchanteur, partageait cette sorte d’anéantissement passager, ineffable, sous lequel semblaient fléchir ces deux beaux êtres amoureux, ardents et purs ; comme s’ils eussent été impuissants à supporter à la fois le bouillonnement de leurs sens palpitants et l’enivrante exaltation de leur cœur.

Et pourtant leurs yeux ne s’étaient pas encore rencontrés… Tous deux redoutaient ce premier choc électrique du regard, cette invisible attraction de deux êtres aimants et passionnés l’un vers l’autre, feu sacré qui, plus rapide que la foudre, allume, embrase leur sang, et quelquefois, presque à leur insu, les enlève à la terre et les ravit au ciel ; car c’est se rapprocher de Dieu que de se livrer avec une religieuse ivresse au plus noble, au plus irrésistible des penchants qu’il a mis en nous… le seul penchant enfin que, dans son adorable sagesse, le dispensateur de toutes choses ait voulu sanctifier en le douant d’une étincelle de sa divinité créatrice…

Djalma leva les yeux ; ils étaient à la fois humides et étincelants ; la fougue d’un amour exalté, la brûlante ardeur de l’âge, si longtemps comprimée, l’admiration exaltée d’une beauté idéale se lisaient dans ce regard, empreint cependant d’une timidité respectueuse, et donnaient aux traits de cet adolescent une expression indéfinissable, irrésistible…

Irrésistible !… car, Adrienne, rencontrant le regard du prince, frémit de tout son corps, se sentit comme attirée dans un tourbillon magnétique. Déjà ses yeux s’appesantissaient sous une lassitude enivrante lorsque, par un suprême effort de vouloir et de dignité, elle surmonta ce trouble délicieux, se leva de son fauteuil, et, d’une voix tremblante, elle dit à Djalma :

— Prince, je suis heureuse de vous recevoir ici.

Puis, d’un geste lui montrant un des portraits suspendus derrière elle, Adrienne ajouta, comme s’il s’était agi d’une présentation :

— Prince,… ma mère…

Par une pensée d’une rare délicatesse, Adrienne faisait, pour ainsi dire, assister sa mère à son entretien avec Djalma.

C’était se sauvegarder, elle et le prince, contre les séductions d’une première rencontre d’autant plus entraînante que tous deux se savaient éperdument aimés ; que tous deux étaient libres… et n’avaient à répondre qu’à Dieu des trésors de bonheur et de volupté dont il les avait si magnifiquement doués.

Le prince comprit la pensée d’Adrienne ; aussi, lorsque la jeune fille lui eut indiqué le portrait de sa mère, Djalma, par un mouvement spontané, rempli de charme et de simplicité, s’inclina, en pliant un genou devant le portrait, et dit d’une voix douce et mâle en s’adressant à cette peinture :

— Je vous aimerai, je vous bénirai comme ma mère. Et ma mère aussi, dans ma pensée, sera là, comme vous, à côté de votre enfant…

On ne pouvait mieux répondre au sentiment qui avait engagé mademoiselle de Cardoville à se mettre pour ainsi dire sous la protection de sa mère ; aussi, de ce moment, rassurée sur Djalma, rassurée sur elle-même, la jeune fille se trouvant pour ainsi dire à son aise, le délicieux enjouement du bonheur vint remplacer peu à peu les émotions et le trouble qui l’avaient d’abord agitée.

Alors, se rasseyant, elle dit à Djalma, en lui montrant un siége en face d’elle :

— Veuillez vous asseoir… mon cher cousin… et laissez-moi vous appeler ainsi, car je trouve un peu trop d’étiquette dans le mot prince, et, quant à vous, appelez-moi votre cousine, car je trouve aussi mademoiselle trop grave. Ceci réglé, causons d’abord en bons amis.

— Oui, ma cousine, répondit Djalma, qui avait rougi au mot d’abord.

— Comme la franchise est de mise entre amis, répondit Adrienne, je vous ferai d’abord un reproche…, ajouta-t-elle avec un demi-sourire en regardant le prince.

Celui-ci, au lieu de s’asseoir, restait debout, accoudé à la cheminée, dans une attitude remplie de grâce et de respect.

— Oui, mon cousin…, reprit Adrienne, un reproche que vous me pardonnerez peut-être ;… en un mot, je vous attendais… un peu plus tôt…

— Peut-être, ma cousine, me blâmerez-vous de n’être pas venu plus tard.

— Que voulez-vous dire ?

— Au moment où je sortais… de chez moi, un homme que je ne connaissais pas s’est approché de ma voiture… et m’a dit avec tant de sincérité que je l’ai cru : « Vous pouvez sauver la vie d’un homme qui a été un père pour vous… le maréchal Simon est en grand péril ;… mais, pour lui venir en aide, il faut me suivre à l’instant… »

— C’était un piége, s’écria vivement Adrienne : le maréchal Simon, il y a une heure à peine… est venu ici…

— Lui !… s’écria Djalma avec joie et comme s’il eût été soulagé d’un pénible poids ; ah ! du moins, ce beau jour ne sera pas attristé.

— Mais, mon cousin, reprit Adrienne, comment ne vous êtes-vous pas défié de cet émissaire ?

— Quelques mots qui lui sont échappés plus tard m’ont alors inspiré des doutes, répondit Djalma ; mais je l’ai d’abord suivi, craignant que le maréchal ne fût en danger… car je sais qu’il a aussi des ennemis.

— Maintenant que je réfléchis, vous avez eu raison, mon cousin ; quelque nouvelle trame contre le maréchal était vraisemblable… Au moindre doute, vous deviez courir à lui.

— Je l’ai fait… cependant vous m’attendiez.

— C’est là un généreux sacrifice, et mon estime pour vous s’accroîtrait encore si elle pouvait augmenter,… dit Adrienne avec émotion ; mais qu’est-il advenu de cet homme ?

— Sur mon ordre, il est monté dans ma voiture. À la fois inquiet du maréchal et désespéré de voir ainsi s’écouler le temps que je devais passer auprès de vous, ma cousine, je pressai cet homme de questions, et plusieurs fois il me répondit avec embarras. L’idée me vint alors qu’on me tendait peut-être un piége. Me rappelant tout ce que l’on avait déjà tenté pour me perdre auprès de vous… aussitôt j’ai changé de chemin. Le dépit de l’homme qui m’accompagnait est alors devenu si visible qu’il aurait dû m’éclairer ; cependant, pensant au maréchal Simon, j’éprouvais encore un vague remords, que vous venez enfin de calmer, ma cousine.

— Ces gens sont implacables, dit Adrienne, mais notre bonheur sera plus fort que leur haine.

Après un moment de silence, elle reprit avec sa franchise habituelle :

— Mon cher cousin, il m’est impossible de taire et de cacher ce que j’ai dans le cœur… Causons encore quelques instants (toujours en amis), causons d’un passé qu’on nous a rendu si cruel, ensuite nous l’oublierons à jamais comme un mauvais rêve.

— Je vous répondrai avec sincérité, au risque de me nuire à moi-même, dit le prince.

— Comment avez-vous pu vous résoudre à vous montrer en public avec… ?

— Avec cette jeune fille ? dit Djalma en interrompant Adrienne.

— Oui, mon cousin, reprit mademoiselle de Cardoville, attendant la réponse de Djalma avec une curiosité inquiète.

— Étranger aux habitudes de ce pays, répondit Djalma sans embarras, parce qu’il disait vrai ; l’esprit affaibli par le désespoir, égaré par les funestes conseils d’un homme dévoué à nos ennemis, j’ai cru, ainsi qu’il me le disait, qu’en affichant devant vous un autre amour, j’exciterais votre jalousie ; et que…

— Assez, mon cousin ; je comprends tout, dit vivement Adrienne en interrompant à son tour Djalma pour lui épargner un aveu pénible ; il a fallu que moi aussi je fusse bien aveuglée par le désespoir pour n’avoir pas deviné ce méchant complot, surtout après votre folle et intrépide action : risquer la mort… pour ramasser mon bouquet ! ajouta Adrienne en frissonnant encore à ce souvenir. Un dernier mot, reprit-elle, quoique je sois sûre de votre réponse : n’avez-vous pas reçu une lettre que je vous ai écrite le matin même du jour où je vous ai vu au théâtre ?

Djalma ne répondit rien ; un sombre nuage passa rapidement sur ses beaux traits, et, pendant une seconde, ils prirent une expression si menaçante, qu’Adrienne en fut effrayée. Mais bientôt cette violente agitation s’apaisa comme par réflexion ; le front de Djalma redevint calme et serein.

— J’ai été plus clément que je ne le pensais, dit le prince à Adrienne, qui le contemplait avec étonnement. J’ai voulu venir près de vous… digne de vous… ma cousine. J’ai pardonné à celui qui, pour servir mes ennemis, m’avait donné, me donnait encore de funestes conseils… Cet homme, j’en suis certain, m’a dérobé votre lettre… Tout à l’heure, en pensant à tous les maux qu’il m’a ainsi causés, j’ai un instant regretté ma clémence… Mais j’ai pensé à votre lettre d’hier… et ma colère s’est évanouie.

— C’en est donc fait de ce passé funeste, de ces craintes, de ces défiances, de ces soupçons, qui nous ont tourmentés si longtemps, qui ont fait que j’ai douté de vous et que vous avez douté de moi. Oh ! oui, loin de nous ce passé funeste ! s’écria mademoiselle de Cardoville avec une joie profonde.

Et comme si elle eût délivré son cœur des dernières pensées qui auraient pu l’attrister, elle reprit :

— À nous l’avenir maintenant, l’avenir tout entier… l’avenir radieux, sans nuage… sans obstacles, un horizon si beau… si pur dans son immensité, que ses limites échappent à la vue !

Il est impossible de rendre l’exaltation ineffable, l’accent d’espérance entraînante qui accompagna ces paroles d’Adrienne ; tout à coup, ses traits exprimèrent une mélancolie touchante, et elle ajouta d’une voix profondément émue :

— Et dire… qu’à cette heure… il y a pourtant des malheureux qui souffrent !

Ce retour de commisération naïve envers l’infortune au moment même où cette noble jeune fille atteignait le comble d’un bonheur idéal, impressionna si vivement Djalma qu’involontairement il tomba aux genoux d’Adrienne, joignit les mains et tourna vers elle son visage enchanteur, où se lisait une adoration presque divine…

Puis cachant sa figure entre ses mains, il baissa la tête sans dire un seul mot.

Il y eut un moment de silence profond.

Adrienne l’interrompit la première en voyant une larme rouler à travers les doigts effilés de Djalma.

— Qu’avez-vous, mon ami ?… s’écria-t-elle.

Et, par un mouvement plus rapide que sa pensée, elle se pencha vers le prince et abaissa ses mains, qu’il tenait toujours sur son visage.

Son visage était baigné de larmes.

— Vous pleurez !… s’écria mademoiselle de Cardoville, si émue qu’elle garda les mains de Djalma entre les siennes ; aussi, ne pouvant essuyer ses larmes, le jeune Indien les laissa couler comme autant de gouttes de cristal sur l’or pâle de ses joues.

— Il n’est pas en ce moment un bonheur comme le mien, dit le prince de sa voix suave et vibrante, avec une sorte d’accablement indicible ; et je ressens une grande tristesse : cela doit être… Vous me donnez le ciel ;… moi je vous donnerais la terre… que je serais encore ingrat envers vous… Hélas ! que peut l’homme pour la divinité ? la bénir, l’adorer… mais jamais lui rendre les trésors dont elle le comble ;… il n’en souffre pas dans son orgueil, mais dans son cœur…

Djalma n’exagérait pas ; il disait ce qu’il éprouvait réellement, et la forme un peu hyperbolique, familière aux Orientaux, pouvait seule rendre sa pensée.

L’accent de son regret fut si sincère, son humilité si naïve, si douce, qu’Adrienne, aussi touchée jusqu’aux larmes, lui répondit avec une expression de sérieuse tendresse :

— Mon ami… nous sommes tous deux au comble du bonheur… L’avenir de notre félicité n’a pas de limites, et pourtant, quoique de sources différentes, des pensées tristes nous sont venues… C’est que, voyez-vous, il est des bonheurs dont l’immensité même étourdit… Un moment, le cœur… l’esprit… l’âme… ne suffisent pas à les contenir ;… ils nous débordent… ils nous accablent… Les fleurs aussi se courbent par instants, comme anéanties sous les rayons trop ardents du soleil, qui est pourtant leur vie et leur amour… Oh ! mon ami, cette tristesse est grande, mais elle est douce !

En disant ces mots, la voix d’Adrienne baissa de plus en plus, et sa tête s’inclina doucement, comme si en effet elle se fût affaissée sous le poids de son bonheur…

Djalma était resté agenouillé devant elle, ses mains dans ses mains… de sorte qu’en s’abaissant, le front d’ivoire et les cheveux d’or d’Adrienne effleurèrent le front couleur d’ambre et les boucles d’ébène de Djalma…

Et les larmes douces, silencieuses, des deux amants tombaient lentement et se confondaient sur leurs belles mains entrelacées…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que cette scène se passait à l’hôtel de Cardoville, Agricol se rendait rue de Vaugirard, auprès de M. Hardy, avec une lettre d’Adrienne.





VI


L’Imitation.


M. Hardy occupait, on l’a dit, un pavillon dans la maison de retraite annexée à la demeure occupée rue de Vaugirard par bon nombre de révérends pères de la compagnie de Jésus. Rien de plus calme, de plus silencieux que cette demeure ; on y parlait toujours à voix basse, les serviteurs eux-mêmes avaient quelque chose de mielleux dans leurs paroles, de béat dans leur démarche.

Ainsi que dans tout ce qui, de près ou de loin, subit l’action compressive et annihilante de ces hommes, l’animation, la vie, manquaient dans cette maison d’une tranquillité morne. Ses pensionnaires y menaient une existence d’une monotonie pesante, d’une régularité glaciale, coupée çà et là pour quelques-uns par des pratiques dévotieuses ; aussi, bientôt, et selon les prévisions intéressées des révérends pères, l’esprit, sans aliment, sans commerce extérieur, sans excitation, s’alanguissait dans la solitude ; les battements du cœur semblaient se ralentir, l’âme s’engourdissait, le moral s’affaiblissait peu à peu ; enfin tout libre arbitre, toute volonté s’éteignait, et les pensionnaires, soumis aux mêmes procédés de complet anéantissement que les novices de la compagnie, devenaient aussi des cadavres entre les mains des congréganistes.

De ces manœuvres, le but était clair et simple ; elles assuraient le bon succès des captations de toutes natures, terme incessant de la politique et de l’impitoyable cupidité de ces prêtres ; au moyen des sommes énormes dont ils devenaient ainsi maîtres ou détenteurs, ils poursuivaient et assuraient la réussite de leurs projets, dussent le meurtre, l’incendie, la révolte, enfin toutes les horreurs de la guerre civile, excitée et soudoyée par eux, ensanglanter les pays dont ils convoitaient le ténébreux gouvernement.

Comme levier, l’argent acquis par tous les moyens possibles, des plus honteux aux plus criminels ; comme but, la domination despotique des intelligences et des consciences, afin de les exploiter fructueusement au profit de la compagnie de Jésus : tels ont été et tels seront toujours les moyens et les fins de ces religieux.

Ainsi, entre autres moyens de faire affluer l’argent dans leurs caisses toujours béantes, les révérends pères avaient fondé la maison de retraite où se trouvait alors M. Hardy.

Les personnes à esprit malade, au cœur brisé, à l’intelligence affaiblie, égarées par une fausse dévotion, et trompées d’ailleurs par les recommandations des membres les plus influents du parti prêtre, étaient attirées, choyées, puis insensiblement isolées, séquestrées, et finalement dépouillées dans ce religieux repaire, le tout le plus benoîtement du monde, et ad majorem Dei gloriam, selon la devise de l’honorable société.

En argot jésuitique, ainsi qu’on peut le voir dans d’hypocrites prospectus destinés aux bonnes gens, dupes de ces piperies, ces pieux coupe-gorge s’appellent généralement :

« De saints asiles ouverts aux âmes fatiguées des vains bruissements du monde. »

Ou bien encore ils s’intitulent :

« De calmes retraites où le fidèle, heureusement délivré des attachements périssables d’ici-bas et des liens terrestres de la famille, peut enfin, seul à seul avec Dieu, travailler efficacement à son salut, » etc.

Ceci posé, et malheureusement prouvé par mille exemples de captations indignes, opérées dans un grand nombre de maisons religieuses, au préjudice de la famille de plusieurs pensionnaires ; ceci, disons-nous, posé, admis, prouvé… qu’un esprit droit vienne reprocher à l’État de ne pas surveiller suffisamment ces endroits hasardeux, il faut entendre les cris du parti prêtre, les invocations à la liberté individuelle… les désolations, les lamentations, à propos de la tyrannie qui veut opprimer les consciences.

À ceci ne pourrait-on pas répondre que, ces singulières prétentions accueillies comme légitimes, les teneurs de biribi et de roulette auraient aussi le droit d’invoquer la liberté individuelle, et d’appeler des décisions qui ont fermé leurs tripots ? Après tout, on a aussi attenté à la liberté des joueurs qui venaient librement, allègrement, engloutir leur patrimoine dans ces repaires ; on a tyrannisé leur conscience, qui leur permettait de perdre sur une carte les dernières ressources de leur famille.

Oui, nous le demandons positivement, sincèrement, sérieusement : quelle différence y a-t-il entre un homme qui ruine ou qui dépouille les siens à force de jouer rouge ou noir, et l’homme, qui ruine et dépouille les siens dans l’espoir douteux d’être heureux ponte à ce jeu d’enfer ou de paradis, que certains prêtres ont eu la sacrilège audace d’imaginer afin de s’en faire les croupiers[2] ?

Rien n’est plus opposé au véritable et divin esprit du christianisme que ces spoliations effrontées ; c’est le repentir des fautes, c’est la pratique de toutes les vertus, c’est le dévouement à qui souffre, c’est l’amour du prochain qui méritent le ciel, et non pas une somme d’argent, plus ou moins forte, engagée comme enjeu dans l’espoir de gagner le paradis, et subtilisée par de faux prêtres qui font sauter la coupe et qui exploitent les faibles d’esprit à l’aide de prestidigitations infiniment lucratives.

Tel était donc l’asile de paix et d’innocence où se trouvait M. Hardy.

Il occupait le rez-de-chaussée d’un pavillon donnant sur une partie du jardin de la maison ; cet appartement avait été judicieusement choisi, car l’on sait la profonde et diabolique habileté avec laquelle les révérends pères emploient les moyens et les aspects matériels pour impressionner vivement les esprits qu’ils travaillent.

Que l’on se figure pour unique perspective un mur énorme d’un gris noir et à demi recouvert de lierre, cette plante des ruines ; une sombre allée de vieux ifs, ces arbres des tombeaux à la verdure sépulcrale, aboutissant, d’un côté, à ce mur sinistre, et de l’autre à un petit hémicycle pratiqué devant la chambre ordinairement habitée par M. Hardy ; deux ou trois massifs de terre, bordés de buis symétriquement taillé, complétaient l’agrément de ce jardin, de tous points pareil à ceux qui entourent les cénotaphes.

Il était environ deux heures après midi ; quoiqu’il fît un beau soleil d’avril, ses rayons, arrêtés par la hauteur du grand mur dont on a parlé, ne pénétraient déjà plus dans cette partie du jardin, obscure, humide, froide comme une cave, et sur laquelle s’ouvrait la chambre où se tenait M. Hardy.

Cette chambre était meublée avec une parfaite entente du confortable : un moelleux tapis couvrait le plancher ; d’épais rideaux de casimir vert sombre, de même nuance que la tenture, drapaient un excellent lit, ainsi que la porte-fenêtre donnant sur le jardin… Quelques meubles d’acajou, très-simples, mais brillants de propreté, garnissaient l’appartement. Au-dessus du secrétaire, placé en face du lit, on voyait un grand christ d’ivoire sur un fond de velours noir ; la cheminée était ornée d’une pendule à cartel d’ébène, avec de sinistres emblèmes incrustés, en ivoire, tels que sablier, faux du Temps, tête de mort, etc., etc.

Maintenant, que l’on voile ce tableau d’un triste demi-jour, que l’on songe que cette solitude était incessamment plongée dans un morne silence, seulement interrompu à l’heure des offices par le lugubre tintement des cloches de la chapelle des révérends pères, et l’on reconnaîtra l’infernale habileté avec laquelle ces dangereux prêtres savent tirer parti des objets extérieurs, selon qu’ils désirent impressionner, d’une façon ou d’une autre, l’esprit de ceux qu’ils veulent capter.

Et ce n’était pas tout.

Après s’être adressé aux yeux, il fallait s’adresser aussi à l’intelligence.

Voici de quelle manière avaient procédé les révérends pères.

Un seul livre… un seul… fut laissé comme par hasard à la disposition de M. Hardy.

Ce livre était l’Imitation.

Mais comme il se pouvait que M. Hardy n’eût pas le courage ou l’envie de le lire, des pensées, des réflexions empruntées à cette œuvre d’impitoyable désolation, et écrites en très-gros caractères, étaient placées dans les cadres noirs, accrochés soit dans l’intérieur de l’alcôve de M. Hardy, soit aux panneaux les plus à portée de sa vue, de sorte qu’involontairement, et dans les tristes loisirs de son accablante oisiveté, ses yeux devaient presque forcément s’y attacher.

Quelques citations, parmi les maximes dont les révérends pères entouraient ainsi leur victime sont nécessaires ; l’on verra dans quel cercle fatal et désespérant ils enfermaient l’esprit affaibli de cet infortuné, depuis quelque temps brisé par des chagrins atroces[3].

Voici ce qu’il lisait machinalement à chaque instant du jour ou de la nuit, lorsqu’un sommeil bienfaisant fuyait ses paupières rougies par les larmes :

« Celui-là est bien vain qui met son espérance dans les hommes ou dans quelque créature que ce soit[4].

« Ce sera bientôt fait de vous ici-bas… voyez en quelle disposition vous êtes.

« L’homme qui vit aujourd’hui ne paraît plus demain… et quand il a disparu de nos yeux, il s’efface bientôt de notre pensée.

« Quand vous êtes au matin, pensez que vous n’irez peut-être pas jusqu’au soir.

« Quand vous êtes au soir, ne vous flattez pas de voir le matin.

« Qui se souviendra de vous après votre mort ?

« Qui priera pour vous ?

« Vous vous trompez si vous recherchez autre chose que des souffrances.

« Toute cette vie mortelle est pleine de misères et environnée de croix ; portez ces croix, châtiez et asservissez votre corps ; méprisez-vous vous-même et souhaitez d’être méprisé par les autres.

« Soyez persuadé que votre vie doit être une mort continuelle.

« Plus un homme meurt à lui-même, plus il commence à vivre à Dieu. »

Il ne suffisait pas de plonger ainsi l’âme de la victime dans un désespoir incurable, à l’aide de ces maximes désolantes ; il fallait encore la façonner à l’obéissance cadavérique de la société de Jésus ; aussi les révérends pères avaient-ils judicieusement choisi quelques autres passages de l’Imitation, car on trouve dans ce livre effrayant mille terreurs pour épouvanter les esprits faibles, mille maximes d’esclaves pour enchaîner et asservir l’homme pusillanime.

Ainsi on lisait encore :

« C’est un grand avantage de vivre dans l’obéissance, d’avoir un supérieur… et de n’être pas le maître de ses actions.

« Il est beaucoup plus sûr d’obéir que de commander.

« On est heureux de ne dépendre que de Dieu DANS LA PERSONNE DES SUPÉRIEURS QUI TIENNENT SA PLACE. »

Et ce n’était pas assez ; après avoir désespéré, terrifié la victime, après l’avoir déshabitué de toute liberté, après l’avoir rompue à une obéissance aveugle, abrutissante, après l’avoir persuadée, avec un incroyable cynisme d’orgueil clérical, que se soumettre passivement au premier prêtre venu, c’était se soumettre à Dieu même, il fallait retenir la victime dans la maison où l’on voulait à tout jamais river sa chaîne.

On lisait aussi parmi ces maximes :

« Courez d’un côté ou d’un autre, vous ne trouverez de repos qu’en vous soumettant humblement à la condition d’un supérieur.

« Plusieurs ont été trompés par l’espérance d’être mieux ailleurs, et par le désir de changer. »

Maintenant, que l’on se figure M. Hardy transporté blessé dans cette maison, lui dont le cœur, meurtri, déchiré par d’affreux chagrins, par une trahison horrible, saignait bien plus que les plaies de son corps.

D’abord entouré de soins empressés, prévenants, et grâce à l’habileté connue du docteur Baleinier, M. Hardy fut bientôt guéri des blessures qu’il avait reçues en se précipitant au milieu de l’incendie auquel sa fabrique était en proie.

Cependant, afin de favoriser les projets des révérends pères, une certaine médication, assez innocente d’ailleurs, mais destinée à agir sur le moral, souvent employée, ainsi qu’on l’a dit, par le révérend docteur dans d’autres circonstances importantes, avait été appliquée à M. Hardy et l’avait maintenu assez longtemps dans une sorte d’assoupissement de la pensée.

Pour une âme brisée par d’atroces déceptions, c’est, en apparence, un bienfait inestimable, que d’être plongé dans cette torpeur qui, du moins, vous empêche de songer à un passé désespérant ; M. Hardy, s’abandonnant à cette apathie profonde, arriva insensiblement à regarder l’engourdissement de l’esprit comme un bien suprême… Ainsi les malheureux que torturent des maladies cruelles acceptent avec reconnaissance le breuvage opiacé qui les tue lentement, mais qui du moins endort leur souffrance.

En esquissant précédemment le portrait de M. Hardy, nous avons tâché de faire comprendre la délicatesse exquise de cette âme si tendre, sa susceptibilité douloureuse à l’endroit de ce qui était bas ou méchant, sa bonté ineffable, sa droiture, sa générosité.

Nous rappelons ces adorables qualités, parce qu’il nous faut constater que chez lui, comme chez presque tous ceux qui les possèdent, elles ne s’alliaient pas, elles ne pouvaient s’allier à un caractère énergique et résolu. D’une admirable persévérance dans le bien, l’action de cet homme excellent était pénétrante, irrésistible, mais elle ne s’imposait pas ; ce n’était pas avec la rude énergie, la volonté un peu âpre, particulière à d’autres hommes de grand et noble cœur, que M. Hardy avait réalisé les prodiges de sa maison commune ; c’était à force d’affectueuse persuasion : chez lui, l’onction remplaçait la force. À la vue d’une bassesse, d’une injustice, il ne se révoltait pas, irrité, menaçant : il souffrait. Il n’attaquait pas le méchant corps à corps, il détournait la vue avec amertume et tristesse. Et puis surtout ce cœur aimant, d’une délicatesse toute féminine, avait un irrésistible besoin du bienfaisant contact des plus chères affections de l’âme ; seules, elles le vivifiaient. Ainsi, un frêle et pauvre oiseau meurt glacé de froid lorsqu’il ne peut plus se presser contre ses frères et recevoir d’eux comme ils la recevaient de lui cette douce chaleur qui les réchauffait tous dans le nid maternel.

Et voilà que cette organisation toute sensitive, d’une susceptibilité si extrême, est frappée coup sur coup par des déceptions, par des chagrins dont un seul suffirait, sinon à abattre tout à fait, du moins à profondément ébranler le caractère le plus fermement trempé.

Le plus fidèle ami de M. Hardy le trahit d’une manière infâme…

Une maîtresse adorée l’abandonne…

La maison qu’il avait fondée pour le bonheur de ses ouvriers, qu’il aimait en frère, n’est plus que ruines et cendres !

Alors qu’arrive-t-il ?

Tous les ressorts de cette âme se brisent.

Trop faible pour se raidir contre tant d’affreuses atteintes, trop cruellement désabusé par la trahison pour chercher d’autres affections… trop découragé pour songer à reposer la première pierre d’une nouvelle maison commune… ce pauvre cœur, isolé d’ailleurs de tout contact salutaire, cherche l’oubli de tout et de soi-même dans une torpeur accablante.

Si pourtant quelques instincts de vie et d’affection cherchent à se réveiller en lui à de longs intervalles, et qu’ouvrant à demi les yeux de l’esprit qu’il tient fermés pour ne voir ni le présent, ni le passé, ni l’avenir, M. Hardy regarde autour de lui… que trouve-t-il ? ces sentences, empreintes du plus farouche désespoir :

« Tu n’es que cendre et poussière.

« Tu es né pour la douleur et pour les larmes.

« Ne crois à rien sur la terre.

« Il n’y a ni parents ni amis.

« Toutes les affections sont menteuses.

« Meurs ce matin… on t’oubliera ce soir.

« Humilie-toi, méprise-toi, sois méprisé des autres.

« Ne pense pas, ne raisonne pas, ne vis pas, remets tes tristes destinées aux mains d’un supérieur ; il pensera, il raisonnera pour toi.

« Toi… pleure, souffre, pense à la mort.

« Oui, la mort… toujours la mort, voilà quel doit être le terme, le but de toutes tes pensées… si tu penses ;… mieux est de ne pas penser.

« Aie seulement le sentiment d’une douleur incessante, voilà tout ce qu’il faut pour gagner le ciel.

« On n’est bienvenu du Dieu terrible, implacable, que nous adorons, qu’à force de misères et de tortures… »

Telles étaient les consolations offertes à cet infortuné… Alors, épouvanté, il refermait les yeux et retombait dans sa morne léthargie.

Sortir de cette sombre maison de retraite, il ne le pouvait pas, ou plutôt il ne le désirait pas ;… la volonté lui manquait ; et puis, il faut le dire… il avait fini par s’accoutumer à cette demeure et même par s’y trouver bien : on avait pour lui tant de soins discrets ; on le laissait si seul avec sa douleur ; il régnait dans cette maison un silence de tombe si bien d’accord avec le silence de son cœur, qui n’était plus qu’une tombe où dormaient ensevelis son dernier amour, sa dernière amitié, ses dernières espérances d’avenir pour les travailleurs ! Toute énergie était morte en lui…

Alors il commença de subir une transformation lente, mais inévitable, et judicieusement prévue par Rodin, qui dirigeait cette machination dans ses moindres détails.

M. Hardy, d’abord épouvanté des sinistres maximes dont on l’entourait, s’était peu à peu habitué à les lire presque machinalement, de même que le prisonnier compte durant sa triste oisiveté les clous de la porte de la prison, ou les carreaux de sa cellule…

C’était déjà un grand résultat d’obtenu par les révérends pères.

Bientôt son esprit affaibli fut frappé de l’apparente justesse de quelques-uns de ces menteurs et désolants aphorismes.

Ainsi, il lisait :

« Il ne faut compter sur l’affection d’aucune créature sur la terre. »

Et il avait été, en effet, indignement trahi.

« L’homme est né pour vivre dans la désolation. »

Et il vivait dans la désolation.

« Il n’y a de repos que dans l’abnégation de la pensée. »

Et le sommeil de son esprit apportait seul quelque trêve à ses douleurs.

Deux ouvertures, habilement ménagées sous les tentures et dans les boiseries des chambres de cette maison, permettaient à toute heure de voir ou d’entendre les pensionnaires, et surtout d’observer leur physionomie, leurs habitudes, toutes choses si révélatrices lorsque l’homme se croit seul.

Quelques exclamations douloureuses, échappées à M. Hardy dans sa sombre solitude, furent rapportées au père d’Aigrigny par un mystérieux surveillant. Le révérend père, suivant scrupuleusement les instructions de Rodin, n’avait d’abord visité que très-rarement son pensionnaire. On a dit que le père d’Aigrigny, lorsqu’il le voulait, déployait un charme de séduction presque irrésistible ; mettant dans ses entrevues un tact, une réserve, remplis d’adresse, il se présenta seulement de temps à autre pour s’informer de la santé de M. Hardy. Bientôt le révérend père, renseigné par son espion, et aidé de sa sagacité naturelle, vit tout le parti que l’on pouvait tirer de l’affaissement physique et moral du pensionnaire ; certain d’avance que celui-ci ne se rendrait pas à ses insinuations, il lui parla plusieurs fois de la tristesse de la maison, l’engageant affectueusement, soit à la quitter si la monotonie de l’existence qu’on y menait lui pesait, soit à rechercher du moins au dehors quelques distractions, quelques plaisirs.

Dans l’état où se trouvait cet infortuné, lui parler de distractions, de plaisirs, c’était sûrement provoquer un refus ; ainsi en arriva-t-il. Le père d’Aigrigny n’essaya pas d’abord de surprendre la confiance de M. Hardy, il ne lui dit pas un mot de ses chagrins ; mais, chaque fois qu’il le vit, il parut lui témoigner un tendre intérêt par quelques mots simples, profondément sentis. Peu à peu ces entretiens, d’abord assez rares, devinrent plus fréquents, plus longs : doué d’une éloquence mielleuse, insinuante, persuasive, le père d’Aigrigny prit naturellement pour thème les désolantes maximes sur lesquelles se fixait souvent la pensée de M. Hardy.

Souple, prudent, habile, sachant que jusqu’alors ce dernier avait professé cette généreuse religion naturelle qui prêche une reconnaissante adoration pour Dieu, l’amour de l’humanité, le culte du juste et du bien, et qui, dédaigneuse du dogme, professe la même vénération pour Marc-Aurèle que pour Confucius, pour Platon, que pour le Christ, pour Moïse que pour Lycurgue, le père d’Aigrigny ne tenta pas tout d’abord de convertir M. Hardy ; il commença par rappeler sans cesse à la pensée de ce malheureux, chez qui il voulait tuer toute espérance, les abominables déceptions dont il avait souffert. Au lieu de lui montrer ces trahisons comme des exceptions dans la vie ; au lieu de tâcher de calmer, d’encourager, de ranimer cette âme abattue ; au lieu d’engager M. Hardy à chercher l’oubli, la consolation de ses chagrins dans l’accomplissement de ses devoirs envers l’humanité, envers ses frères qu’il avait déjà tant aimés et secourus, le père d’Aigrigny aviva les plaies saignantes de cet infortuné, lui peignit les hommes sous les plus atroces couleurs, les lui montra fourbes, ingrats, méchants, et parvint à rendre son désespoir incurable.

Ce but atteint, le jésuite fit un pas de plus. Sachant l’adorable bonté du cœur de M. Hardy, profitant de l’affaiblissement de son esprit, il lui parla de la consolation qu’il y aurait pour un homme accablé de chagrins désespérés à croire fermement que chacune de ses larmes, au lieu d’être stérile, était agréable à Dieu, et pouvait aider au salut des autres hommes ; à croire enfin, ajoutait habilement le révérend père, qu’il était donné au fidèle seul d’utiliser sa douleur en faveur d’aussi malheureux que lui et de la rendre douce au Seigneur.

Tout ce qu’il y a de désespérant et d’impie, tout ce qui se cache d’atroce machiavélisme politique dans ces maximes détestables qui font du Créateur, si magnifiquement bon et paternel, un Dieu impitoyable, incessamment altéré des larmes de l’humanité, se trouvait ainsi habilement sauvé aux yeux de M. Hardy, dont les généreux instincts subsistaient toujours. Bientôt cette âme aimante et tendre, que ces prêtres indignes poussaient à une sorte de suicide moral, trouva un charme amer à cette fiction : que du moins ses chagrins profiteraient à d’autres hommes. Ce ne fut d’abord, il est vrai, qu’une fiction ; mais un esprit affaibli qui se complaît dans une pareille fiction l’admet tôt ou tard comme réalité, et en subit peu à peu toutes les conséquences.

Tel était donc l’état moral et physique de M. Hardy, lorsque, par l’intermédiaire d’un domestique gagné, il avait reçu d’Agricol Baudoin une lettre qui lui demandait une entrevue.

Le jour de cette entrevue était arrivé.

Deux ou trois heures avant le moment fixé pour la visite d’Agricol, le père d’Aigrigny entra dans la chambre de M. Hardy.




VII


La visite.


Lorsque le père d’Aigrigny entra dans la chambre de M. Hardy, celui-ci était assis dans un grand fauteuil ; son attitude annonçait un accablement inexprimable ; à côté de lui, sur une petite table, se trouvait une potion ordonnée par le docteur Baleinier, car la frêle constitution de M. Hardy avait été rudement atteinte par de cruelles secousses ; il semblait n’être plus que l’ombre de lui-même ; son visage, très-pâle, très-amaigri, exprimait à ce moment une sorte de tranquillité morne. En peu de temps, ses cheveux étaient devenus complètement gris ; son regard voilé errait çà et là languissant, presque éteint ; il appuyait sa tête au dossier de son siège, et ses mains effilées, sortant des larges manches de sa robe de chambre brune, reposaient sur les bras de son fauteuil.

Le père d’Aigrigny avait donné à sa physionomie, en s’approchant de son pensionnaire, l’apparence la plus bénigne, la plus affectueuse ; son regard était rempli de douceur et d’aménité ; jamais l’inflexion de sa voix n’avait été plus caressante.

— Eh bien ! mon cher fils, dit-il à M. Hardy en l’embrassant avec une hypocrite effusion (le jésuite embrasse beaucoup), comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?

— Comme d’habitude, mon père.

— Continuez-vous à être satisfait du service des gens qui vous entourent, mon cher fils ?

— Oui, mon père.

— Ce silence que vous aimez tant, mon cher fils, n’a pas été troublé, je l’espère ?

— Non… je vous remercie.

— Votre appartement vous plaît toujours ?

— Toujours…

— Il ne vous manque rien ?

— Rien, mon père.

— Nous sommes si heureux de voir que vous vous plaisez dans notre pauvre maison, mon cher fils, que nous voudrions aller au-devant de vos désirs.

— Je ne désire rien… mon père… rien que le sommeil… C’est si bienfaisant, le sommeil ! ajouta M. Hardy avec accablement.

— Le sommeil… c’est l’oubli. Et ici-bas, mieux vaut oublier que se souvenir, car les hommes sont si ingrats, si méchants, que presque tout souvenir est amer, n’est-ce pas, mon cher fils ?

— Hélas ! il n’est que trop vrai, mon père.

— J’admire toujours votre pieuse résignation, mon cher fils. Ah ! combien cette constante douceur dans l’affliction est agréable à Dieu ! Croyez-moi, mon tendre fils, vos larmes et votre intarissable douceur sont une offrande qui, auprès du Seigneur, méritera pour vous et pour vos frères… Oui, car l’homme n’étant né que pour souffrir en ce monde… souffrir avec reconnaissance envers Dieu qui nous envoie nos peines… c’est prier ;… et qui prie, ne prie pas pour soi seul… mais pour l’humanité tout entière.

— Fasse du moins le ciel… que mes douleurs ne soient pas stériles !… Souffrir, c’est prier, répéta M. Hardy, en s’adressant à lui-même, comme pour réfléchir sur cette pensée. Souffrir, c’est prier… et prier pour l’humanité tout entière ;… pourtant… il me semblait autrefois…, ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-même, que la destinée de l’homme…

— Continuez, mon cher fils… dites votre pensée tout entière, dit le père d’Aigrigny voyant que M. Hardy s’interrompait.

Après un moment d’hésitation, celui-ci qui, en parlant, s’était un peu avancé et redressé sur son fauteuil, se rejeta en arrière avec découragement, et, affaissé, replié sur lui-même, murmura :

— À quoi bon penser ?… cela fatigue… et je ne m’en sens plus la force…

— Vous dites vrai, mon cher fils ; à quoi bon penser ? il vaut mieux croire…

— Oui, mon père, il vaut mieux croire, souffrir ; il faut surtout oublier… oublier…

M. Hardy n’acheva pas, renversa languissamment sa tête sur le dossier de son siége, et mit sa main sur ses yeux.

— Hélas ! mon cher fils, dit le père d’Aigrigny avec des larmes dans le regard, dans la voix, et cet excellent comédien se mit à genoux auprès du fauteuil de M. Hardy ; hélas ! comment l’ami qui vous a si abominablement trahi a-t-il pu méconnaître un cœur comme le vôtre ?… Mais il en est toujours ainsi, quand on recherche l’affection des créatures, au lieu de ne penser qu’au Créateur ;… et cet indigne ami…

— Oh ! par pitié, ne me parlez pas de cette trahison,… dit M. Hardy en interrompant le révérend père d’une voix suppliante.

— Eh bien ! non, je n’en parlerai pas, mon tendre fils. Oubliez cet ami parjure… Oubliez cet infâme, que tôt ou tard la vengeance de Dieu atteindra, car il s’est joué d’une manière odieuse de votre noble confiance… Oubliez aussi cette malheureuse femme, dont le crime a été bien grand, car, pour vous, elle a foulé aux pieds des devoirs sacrés, et le Seigneur lui réserve un châtiment terrible ;… et un jour…

M. Hardy, interrompant de nouveau le père d’Aigrigny, lui dit avec un accent contenu, mais qui trahissait une émotion déchirante :

— C’est trop ;… vous ne savez pas, mon père, le mal que vous me faites ;… non… vous ne le savez pas…

— Pardon ! oh ! pardon, mon fils ;… mais, hélas ! vous le voyez… le seul souvenir de ces attachements terrestres vous cause encore, à cette heure, un ébranlement douloureux… Cela ne vous prouve-t-il pas que c’est au-dessus de ce monde corrupteur et corrompu qu’il faut chercher des consolations toujours assurées ?

— Oh ! mon Dieu !… les trouverai-je jamais ? s’écria le malheureux avec un abattement désespéré.

— Si, vous les trouverez, mon bon et tendre fils…, s’écria le père d’Aigrigny avec une émotion admirablement jouée, pouvez-vous en douter ? Oh ! quel beau jour pour moi que celui où, ayant fait de nouveaux pas dans cette religieuse voie du salut que vous creusez par vos larmes, tout ce qui, à cette heure, vous semble encore entouré de quelques ténèbres s’éclaircira d’une lumière ineffable et divine !… Oh ! le saint jour ! l’heureux jour ! où les derniers liens qui vous attachent à cette terre immonde et fangeuse étant détruits, vous deviendrez l’un des nôtres et, comme nous, vous n’aspirerez plus qu’aux délices éternelles !…

— Oui !… à la mort !…

— Dites donc à la vie immortelle ! au paradis, mon tendre fils ;… et vous y aurez une glorieuse place non loin du Tout-Puissant ;… mon cœur paternel le désire autant qu’il l’espère… car votre nom se trouve chaque jour dans toutes mes prières et dans celles de nos bons pères.

— Je fais du moins ce que je peux pour arriver à cette foi aveugle, à ce détachement de toutes choses où je dois, m’assurez-vous, mon père, trouver le repos.

— Mon pauvre cher fils, si votre modestie chrétienne vous permettait de comparer ce que vous étiez lors des premiers jours de votre arrivée ici à ce que vous êtes à cette heure… et cela seulement grâce à votre sincère désir d’avoir la foi, vous seriez confondu… Quelle différence mon Dieu ! À votre agitation, à vos gémissements désespérés, a succédé un calme religieux… Est-ce vrai ?…

— Oui,… c’est vrai ; par moments, quand j’ai bien souffert, mon cœur ne bat plus… je suis calme ;… les morts aussi sont calmes…, dit M. Hardy en laissant tomber sa tête sur sa poitrine.

— Ah ! mon cher fils… mon cher fils… vous me brisez le cœur lorsque quelquefois je vous entends parler ainsi. Je crains toujours que vous ne regrettiez cette vie mondaine… si fertile en abominables déceptions… Du reste… aujourd’hui même… vous subirez heureusement à ce sujet une épreuve décisive.

— Comment cela, mon père ?

— Ce brave artisan, un des meilleurs ouvriers de votre fabrique, doit venir vous voir.

— Ah ! oui, dit M. Hardy après une minute de réflexion, car sa mémoire, ainsi que son esprit, s’était considérablement affaiblie ; en effet… Agricol va venir ; il me semble que je le verrai avec plaisir.

— Eh bien ! mon cher fils, votre entrevue avec lui sera l’épreuve dont je parle… La présence de ce digne garçon vous rappellera cette vie si active, si occupée que vous meniez naguère ; peut-être ces souvenirs vous feront prendre en grande pitié le pieux repos dont vous jouissez maintenant ; peut-être voudrez-vous de nouveau vous lancer dans une carrière pleine d’émotions de toutes sortes, renouer d’autres amitiés, chercher d’autres affections, revivre enfin, comme par le passé, d’une existence bruyante, agitée. Si ces désirs s’éveillent en vous, c’est que vous ne serez pas encore mûr pour la retraite ;… alors obéissez-leur, mon cher fils, recherchez de nouveau les plaisirs, les joies, les fêtes ; mes vœux vous suivront toujours, même au milieu du tumulte mondain ; mais rappelez-vous toujours, mon tendre fils, que si un jour votre âme était déchirée par de nouvelles trahisons, ce paisible asile vous sera toujours ouvert, et que vous m’y trouverez toujours prêt à pleurer avec vous sur la douloureuse vanité des choses terrestres…

À mesure que le père d’Aigrigny avait parlé, M. Hardy l’avait écouté presque avec effroi. À la seule pensée de se rejeter encore au milieu des tourments d’une vie si douloureusement expérimentée, cette pauvre âme se repliait sur elle-même, tremblante et énervée ; aussi le malheureux s’écria-t-il d’un ton presque suppliant :

— Moi, mon père, retourner dans ce monde où j’ai tant souffert… où j’ai laissé mes dernières illusions !… moi… me mêler à ses fêtes, à ses plaisirs !… ah !… c’est une raillerie cruelle…

— Ce n’est pas une raillerie, mon cher fils ;… il faut vous attendre à ce que la vue, les paroles de ce loyal artisan réveillent en vous des idées qu’à cette heure même vous croyez à jamais anéanties. Dans ce cas, mon cher fils, essayez, encore une fois, de la vie mondaine. Cette retraite ne vous sera-t-elle pas toujours ouverte après de nouveaux chagrins, de nouvelles déceptions ?…

— Et à quoi bon, grand Dieu !… aller m’exposer à de nouvelles souffrances ? s’écria M. Hardy avec une expression déchirante ; c’est à peine si je puis supporter celles que j’endure… Oh ! jamais… jamais !… l’oubli de tout, de moi-même… le néant de la tombe… jusqu’à la tombe… voilà tout ce que je veux désormais…

— Cela vous paraît ainsi, mon cher fils, parce qu’aucune voix du dehors n’est jusqu’ici venue troubler votre calme solitude… ou affaiblir vos saintes espérances qui vous disent qu’au delà de la tombe vous serez avec le Seigneur ; mais cet ouvrier, pensant moins à votre salut qu’à son intérêt et à celui des siens… va venir…

— Hélas ! mon père, dit M. Hardy en interrompant le jésuite, j’ai été assez heureux pour pouvoir faire pour mes ouvriers tout ce qu’humainement un homme de bien peut faire ; la destinée ne m’a pas permis de continuer plus longtemps… J’ai payé ma dette à l’humanité, mes forces sont à bout ; je ne demande maintenant que l’oubli, que le repos… Est-ce donc trop exiger, mon Dieu ?… s’écria le malheureux avec une indicible expression de lassitude et de désespoir.

— Sans doute, mon cher et bon fils, votre générosité a été sans égale ;… mais c’est au nom même de cette générosité que cet artisan va venir vous imposer de nouveaux sacrifices ; oui… car, pour des cœurs comme le vôtre, le passé oblige, et il vous sera presque impossible de vous refuser aux instances de vos ouvriers ;… Vous allez être forcé de retrouver une activité incessante, afin de relever un édifice de ses ruines, de recommencer à fonder aujourd’hui ce qu’il y a vingt ans vous avez fondé dans toute la force, dans toute l’ardeur de votre jeunesse ; de renouer ces relations commerciales dans lesquelles votre scrupuleuse loyauté a été si souvent blessée ; de reprendre ces chaînes de toutes sortes qui enchaînent le grand industriel à une vie d’inquiétude et de travail ;… mais aussi quelles compensations !… Dans quelques années vous arriverez, à force de labeurs, au même point où vous étiez lors de cette horrible catastrophe… Et puis enfin, ce qui doit vous encourager encore, c’est que, du moins, pendant ces rudes travaux, vous ne serez plus, comme par le passé, dupe d’un ami indigne, dont la feinte amitié vous semblait si douce et charmait votre vie… Vous n’aurez plus à vous reprocher une liaison adultère, où vous croyiez puiser chaque jour de nouvelles forces, de nouveaux encouragements pour faire le bien ;… comme si, hélas ! ce qui est coupable pouvait jamais avoir une heureuse fin… Non ! non ! arriver au déclin de votre carrière, désenchanté de l’amitié, reconnaissant le néant des passions coupables, seul, toujours seul, vous allez courageusement affronter encore les orages de la vie. Sans doute, en quittant ce calme et pieux asile, où aucun bruit ne trouble votre recueillement, votre repos, le contraste sera grand d’abord ;… mais ce contraste même…

— Assez !… oh !… de grâce !… assez !… s’écria M. Hardy en interrompant d’une voix faible le révérend père ; rien qu’à vous entendre parler des agitations d’une pareille vie, mon père, j’éprouve de cruels vertiges… ma tête… peut à peine y résister… Oh ! non… non… le calme… oh ! avant tout… le calme… je vous le répète, quand ce serait celui du tombeau…

— Mais alors comment résisterez-vous aux instances de cet artisan ?… Les obligés ont des droits sur leurs bienfaiteurs… Vous ne saurez échapper à ses prières…

— Eh bien !… mon père… s’il le faut… je ne le verrai pas… Je me faisais une sorte de plaisir de cette entrevue ;… maintenant, je le sens… il est plus sage d’y renoncer…

— Mais il n’y renoncera pas, lui ; il insistera pour vous voir.

— Vous aurez la bonté, mon père, de lui faire dire… que je suis souffrant, qu’il m’est impossible de le recevoir.

— Écoutez, mon cher fils, de nos jours, il règne de grands, de malheureux préjugés sur les pauvres serviteurs du Christ. Par cela même que vous êtes volontairement resté au milieu de nous, après avoir été par hasard apporté mourant dans cette maison… en vous voyant refuser un entretien que vous avez d’abord accordé, on pourrait croire que vous subissez une influence étrangère ; quoique ce soupçon soit absurde, il peut naître, et nous ne voulons pas le laisser s’accréditer… Il vaut donc mieux recevoir ce jeune artisan…

— Mon père, ce que vous me demandez est au-dessus de mes forces… À cette heure, je me sens anéanti ;… cette conversation m’a épuisé.

— Mais, mon cher fils, cet ouvrier va venir, je lui dirai que vous ne voulez pas le voir, soit ; il ne me croira pas…

— Hélas ! mon père… ayez pitié de moi ; je vous assure qu’il m’est impossible de voir personne… ; je souffre trop.

— Eh bien !… voyons… cherchons un moyen :… si vous lui écriviez… on lui remettrait votre lettre tout à l’heure ;… vous lui assigneriez un autre rendez-vous… demain… je suppose.

— Ni demain, ni jamais, s’écria le malheureux poussé à bout, je ne veux voir qui que ce soit… je veux être seul… toujours seul ;… cela ne nuit à personne pourtant ;… n’aurai-je pas du moins cette liberté ?

— Calmez-vous, mon fils ;… suivez mes conseils, ne voyez pas ce digne garçon aujourd’hui, puisque vous redoutez cet entretien ; mais n’engagez pas pour cela l’avenir ; demain vous pouvez changer d’avis ;… que votre refus de le recevoir soit vague…

— Comme vous le voudrez, mon père.

— Mais quoique l’heure à laquelle doit venir cet ouvrier soit encore éloignée, dit le révérend, autant vaut lui écrire tout de suite.

— Je n’en aurais pas la force, mon père.

— Essayez.

— Impossible… je me sens trop faible…

— Voyons… un peu de courage, dit le révérend père.

Et il alla prendre sur un bureau ce qu’il fallait pour écrire ; puis, en revenant, il plaça un buvard et une feuille de papier sur les genoux de M. Hardy, tenant l’encrier et la plume qu’il lui présentait.

— Je vous assure, mon père… que je ne pourrai pas écrire…, dit M. Hardy d’une voix épuisée.

— Quelques mots seulement, dit le père d’Aigrigny avec une persistance impitoyable.

Et il mit la plume entre les doigts presque inertes de M. Hardy.

— Hélas ! mon père… ma vue est si troublée que je n’y vois plus.

Et l’infortuné disait vrai ; il avait les yeux remplis de larmes, tant les émotions que le jésuite venait de réveiller en lui étaient douloureuses.

— Soyez tranquille, mon fils, je guiderai votre chère main ;… dictez seulement…

— Mon père, je vous en prie, écrivez vous-même ;… je signerai.

— Non, mon cher fils… pour mille raisons ;… il faut que tout soit écrit de votre main ; quelques lignes suffiront.

— Mais, mon père…

— Allons… il le faut, ou sans cela je laisse entrer cet ouvrier, dit sèchement le père d’Aigrigny, voyant, à l’affaiblissement de plus en plus marqué de l’esprit de M. Hardy, qu’il pouvait, dans cette grave circonstance, essayer de la fermeté, quitte à revenir ensuite à des moyens plus doux.

Et de ses larges prunelles grises, rondes et brillantes comme celles d’un oiseau de proie, il fixa M. Hardy d’un air sévère. L’infortuné tressaillit sous ce regard presque fascinateur, et répondit en soupirant :

— J’écrirai… mon père… j’écrirai ;… mais, je vous en supplie… dictez ;… ma tête est trop faible…, dit M. Hardy en essuyant des pleurs de sa main brûlante et fiévreuse.

Le père d’Aigrigny dicta les lignes suivantes :


« Mon cher Agricol, j’ai réfléchi qu’un entretien avec vous serait inutile ;… il ne servirait qu’à réveiller des chagrins cuisants, que je suis parvenu à oublier avec l’aide de Dieu et des douces consolations que m’offre la religion… »


Le révérend père s’interrompit un moment ; M. Hardy pâlissait davantage, et sa main défaillante pouvait à peine tenir la plume ; son front était baigné d’une sueur froide. Le père d’Aigrigny tira un mouchoir de sa poche et essuyant le visage de sa victime, il lui dit, avec un retour d’affectueuse sollicitude :

— Allons, mon cher et tendre fils… un peu de courage, ce n’est pas moi qui vous ai engagé à refuser cet entretien… n’est-ce pas ?… au contraire ;… mais puisque, pour votre repos, vous le voulez ajourner, tâchez de terminer cette lettre ;… car, enfin, qu’est-ce que je désire, moi ? vous voir désormais jouir d’un calme ineffable et religieux après tant de pénibles agitations…

— Oui… mon père… je le sais, vous êtes bon…, répondit M. Hardy d’une voix reconnaissante, pardonnez ma faiblesse…

— Pouvez-vous continuer cette lettre… mon cher fils ?

— Oui… mon père.

— Écrivez donc.

Et le révérend père continua de dicter :


« Je jouis d’une paix profonde, je suis entouré de soins, et grâce à la miséricorde divine, j’espère faire une fin toute chrétienne loin d’un monde dont je reconnais la vanité… Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, mon cher Agricol… car je tiens à vous dire à vous-même les vœux que je fais et que je ferai toujours pour vous et pour vos dignes camarades. Soyez mon interprète auprès d’eux ; dès que je jugerai à propos de vous recevoir, je vous l’écrirai ; jusque-là croyez-moi toujours votre bien affectionné… »


Puis le révérend père, s’adressant à M. Hardy :

— Trouvez-vous cette lettre convenable, mon cher fils ?

— Oui, mon père…

— Veuillez donc la signer.

— Oui, mon père…

Et le malheureux, après avoir signé, sentant ses forces épuisées, se rejeta en arrière avec lassitude.

— Ce n’est pas tout, mon cher fils, ajouta le père d’Aigrigny en tirant un papier de sa poche ; il faut que vous ayez la bonté de signer ce nouveau pouvoir accordé par vous à notre révérend père procureur, pour terminer les affaires en question.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… encore ! s’écria M. Hardy avec une sorte d’impatience fiévreuse et maladive. Mais, vous le voyez bien, mon père, mes forces sont à bout…

— Il s’agit seulement de signer après avoir lu, mon cher fils.

Et le père d’Aigrigny présenta à M. Hardy un grand papier timbré rempli d’une écriture presque indéchiffrable.

— Mon père… je ne pourrai pas lire cela… aujourd’hui.

— Il le faut pourtant, mon cher fils ; pardonnez-moi cette indiscrétion… mais nous sommes bien pauvres… et…

— Je vais signer… mon père.

— Mais il faut lire ce que vous signez, mon fils.

— À quoi bon ?… Donnez… donnez, dit M. Hardy, pour ainsi dire harassé de l’inflexible opiniâtreté du révérend père.

— Puisque vous le voulez absolument, mon cher fils…, dit celui-ci en lui présentant le papier.

M. Hardy signa et retomba dans son accablement.

À cet instant, un domestique, après avoir frappé, entra et dit au père d’Aigrigny :

— M. Agricol Baudoin demande à parler à M. Hardy ; il a, dit-il, un rendez-vous.

— C’est bon… qu’il attende, répondit le père d’Aigrigny avec autant de dépit que de surprise.

Et d’un geste il fit signe au domestique de sortir ; puis cachant la vive contrariété qu’il ressentait, il dit à M. Hardy :

— Ce digne artisan a bien hâte de vous voir, mon cher fils, car il devance de plus de deux heures le moment de l’entrevue… Voyons, il en est temps encore… voulez-vous le recevoir ?…

— Mais, mon père, dit M. Hardy avec une sorte d’irritation, vous voyez dans quel état de faiblesse je suis ;… ayez donc pitié de moi… Je vous en supplie, du calme ;… je vous le répète, quand ce serait le calme de la tombe ; mais, pour l’amour du ciel… du calme…

— Vous jouirez un jour de la paix éternelle des élus, mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, car vos larmes et vos misères sont agréables au Seigneur.

Ce disant, il sortit.

M. Hardy, resté seul, joignit les mains avec désespoir, et, fondant en larmes, s’écria en se laissant glisser de son fauteuil à genoux :

— Ô mon Dieu !… mon Dieu ! retirez-moi de ce monde… je suis trop malheureux.

Puis, courbant le front sur le siége de son fauteuil, il cacha sa figure dans ses mains, et continua de pleurer amèrement.

Soudain on entendit un bruit de voix qui allait toujours croissant, puis celui d’une espèce de lutte ; bientôt la porte de l’appartement s’ouvrit avec violence sous le choc du père d’Aigrigny, qui fit quelques pas à reculons en trébuchant.

Agricol venait de le repousser d’un bras vigoureux.

— Monsieur… osez-vous bien employer la force et la violence ? s’écria le révérend père d’Aigrigny, blême de colère.

— J’oserai tout pour voir M. Hardy, dit le forgeron.

Et il se précipita vers son ancien patron, qu’il vit agenouillé au milieu de la chambre.




VIII


Agricol Baudouin.


Le père d’Aigrigny, contenant à peine son dépit, sa colère, jetait non-seulement des regards courroucés et menaçants sur Agricol ; mais, de temps à autre, il jetait aussi un œil inquiet et irrité du côté de la porte, comme s’il eût craint, à chaque instant, de voir entrer un autre personnage dont il aurait aussi redouté la venue.

Le forgeron, lorsqu’il put envisager son ancien patron, recula, frappé d’une douloureuse surprise à la vue des traits de M. Hardy, ravagés par le chagrin.

Pendant quelques secondes, les trois acteurs de cette scène gardèrent le silence.

Agricol ne se doutait pas encore de l’affaiblissement moral de M. Hardy, habitué qu’était l’artisan à trouver autant d’élévation d’esprit que de bonté de cœur chez cet excellent homme.

Le père d’Aigrigny rompit le premier le silence, et dit à son pensionnaire en pesant chacune de ses paroles :

— Je conçois, mon cher fils, qu’après la volonté si positive, si spontanée, que vous m’avez manifestée tout à l’heure, de ne pas recevoir… monsieur…, je conçois, dis-je, que sa présence vous soit maintenant pénible… J’espère donc que, par déférence, ou au moins par reconnaissance pour vous… monsieur (il désigna le forgeron d’un geste) mettra, en se retirant, un terme à cette situation inconvenante, déjà trop prolongée.

Agricol ne répondit pas au père d’Aigrigny, lui tourna le dos, et, s’adressant à M. Hardy, qu’il contemplait depuis quelques moments avec une profonde émotion, pendant que de grosses larmes roulaient dans ses yeux :

— Ah ! monsieur… comme c’est bon de vous voir, quoique vous ayez encore l’air bien souffrant ! Comme le cœur se calme, se rassure… se réjouit ! Mes camarades seraient si heureux d’être à ma place !… Si vous saviez tout ce qu’ils m’ont dit pour vous !… car, pour vous chérir, vous vénérer, nous n’avons à nous tous… qu’une seule âme…

Le père d’Aigrigny jeta sur M. Hardy un coup d’œil qui signifiait : Que vous avais-je dit ? Puis s’adressant à Agricol avec impatience, en se rapprochant de lui :

— Je vous ai déjà fait observer que votre présence ici était déplacée.

Mais Agricol, sans lui répondre et sans se tourner vers lui :

— M. Hardy, ayez donc la bonté de dire à cet homme de s’en aller… Mon père et moi, nous le connaissons ; il le sait bien.

Puis, se retournant seulement alors vers le révérend père, le forgeron ajouta durement, en le toisant avec une indignation mêlée de dégoût :

— Si vous tenez à entendre ce que j’ai à dire à M. Hardy, sur vous… monsieur, revenez tout à l’heure ; mais, à présent, j’ai à parler à mon ancien patron de choses particulières, et à lui remettre une lettre de mademoiselle de Cardoville, qui vous connaît aussi… malheureusement pour elle.

Le jésuite resta impassible et répondit :

— Je me permettrai, monsieur, de vous dire que vous intervertissez un peu les rôles… Je suis ici chez moi, où j’ai l’honneur de recevoir M. Hardy : c’est donc moi qui aurais le droit et le pouvoir de vous faire sortir à l’instant d’ici, et…

— Mon père, de grâce ! dit M. Hardy avec déférence, excusez Agricol ; son attachement pour moi l’entraîne trop loin ; mais puisque le voici et qu’il a des choses particulières à me confier, permettez-moi, mon père, de m’entretenir quelques instants avec lui.

— Que je vous le permette, mon cher fils ! dit le père d’Aigrigny en feignant la surprise, et pourquoi me demander cette permission ? N’êtes-vous donc pas parfaitement libre de faire ce que bon vous semble ? N’est-ce pas vous qui tout à l’heure, et malgré moi, qui vous engageais à recevoir monsieur, vous êtes formellement refusé à cette entrevue ?

— Il est vrai, mon père.

Après ces mots, le père d’Aigrigny ne pouvait insister davantage sans maladresse ; il se leva donc et alla serrer la main de M. Hardy, en lui disant avec un geste expressif :

— À bientôt, mon cher fils… Mais souvenez-vous… de notre entretien de tout à l’heure et de ce que je vous ai prédit.

— À bientôt mon père… Soyez tranquille, répondit tristement M. Hardy.

Le révérend père sortit.

Agricol, étourdi, confondu, se demandait si c’était bien son ancien patron qu’il entendait appeler le père d’Aigrigny mon père, avec tant de déférence et d’humilité. Puis, à mesure que le forgeron examinait plus attentivement les traits de M. Hardy, il remarquait dans sa physionomie éteinte une expression d’affaissement, de lassitude, qui le navrait et l’effrayait à la fois ; aussi lui dit-il, en tâchant de cacher son pénible étonnement :

— Enfin, monsieur… vous allez nous être rendu ;… nous allons bientôt vous voir au milieu de nous… Ah ! votre retour va faire bien des heureux… apaisera bien des inquiétudes ;… car, si cela était possible, nous vous aimerions davantage encore depuis que nous avons un instant craint de vous perdre.

— Brave et digne garçon ! dit M. Hardy avec un sourire de bonté mélancolique en tendant sa main à Agricol, je n’ai jamais douté un moment ni de vous ni vos camarades ;… leur reconnaissance m’a toujours récompensé du bien que j’ai pu leur faire…

— Et que vous leur ferez encore, monsieur… car vous…

M. Hardy interrompit Agricol et lui dit :

— Écoutez-moi, mon ami ; avant de continuer cet entretien, je dois vous parler franchement, afin de ne laisser ni à vous ni à vos camarades des espérances qui ne peuvent plus se réaliser… Je suis décidé à vivre désormais, sinon dans le cloître, du moins dans la plus profonde retraite ; car je suis las, voyez-vous, mon ami… oh ! bien las !…

— Mais nous ne sommes pas las de vous aimer, nous, monsieur, s’écria le forgeron, de plus en plus effrayé des paroles et de l’accablement de M. Hardy. C’est à notre tour maintenant de nous dévouer pour vous, de venir à votre aide à force de travail, de zèle, de désintéressement, afin de relever la fabrique, votre noble et généreux ouvrage.

M. Hardy secoua tristement la tête.

— Je vous le répète, mon ami, reprit-il, la vie active est finie pour moi ; en peu de temps, voyez-vous, j’ai vieilli de vingt ans ; je n’ai plus ni la force, ni la volonté, ni le courage de recommencer à travailler comme par le passé ; j’ai fait, et je m’en félicite, ce que j’ai pu pour le bien de l’humanité… J’ai payé ma dette… Mais, à cette heure, je n’ai plus qu’un désir, le repos ;… qu’une espérance… les consolations et la paix que procure la religion.

— Comment ! monsieur, dit Agricol au comble de la stupeur, vous aimez mieux vivre ici dans ce lugubre isolement, que de vivre au milieu de nous qui vous aimons tant ?… Vous croyez que vous serez plus heureux ici, parmi ces prêtres, que dans votre fabrique relevée de ses ruines, et redevenue plus florissante que jamais ?

— Il n’est pas de bonheur possible ici-bas, dit M. Hardy avec amertume.

Après un moment d’hésitation, Agricol reprit vivement d’une voix altérée :

— Monsieur… on vous trompe, on vous abuse d’une manière infâme.

— Que voulez-vous dire, mon ami ?

— Je vous dis, M. Hardy, que ces prêtres qui vous entourent ont de sinistres desseins… Mais, mon Dieu ! monsieur, vous ne savez donc pas où vous êtes, ici ?

— Chez de bons religieux de la compagnie de Jésus.

— Oui, vos plus mortels ennemis.

— Des ennemis !…

Et M. Hardy sourit avec une douloureuse indifférence.

— Je n’ai pas à craindre d’ennemis ;… où pourraient-ils me frapper, mon Dieu ? Il n’y a plus de place…

— Ils veulent vous déposséder de votre part à un immense héritage, monsieur, s’écria le forgeron : c’est un plan conçu avec une infernale habileté ; les filles du maréchal Simon, mademoiselle de Cardoville, vous, Gabriel, mon frère adoptif… tout ce qui appartient à votre famille, enfin, a déjà failli être victime de leurs machinations ; je vous dis que ces prêtres n’ont pas d’autre but que d’abuser de votre confiance ;… c’est pour cela qu’après l’incendie de la fabrique, ils sont parvenus à vous faire transporter blessé, presque mourant, dans cette maison, et à vous soustraire à tous les yeux… C’est pour cela que…

M. Hardy interrompit Agricol.

— Vous vous trompez sur le compte de ces religieux, mon ami ; ils ont eu pour moi de grands soins… et quant à ce prétendu héritage…, ajouta M. Hardy avec une morne insouciance, que me font à cette heure les biens de ce monde, mon ami ?… Les choses, les affections de cette vallée de misères et de larmes… ne sont plus rien pour moi… J’offre mes souffrances au Seigneur, et j’attends qu’il m’appelle à lui dans sa miséricorde…

— Non… non… monsieur… il est impossible que vous soyez changé à ce point, dit Agricol qui ne pouvait se résoudre à croire ce qu’il entendait. Vous, monsieur, vous… croire à ces maximes désolantes ; vous, qui nous faisiez toujours admirer, aimer l’inépuisable bonté d’un Dieu paternel !… et nous vous croyions, car il vous avait envoyé parmi nous…

— Je dois me soumettre à sa volonté, puisqu’il m’a retiré d’au milieu de vous, mes amis, sans doute parce que, malgré mes bonnes intentions, je ne le servais pas comme il voulait être servi ;… j’avais toujours en vue la créature plus que le Créateur…

— Et comment pouviez-vous mieux servir, mieux honorer Dieu, monsieur ? s’écria le forgeron de plus en plus désolé ; encourager et récompenser le travail, la probité, rendre les hommes meilleurs en assurant leur bonheur, traiter vos ouvriers en frères, développer leur intelligence, leur donner le goût du beau, du bien, augmenter leur bien-être, propager chez eux, par votre exemple, les sentiments d’égalité, de fraternité, de communauté évangélique… Ah ! monsieur, pour vous rassurer, rappelez-vous donc seulement le bien que vous avez fait, les bénédictions quotidiennes de tout un petit peuple qui vous devait le bonheur inespéré dont il jouissait.

— Mon ami… à quoi bon rappeler le passé ? reprit doucement M. Hardy ; si j’ai bien agi aux yeux du Seigneur, peut-être il m’en saura gré… Loin de me glorifier… je dois m’humilier dans la poussière, car j’ai été, je le crains, dans une voie mauvaise et en dehors de son Église ;… peut-être l’orgueil m’a égaré, moi infime, obscur, tandis que tant de grands génies se sont soumis humblement à cette Église ; c’est dans les larmes, dans l’isolement, dans la mortification, que je dois expier mes fautes, oui… dans l’espoir que ce Dieu vengeur me les pardonnera un jour… et que mes souffrances ne seront pas du moins perdues pour ceux qui sont encore plus coupables que moi.

Agricol ne trouva pas un mot à répondre ; il contemplait M. Hardy avec une frayeur muette ; à mesure qu’il l’entendait prononcer ces désolantes banalités d’une voix épuisée, à mesure qu’il examinait cette physionomie abattue, il se demandait avec un secret effroi par quelle fascination ces prêtres, exploitant les chagrins et l’affaiblissement moral de ce malheureux, étaient parvenus à isoler de tout et de tous, à stériliser, à annihiler ainsi une des plus généreuses intelligences, un des esprits les plus bienfaisants, les plus éclairés qui se fussent jamais voués au bonheur de l’espèce humaine.

La stupeur du forgeron était si profonde, qu’il ne se sentait ni le courage ni la volonté de continuer une discussion d’autant plus poignante pour lui qu’à chaque mot son regard plongeait davantage dans l’abîme de désolation incurable où les révérends pères avaient plongé M. Hardy.

Celui-ci, de son côté, retombant dans sa morne apathie, gardait le silence, pendant que ses yeux erraient çà et là sur les sinistres maximes de l’Imitation.

Enfin, Agricol rompit le silence, et, tirant de sa poche la lettre de mademoiselle de Cardoville, lettre dans laquelle il mettait son dernier espoir, il la présenta à M. Hardy, en lui disant :

— Monsieur… une de vos parentes, que vous ne connaissez que de nom, sans doute, m’a chargé de vous remettre cette lettre…

— À quoi bon… cette lettre… mon ami ?

— Je vous en supplie, monsieur… prenez-en connaissance. Mademoiselle de Cardoville attend votre réponse, monsieur. Il s’agit de bien graves intérêts.

— Il n’y a plus pour moi… qu’un grave intérêt… mon ami… dit M. Hardy en levant vers le ciel ses yeux rougis par les larmes.

— M. Hardy,… reprit le forgeron de plus en plus ému, lisez cette lettre, lisez-la au nom de votre reconnaissance à tous et dans laquelle nous élèverons nos enfants… qui n’auront pas eu comme nous le bonheur de vous connaître… Oui… lisez cette lettre… et si après vous ne changez pas d’avis… M. Hardy… eh bien ! que voulez-vous ?… tout sera fini… pour nous… pauvres travailleurs ;… nous aurons à tout jamais perdu notre bienfaiteur… celui qui nous traitait en frères… celui qui nous aimait en amis… celui qui prêchait généreusement un exemple que d’autres bons cœurs auraient suivi tôt ou tard ;… de sorte que, peu à peu, de proche en proche, et grâce à vous, l’émancipation des prolétaires aurait commencé… Enfin, n’importe, pour nous autres, enfants du peuple, votre mémoire sera toujours sacrée… oh ! oui… et nous ne prononcerons jamais votre nom qu’avec respect, qu’avec attendrissement… car nous ne pourrons nous empêcher de vous plaindre…

Depuis quelques moments, Agricol parlait d’une voix entrecoupée ; il ne put achever ; son émotion atteignit à son comble ; malgré la mâle énergie de son caractère, il ne put retenir ses larmes et s’écria :

— Pardon, pardon, si je pleure ;… mais ce n’est pas sur moi seul, allez, car, voyez-vous… j’ai le cœur brisé en pensant à toutes les larmes qui seront versées par bien des braves gens qui se diront : « Nous ne verrons plus M. Hardy… plus jamais. »

L’émotion, l’accent d’Agricol, étaient si sincères, sa noble et franche figure, baignée de larmes, avait une expression de dévouement si touchante, que M. Hardy, pour la première fois depuis son séjour chez les révérends pères, se sentit pour ainsi dire le cœur un peu réchauffé, ranimé ; il lui sembla qu’un vivifiant rayon de soleil perçait enfin les ténèbres glacées au milieu desquelles il végétait depuis si longtemps.

M. Hardy tendit la main à Agricol, et lui dit d’une voix altérée :

— Mon ami… merci !… Cette nouvelle preuve de votre dévouement… ces regrets… tout cela m’émeut… mais d’une émotion douce… et sans amertume ;… cela me fait du bien…

— Ah !… monsieur, s’écria le forgeron avec une lueur d’espoir, ne vous contraignez pas ; écoutez la voix de votre cœur ;… elle vous dira de faire le bonheur de ceux qui vous chérissent ; et pour vous… voir des gens heureux… c’est être heureux. Tenez… lisez cette lettre de cette généreuse demoiselle… Elle achèvera peut-être ce que j’ai commencé ;… et si cela ne suffit pas… nous verrons…

Ce disant, Agricol s’interrompit en jetant un regard d’espoir vers la porte ; puis il ajouta, en présentant de nouveau la lettre à M. Hardy :

— Oh ! je vous en supplie, monsieur, lisez… mademoiselle de Cardoville m’a dit de vous confirmer tout ce qu’il y a dans cette lettre…

— Non… non… je ne dois pas… je ne devrais pas lire, dit M. Hardy avec hésitation. À quoi bon… me donner des regrets ?… car, hélas ! c’est vrai… je vous aimais bien tous… j’avais bien fait des projets pour vous dans l’avenir…, ajouta M. Hardy avec un attendrissement involontaire.

Puis il reprit, luttant contre ce mouvement d’expansion :

— Mais à quoi bon songer à cela ?… le passé ne peut revenir.

— Qui sait, M. Hardy, qui sait ? reprit Agricol, de plus en plus heureux de l’hésitation de son ancien patron ; lisez d’abord la lettre de mademoiselle de Cardoville.

M. Hardy, cédant aux instances d’Agricol, prit cette lettre presque malgré lui, la décacheta et la lut ; peu à peu sa physionomie exprima tour à tour l’attendrissement, la reconnaissance et l’admiration. Plusieurs fois il s’interrompit pour dire à Agricol avec une expansion dont il semblait lui-même étonné :

— Oh ! c’est bien !… c’est beau !…

Puis, la lecture terminée, M. Hardy, s’adressant au forgeron avec un soupir mélancolique :

— Quel cœur que celui de mademoiselle de Cardoville ! Que de bonté ! que d’esprit !… que d’élévation dans la pensée !… Ah !… je n’oublierai jamais la noblesse de sentiments qui lui dicte ses offres si généreuses… envers moi… Du moins, puisse-t-elle être heureuse… dans ce triste monde !…

— Ah ! croyez-moi, monsieur, reprit Agricol avec entraînement, un monde qui renferme de telles créatures, et tant d’autres encore qui, sans avoir l’inappréciable valeur de cette excellente demoiselle, sont dignes de l’attachement des honnêtes gens, un pareil monde n’est pas que fange, corruption et méchanceté ;… il prouve, au contraire, en faveur de l’humanité… C’est ce monde qui vous attend, qui vous appelle ; allons, M. Hardy, écoutez les avis de mademoiselle de Cardoville, acceptez les offres qu’elle vous fait, revenez à nous… revenez à la vie… car c’est la mort que cette maison !

— Rentrer dans un monde où j’ai tant souffert !… quitter le calme de cette retraite, répondit M. Hardy en hésitant ; non, non… je ne pourrais… je ne le dois pas…

— Oh ! je n’ai pas compté sur moi seul pour vous décider…, s’écria le forgeron, avec une espérance croissante ; j’ai là un puissant auxiliaire (il montra la porte) que j’ai gardé pour frapper le grand coup… et qui paraîtra quand vous le voudrez.

— Que voulez-vous dire, mon ami ? demanda M. Hardy.

— Oh ! c’est encore une bonne pensée de mademoiselle de Cardoville ; elle n’en a pas d’autres. Sachant entre quelles dangereuses mains vous étiez tombé, connaissant aussi la ruse perfide des gens qui veulent s’emparer de vous, elle m’a dit : « M. Agricol, le caractère de M. Hardy est si loyal et si bon qu’il se laissera peut-être facilement abuser… car les cœurs droits répugnent toujours à croire aux indignités ; puis il pourra penser que vous êtes intéressé à le voir accepter les offres que je lui fais ;… mais il est un homme dont le caractère sacré devra, dans cette circonstance, inspirer toute confiance à M. Hardy… car ce prêtre admirable est notre parent, et il a failli être aussi victime des implacables ennemis de notre famille. »

— Et ce prêtre… quel est-il ? demanda M. Hardy.

— L’abbé Gabriel de Rennepont, mon frère adoptif ! s’écria le forgeron avec orgueil. C’est là un noble prêtre… Ah ! monsieur… si vous l’aviez connu plus tôt, au lieu de désespérer… vous auriez espéré. Votre chagrin n’aurait pas résisté à ses consolations.

— Et ce prêtre… où est-il ? demanda M. Hardy avec autant de surprise que de curiosité.

— Là, dans votre antichambre. Quand le père d’Aigrigny l’a vu avec moi, il est devenu furieux ; il nous a ordonné de sortir ; mais mon brave Gabriel lui a répondu qu’il pourrait avoir à s’entretenir avec vous de graves intérêts, et qu’ainsi il resterait… Moi, moins patient, j’ai donné une bourrade à l’abbé d’Aigrigny, qui voulait me barrer le passage, et je suis accouru, tant j’avais hâte de vous voir… Maintenant… monsieur… vous allez recevoir Gabriel… n’est-ce pas ? Il n’aurait pas voulu entrer sans vos ordres… Je vais aller le chercher… Vous parlez de religion ;… c’est la sienne qui est la vraie, car elle fait du bien ; elle encourage, elle console ;… vous verrez ;… enfin, grâce à mademoiselle de Cardoville et à lui, vous allez nous être rendu ! s’écria le forgeron, ne pouvant plus contenir son joyeux espoir.

— Mon ami… non ;… je ne sais… je crains…, dit M. Hardy avec une hésitation croissante, mais se sentant malgré lui ranimé, réchauffé, par les paroles cordiales du forgeron.

Celui-ci, profitant de l’heureuse hésitation de son ancien patron, courut à la porte, l’ouvrit et s’écria :

— Gabriel… mon frère… mon bon frère… viens, viens… M. Hardy désire te voir…

— Mon ami, reprit M. Hardy, encore hésitant, mais néanmoins semblant assez satisfait de voir son assentiment un peu forcé ; mon ami… que faites-vous ?…

— J’appelle votre sauveur et le nôtre, répondit Agricol, ivre de bonheur et certain du bon succès de l’intervention de Gabriel auprès de M. Hardy.

Se rendant à l’appel du forgeron, bientôt Gabriel entra dans la chambre de M. Hardy.





IX


Le réduit.


Nous l’avons dit : aux abords de plusieurs des chambres occupées par les pensionnaires des révérends pères, certaines petites cachettes étaient pratiquées, dans le but de donner toute facilité à l’espionnage incessant dont on entourait ceux que la compagnie voulait surveiller : M. Hardy se trouvant parmi ceux-là, on avait ménagé auprès de son appartement un réduit mystérieux où pouvaient tenir deux personnes ; une sorte de large tuyau de cheminée aérait et éclairait ce cabinet où aboutissait l’orifice d’un conduit acoustique, disposé avec tant d’art, que les moindres paroles arrivaient de la pièce voisine, dans cette cachette, aussi distinctes que possible ; enfin plusieurs trous ronds, adroitement ménagés et masqués en différents endroits, permettaient de voir tout ce qui se passait dans la chambre.

Le père d’Aigrigny et Rodin occupaient alors le réduit.

Aussitôt après la brusque entrée d’Agricol et la ferme réponse de Gabriel qui déclara vouloir parler à M. Hardy, si celui-ci le faisait mander, le père d’Aigrigny, ne voulant faire aucun éclat pour conjurer les suites de l’entrevue de M. Hardy avec le forgeron et le jeune missionnaire, entrevue dont les suites pouvaient être si funestes aux projets de la compagnie, le père d’Aigrigny était allé consulter Rodin.

Celui-ci, pendant son heureuse et rapide convalescence, habitait la maison voisine réservée aux révérends pères ; il comprit l’extrême gravité de la position ; tout en reconnaissant que le père d’Aigrigny avait habilement suivi ses instructions relatives au moyen d’empêcher l’entrevue d’Agricol et de M. Hardy, manœuvre dont le succès était assuré sans l’arrivée trop hâtée du forgeron, Rodin, voulant voir, entendre, juger et aviser par lui-même, alla aussitôt s’embusquer dans la cachette en question, avec le père d’Aigrigny, après avoir dépêché immédiatement un émissaire à l’archevêché de Paris, on verra plus tard dans quel but.

Les deux révérends pères y étaient arrivés vers le milieu de l’entretien d’Agricol et de M. Hardy.

D’abord assez rassurés par la morne apathie dans laquelle il était plongé et dont les généreuses incitations du forgeron n’avaient pu le tirer, les révérends pères virent le danger s’accroître peu à peu et devenir des plus menaçants, du moment où M. Hardy, ébranlé par les instances de l’artisan, consentit à prendre connaissance de la lettre de mademoiselle de Cardoville, jusqu’au moment où Agricol amena Gabriel, afin de porter le dernier coup aux hésitations de son ancien patron.

Rodin, grâce à l’indomptable énergie de son caractère qui lui avait donné la force de supporter la terrible et douloureuse médication du docteur Baleinier, ne courait plus aucun danger ; sa convalescence touchait à son terme ; néanmoins il était encore d’une maigreur effrayante. Le jour venant d’en haut et tombant d’aplomb sur son crâne jaune et luisant, sur ses pommettes osseuses et sur son nez anguleux, accusait ces saillies par des touches de vive lumière, tandis que le reste du visage était sillonné d’ombres dures et sans transparence.

On eût dit le modèle vivant d’un de ces moines ascétiques de l’école espagnole, sombres peintures où l’on aperçoit, sous quelque capuchon brun à demi rabattu, un crâne couleur de vieil ivoire, une pommette livide, un œil éteint au fond de son orbite, tandis que le reste du visage disparaît dans une pénombre obscure, à travers laquelle on distingue à peine une forme humaine, agenouillée et enveloppée d’un froc à ceinture de corde.

Cette ressemblance paraissait d’autant plus frappante que Rodin, descendant de chez lui à la hâte, n’avait pas quitté sa longue robe de chambre de laine noire ; de plus, étant encore très-sensible au froid, il avait jeté sur ses épaules un camail de drap noir à capuchon, afin de se préserver de la bise du nord.

Le père d’Aigrigny, ne se trouvant pas placé verticalement sous la lumière qui éclairait la cachette, restait dans la demi-teinte.

Au moment où nous présentons les deux jésuites au lecteur, Agricol venait de sortir de la chambre pour appeler Gabriel et l’amener auprès de son ancien patron.

Le père d’Aigrigny, regardant Rodin avec une angoisse à la fois profonde et courroucée, lui dit à voix basse :

— Sans la lettre de mademoiselle de Cardoville, les instances du forgeron restaient vaines. Cette maudite jeune fille sera donc toujours et partout l’obstacle contre lequel viendront échouer nos projets ? Quoi qu’on ait pu faire, la voici réunie à cet Indien ; si maintenant l’abbé Gabriel vient combler la mesure, et que, grâce à lui, M. Hardy nous échappe, que faire ?… que faire ?… Ah ! mon père… c’est à désespérer de l’avenir !

— Non, dit sèchement Rodin, si à l’archevêché on ne met aucune lenteur à exécuter mes ordres.

— Et dans ce cas ?…

— Je réponds encore de tout ;… mais il faut qu’avant une demi-heure j’aie les papiers en question.

— Cela doit être prêt et signé depuis deux ou trois jours, car, d’après vos ordres, j’ai écrit le jour même des moxas… et…

Rodin, au lieu de continuer cet entretien à voix basse, colla son œil à l’une des ouvertures qui permettaient de voir ce qui se passait dans la chambre voisine, puis de la main fit signe au père d’Aigrigny de garder le silence.




X


Un prêtre selon le Christ.


À cet instant Rodin voyait Agricol rentrer dans la chambre de M. Hardy, tenant Gabriel par la main.

La présence de ces deux jeunes gens, l’un d’une figure si mâle, si ouverte, l’autre d’une beauté si angélique, offrait un contraste tellement frappant avec les physionomies hypocrites des gens dont M. Hardy était habituellement entouré, que, déjà ému par la chaleureuse parole de l’artisan, il lui sembla que son cœur, comprimé depuis si longtemps, se dilatait sous une salutaire influence.

Gabriel, quoiqu’il n’eût jamais vu M. Hardy, fut frappé de l’altération de ses traits ; il reconnaissait sur cette figure souffrante, abattue, le fatal cachet de soumission énervante, d’anéantissement moral dont restent toujours stigmatisées les victimes de la compagnie de Jésus, lorsqu’elles ne sont pas délivrées à temps de son influence homicide.

Rodin, l’œil collé à son trou, et le père d’Aigrigny l’oreille au guet, ne perdirent donc pas un mot de l’entretien suivant auquel ils assistèrent invisibles.

— Le voilà… mon brave frère, monsieur, dit Agricol à M. Hardy en lui présentant Gabriel ; le voilà, le meilleur, le plus digne des prêtres… Écoutez-le, vous renaîtrez à l’espérance, au bonheur, et vous nous serez rendu. Écoutez-le, vous verrez comme il démasquera les fourbes qui vous abusent par de fausses apparences religieuses ; oui, oui, il les démasquera, car il a été aussi victime de ces misérables, n’est-ce pas, Gabriel ?

Le jeune missionnaire fit un mouvement de la main pour modérer l’exaltation du forgeron, et dit à M. Hardy, de sa voix douce et vibrante :

— Si, dans les pénibles circonstances où vous vous trouvez, monsieur, les conseils d’un de vos frères en Jésus-Christ peuvent vous être utiles, disposez de moi… D’ailleurs, permettez-moi de vous le dire, je vous suis déjà bien respectueusement attaché.

— À moi, M. l’abbé ? dit M. Hardy.

— Je sais, monsieur, reprit Gabriel, vos bontés pour mon frère adoptif ; je sais votre admirable générosité envers vos ouvriers ; ils vous chérissent, ils vous vénèrent, monsieur ; que la conscience de leur gratitude, que la conviction d’avoir été agréable à Dieu, dont l’éternelle bonté se réjouit dans tout ce qui est bon, soient votre récompense pour le bien que vous avez fait, soient votre encouragement pour le bien que vous ferez encore…

— Je vous remercie, M. l’abbé, répondit M. Hardy, touché de ce langage, si différent de celui du père d’Aigrigny ; dans la tristesse où je suis plongé, il est doux au cœur d’entendre parler d’une manière si consolante, et, je l’avoue, ajouta M. Hardy d’un air pensif, l’élévation, la gravité de votre caractère donnent un grand poids à vos paroles.

— Voilà ce qu’il y avait à craindre, dit tout bas le père d’Aigrigny à Rodin, qui restait toujours à son trou, l’œil pénétrant, l’oreille au guet ; ce Gabriel va tout faire pour arracher M. Hardy à son apathie, et le rejeter dans la vie active.

— Je ne crains pas cela, répondit Rodin de sa voix brève et tranchante. M. Hardy s’oubliera peut-être un moment, mais s’il essaye de marcher, il verra bien qu’il a les jambes cassées…

— Que craint donc Votre Révérence ?

— La lenteur de notre révérend père de l’archevêché.

— Mais qu’espérez-vous de… ?

Mais Rodin, dont l’attention était de nouveau excitée, interrompit d’un signe le père d’Aigrigny, qui resta muet.

Un silence de quelques secondes avait succédé au commencement de l’entretien de Gabriel et de M. Hardy, celui-ci étant resté un instant absorbé par les réflexions que faisait naître en lui le langage de Gabriel.

Pendant ce moment de silence, Agricol avait machinalement jeté les yeux sur quelques-unes des lugubres sentences dont étaient pour ainsi dire tapissés les murs de la chambre de M. Hardy ; tout à coup, prenant Gabriel par le bras, il s’écria avec un geste expressif :

— Ah ! mon frère… lis ces maximes ;… tu comprendras tout… Quel homme, mon Dieu, restant dans la solitude seul à seul avec d’aussi désolantes pensées, ne tomberait pas dans le plus affreux désespoir… n’irait pas jusqu’au suicide, peut-être ?… Ah ! c’est horrible, c’est infâme, ajouta l’artisan avec indignation ; mais c’est un assassinat moral !

— Vous êtes jeune, mon ami, reprit M. Hardy en secouant tristement la tête, vous avez toujours été heureux, vous n’avez éprouvé aucune déception ;… ces maximes peuvent vous paraître trompeuses ; mais, hélas ! pour moi… et le plus grand nombre des hommes, elles ne sont que trop vraies ; ici-bas, tout est néant, misère, douleur, car l’homme est né pour souffrir !… N’est-il pas vrai, M. l’abbé ? ajouta-t-il en s’adressant à Gabriel.

Celui-ci avait aussi jeté les yeux sur différentes maximes que le forgeron venait de lui indiquer ; le jeune prêtre ne put s’empêcher de sourire avec amertume en songeant au calcul odieux qui avait dicté le choix de ces réflexions. Aussi répondit-il à M. Hardy d’une voix émue :

— Non, non, monsieur, tout n’est pas néant, mensonge, misères, déceptions, vanité, ici-bas… Non, l’homme n’est pas né pour souffrir ; non, Dieu, dont la suprême essence est une bonté paternelle, ne se complaît pas aux douleurs de ses créatures qu’il a faites pour être aimantes et heureuses en ce monde…

— Oh ! l’entendez-vous, M. Hardy, l’entendez-vous ? s’écria le forgeron ; c’est aussi un prêtre, lui… mais un vrai, un sublime prêtre, et il ne parle pas comme les autres…

— Hélas ! pourtant, M. l’abbé, dit M. Hardy, ces maximes si tristes sont extraites d’un livre que l’on met presque à l’égal d’un livre divin.

— De ce livre, monsieur, dit Gabriel, on peut abuser comme de toute œuvre humaine ! Écrit pour enchaîner de pauvres moines dans le renoncement, dans l’isolement, dans l’obéissance aveugle d’une vie oisive, stérile, ce livre, en prêchant le détachement de tout, le mépris de soi, la défiance de ses frères, un servilisme écrasant, avait pour but de persuader ces malheureux moines que les tortures de cette vie qu’on leur imposait, de cette vie en tout opposée aux vues éternelles de Dieu sur l’humanité… seraient douces au Seigneur…

— Ah ! ce livre me paraît, ainsi expliqué, plus effrayant encore, dit M. Hardy.

— Blasphème ! impiété !… poursuivit Gabriel ne pouvant contenir son indignation ; oser sanctifier l’oisiveté, l’isolement, la défiance de tous, lorsqu’il n’y a de divin au monde que le saint travail, que le saint amour de ses frères, que la sainte communion avec eux ! Sacrilège ! oser dire qu’un père d’une bonté immense, infinie, se réjouit dans les douleurs de ses enfants… lui ! lui ! juste ciel ! lui qui n’a de souffrances que celles de ses enfants ! lui qui n’a qu’un vœu, leur bonheur ! lui qui les a magnifiquement doués de tous les trésors de la création ! lui enfin qui les a reliés à son immortalité par l’immortalité de leur âme !

— Oh ! vos paroles sont belles, sont consolantes, s’écria M. Hardy, de plus en plus ébranlé ; mais, hélas ! pourquoi tant de malheureux sur la terre malgré la bonté providentielle du Seigneur ?

— Oui… oh ! oui… il y a dans ce monde de bien horribles misères, reprit Gabriel avec attendrissement et tristesse. Oui, bien des pauvres, déshérités de toute joie, de toute espérance, ont faim, ont froid, manquent de vêtements et d’abri, au milieu des richesses immenses que le Créateur a dispensées, non pour la félicité de quelques hommes, mais pour la félicité de tous ; car il a voulu que le partage fût fait avec équité[5] ;… mais quelques-uns se sont emparés du commun héritage par l’astuce, par la force… et c’est de cela que Dieu s’afflige. Oh ! oui, s’il souffre, c’est de voir que, pour satisfaire au cruel égoïsme de quelques-uns, des masses innombrables de créatures sont vouées à un sort déplorable. Aussi les oppresseurs de tous les temps, de tous les pays, osant prendre Dieu pour complice, se sont unis pour proclamer en son nom cette épouvantable maxime : L’homme est né pour souffrir… ses humiliations, ses souffrances, sont agréables à Dieu… Oui, ils ont proclamé cela, de sorte que plus le sort de la créature qu’ils exploitaient était rude, humiliant, douloureux, plus la créature versait de sueur, de larmes, de sang, plus, selon ces homicides, le Seigneur était satisfait et glorifié…

— Ah ! je vous comprends… je revis… je me souviens, s’écria tout à coup M. Hardy, comme s’il sortait d’un songe, comme si la lumière eût tout à coup brillé à sa pensée obscurcie. Oh ! oui… voilà ce que j’ai toujours cru… ce que je croyais… avant que d’affreux chagrins eussent affaibli mon intelligence.

— Oui, vous avez cru cela, noble et grand cœur ! s’écria Gabriel, et alors vous ne pensiez pas que tout était misère ici-bas, puisque, grâce à vous, vos ouvriers vivaient heureux ; tout n’était donc pas déception, vanité, puisque chaque jour votre cœur jouissait de la reconnaissance de vos frères ; tout n’était donc pas larmes, désolation, puisque vous voyiez sans cesse autour de vous des visages souriants… La créature n’était donc pas inexorablement vouée au malheur, puisque vous la combliez de félicité… Ah ! croyez-moi, lorsque l’on entre plein de cœur, d’amour et de foi, dans les véritables vues de Dieu… du Dieu sauveur qui a dit : Aimez-vous les uns les autres, on voit, on sent, on sait, que la fin de l’humanité est le bonheur de tous, et que l’homme est né pour être heureux… Ah ! mon frère, ajouta Gabriel, ému jusqu’aux larmes, en montrant les maximes dont la chambre était entourée, ce livre terrible vous a fait bien du mal… ce livre qu’ils ont eu l’audace d’appeler l’Imitation de Jésus-Christ, ajouta Gabriel avec indignation, ce livre ! l’imitation de la parole du Christ ! ce livre désolant, qui ne contient que des pensées de vengeance, de mépris, de mort, de désespoir, lorsque le Christ n’a eu que des paroles de paix, de pardon, d’espérance et d’amour…

— Oh ! je vous crois… s’écria M. Hardy dans un doux ravissement, je vous crois, j’ai besoin de vous croire.

— Oh ! mon frère !… reprit Gabriel de plus en plus ému, mon frère !… croyez à un Dieu toujours bon, toujours miséricordieux, toujours aimant ; croyez à un Dieu qui bénit le travail, à un Dieu qui souffrirait cruellement pour ses enfants, si, au lieu d’employer pour le bien de tous, les dons qu’il vous a prodigués, vous vous isoliez à jamais dans un désespoir énervant et stérile !… Non, non, Dieu ne le veut pas !… Debout, mon frère…, ajouta Gabriel en prenant cordialement la main de M. Hardy, qui se leva comme s’il eût obéi à un généreux magnétisme ; debout… mon frère, tout un monde de travailleurs vous bénit et vous appelle ; quittez cette tombe… venez… venez au grand air… au grand soleil, au milieu de cœurs chaleureux, sympathiques ;… quittez cet air étouffant pour l’air salubre et vivifiant de la liberté, quittez cette morne retraite pour l’asile animé par les chants des travailleurs ; venez, venez retrouver ce peuple d’artisans laborieux dont vous êtes la Providence ; soulevé par leurs bras robustes, pressé sur leurs cœurs généreux, entouré de femmes, d’enfants, de vieillards, pleurant de joie à votre retour, vous serez régénéré ; vous sentirez que la volonté, que la puissance de Dieu est en vous… puisque vous pouvez tant pour le bonheur de vos frères.

— Gabriel… tu dis vrai ;… c’est à toi… c’est à Dieu… que notre pauvre petit peuple de travailleurs devra le retour de son bienfaiteur, s’écria Agricol en se jetant dans les bras de Gabriel et le serrant avec attendrissement contre son cœur. Ah ! je ne crains plus rien, maintenant… M. Hardy nous sera rendu !

— Oui, vous avez raison ; ce sera à lui… à cet admirable prêtre selon le Christ, que je devrai ma résurrection… car ici j’étais enseveli vivant dans un sépulcre, dit M. Hardy, qui s’était levé, droit, ferme, les joues légèrement colorées, l’œil brillant, lui jusqu’alors si pâle, si abattu, si courbé.

— Enfin… vous êtes à nous, s’écria le forgeron ; je n’en doute plus à cette heure.

— Je l’espère, mon ami, dit M. Hardy.

— Vous acceptez les offres de mademoiselle de Cardoville ?

— Tantôt je lui écrirai à ce sujet ;… mais avant…, ajouta-t-il d’un air grave et sérieux, je désire m’entretenir seul avec mon frère.

Et il offrit avec effusion sa main à Gabriel.

— Il me permettra de lui donner ce nom de frère… lui, le généreux apôtre de la fraternité…

— Oh !… je suis tranquille… dès que je vous laisse avec lui, dit Agricol ; moi, pendant ce temps-là, je cours chez mademoiselle de Cardoville lui annoncer cette bonne nouvelle… Mais, j’y pense, si vous sortez aujourd’hui de cette maison, M. Hardy, où irez-vous ?… Voulez-vous que je m’occupe… ?

— Nous parlerons de tout cela avec votre digne et excellent frère, répondit M. Hardy ; allez, je vous en prie, remercier mademoiselle de Cardoville et lui dire que, ce soir, j’aurai l’honneur de lui répondre.

— Ah ! monsieur, il faut que je tienne mon cœur et ma tête à quatre pour ne pas devenir fou de joie, dit le bon Agricol en portant alternativement ses mains à sa tête et à son cœur dans son ivresse de bonheur.

Puis, revenant auprès de Gabriel, il le serra encore une fois contre son cœur, et il lui dit à l’oreille :

— Dans une heure… je reviens… mais pas seul… une levée en masse ;… tu verras… ne dis rien à M. Hardy ; j’ai mon idée.

Et le forgeron sortit dans une ivresse indicible.

Gabriel et M. Hardy restèrent seuls.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rodin et le père d’Aigrigny avaient, on le sait, invisiblement assisté à cette scène.

— Eh bien ! que pense Votre Révérence ? dit le père d’Aigrigny à Rodin avec stupeur.

— Je pense que l’on a trop tardé à revenir de l’archevêché, et que ce missionnaire hérétique va tout perdre, dit Rodin en se rongeant les ongles jusqu’au sang.




XI


La confession.


Lorsque Agricol eut quitté la chambre, M. Hardy, s’approchant de Gabriel, lui dit :

— M. l’abbé…

— Non… dites votre frère ; vous m’avez donné ce nom… et j’y tiens, reprit affectueusement le jeune missionnaire en tendant sa main à M. Hardy.

Celui-ci la serra cordialement et reprit :

— Eh bien ! mon frère, vos paroles m’ont ranimé, m’ont rappelé à des devoirs que, dans mon chagrin, j’avais méconnus ; maintenant, puisse la force ne pas me manquer dans la nouvelle épreuve que je vais tenter… car, hélas ! vous ne savez pas tout.

— Que voulez-vous dire ?… reprit Gabriel avec intérêt.

— J’ai de pénibles aveux à vous faire…, reprit M. Hardy après un moment de silence et de réflexion. Voulez-vous entendre ma confession ?…

— Je vous en prie… dites votre confidence… mon frère, répondit Gabriel.

— Ne pouvez-vous donc pas m’entendre comme confesseur ?…

— Autant que je le peux, reprit Gabriel, j’évite la confession… officielle, si cela peut se dire ; elle a, selon moi, de tristes inconvénients ; mais je suis heureux, oh ! bien heureux, quand j’inspire cette confiance, grâce à laquelle un ami vient ouvrir son cœur à son ami… et lui dire : « Je souffre, consolez-moi ;… je doute… conseillez-moi ;… je suis heureux… partagez ma joie… » Oh ! voyez-vous, pour moi cette confession est la plus sainte ; c’est ainsi que le Christ la voulait en disant : « Confessez-vous les uns les autres… » Bien malheureux celui qui, dans sa vie, n’a pas trouvé un cœur fidèle et sûr pour se confesser ainsi… n’est-ce pas, mon frère ? Pourtant, comme je suis soumis aux lois de l’Église, en vertu de vœux volontairement prononcés, dit le jeune prêtre sans pouvoir retenir un soupir, j’obéis aux lois de l’Église… et si vous le désirez… mon frère, ce sera le confesseur qui vous entendra.

— Vous obéissez même aux lois… que vous n’approuvez pas ? dit M. Hardy, étonné de cette soumission.

— Mon frère, quoi que l’expérience nous apprenne, quoi qu’elle nous dévoile…, reprit tristement Gabriel, un vœu formé librement… sciemment… est pour le prêtre un engagement sacré… est pour l’homme d’honneur une parole jurée… Tant que je resterai dans l’Église… j’obéirai à sa discipline, si pesante que soit quelquefois pour nous cette discipline.

— Pour vous, mon frère ?

— Oui, pour nous, prêtres de campagne ou desservants des villes, pour nous tous, humbles prolétaires du clergé, simples ouvriers de la vigne du Seigneur ; oui, l’aristocratie qui s’est peu à peu introduite dans l’Église est souvent envers nous d’une rigueur un peu féodale ; mais telle est la divine essence du christianisme, qu’il résiste aux abus qui tendent à le dénaturer, et c’est encore dans les rangs obscurs du bas clergé que je puis servir mieux que partout ailleurs la sainte cause des déshérités et prêcher leur émancipation avec une certaine indépendance… C’est pour cela, mon frère, que je reste dans l’Église, et, y restant, je me soumets à sa discipline ; je vous dis cela, mon frère, ajouta Gabriel avec expansion, parce que, vous et moi, nous prêchons la même cause ; les artisans que vous avez conviés à partager avec vous le fruit de vos travaux ne sont plus déshérités… Ainsi donc, plus efficacement que moi, par le bien que vous faites, vous servez le Christ…

— Et je continuerai de le servir, pourvu, je vous le répète, que j’en aie la force.

— Pourquoi cette force vous manquerait-elle ?

— Si vous saviez combien je suis malheureux !… si vous saviez tous les coups qui m’ont frappé !…

— Sans doute la ruine et l’incendie qui ont détruit votre fabrique sont déplorables…

— Ah ! mon frère, dit M. Hardy en interrompant Gabriel, qu’est-ce que cela ? grand Dieu !… Mon courage ne faillirait pas en présence d’un sinistre que l’argent seul répare… Mais, hélas ! il est des pertes que rien ne répare… Il est des ruines dans le cœur que rien ne relève… Non, et pourtant, tout à l’heure, cédant à l’entraînement de votre généreuse parole, l’avenir, si sombre jusqu’alors pour moi, s’était éclairci ; vous m’aviez encouragé, ranimé, en me rappelant la mission que j’avais encore à remplir en ce monde…

— Eh bien ! mon frère ?

— Hélas ! de nouvelles craintes viennent m’assaillir… quand je songe à rentrer dans cette vie agitée, dans ce monde… où j’ai tant souffert…

— Mais ces craintes, qui les fait naître ? dit Gabriel avec un intérêt croissant.

— Écoutez-moi, mon frère, reprit M. Hardy, j’avais concentré tout ce qui me restait de tendresse, de dévouement dans le cœur, sur deux êtres… sur un ami que je croyais sincère, et sur une affection plus tendre ;… l’ami m’a trompé d’une manière atroce ;… la femme… après m’avoir sacrifié ses devoirs, a eu le courage, et je ne puis que l’en honorer davantage, a eu le courage de sacrifier notre amour au repos de sa mère, et elle a quitté pour jamais la France… Hélas ! je crains que ces chagrins ne soient incurables et qu’ils ne viennent m’écraser au milieu de la nouvelle voie que vous m’engagez à parcourir. J’avoue ma faiblesse ;… elle est grande… et elle m’effraye d’autant plus que je n’ai pas le droit de rester oisif, isolé, tant que je puis encore quelque chose pour l’humanité ; vous m’avez éclairé sur ce devoir, mon frère ;… seulement toute ma crainte, malgré ma bonne résolution… est, je vous le répète, de sentir les forces m’abandonner, lorsque je vais me retrouver dans ce monde à tout jamais pour moi froid et désert.

— Mais ces braves artisans qui vous attendent, qui vous bénissent, ne le peupleront-ils pas, ce monde ?

— Oui… mon frère, dit M. Hardy avec amertume ; mais autrefois… à ce doux sentiment de faire le bien, se joignaient pour moi deux affections qui se partageaient ma vie ;… elles ne sont plus, et laissent dans mon cœur un vide immense. J’avais compté sur la religion… pour le remplir. Mais, hélas !… pour remplacer ce qui me cause de si amers regrets, on n’a donné pour pâture, à mon âme désolée, que mon seul désespoir… en me disant que plus je le creuserais, plus j’y trouverais de tortures… plus je serais méritant aux yeux du Seigneur…

— Et l’on vous a trompé, mon frère, je vous l’assure ; c’est le bonheur, et non la douleur, qui est, aux yeux de Dieu, la fin de l’humanité ; il veut l’homme heureux, parce qu’il le veut juste et bon.

— Oh ! si j’avais entendu plus tôt ces paroles d’espérance ! reprit M. Hardy, mes blessures se seraient guéries, au lieu de devenir incurables ; j’aurais recommencé plus tôt l’œuvre de bien que vous m’engagez à poursuivre ; j’y aurais trouvé la consolation, l’oubli de mes maux peut-être ; tandis qu’à présent… Oh ! tenez… cela est horrible à avouer… On m’a rendu la douleur si familière, on m’a tellement incarné avec elle, qu’il me semble qu’elle doit à jamais paralyser ma vie…

Puis, ayant honte de cette rechute d’abattement, M. Hardy ajouta d’une voix navrante, en cachant son visage dans ses mains :

— Oh ! pardon… pardon de ma faiblesse… Mais si vous saviez ce que c’est qu’une pauvre créature qui ne vivait que par le cœur, et à qui tout a manqué à la fois ! Que voulez-vous… elle cherche de tout côté à se rattacher à quelque chose, et ses hésitations, ses craintes, ses impuissances mêmes… sont, croyez-moi, plus dignes de compassion que de dédain.

Il y avait quelque chose de si déchirant dans l’humilité de cet aveu, que Gabriel en fut touché jusqu’aux larmes.

À ces accès d’accablement presque maladifs, le jeune missionnaire reconnaissait avec effroi les terribles effets des manœuvres des révérends pères, si habiles à envenimer, à rendre mortelles, les blessures des âmes tendres et délicates (qu’ils veulent isoler et capter), en y distillant longtemps, goutte à goutte, l’âcre poison des maximes les plus désolantes.

Sachant encore que l’abîme du désespoir exerce une sorte d’attraction vertigineuse, ces prêtres creusent cet abîme autour de leur victime, jusqu’à ce qu’éperdue… fascinée… elle plonge incessamment son regard fixe et ardent au fond de ce précipice qui doit l’engloutir… sinistre naufrage dont leur cupidité recueille les épaves…

En vain l’azur de l’éther, les rayons d’or du soleil brillent au firmament ; en vain l’infortuné sent qu’il serait sauvé en levant les yeux vers le ciel ;… en vain il y jette même quelquefois un coup d’œil furtif ; mais bientôt, cédant à la toute-puissance du charme infernal jeté sur lui par ces prêtres malfaisants, il replonge ses regards au fond du gouffre béant qui l’attire…

Il en était ainsi de M. Hardy. Gabriel comprit tout le danger de la position de ce malheureux, et réunissant toutes ses forces pour l’arracher à cet accablement, il s’écria :

— Que parlez-vous, mon frère, de pitié, de dédain ? Qu’y a-t-il donc de plus sacré, de plus saint au monde, aux yeux de Dieu et des hommes, qu’une âme qui cherche la foi pour s’y fixer après la tourmente des passions ? Rassurez-vous, mon frère, vos blessures ne sont pas incurables ;… une fois hors de cette maison… croyez-moi, elles guériront rapidement.

— Hélas ! comment l’espérer ?

— Croyez-moi, mon frère ;… elles se guériront du moment où vos chagrins passés, loin d’éveiller en vous des pensées de désespoir… éveilleront des pensées consolantes, presque douces.

— De pareilles pensées… consolantes, presque douces ?… s’écria M. Hardy, ne pouvant croire ce qu’il entendait.

— Oui, reprit Gabriel en souriant avec une bonté angélique, car il est, voyez-vous, de grandes douceurs, de grandes consolations dans la pitié… dans le pardon. Dites… dites, mon frère, la vue de ceux qui l’avaient trahi, a-t-elle jamais inspiré au Christ des pensées de haine, de désespoir, de vengeance ?… Non, non… il a trouvé dans son cœur des paroles remplies de mansuétude et de pardon ;… il a souri dans ses larmes avec une indulgence ineffable, puis il a prié pour ses ennemis. Eh bien ! au lieu de souffrir avec tant d’amertume de la trahison d’un ami… plaignez-le, mon frère… priez tendrement pour lui… car, de vous deux… le plus malheureux… n’est pas vous… Dites ! dans votre généreuse amitié… quel trésor n’a pas perdu cet infidèle ami !… qui vous dit qu’il ne se repent pas, qu’il ne souffre pas ? Hélas ! il est vrai, si vous pensez toujours au mal que vous a fait cette trahison… votre cœur se brisera dans une désolation incurable ;… pensez, au contraire, au charme du pardon, à la douceur de la prière, et votre cœur s’allégera, et votre âme sera heureuse, car elle sera selon Dieu.

Ouvrir soudain à cette nature si généreuse, si délicate, si aimante, les voies adorables et infinies du pardon et de la prière, c’était répondre à ses instincts, c’était sauver ce malheureux ; tandis que l’enchaîner à un sombre et stérile désespoir, c’était le tuer, ainsi que l’avaient espéré les révérends pères.

M. Hardy resta un moment comme ébloui à la vue du radieux horizon que, pour la seconde fois, la parole évangélique de Gabriel évoquait tout à coup à ses yeux.

Alors, le cœur palpitant d’émotions si contraires, il s’écria :

— Oh ! mon frère, de quelle sainte puissance sont donc vos paroles ? Comment pouvez-vous changer ainsi presque subitement l’amertume en douceur ? Il me semble déjà que le calme renaît dans mon âme en songeant, ainsi que vous le dites, au pardon… à la prière… à la prière remplie de mansuétude et d’espérance.

— Oh ! vous verrez, reprit Gabriel avec entraînement, quelles douces joies vous attendent. Prier pour ce qu’on aime… prier pour ce qu’on a aimé ;… mettre Dieu par nos prières en communion avec ce que nous chérissons ;… et cette femme, dont l’amour vous était si précieux… pourquoi vous rendre ainsi son souvenir douloureux ? pourquoi le fuir ? Ah ! mon frère, au contraire, songez-y, mais pour l’épurer, pour le sanctifier par la prière ;… faites succéder à un amour terrestre un amour divin… un amour chrétien, l’amour céleste d’un frère pour sa sœur en Jésus-Christ… Et puis, si cette femme a été coupable aux yeux de Dieu, quelle douceur de prier pour elle !… quelle joie ineffable de pouvoir chaque jour parler à Dieu, à Dieu qui, toujours clément et bon, touché de vos prières, lui pardonnera ; car il lit au fond des cœurs… et il sait que souvent, hélas ! bien des chutes sont fatales… Le Christ n’a-t-il pas intercédé auprès de son père, pour la Madeleine pécheresse et pour la femme adultère ? Pauvres créatures, il ne les a pas repoussées, il ne les a pas maudites, il a prié pour elles… parce qu’elles avaient beaucoup aimé…, a dit le Sauveur des hommes.

— Oh ! je vous comprends, enfin ! s’écria M. Hardy ; la prière… c’est encore aimer ;… la prière, c’est pardonner… au lieu de maudire ;… c’est espérer au lieu de se désespérer ; la prière… enfin, ce sont des larmes qui retombent sur le cœur comme une rosée bienfaisante… au lieu de ces pleurs qui le brûlent… Oui ! je vous comprends, vous… car vous ne me dites pas : Souffrir… c’est prier… Non, non, je le sens… vous dites vrai en disant : Espérer, pardonner, c’est prier ;… oui, et grâce à vous maintenant… je rentrerai dans la vie sans crainte…

Puis, les yeux humides de larmes, M. Hardy tendit les bras à Gabriel, en s’écriant :

— Ah ! mon frère… pour la seconde fois, vous me sauvez.

Et ces deux bonnes et vaillantes créatures se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rodin et le père d’Aigrigny avaient, on le sait, assisté invisibles à cette scène ; Rodin, écoutant avec une attention dévorante, n’avait pas perdu une parole de cet entretien.

Au moment où Gabriel et M. Hardy se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, Rodin retira soudain son œil de reptile du trou par lequel il regardait.

La physionomie du jésuite avait une expression de joie et de triomphe diabolique. Le père d’Aigrigny, que le dénouement de cette scène avait, au contraire, abattu, consterné, ne comprenant rien à l’air glorieux de son compagnon, le contemplait avec un étonnement indicible.

J’ai le joint ! lui dit brusquement Rodin, de sa voix brève et tranchante.

— Que voulez-vous dire ? reprit le père d’Aigrigny stupéfait.

— Y a-t-il ici une voiture de voyage ? reprit Rodin, sans répondre à la question du révérend père.

Celui-ci, abasourdi par cette demande, ouvrit des yeux effarés, et répéta machinalement :

— Une voiture de voyage ?

— Oui… oui, dit Rodin avec impatience, est-ce que je parle hébreu ? Y a-t-il ici une voiture de voyage ? Est-ce clair ?

— Sans doute… j’ai ici la mienne, dit le révérend père.

— Alors, envoyez chercher des chevaux de poste à l’instant même.

— Et pourquoi faire ?…

— Pour emmener M. Hardy.

— Emmener M. Hardy ! reprit le père d’Aigrigny, croyant que Rodin délirait.

— Oui, reprit celui-ci, vous l’emmènerez ce soir à Saint-Herem.

— Dans cette triste et profonde solitude… lui… M. Hardy ?

Et le père d’Aigrigny croyait rêver.

— Lui, M. Hardy, répondit Rodin affirmativement en haussant les épaules.

— Emmener M. Hardy… maintenant… lorsque ce Gabriel vient de…

— Avant une demi-heure, M. Hardy me suppliera à genoux de l’emmener hors de Paris, au bout du monde, dans un désert, si je puis.

— Et Gabriel ?…

— Et la lettre qu’on vient de m’apporter de l’archevêché, il n’y a qu’un instant ?

— Mais vous disiez tout à l’heure qu’il était trop tard.

— Tout à l’heure je n’avais pas le joint ;… Maintenant je l’ai, répondit Rodin de sa voix brève.

Ce disant, les deux révérends pères quittèrent précipitamment le mystérieux réduit.




XII


La visite.


Il est inutile de faire remarquer que, par une réserve remplie de dignité, Gabriel s’était contenté de recourir aux moyens les plus généreux pour arracher M. Hardy à l’influence meurtrière des révérends pères ; il répugnait à la grande et belle âme du jeune missionnaire de descendre jusqu’à la révélation des odieuses machinations de ces prêtres. Il n’aurait eu recours à ce moyen extrême que si sa parole pénétrante et sympathique eût échoué contre l’aveuglement de M. Hardy.

— Travail, prière et pardon ! disait avec ravissement M. Hardy, après avoir serré Gabriel entre ses bras. Avec ces trois mots, vous m’avez rendu à la vie, à l’espérance…

Il venait de prononcer ces paroles, lorsque la porte s’ouvrit ; un domestique entra et remit silencieusement au jeune prêtre une large enveloppe, puis sortit.

Assez étonné, Gabriel prit l’enveloppe et la regarda d’abord machinalement ; puis, apercevant à l’un de ses angles un timbre particulier, il la décacheta précipitamment, en tira et lut un papier plié en forme de dépêche ministérielle, à laquelle pendait un sceau de cire rouge.

— Oh ! mon Dieu !… s’écria involontairement Gabriel d’une voix douloureusement émue.

Puis s’adressant à M. Hardy :

— Pardon… monsieur…

— Qu’y a-t-il ? apprenez-vous quelque fâcheuse nouvelle ?… dit M. Hardy avec intérêt.

— Oui… bien triste…, reprit Gabriel avec accablement.

Puis, il ajouta en se parlant à lui même :

— Ainsi… c’était pour cela qu’on m’avait mandé à Paris… l’on n’a pas même daigné m’entendre, l’on me frappe sans me permettre de me justifier…

Après un nouveau silence, il dit avec un soupir de résignation profonde :

— Il n’importe… je dois obéir… j’obéirai… mes vœux m’y obligent.

M. Hardy, regardant le jeune prêtre avec autant de surprise que d’inquiétude, lui dit affectueusement :

— Quoique mon amitié, ma reconnaissance vous soient bien récemment acquises… ne puis-je vous être bon à quelque chose ? Je vous dois tant… que je serais heureux de pouvoir m’acquitter un peu…

— Vous aurez fait beaucoup pour moi, mon frère, en me laissant un bon souvenir de ce jour… vous me rendrez plus facile la résignation à un chagrin cruel.

— Vous avez un chagrin ?… dit vivement M. Hardy.

— Ou plutôt, non… une surprise pénible, dit Gabriel.

Et, détournant la tête, il essuya une larme qui coulait sur sa joue et il reprit :

— Mais, en m’adressant au Dieu bon, au Dieu juste, les consolations ne me manqueront pas ;… elles commencent déjà, puisque je vous laisse dans une bonne et généreuse voie… Adieu donc, mon frère… à bientôt…

— Vous me quittez ?…

— Il le faut. Je désire d’abord savoir comment cette lettre m’est parvenue ici ;… puis je dois obéir à l’instant à un ordre que je reçois… Mon bon Agricol va venir prendre vos ordres ; il me dira votre résolution, la demeure où je pourrai vous rencontrer… et, quand vous le voudrez, nous nous reverrons.

Par discrétion, M. Hardy n’osa pas insister pour connaître la cause du chagrin subit de Gabriel, et lui répondit :

— Vous me demandez quand nous nous reverrons ? mais demain, car je quitte aujourd’hui cette maison.

— À demain donc, mon cher frère, dit Gabriel en serrant la main de M. Hardy.

Celui-ci, par un mouvement involontaire, peut-être instinctif, au moment où Gabriel retirait sa main, la serra, et la garda entre les siennes comme si, craignant de le voir partir, il eût voulu le retenir auprès de lui.

Le jeune prêtre, surpris, regarda M. Hardy ; celui-ci lui dit, en souriant doucement, et en abandonnant sa main qu’il tenait :

— Pardon, mon frère, mais, vous le voyez, grâce à ce que j’ai souffert ici… je suis devenu un peu comme les enfants, qui ont peur… lorsqu’on les laisse seuls…

— Et moi, je suis rassuré sur vous… Je vous laisse avec des pensées consolantes, avec des espérances certaines. Elles suffiront à occuper votre solitude jusqu’à l’arrivée de mon bon Agricol… qui ne peut tarder à revenir… Encore adieu et à demain, mon frère.

— Adieu… et à demain, mon cher sauveur. Oh ! ne manquez pas de venir, car j’aurai encore grand besoin de votre bienfaisant appui pour faire mes premiers pas au grand soleil… moi qui suis resté si longtemps immobile dans les ténèbres…

— À demain donc, dit Gabriel, et jusque-là, courage, espoir et prière…

— Courage, espoir et prière, dit M. Hardy ; avec ces mots là on est bien fort.

Et il resta seul.

Chose étrange, l’espèce de crainte involontaire qu’il avait ressentie au moment où Gabriel s’était disposé à sortir, se reproduisait à l’esprit de M. Hardy sous une autre forme ; aussitôt après le départ du jeune prêtre, le pensionnaire des révérends pères crut voir une ombre sinistre et croissante succéder au pur et doux rayonnement de la présence de Gabriel…

Cette sorte de réaction était d’ailleurs concevable après une journée d’émotions profondes et diverses, surtout si l’on songe à l’état d’affaiblissement physique et moral où se trouvait M. Hardy depuis si longtemps.

Un quart d’heure environ s’était passé depuis le départ de Gabriel, lorsque le domestique affecté au service du pensionnaire des révérends pères entra et lui remit une lettre.

— De qui cette lettre ? demanda M. Hardy.

— D’un pensionnaire de la maison, monsieur, répondit le domestique en s’inclinant.

Cet homme avait une figure sournoise et béate, les cheveux plats, parlait tout bas et tenait toujours les yeux baissés ; en attendant la réponse de M. Hardy, il croisa ses mains et fit tourner benoîtement ses pouces.

M. Hardy décacheta la lettre qu’on venait de lui remettre, et lut ce qui suit :


« Monsieur,


« J’apprends seulement aujourd’hui, à l’instant et par hasard, que je me trouve avec vous dans cette respectable maison ; une longue maladie que j’ai faite, la profonde retraite dans laquelle je vis, vous expliqueront assez mon ignorance de notre voisinage. Bien que nous ne nous soyons rencontrés qu’une fois, monsieur, la circonstance qui m’a récemment procuré l’honneur de vous voir a été pour vous tellement grave, que je ne puis croire que vous l’ayez oubliée… »


M. Hardy fit un mouvement de surprise, rassembla ses souvenirs, et, ne trouvant rien qui pût le mettre sur la voie, continua de lire :


« Cette circonstance a d’ailleurs éveillé en moi une si profonde et si respectueuse sympathie pour vous, monsieur, que je ne puis résister à mon vif désir de vous présenter mes hommages, surtout en apprenant que vous quittez aujourd’hui cette maison, ainsi que vient de me le dire à l’instant même l’excellent et digne abbé Gabriel, un des hommes que j’aime, que j’admire et que je vénère le plus au monde.

« Puis-je croire, monsieur, qu’au moment de quitter notre commune retraite pour rentrer dans le monde, vous daignerez accueillir favorablement cette prière, peut-être indiscrète, d’un pauvre vieillard, voué désormais à une profonde solitude, et qui ne peut espérer de vous rencontrer au milieu du tourbillon de la société, qu’il a quittée pour toujours ?

« En attendant l’honneur de votre réponse, monsieur, veuillez recevoir l’assurance des sentiments de profonde estime de celui qui a l’honneur d’être,

« Monsieur,
« Avec la plus haute considération,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Rodin. »

Après la lecture de cette lettre et le nom de celui qui la signait, M. Hardy rassembla de nouveau ses souvenirs, chercha longtemps et ne put se rappeler ni le nom de Rodin, ni à quelle grave circonstance celui-ci faisait allusion.

Ensuite d’un assez long silence, il dit au domestique :

— C’est M. Rodin qui vous a remis cette lettre ?

— Oui, monsieur.

— Et… qu’est-ce que M. Rodin ?

— Un bon vieux monsieur, qui relève d’une longue maladie qui a failli l’emporter. Depuis quelques jours à peine il est convalescent, mais il est toujours si triste et si faible, qu’il fait peine à voir ; ce qui est grand dommage, car il n’y a pas de plus digne, de plus brave homme dans la maison… si ce n’est monsieur, qui vaut bien M. Rodin, ajouta le domestique en s’inclinant d’un air respectueusement flatteur.

— M. Rodin ? dit M. Hardy pensif, cela est singulier ; je ne me rappelle pas ce nom, ni aucun événement qui s’y rattache.

— Si monsieur veut me donner sa réponse, reprit le domestique, je la porterai à M. Rodin ; il est chez le père d’Aigrigny, à qui il est allé faire ses adieux.

— Ses adieux ?

— Oui, monsieur, les chevaux de poste viennent d’arriver.

— Pour qui ? demanda M. Hardy.

— Pour le père d’Aigrigny, monsieur.

— Il va donc en voyage ? dit M. Hardy assez étonné.

— Oh ! ce n’est sans doute pas pour rester bien longtemps absent, dit le domestique d’un air confidentiel, car le révérend père n’emmène personne et n’emporte qu’un léger bagage. D’ailleurs le révérend père viendra sans doute faire ses adieux à monsieur… Mais que faut-il répondre à M. Rodin ?

La lettre que M. Hardy venait de recevoir du révérend père était conçue en termes si polis, on y parlait de Gabriel avec tant de considération, que M. Hardy, poussé d’ailleurs par une curiosité naturelle, et ne voyant aucun motif de refuser cette entrevue au moment de quitter la maison, répondit au domestique :

— Veuillez dire à M. Rodin, que s’il veut se donner la peine de venir, je l’attends ici.

— Je vais à l’instant le prévenir, monsieur, dit le domestique en s’inclinant.

Et il sortit.

Resté seul, M. Hardy, tout en se demandant quel pouvait être M. Rodin, s’occupa de quelques menus préparatifs de départ ; pour rien au monde il n’eût voulu passer la nuit dans cette maison, et afin d’entretenir son courage, il se rappelait à chaque instant l’évangélique et doux langage de Gabriel, ainsi que les croyants récitent quelques litanies pour ne pas succomber à la tentation.

Bientôt le domestique rentra et dit à M. Hardy :

— M. Rodin est là, monsieur.

— Priez-le d’entrer.

Rodin entra, vêtu de sa robe de chambre noire, et tenant à la main son vieux bonnet de soie.

Le domestique disparut.

Le jour commençait à baisser.

M. Hardy se leva pour aller à la rencontre de Rodin, dont il ne distinguait pas encore bien les traits ; mais, lorsque le révérend père fut arrivé dans la zone plus lumineuse qui avoisinait la porte-fenêtre, M. Hardy, ayant un instant contemplé le jésuite, ne put retenir un léger cri arraché par la surprise et par un souvenir cruel.

Ce premier mouvement d’étonnement et de douleur passé, M. Hardy, revenant à lui, dit à Rodin d’une voix altérée :

— Vous ici… monsieur ?… Ah ! vous avez raison… la circonstance dans laquelle je vous ai vu pour la première fois était bien grave…

— Ah ! mon cher monsieur, dit Rodin d’une voix paterne et satisfaite, j’étais sûr que vous ne m’aviez pas oublié.




XIII


La prière.


On se souvient sans doute que Rodin était allé (quoiqu’il fût alors inconnu à M. Hardy) le trouver à sa fabrique pour lui dévoiler l’indigne trahison de M. de Blessac, coup affreux qui n’avait précédé que de quelques moments un second malheur non moins horrible, car c’est en présence de Rodin que M. Hardy avait appris le départ inattendu de la femme qu’il adorait. D’après les scènes précédentes, l’on comprend combien devait lui être cruelle la présence inopinée de Rodin. Pourtant, grâce à la salutaire influence des conseils de Gabriel, il se rasséréna peu à peu. À la contraction de ses traits succéda un calme triste, et il dit à Rodin :

— Je ne m’attendais pas, en effet, monsieur, à vous rencontrer dans cette maison.

— Hélas ! mon Dieu, monsieur, répondit Rodin en soupirant, je ne croyais pas non plus devoir y venir probablement finir mes tristes jours, lorsque je suis allé, sans vous connaître, mais seulement dans le but de rendre service à un honnête homme… vous dévoiler une grande indignité.

— En effet, monsieur, vous m’avez alors rendu un véritable service… et peut-être, dans ce moment pénible, vous aurai-je mal exprimé ma gratitude… car, à l’instant même où vous veniez me révéler la trahison de M. de Blessac…

— Vous avez été accablé par une nouvelle bien douloureuse pour vous, dit Rodin en interrompant M. Hardy ; je n’oublierai jamais la brusque arrivée de cette pauvre dame, pâle, effarée, qui, sans s’inquiéter de ma présence, est venue vous apprendre qu’une personne dont l’affection vous était bien chère venait tout à coup de quitter Paris.

— Oui, monsieur, et, sans songer à vous remercier, je suis parti précipitamment, reprit M. Hardy avec mélancolie.

— Savez-vous, monsieur, dit Rodin après un moment de silence, qu’il y a quelquefois des rapprochements étranges ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Pendant que je venais vous avertir qu’on vous trahissait d’une manière infâme… moi-même… je…

Rodin s’interrompit comme s’il eût été vaincu par une vive émotion, sa physionomie exprima une douleur si accablante, que M. Hardy lui dit avec intérêt :

— Qu’avez-vous, monsieur ?…

— Pardon, reprit Rodin en souriant avec amertume. Grâce aux religieux conseils de l’angélique abbé Gabriel, je suis parvenu à comprendre la résignation ; pourtant, parfois encore à de certains souvenirs, j’éprouve une douleur aiguë… Je vous disais donc, reprit Rodin d’une voix plus assurée, que le lendemain du jour où j’étais allé vous dire : « On vous trompe… » j’étais moi-même victime d’une horrible déception… Un fils adoptif, un malheureux enfant abandonné, que j’avais recueilli…

Puis s’interrompant encore, il passa sa main tremblante sur ses yeux et dit :

— Pardon, monsieur… de vous parler de peines qui vous sont indifférentes… Excusez l’indiscrète douleur d’un pauvre vieillard bien abattu…

— Monsieur, j’ai trop souffert pour qu’aucun chagrin me soit indifférent, répondit M. Hardy. D’ailleurs, vous n’êtes pas un étranger pour moi… vous m’avez rendu un véritable service… et nous ressentons tous deux une vénération commune pour un jeune prêtre…

— L’abbé Gabriel ! s’écria Rodin en interrompant M. Hardy. Ah ! monsieur ! c’est mon sauveur… mon bienfaiteur… Si vous saviez ses soins, son dévouement pour moi pendant ma longue maladie, qu’une affreuse douleur avait causée !… si vous saviez la douceur ineffable des conseils qu’il me donnait !…

— Si je le sais !… monsieur, s’écria M. Hardy, oh ! oui, je sais combien son influence est salutaire.

— N’est-ce pas, monsieur, que, dans sa bouche, les préceptes de la religion sont remplis de mansuétude ? reprit Rodin avec exaltation ; n’est-ce pas qu’ils consolent ? n’est-ce pas qu’ils font aimer, espérer, au lieu de faire craindre et trembler ?

— Hélas ! monsieur, dans cette maison même, dit M. Hardy, j’ai pu faire cette comparaison…

— Moi, dit Rodin, j’ai été assez heureux pour avoir tout de suite l’angélique abbé Gabriel pour confesseur… ou plutôt pour confident…

— Oui, reprit M. Hardy, car il préfère la confiance… à la confession…

— Comme vous le connaissez bien ! dit Rodin avec un accent de bonhomie et de naïveté inexprimables.

Et il reprit :

— Ce n’est pas un homme… c’est un ange ; sa parole pénétrante convertirait les plus endurcis. Tenez… moi, par exemple, je vous l’avoue, sans être impie, j’avais vécu dans des sentiments de religion prétendue naturelle ; mais l’angélique abbé Gabriel a, peu à peu, fixé mes vagues croyances, leur a donné un corps, une âme… enfin… il m’a donné la foi.

— Ah !… c’est que c’est un prêtre selon le Christ, lui, un prêtre tout amour et pardon, s’écria M. Hardy.

— Ce que vous dites là est si vrai, reprit Rodin, que j’étais arrivé ici presque furieux de chagrin ; tantôt pensant à ce malheureux qui avait payé mes bontés paternelles par la plus monstrueuse ingratitude, je me livrais à tous les emportements du désespoir ; tantôt je tombais dans un anéantissement morne, glacé comme celui de la tombe ;… mais tout à coup l’abbé Gabriel paraît… Les ténèbres disparaissent, et le jour luit pour moi.

— Vous avez raison, monsieur, il y a des rapprochements étranges, dit M. Hardy, cédant de plus en plus à la confiance et à la sympathie que faisaient naître nécessairement en lui tant de rapports entre sa position et la prétendue position de Rodin. Et, tenez, franchement, ajouta-t-il, je me félicite maintenant de vous avoir vu avant de quitter cette maison. Si j’avais été capable encore de retomber dans des accès de lâche faiblesse, votre exemple seul m’en empêcherait… Depuis que je vous entends, je me sens plus affermi dans la noble voie que m’a ouverte l’angélique abbé, comme vous le dites si bien…

— Le pauvre vieillard n’aura donc pas à regretter d’avoir écouté le premier mouvement de son cœur qui l’attirait vers vous, dit Rodin avec une expression touchante. Vous me garderez donc un souvenir, dans ce monde où vous allez retourner ?

— Soyez-en certain, monsieur ; mais permettez-moi une question : Vous restez, m’a-t-on dit, dans cette maison ?

— Que voulez-vous ? on y jouit d’un calme si profond, on y est si peu distrait dans ses prières ; c’est que, voyez-vous ? ajouta Rodin d’un ton rempli de mansuétude, on m’a fait tant de mal… on m’a fait tant souffrir… la conduite de l’infortuné qui m’a trompé a été si horrible, il s’est jeté dans de si graves désordres, que Dieu doit être bien irrité… contre lui ; je suis si vieux, que c’est à peine si, en passant dans de ferventes prières le peu de jours qui me restent, je puis espérer de désarmer le juste courroux du Seigneur. Oh ! la prière, la prière… c’est l’abbé Gabriel qui m’en a révélé toute la puissance, toute la douceur… mais aussi les redoutables devoirs qu’elle impose.

— En effet… ces devoirs sont grands et sacrés…, répondit M. Hardy d’un air pensif.

— Connaissez-vous la vie de Rancé ? dit tout à coup Rodin en jetant sur M. Hardy un regard d’une expression étrange.

— Le fondateur de l’abbaye de la Trappe ?… dit M. Hardy, surpris de la question de Rodin ; j’ai très-vaguement, et il y a bien longtemps, entendu parler des motifs de sa conversion.

— C’est qu’il n’y a pas, voyez-vous ? d’exemple plus saisissant de la toute-puissance de la prière… et de l’état d’extase presque divin où elle peut conduire les âmes religieuses… En quelques mots, voici cette instructive et tragique histoire : M. de Rancé… Mais, pardon… je crains d’abuser de vos moments.

— Non… non…, reprit vivement M. Hardy ; vous ne sauriez croire, au contraire, combien tout ce que vous me dites m’intéresse… Mon entretien avec l’abbé Gabriel a été brusquement interrompu, et en vous écoutant il me semble entendre continuer le développement de ses pensées… Parlez donc, je vous en conjure.

— De tout mon cœur, car je voudrais que l’enseignement que j’ai puisé, grâce à notre angélique abbé, dans la conversion de M. de Rancé, vous fût aussi profitable qu’il me l’a été.

— C’est aussi l’abbé Gabriel… ?

— Qui, à l’appui de ses exhortations, m’a cité cette espèce de parabole, répondit Rodin. Eh ! mon Dieu, monsieur, tout ce qui a retrempé, raffermi, rassuré mon pauvre vieux cœur à moitié brisé… n’est-ce pas à la consolante parole de ce jeune prêtre que je le dois ?

— Alors, je vous écoute avec un double intérêt.

— M. de Rancé était un homme du monde, reprit Rodin en observant attentivement M. Hardy, un homme d’épée, jeune, ardent et beau ; il aimait une jeune fille de haute condition. Quels empêchements s’opposaient à leur union ? Je l’ignore ; mais cet amour était demeuré caché et il était heureux : chaque soir, par un escalier dérobé, M. de Rancé se rendait auprès de sa maîtresse. C’était, dit-on, un de ces amours passionnés, que l’on éprouve une seule fois dans la vie. Le mystère, le sacrifice même que faisait la malheureuse jeune fille en oubliant tous ses devoirs, semblaient donner à cette passion coupable un charme de plus. Ainsi, tapis dans l’ombre et le silence du secret, les deux amants passèrent deux années dans un délire de cœur, dans une ivresse de volupté qui tenait de l’extase.

À ces mots, M. Hardy tressaillit ;… pour la première fois depuis bien longtemps, son front se couvrit d’une rougeur brûlante ; son cœur battit avec force malgré lui ; il se souvenait que naguère encore il avait connu l’ardente ivresse d’un amour coupable et mystérieux.

Quoique le jour baissât de plus en plus, Rodin, jetant un coup d’œil oblique et pénétrant sur M. Hardy, s’aperçut de l’impression qu’il lui causait, et continua :

— Quelquefois, pourtant, songeant aux dangers que courait sa maîtresse, si leur liaison était découverte, M. de Rancé voulait rompre ces liens si chers ; mais la jeune fille, enivrée d’amour, se jetait au cou de son amant, le menaçait, dans le langage le plus passionné, de tout révéler, de tout braver, s’il pensait encore la quitter ;… trop faible, trop amoureux pour résister aux prières de sa maîtresse… M. de Rancé cédait encore, et tous deux, s’abandonnant au torrent de délices qui les entraînait, enivrés d’amour, oubliaient le monde et jusqu’à Dieu même.

M. Hardy écoutait Rodin avec une avidité fiévreuse, dévorante. L’insistance du jésuite à s’appesantir à dessein sur la peinture presque sensuelle d’un amour ardent et caché, ravivait de plus en plus dans l’âme de M. Hardy de brûlants souvenirs jusqu’alors noyés dans les larmes ; au calme bienfaisant où les suaves paroles de Gabriel avaient laissé M. Hardy, succédait une agitation sourde, profonde, qui, se combinant avec la réaction des secousses de cette journée, commençait de jeter son esprit dans un trouble étrange.

Rodin, ayant atteint le but qu’il poursuivit, continua de la sorte :

— Un jour fatal arriva : M. de Rancé, obligé d’aller à la guerre, quitte cette jeune fille ; mais, après une courte campagne, il revient plus passionné que jamais. Il avait écrit secrètement qu’il arriverait presque en même temps que sa lettre ; il arrive, en effet ; c’était la nuit ; il monte, selon l’habitude, l’escalier dérobé qui conduisait à la chambre de sa maîtresse, entre, le cœur palpitant de désir et d’espoir… Sa maîtresse… était morte depuis le matin.

— Ah !… s’écria M. Hardy en cachant son visage dans ses mains avec terreur.

— Elle était morte, reprit Rodin. Deux cierges brûlaient auprès de sa couche funèbre ; M. de Rancé ne croit pas, ne veut pas croire, lui, qu’elle est morte ; il se jette à genoux auprès du lit ; dans son délire, il prend cette jeune tête si belle, si chérie, si adorée, pour la couvrir de baisers… Cette tête charmante se détache du cou… et lui reste entre les mains… Oui, reprit Rodin en voyant M. Hardy reculer pâle et muet de terreur, oui, la jeune fille avait succombé à un mal si rapide, si extraordinaire, qu’elle n’avait pu recevoir les derniers sacrements. Après sa mort, les médecins, pour tâcher de découvrir la cause de ce mal inconnu, avaient dépecé ce beau corps…

À ce moment du récit de Rodin, le jour tirait à sa fin ; il ne régnait plus dans cette chambre silencieuse qu’une faible clarté crépusculaire au milieu de laquelle se détachait vaguement la sinistre et pâle figure de Rodin, vêtu de sa longue robe noire ; ses yeux semblaient étinceler d’un feu diabolique.

M. Hardy, sous le coup des violentes émotions dont le frappait ce récit, si étrangement mélangé de pensées de mort, de volupté, d’amour et d’horreur, restait atterré, immobile, attendant la parole de Rodin avec un inexprimable mélange de curiosité, d’angoisse et d’effroi.

— Et M. de Rancé ? dit-il enfin d’une voix altérée, en essuyant son front inondé d’une sueur froide.

— Après deux jours d’un délire insensé, reprit Rodin, il renonçait au monde, il s’enfermait dans une solitude impénétrable… Les premiers temps de sa retraite furent affreux… dans son désespoir il poussait des cris de douleur et de rage qu’on entendait au loin ;… deux fois il tenta de se tuer pour échapper à de terribles visions…

— Il avait des visions ? dit M. Hardy avec un redoublement de curiosité pleine d’angoisse.

— Oui, reprit Rodin d’une voix solennelle, il avait des visions effrayantes… Cette jeune fille, morte pour lui en état de péché mortel, il la voyait plongée au milieu des flammes éternelles ! Sur son beau visage, défiguré par les tortures infernales, éclatait le rire désespéré des damnés… Ses dents grinçaient de rage ; ses bras se tordaient de douleur. Elle pleurait du sang, et d’une voix agonisante et vengeresse, elle criait à son séducteur : « Toi qui m’as perdue, sois maudit… maudit… maudit… »

En prononçant ces trois derniers mots, Rodin s’avança de trois pas vers M. Hardy, accompagnant chaque pas d’un geste menaçant.

Si l’on songe à l’état d’affaissement, de trouble, d’épouvante, où se trouvait M. Hardy ; si l’on songe que le jésuite venait de remuer et d’agiter au fond de l’âme de cet infortuné tous les ferments sensuels et spirituels d’un amour refroidi par les larmes, mais non pas éteint ; si l’on songe, enfin, que M. Hardy se reprochait aussi d’avoir séduit une femme que l’oubli de ses devoirs pouvait, selon la religion des catholiques, condamner aux flammes éternelles, on comprendra l’effet terrifiant de cette fantasmagorie évoquée dans cette silencieuse solitude, à la tombée du jour, par ce prêtre à figure sinistre.

Aussi cet effet fut-il pour M. Hardy saisissant, profond, et d’autant plus dangereux, que le jésuite, avec une astuce diabolique, ne faisait que développer, pour ainsi dire, quoiqu’à un autre point de vue, les idées de Gabriel.

Le jeune prêtre n’avait-il pas convaincu M. Hardy que rien n’était plus doux, plus ineffable que de demander à Dieu le pardon de ceux qui nous ont fait du mal ou que nous avons égarés ?… Or, le pardon implique l’idée du châtiment, et c’est ce châtiment que Rodin s’efforçait de peindre à sa victime sous de si terribles couleurs.

M. Hardy, les mains jointes, la prunelle fixe et dilatée par l’effroi, tressaillant de tous ses membres, semblait écouter encore Rodin, quoique celui-ci eût cessé de parler… et répétait machinalement :

Maudit !… maudit !… maudit !…

Puis tout à coup, il s’écria dans une sorte d’égarement :

— Et moi aussi… je serai maudit ! Cette femme à qui j’ai fait oublier des devoirs sacrés aux yeux des hommes, que j’ai rendue mortellement coupable aux yeux de Dieu… cette femme, un jour aussi plongée dans les flammes éternelles, les bras tordus par le désespoir… pleurant du sang… me criera du fond de l’abîme : Maudit !… maudit !… maudit !… Un jour, ajouta-t-il avec un redoublement de terreur, un jour… et qui sait ? à cette heure peut-être, elle me maudit… car ce voyage à travers l’Océan… s’il lui avait été fatal ! si un naufrage ! Oh ! mon Dieu… elle aussi… morte… morte en péché mortel… à jamais damnée ! oh ! pitié… pour elle… mon Dieu !… accablez-moi de votre courroux ; mais pitié pour elle… je suis le seul coupable…

Et le malheureux, presque en délire, tomba à genoux les mains jointes.

— Monsieur, s’écria Rodin d’une voix affectueuse et pénétrée, en s’empressant de le relever, mon cher monsieur, mon cher ami… calmez-vous… rassurez-vous… je serais désolé de vous désespérer… Hélas ! mon intention est toute contraire…

— Maudit !… maudit !… Elle me maudira aussi… elle que j’ai tant aimée !… livrée aux flammes de l’enfer… murmurait M. Hardy en frémissant et ne paraissant pas entendre Rodin.

— Mais, mon cher monsieur, écoutez-moi donc, je vous en supplie, reprit celui-ci ; laissez-moi finir cette parabole, et alors vous la trouverez aussi consolante qu’elle vous paraît effrayante… Au nom du ciel, rappelez-vous donc les adorables paroles de notre angélique abbé Gabriel sur la douceur de la prière…

Au doux nom de Gabriel, M. Hardy revint à lui, et s’écria navré :

— Ah ! ses paroles étaient douces et bienfaisantes !… où sont-elles ? Oh ! par pitié… répétez-les-moi, ces saintes paroles.

— Notre angélique abbé Gabriel, reprit Rodin, parlait de la douceur de la prière…

— Oh ! oui… la prière…

— Eh bien ! mon bon monsieur, écoutez-moi, et vous allez voir que c’est la prière qui a sauvé M. de Rancé… qui en a fait un saint. Oui, ces tourments affreux que je viens de vous dépeindre, ces visions menaçantes… c’est la prière qui les a conjurés, qui les a changés en célestes délices.

— Je vous en supplie, dit M. Hardy d’une voix accablée, parlez-moi de Gabriel… parlez-moi du ciel… Oh ! mais plus de ces flammes… de cet enfer… où des femmes coupables pleurent du sang…

— Non, non, ajouta Rodin.

Et autant dans la peinture de l’enfer son accent avait été dur et menaçant, autant il devint tendre et chaleureux en prononçant les paroles suivantes :

— Non, plus de ces images du désespoir… car, je vous l’ai dit, après avoir souffert des tortures infernales, grâce à la prière, comme vous disait l’abbé Gabriel, M. de Rancé a goûté les joies du paradis.

— Les joies du paradis ?… répéta M. Hardy en écoutant avec avidité.

— Un jour, au plus fort de sa douleur, un prêtre… un bon prêtre… un abbé Gabriel, parvient jusqu’à M. de Rancé. Ô bonheur !… ô Providence !… en peu de jours, il initie cet infortuné aux saints mystères de la prière… de cette pieuse intercession de la créature vers le Créateur en faveur d’une âme exposée au courroux céleste. Alors M. de Rancé semble transformé… ses douleurs s’apaisent ; il prie, et plus il prie, plus sa ferveur, plus son espoir augmentent ;… il sent que Dieu l’écoute… Au lieu d’oublier cette femme si chérie… il passe les heures à songer à elle, en priant pour son salut à elle… Oui, renfermé avec bonheur au fond de sa cellule obscure, seul à seul avec ce souvenir adoré, il passe les jours, les nuits, à prier pour elle… dans une extase ineffable, brûlante, je dirais presque… amoureuse.

Il est impossible de rendre l’accent d’une énergie presque sensuelle avec lequel Rodin prononça ce mot : Amoureuse.

M. Hardy tressaillit d’un frisson à la fois ardent et glacé ; pour la première fois, son esprit, affaibli, fut frappé de l’idée des funestes voluptés de l’ascétisme, de l’extase, cette déplorable catalepsie, souvent érotique, des sainte Thérèse, des saint Aubierge, etc., etc.

Rodin, pénétrant la pensée de M. Hardy, continua :

— Oh ! ce n’est pas M. de Rancé qui se serait contenté, lui, d’une prière vague, distraite, faite çà et là, au milieu des agitations mondaines qui l’absorbent et l’empêchent d’arriver à l’oreille du Seigneur… Non… non… au plus profond même de sa solitude, il cherche encore à rendre sa prière plus efficace, tant il désire ardemment le salut éternel de cette maîtresse d’au delà du tombeau !

— Que fait-il encore ?… oh ! que fait-il donc encore dans sa solitude ? s’écria M. Hardy, dès lors livré sans défense à l’obsession du jésuite.

— D’abord, dit Rodin en accentuant lentement ses paroles, il se fait… religieux…

— Religieux !… répéta M. Hardy d’un air pensif.

— Oui, reprit Rodin, il se fait religieux, parce qu’ainsi sa prière est bien plus favorablement accueillie du ciel ;… et puis… comme au milieu de la plus profonde solitude sa pensée est encore quelquefois distraite par la matière, il jeûne, il se mortifie, il dompte, il macère tout ce qu’il y a de charnel en lui, afin de devenir tout esprit, et que la prière sorte de son sein, brillante, pure comme une flamme, et monte vers le Seigneur ainsi que le parfum de l’encens…

— Oh !… quel rêve enivrant ! s’écria M. Hardy, de plus en plus sous le charme, afin de prier plus efficacement pour une femme adorée… devenir esprit… parfum… lumière !…

— Oui, esprit, parfum, lumière… dit Rodin en appuyant sur ces mots ; mais ce n’est pas un rêve… Que de religieux, que de moines reclus sont, comme M. de Rancé, arrivés à une divine extase à force de prières, d’austérités, de macérations ; et si vous connaissiez les célestes voluptés de ces extases !… Ainsi, aux visions terribles de M. de Rancé succédèrent, lorsqu’il se fut fait religieux, des visions enchanteresses… Que de fois, après une journée de jeûne et une nuit passée en prières et en macérations, il tombait épuisé, évanoui, sur les dalles de sa cellule !… Alors, à l’anéantissement de la matière succédait l’essor des esprits… Un bien-être inexprimable s’emparait de ses sens ;… de divins concerts arrivaient à son oreille ravie ;… une lueur à la fois éblouissante et douce, qui n’est pas de ce monde, pénétrait à travers ses paupières fermées ; puis, aux vibrations harmonieuses des harpes d’or des séraphins, au milieu d’une auréole de lumière auprès de laquelle le soleil est pâle, le religieux voyait apparaître cette femme si adorée…

— Cette femme que, par ses prières, il avait enfin arrachée aux flammes éternelles ? dit M. Hardy d’une voix palpitante.

— Oui, elle-même, reprit Rodin avec une véritable et suave éloquence ; car ce monstre parlait tous les langages. Et alors, grâce aux prières de son amant, que le Seigneur avait exaucées, cette femme ne pleurait plus de sang… elle ne tordait plus ses beaux bras dans des convulsions infernales. Non, non… toujours belle… oh ! mille fois plus belle encore qu’elle ne l’était sur la terre… belle de l’éternelle beauté des anges… elle souriait à son amant avec une ardeur ineffable, et ses yeux rayonnants d’une flamme humide, elle lui disait d’une voix tendre et passionnée : « Gloire au Seigneur, gloire à toi, ô mon amant bien-aimé !… Tes prières ineffables, tes austérités m’ont sauvée ;… le Seigneur m’a placée parmi ses élus… Gloire à toi, mon amant bien-aimé !… » Alors, radieuse dans sa félicité, elle se baissait et effleurait de ses lèvres parfumées d’immortalité les lèvres du religieux en extase ;… et bientôt leur âme s’exhalait dans un baiser d’une volupté brûlante comme l’amour, chaste comme la grâce, immense comme l’éternité[6].

— Oh !… s’écria M. Hardy en proie à un complet égarement, oh ! toute une vie de prières… de jeûnes, de tortures, pour un pareil moment avec celle que je pleure… avec celle que j’ai damnée peut-être.

— Que dites-vous ? un pareil moment ! s’écria Rodin, dont le crâne jaune était baigné de sueur comme celui d’un magnétiseur, et prenant M. Hardy par la main, afin de lui parler de plus près encore, comme s’il eût voulu lui insuffler le délire brûlant où il voulait le plonger ; ce n’est pas une fois dans sa vie religieuse… mais presque chaque jour, que M. de Rancé, plongé dans l’extase d’un divin ascétisme, goûtait ces voluptés profondes, ineffables, inouïes, surhumaines, qui sont, aux voluptés terrestres… ce que l’éternité est à la vie humaine.

Voyant sans doute M. Hardy au point où il le voulait, et la nuit étant d’ailleurs presque entièrement venue, le révérend père toussa deux ou trois fois d’une manière significative en regardant du côté de la porte. À ce moment M. Hardy, au comble de l’égarement, s’écria d’une voix suppliante, insensée :

— Une cellule… une tombe… et l’extase avec elle…

La porte de la chambre s’ouvrit, et le père d’Aigrigny entra, portant un manteau sur son bras.

Un domestique le suivait, portant une lumière à la main.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Environ dix minutes après cette scène, une douzaine d’hommes robustes, à figure franche et ouverte, et conduits par Agricol, entraient dans la rue de Vaugirard et se dirigeaient, d’un pas joyeux, vers la porte des révérends pères.

C’était une députation des anciens ouvriers de M. Hardy ; ils venaient le chercher et le remercier de son prochain retour parmi eux.

Agricol marchait à leur tête. Tout à coup il vit de loin une voiture de poste sortir de la maison de retraite ; les chevaux, lancés et vivement fouettés par le postillon, arrivaient au grand trot.

Hasard ou instinct, plus cette voiture s’approchait du groupe dont il faisait partie, plus le cœur d’Agricol se serrait…

Cette impression devint si vive, qu’elle se changea bientôt en une prévision terrible, et au moment où ce coupé, dont tous les stores étaient baissés, allait passer devant lui, le forgeron, obéissant à un pressentiment insurmontable, s’écria en s’élançant à la tête des chevaux :

— Amis… à moi !

— Postillon !… dix louis !… au galop !… écrase-le sous tes roues ! cria, derrière le store, la voix militaire du père d’Aigrigny.

On était en plein choléra ; le postillon avait entendu parler des massacres des empoisonneurs ; déjà fort effrayé de la brusque agression d’Agricol, il lui assena sur la tête un vigoureux coup de manche de fouet, qui étourdit et renversa le forgeron ; puis piquant son porteur à l’éventrer, le postillon mit ses trois chevaux au triple galop, et la voiture disparut rapidement, pendant que les compagnons d’Agricol, qui n’avaient compris ni son action, ni le sens de ses paroles, s’empressaient autour du forgeron et tâchaient de le ranimer.




XIV


Les souvenirs.


D’autres événements se passèrent quelques jours après la funeste soirée où M. Hardy, fasciné, égaré jusqu’à la folie par la déplorable exaltation mystique que Rodin était parvenu à lui inspirer, avait supplié à mains jointes le père d’Aigrigny de le conduire loin de Paris, dans une profonde solitude, afin de pouvoir s’y livrer, loin du monde, à une vie de prières et d’austérités ascétiques.

Le maréchal Simon, depuis son arrivée à Paris, occupait avec ses deux filles une maison de la rue des Trois-Frères.

Avant d’introduire le lecteur dans cette modeste demeure, nous sommes obligé de rappeler sommairement quelques faits à la mémoire du lecteur.

Le jour de l’incendie de la fabrique de M. Hardy, le maréchal Simon était venu consulter son père sur une question de la plus haute gravité, et lui confier les pénibles appréhensions que lui causait la tristesse croissante de ses deux filles, tristesse dont il ne pouvait pénétrer les causes.

On se souvient que le maréchal Simon professait pour la mémoire de l’empereur un culte religieux ; sa reconnaissance envers son héros avait été sans bornes, son dévouement aveugle, son enthousiasme appuyé sur le raisonnement, son affection aussi profonde que l’amitié la plus sincère, la plus passionnée.

Ce n’était pas tout.

Un jour l’empereur, dans une effusion de joie et de tendresse paternelle, conduisant le maréchal auprès du berceau du roi de Rome endormi, lui avait dit en lui faisant orgueilleusement admirer la suave beauté de l’enfant :

— Mon vieil ami, jure-moi de te dévouer au fils comme tu t’es dévoué au père.

Le maréchal Simon avait fait et tenu ce serment.

Pendant la Restauration, chef d’une conspiration militaire tentée au nom de Napoléon II, il avait essayé, mais en vain, d’enlever un régiment de cavalerie alors commandé par le marquis d’Aigrigny ; trahi, dénoncé, le maréchal, après un duel acharné avec le futur jésuite, était parvenu à se réfugier en Pologne, et à échapper ainsi à une condamnation à mort.

Il est inutile de rappeler les événements qui de la Pologne conduisirent le maréchal dans l’Inde et le ramenèrent à Paris après la révolution de juillet, époque à laquelle plusieurs de ses anciens compagnons d’armes sollicitèrent et obtinrent à son insu la confirmation du titre et du grade que l’empereur lui avait décernés avant Waterloo.

De retour à Paris, après son long exil, le maréchal Simon, malgré tout le bonheur qu’il éprouvait d’embrasser enfin ses filles, avait été profondément frappé en apprenant la mort de leur mère, qu’il adorait ; jusqu’au dernier moment, il avait espéré la retrouver à Paris ; sa déception fut affreuse, et il la ressentit cruellement, quoiqu’il cherchât de douces consolations dans la tendresse de ses enfants.

Bientôt un ferment de trouble, d’agitation, fut jeté dans sa vie par les machinations de Rodin.

Grâce aux secrètes menées du révérend père à la cour de Rome et à Vienne, un de ses émissaires, capable d’inspirer toute confiance par ses antécédents, et appuyant d’ailleurs ses paroles et ses propositions de témoignages, de preuves, de faits irrécusables, alla trouver le maréchal Simon et lui dit :

« — Le fils de l’empereur se meurt, victime de la crainte que le nom de Napoléon inspire encore à l’Europe.

« À cette lente agonie, vous, maréchal Simon, vous, un des plus fidèles amis de l’empereur, vous pouvez peut-être arracher ce malheureux prince.

« La correspondance que voici prouve que l’on pourra sûrement et secrètement nouer à Vienne des intelligences avec une personne des plus influentes parmi celles qui entourent le roi de Rome, et cette personne serait disposée à favoriser l’évasion du prince.

« Il est donc possible, grâce à une tentative imprévue, hardie, d’enlever Napoléon II à l’Autriche, qui le laisse peu à peu s’éteindre dans une atmosphère mortelle pour lui.

« L’entreprise est téméraire, mais elle a des chances de réussite, que vous, plus que tout autre, maréchal Simon, pouvez assurer ; car votre dévouement à l’empereur est connu, et l’on sait avec quelle aventureuse audace, en 1815, vous avez déjà conspiré au nom de Napoléon II. »

L’état de langueur, de dépérissement, du roi de Rome était alors en France de notoriété publique ; on allait même jusqu’à affirmer que le fils du héros était soigneusement élevé par des prêtres dans la complète ignorance de la gloire et du nom paternel ; et que, par une exécrable machination, on tentait chaque jour de comprimer, d’éteindre les instincts vaillants et généreux qui se manifestaient chez ce malheureux enfant ; les âmes les plus froides étaient alors émues, attendries, au récit de sa touchante et fatale destinée.

En se rappelant le caractère héroïque, la loyauté chevaleresque du maréchal Simon, en acceptant son culte passionné pour l’empereur, on comprend que le père de Rose et de Blanche devait plus que personne s’intéresser ardemment au sort du jeune prince, et que si l’occasion se présentait, le maréchal devait se regarder comme obligé à ne pas se borner à de stériles regrets.

Quant à la réalité de la correspondance exhibée par l’émissaire de Rodin, cette correspondance avait été indirectement soumise par le maréchal à une épreuve contradictoire, grâce aux relations d’un de ses anciens compagnons d’armes, longtemps en mission à Vienne du temps de l’empire ; il résulta de cette investigation, faite d’ailleurs avec autant de prudence que d’adresse afin de ne rien ébruiter, il résulta que le maréchal pouvait écouter sérieusement les ouvertures qu’on lui faisait.

Dès lors, cette proposition jeta le père de Rose et de Blanche dans une cruelle perplexité ; car, pour tenter une entreprise aussi hardie, aussi dangereuse, il lui fallait encore abandonner ses filles ; si, au contraire, effrayé de cette séparation, il renonçait à tenter de sauver le roi de Rome dont la douloureuse agonie était réelle et connue de tous, le maréchal se regardait comme parjure à la promesse faite à l’empereur.

Pour mettre un terme à ces pénibles hésitations, plein de confiance dans l’inflexible droiture du caractère de son père, le maréchal alla lui demander conseil ; malheureusement le vieil ouvrier républicain, blessé mortellement pendant l’attaque de la fabrique de M. Hardy, mais préoccupé, même durant ses derniers instants, des graves confidences de son fils, expira en lui disant :

— Mon fils, tu as un grand devoir à remplir ; sous peine de ne pas agir en homme d’honneur, sous peine de méconnaître ma dernière volonté, tu dois… sans hésiter…

Mais, par une déplorable fatalité, les derniers mots qui devaient compléter la pensée du vieil ouvrier furent prononcés d’une voix éteinte, complètement inintelligible ; il mourut donc, laissant le maréchal Simon dans une anxiété d’autant plus funeste, que l’un des deux seuls partis qu’il eût à prendre était formellement flétri par son père, dans le jugement duquel il avait la foi la plus absolue, la plus méritée.

En un mot, son esprit se torturait à deviner si son père avait eu la pensée de lui conseiller au nom de l’honneur et du devoir de ne pas quitter ses filles, et de renoncer à une entreprise trop hasardeuse ; ou s’il avait, au contraire, voulu lui conseiller de ne pas hésiter à abandonner ses enfants pendant quelque temps, afin d’accomplir le serment fait à l’empereur, et d’essayer au moins d’arracher Napoléon II à une captivité mortelle !

Cette perplexité, rendue plus cruelle par certaines circonstances que l’on dira plus tard, la profonde douleur causée au maréchal Simon par la fin tragique de son père mort entre ses bras, le souvenir incessant et douloureux de sa femme morte sur une terre d’exil, enfin le chagrin dont il était chaque jour affecté en voyant la tristesse croissante de Rose et de Blanche, avaient porté des coups douloureux au maréchal Simon ; disons enfin que, malgré son intrépidité naturelle, si vaillamment éprouvée par vingt ans de guerre, les ravages du choléra, de cette maladie terrible, dont sa femme avait été victime en Sibérie, causaient au maréchal une involontaire épouvante ; oui, cet homme de fer, qui dans tant de batailles avait froidement bravé la mort, sentait quelquefois faillir la fermeté habituelle de son caractère à la vue des scènes de désolation et de deuil que Paris offrait à chaque pas.

Cependant, lorsque mademoiselle de Cardoville avait réuni autour d’elle les membres de sa famille, afin de les prémunir contre les trames de leurs ennemis, l’affectueuse tendresse d’Adrienne pour Rose et pour Blanche parut exercer sur leur mystérieux chagrin une si heureuse influence, que le maréchal, oubliant un instant de bien funestes préoccupations, ne songea qu’à jouir de cet heureux changement, hélas ! de trop courte durée.

Ces faits expliqués et rappelés au lecteur, nous continuerons ce récit.




XV


Jocrisse.


Le maréchal Simon occupait, nous l’avons dit, une modeste maison dans la rue des Trois-Frères ; deux heures de relevée venaient de sonner à la pendule de la chambre à coucher du maréchal, chambre meublée avec une simplicité toute militaire : dans la ruelle du lit, on voyait une panoplie composée des armes dont le maréchal s’était servi pendant ses campagnes ; sur le secrétaire, placé en face du lit, était un petit buste de l’empereur, en bronze, seul ornement de l’appartement.

Au dehors la température était loin d’être tiède ; le maréchal, pendant son long séjour dans l’Inde, était devenu très sensible au froid ; un assez grand feu brûlait dans la cheminée.

Une porte dissimulée dans la tenture, et donnant sur le palier d’un escalier de service, s’ouvrit lentement ; un homme parut ; il portait un panier de bois à brûler, et s’avança lentement auprès de la cheminée, devant laquelle il s’agenouilla, commençant de ranger symétriquement des bûches dans une caisse placée près du foyer ; après quelques minutes occupées de la sorte, ce domestique, toujours agenouillé, s’approchant insensiblement d’une autre porte, placée à peu de distance de la cheminée, parut prêter l’oreille avec une profonde attention, comme s’il eût voulu tâcher d’entendre si l’on parlait dans la pièce voisine.

Cet homme, employé comme domestique subalterne dans la maison, avait l’air le plus ridiculement stupide que l’on puisse imaginer ; ses fonctions consistaient à porter le bois, à faire les commissions, etc., etc. ; il servait du reste de jouet et de risée aux autres domestiques ; dans un moment de bonne humeur, Dagobert, qui remplissait à peu près les fonctions de majordome, avait baptisé cet imbécile du nom de Jocrisse ; ce surnom lui était resté, surnom mérité, d’ailleurs, de tous points, par la maladresse, par la sottise de ce personnage et par sa plate figure, au nez grotesquement épaté, au menton fuyant, aux yeux bêtes et écarquillés ; que l’on joigne à ce signalement une veste de serge rouge sur laquelle se découpait le triangle d’un tablier blanc, et l’on conviendra que ce niais était parfaitement digne de son sobriquet.

Néanmoins, au moment où Jocrisse prêtait une si curieuse attention à ce qui pouvait se dire dans la pièce voisine, une étincelle de vive intelligence vint animer ce regard ordinairement terne et stupide.

Après avoir écouté un instant à la porte, Jocrisse revint auprès de la cheminée, toujours en se traînant sur ses genoux ; puis, se relevant, il prit son panier à demi rempli de bois, s’approcha de nouveau de la porte à travers laquelle il venait d’écouter, et frappa discrètement.

Personne ne lui répondit.

Il frappa une seconde fois, et plus fort.

Même silence.

Alors, il dit d’une voix enrouée, aigre, glapissante et grotesque au possible :

— Mesdemoiselles, avez-vous besoin de bois, s’il vous plaît, dans la cheminée ?

Ne recevant aucune réponse, Jocrisse posa son panier à terre, ouvrit doucement la porte, entra dans la pièce voisine après y avoir jeté un coup d’œil rapide, et en ressortit au bout de quelques secondes, en regardant de côté et d’autre avec anxiété, comme un homme qui viendrait d’accomplir quelque chose d’important et de mystérieux.

Reprenant alors son panier, il se disposait à sortir de la chambre du maréchal Simon, lorsque la porte de l’escalier dérobé s’ouvrit de nouveau lentement et avec précaution. Dagobert y parut.

Le soldat, évidemment surpris de la présence de Jocrisse, fronça les sourcils, et s’écria brusquement :

— Que fais-tu là ?

À cette soudaine interpellation, accompagnée d’un grognement hargneux, dû à la mauvaise humeur de Rabat-Joie, qui s’avançait sur les talons de son maître, Jocrisse poussa un cri de frayeur réelle ou feinte ; ce dernier cas échéant, afin de donner sans doute plus de vraisemblance à son émoi, le niais supposé laissa tomber sur le plancher son panier à demi rempli de bois, comme si l’étonnement et la peur le lui eussent arraché des mains.

— Que fais-tu là… imbécile ? reprit Dagobert, dont la physionomie était alors profondément triste, et qui paraissait peu disposé à rire de la poltronnerie de Jocrisse.

— Ah ! M. Dagobert… quelle peur !… Mon Dieu !… quel dommage que je n’aie pas eu entre les bras une pile d’assiettes pour prouver que ça n’aurait pas été de ma faute si je les avais cassées !…

— Je te demande ce que tu fais là…, reprit Dagobert.

— Vous voyez bien, M. Dagobert, répondit Jocrisse en montrant son panier, je venais d’apporter du bois dans la chambre de M. le duc, pour le brûler, s’il avait froid… parce qu’il le fait…

— C’est bon, ramasse ton panier et file.

— Ah ! M. Dagobert, j’en ai encore les jambes toutes bistournées… Quelle peur ! quelle peur !… quelle peur !

— T’en iras-tu, brute que tu es ? reprit le vétéran.

Et, prenant Jocrisse par le bras, il le poussa vers la porte, tandis que Rabat-Joie, couchant ses oreilles pointues et se hérissant comme un porc-épic, paraissait disposé à accélérer la retraite de Jocrisse.

— On y va, M. Dagobert, on y va, répondit le niais en ramassant son panier à la hâte ; dites seulement à Rabat-Joie de…

— Va-t’en donc au diable, imbécile bavard ! s’écria Dagobert en mettant Jocrisse dehors.

Alors Dagobert poussa le verrou de la porte de l’escalier dérobé, alla vers celle qui communiquait à l’appartement des deux sœurs, et donna un tour de clef à sa serrure.

Ceci fait, le soldat, s’approchant rapidement de l’alcôve, passa dans la ruelle, décrocha de la panoplie une paire de pistolets de guerre, désarmés, mais chargés, ôta soigneusement les capsules des batteries, et ne pouvant retenir un profond soupir, il remit ces armes à la place qu’elles occupaient ; il allait quitter la ruelle, lorsque, par réflexion, sans doute, il prit encore dans la panoplie un kanjiar indien, à lame très-aiguë, le tira de son fourreau de vermeil, et cassa la pointe de cette arme meurtrière en l’introduisant sous l’une des roulettes qui supportaient le lit.

Dagobert alla ensuite rouvrir les deux portes, et revint lentement auprès de la cheminée sur le marbre de laquelle il s’accouda d’un air sombre, pensif ; Rabat-Joie, accroupi devant le foyer, suivait d’un œil attentif les moindres mouvements de son maître ; le digne chien fit même preuve d’une rare et prévenante intelligence : le soldat, ayant tiré son mouchoir de sa poche, avait laissé tomber sans s’en apercevoir un papier renfermant un petit rouleau de tabac à chiquer ; Rabat-Joie, qui rapportait comme un retriver de la race Rutland, prit le papier entre ses dents, et, se dressant sur ses pattes de derrière, le présenta respectueusement à Dagobert. Mais celui-ci reçut machinalement le papier et parut indifférent à la dextérité de son chien.

La physionomie de l’ancien grenadier à cheval révélait autant de tristesse que d’anxiété. Après être resté quelques instants debout devant la cheminée, le regard fixe, méditatif, il commença de se promener dans la chambre de long en large avec agitation, une de ses mains passée entre les revers de sa longue redingote bleue boutonnée jusqu’au col, l’autre enfoncée dans une de ses poches de derrière.

De temps à autre, Dagobert s’arrêtait brusquement, et, répondant tout haut à ses pensées intérieures, laissait çà et là échapper quelque exclamation de doute ou d’inquiétude ; puis, se tournant vers le trophée d’armes, il secouait tristement la tête en murmurant :

— C’est égal… cette crainte est folle… mais il est si extraordinaire depuis deux jours… Enfin… c’est plus prudent…

Et, se remettant à marcher, Dagobert disait après un nouveau et long silence :

— Oui, il faudra qu’il me dise… il m’inquiète trop… et ces pauvres petites !… Ah ! c’est à fendre le cœur.

Et Dagobert passait vivement sa moustache entre son pouce et son index, mouvement presque convulsif, symptôme évident chez lui d’une vive agitation.

Quelques minutes après, le soldat reprit, répondant toujours à ses pensées intérieures :

— Qu’est-ce que ça peut être ?… Ce ne sont pas ces lettres… c’est trop infâme ;… il les méprise… et pourtant… Mais non, non… il est au-dessus de cela.

Et Dagobert recommençait sa promenade d’un pas précipité.

Soudain Rabat-Joie dressa les oreilles, tourna la tête du côté de la porte de l’escalier et grogna sourdement. Quelques instants après, on frappait à la porte.

— Qui est là ? dit Dagobert.

On ne répondit pas, mais on frappa de nouveau.

Impatienté, le soldat alla rapidement ouvrir ; il vit la figure stupide de Jocrisse.

— Pourquoi ne réponds-tu pas, quand je demande qui frappe ? fit le soldat irrité.

— M. Dagobert, comme vous m’aviez renvoyé tout à l’heure, je ne me nommais pas de peur de vous fâcher en vous disant que c’était encore moi.

— Que veux-tu ? parle donc. Mais avance donc… animal ! s’écria Dagobert exaspéré, en attirant dans la chambre Jocrisse qui restait sur le seuil.

— M. Dagobert, voilà… m’y voilà tout de suite ;… ne vous fâchez pas ;… je vas vous dire… c’est un jeune homme…

— Après ?

— Il dit qu’il veut vous parler tout de suite, M. Dagobert.

— Son nom ?

— Son nom ? M. Dagobert… reprit Jocrisse en se dandinant et en ricanant d’un air niais.

— Oui, son nom, imbécile, parle donc !

— Ah ! par exemple… M. Dagobert, c’est pour de rire, que vous me le demandez, son nom ?

— Mais, misérable, tu as donc juré de me mettre hors de moi ! s’écria le soldat en saisissant Jocrisse au collet ; le nom de ce jeune homme ?

— M. Dagobert, ne vous fâchez pas, écoutez-moi donc ; ce n’est pas la peine de vous dire le nom de ce jeune homme, puisque vous le savez.

— Oh ! la triple brute ! dit Dagobert en serrant les poings.

— Mais, oui, vous le savez, M. Dagobert, puisque ce jeune homme, c’est votre fils ;… il est en bas qui veut vous parler tout de suite, tout de suite.

La stupidité de Jocrisse était si parfaitement jouée, que Dagobert en fut dupe ; plus apitoyé que courroucé d’une imbécillité pareille, il regarda le domestique fixement, puis haussant les épaules, il se dirigea vers l’escalier en lui disant :

— Suis-moi…

Jocrisse obéit ; mais, avant de fermer la porte, il fouilla dans sa poche, en tira mystérieusement une lettre et la jeta derrière lui, sans détourner la tête, disant, au contraire, à Dagobert, sans doute pour occuper son attention :

— Votre fils est dans la cour, M. Dagobert… Il n’a pas voulu monter ; c’est pour cela qu’il est resté en bas…

Ce disant, Jocrisse ferma la porte, croyant la lettre bien en évidence sur le plancher de la chambre du maréchal Simon.

Mais Jocrisse comptait sans Rabat-Joie.

Soit qu’il regardât comme plus prudent de former l’arrière-garde, soit respectueuse déférence pour un bipède, le digne chien n’était sorti de la chambre que le dernier, et comme il rapportait merveilleusement bien (ainsi qu’il venait de le prouver), voyant tomber la lettre jetée par Jocrisse, il la prit délicatement entre ses dents et sortit de la chambre sur les talons du domestique sans que celui-ci s’aperçût de cette nouvelle preuve de l’intelligence et du savoir-faire de Rabat-Joie.




XVI


Les anonymes.


Nous dirons tout à l’heure ce qu’il advint de la lettre que Rabat-Joie tenait entre ses dents, et pourquoi il quitta son maître lorsque celui-ci courut au-devant d’Agricol.

Dagobert n’avait pas vu son fils depuis plusieurs jours ; l’embrassant d’abord cordialement, il le conduisit ensuite dans une des deux pièces du rez-de-chaussée qui composaient son appartement.

— Et ta femme, comment va-t-elle ? dit le soldat à son fils.

— Elle va bien, mon père, je te remercie.

S’apercevant alors de l’altération des traits d’Agricol, Dagobert reprit :

— Tu as l’air chagrin ! T’est-il arrivé quelque chose depuis que je ne t’ai vu ?

— Mon père… tout est fini ;… il est perdu pour nous, dit le forgeron avec un accent désespéré.

— De qui parles-tu ?

— De M. Hardy.

— Lui ?… mais il y a trois jours, tu devais, m’as-tu dit, aller le voir ?…

— Oui, mon père, je l’ai vu, mon digne frère Gabriel aussi l’a vu… et lui a parlé ! comme il parle… avec la voix du cœur : aussi l’avait-il si bravement ranimé, encouragé, que M. Hardy s’était décidé à revenir au milieu de nous ; alors, moi, fou de bonheur, je cours apprendre cette bonne nouvelle à quelques camarades qui m’attendaient pour savoir le résultat de notre entrevue avec M. Hardy ; je reviens avec eux pour le remercier. Nous étions à cent pas de la porte de la maison des robes noires…

— Les robes noires ? dit Dagobert d’un air sombre. Alors… quelque malheur doit arriver ;… je les connais.

— Tu ne te trompes pas, mon père, répondit Agricol avec un soupir ; j’accourais donc avec mes camarades, lorsque je vois de loin arriver une voiture ; je ne sais quel pressentiment me dit que c’était M. Hardy qu’on emmenait…

— De force ! dit vivement Dagobert.

— Non, répondit amèrement Agricol, non ; ces prêtres sont trop adroits pour ça ;… ils savent toujours vous rendre complices du mal qu’ils vous font, ne sais-je pas comment ils s’y sont pris avec ma bonne mère ?

— Oui… digne femme… encore une pauvre mouche qu’ils ont enlacée dans leur toile ;… mais cette voiture dont tu parles ?

— En la voyant sortir de la maison des robes noires, reprit Agricol, mon cœur se serre, et, par un mouvement plus fort que moi, je me jette à la tête des chevaux, en appelant mes camarades à l’aide ; mais le postillon me renverse d’un coup de fouet qui m’étourdit ; je tombe… Quand je revins à moi, la voiture était loin.

— Tu n’as pas été blessé ? s’écria vivement Dagobert en examinant son fils avec inquiétude.

— Non, mon père… une égratignure.

— Qu’as-tu fait alors, mon garçon ?

— J’ai couru chez le bon ange, chez mademoiselle de Cardoville ; je lui ai tout conté. « Il faut, m’a-t-elle dit, suivre à l’instant la trace de M. Hardy. Vous allez prendre une voiture à moi, des chevaux de poste ; M. Dupont vous accompagnera, vous suivrez M. Hardy de relais en relais, et, si vous parvenez à le revoir, peut-être votre présence, vos prières, vaincront la funeste influence que ces prêtres ont su prendre sur lui. »

— C’était ce qu’il y avait de mieux à faire ;… cette digne demoiselle avait raison.

— Une heure après, nous étions sur la voie de M. Hardy, car nous avions su par les postillons de retour qu’il tenait la route d’Orléans ; nous le suivons jusqu’à Étampes ; là on nous dit qu’il avait pris la traverse pour gagner une maison isolée dans une vallée, à quatre lieues de toute grande route ; que cette maison, appelée le Val-de-Saint-Hérem, appartient à des prêtres ; mais que la nuit est si noire, les chemins si mauvais, que nous ferions mieux de coucher à l’auberge et de repartir de grand matin ; nous suivons ce conseil. Au point du jour nous montons en voiture ; un quart d’heure après, nous quittons la grande route pour une traverse montueuse et déserte ; ce n’étaient partout que des rocs de grès avec quelques bouleaux. À mesure que nous avancions, le site devenait de plus en plus sauvage ; on se serait cru à cent lieues de Paris. Enfin, nous nous arrêtons devant une grande et vieille maison noirâtre, à peine percée de quelques petites fenêtres, et bâtie au pied d’une haute montagne toute couverte de ces roches de grès. De ma vie je n’ai rien vu de plus désert, de plus triste. Nous descendons de voiture, je sonne à une porte ; un homme vient m’ouvrir. « L’abbé d’Aigrigny est arrivé ici, cette nuit, avec un monsieur ? dis-je à cet homme avec un air d’intelligence ; prévenez tout de suite ce monsieur que je viens pour quelque chose de très-important, et qu’il faut que je le voie à l’instant. » Cet homme, me croyant d’accord avec l’abbé, nous fait entrer ; au bout d’un instant l’abbé d’Aigrigny ouvre la porte, me voit, recule et disparaît ; mais, cinq minutes après, j’étais en présence de M. Hardy.

— Eh bien ! dit Dagobert avec intérêt.

Agricol secoua tristement la tête et reprit :

— Rien qu’à la physionomie de M. Hardy, j’ai vu que tout était fini. M. Hardy, s’adressant à moi, d’une voix douce, mais ferme, me dit : « Je conçois, j’excuse même le motif qui vous amène ici ; mais je suis décidé à vivre désormais dans la retraite et dans la prière ; je prends cette résolution librement, volontairement, parce que je songe au salut de mon âme ; du reste, dites à vos camarades que mes dispositions sont telles qu’ils conserveront de moi un bon souvenir. » Et comme j’allais parler, M. Hardy m’a interrompu en me disant : « C’est inutile, mon ami, ma détermination est inébranlable ; ne m’écrivez pas, vos lettres resteraient sans réponse… La prière m’absorbera désormais tout entier ; adieu, excusez-moi si je vous quitte, mais le voyage m’a fatigué. » Il disait vrai, car il était pâle comme un spectre, il avait même, ce me semble, quelque chose d’égaré dans les yeux et, depuis la veille, il était à peine reconnaissable ; sa main qu’il m’a donnée en nous quittant était sèche et brûlante. L’abbé d’Aigrigny est rentré. « Mon père, lui a dit M. Hardy, voulez-vous avoir la bonté de reconduire M. Agricol Baudoin ? » En disant ces mots, il m’a fait de la main un signe d’adieu, et il est rentré dans la chambre voisine. Tout était fini, il était à jamais perdu pour nous.

— Oui, dit Dagobert, ces robes noires l’ont ensorcelé comme tant d’autres…

— Alors, reprit Agricol, désespéré, je suis revenu ici avec M. Dupont. Voilà donc que les prêtres sont parvenus à faire de M. Hardy… de cet homme généreux, qui faisait vivre près de trois cents ouvriers laborieux dans l’ordre et dans le bonheur, développant leur intelligence, améliorant leur cœur, se faisant enfin bénir par ce petit peuple dont il était la providence… Au lieu de cela, M. Hardy est maintenant à jamais voué à une vie contemplative, sinistre et stérile…

— Oh ! les robes noires !… dit Dagobert en frissonnant sans pouvoir cacher un effroi indéfinissable, plus je vais… plus j’en ai peur… Tu as vu ce que ces gens-là ont fait de ta pauvre mère… tu vois ce qu’ils viennent de faire de M. Hardy ;… tu sais leurs complots contre mes deux pauvres orphelines, contre cette généreuse demoiselle… Oh ! ces gens-là sont bien puissants… J’aimerais mieux affronter un carré de grenadiers russes qu’une douzaine de ces soutanes. Mais ne parlons plus de ça, j’ai bien d’autres sujets de chagrin et de crainte.

Puis, voyant l’air surpris d’Agricol, le soldat, ne pouvant contenir son émotion, se jeta dans les bras de son fils, en s’écriant d’une voix oppressée :

— Je n’y tiens plus, mon cœur déborde ; il faut que je parle… et à qui me confier, sinon à toi ?…

— Mon père… vous m’effrayez ! dit Agricol, que se passe-t-il donc ?

— Tiens, vois-tu… sans toi et ces deux pauvres petites, je me serais vingt fois brûlé la cervelle… plutôt que de voir ce que je vois… et surtout de craindre… ce que je crains.

— Que crains-tu donc… mon père ?

— Depuis quelques jours, je ne sais pas ce qu’a le maréchal, mais il m’épouvante.

— Cependant, ses derniers entretiens avec mademoiselle de Cardoville…

— Oui… il y avait un peu de mieux. Par ses bonnes paroles cette généreuse demoiselle avait répandu comme un baume sur ses blessures ; la présence du jeune Indien l’avait aussi distrait ;… il ne paraissait presque plus soucieux, et ses pauvres petites filles s’en étaient ressenties… Mais, depuis quelques jours… je ne sais quel démon s’est de nouveau déchaîné contre la famille. C’est à en perdre la tête… Je suis sûr d’abord que les lettres anonymes, qui avaient cessé, ont recommencé[7].

— Quelles lettres ? mon père.

— Les lettres anonymes…

— Et ces lettres… à quel propos ?

— Tu sais la haine que le maréchal avait déjà contre ce renégat d’abbé d’Aigrigny ; quand il a su que ce traître était ici, et qu’il avait poursuivi les deux orphelines, comme il avait poursuivi leur mère… jusqu’à la mort… mais qu’il s’était fait prêtre, j’ai cru que le maréchal allait devenir fou d’indignation et de fureur… Il voulait aller trouver le renégat ;… d’un mot je l’ai calmé.

« — Il est prêtre, lui ai-je dit ; vous aurez beau faire : l’injurier, le crosser, il ne se battra pas. Il a commencé par servir contre son pays, il finit par être un mauvais prêtre ; c’est tout simple ; ça ne vaut pas la peine de cracher dessus.

« — Mais il faut bien pourtant que je le punisse du mal qu’il a fait à mes enfants, et que je venge la mort de ma femme ! s’écriait le maréchal exaspéré.

« — Vous savez bien qu’on dit qu’il n’y a que les tribunaux qui peuvent vous venger, lui ai-je dit. Mademoiselle de Cardoville a déposé une plainte contre le renégat pour avoir voulu séquestrer vos enfants dans un couvent… Il faut ronger son frein… attendre… »

— Oui, dit tristement Agricol ; et malheureusement les preuves manquent contre l’abbé d’Aigrigny… L’autre jour, lorsque j’ai été interrogé par l’avocat de mademoiselle de Cardoville sur notre escalade du couvent, il m’a dit que l’on rencontrait des obstacles à chaque instant, faute de preuves matérielles, et que ces prêtres avaient si bien pris leurs mesures que la plainte n’aboutirait peut-être pas.

— C’est ce que croit aussi le maréchal… mon enfant, et son irritation contre une telle injustice augmente encore.

— Il devrait mépriser ces misérables.

— Et les lettres anonymes ?

— Comment cela, mon père ?

— Apprends donc tout ; brave et loyal comme l’est le maréchal, son premier mouvement d’indignation passé, il a reconnu qu’insulter le renégat depuis que ce lâche s’était déguisé en prêtre, ce serait comme s’il insultait une femme ou un vieillard ; il a donc méprisé, oublié autant de fois qu’il l’a pu ; mais alors, presque chaque jour, par la poste sont venues des lettres anonymes, et dans ces lettres on tâchait par tous les moyens possibles de réveiller, d’exciter la colère du maréchal contre le renégat, en rappelant tout le mal que l’abbé d’Aigrigny lui avait fait, à lui ou aux siens. Enfin on reprochait au maréchal d’être assez lâche pour ne pas tirer vengeance de ce prêtre, le persécuteur de sa femme et de ses enfants, qui, chaque jour, se raillait insolemment de lui.

— Et ces lettres… de qui les soupçonnes-tu, mon père ?

— Je n’en sais rien… c’est à en devenir fou… Elles viennent sans doute des ennemis du maréchal, et il n’a d’ennemis que ces robes noires.

— Puis, mon père, ces lettres excitant la colère du maréchal contre l’abbé d’Aigrigny, elles ne peuvent être écrites par ces prêtres.

— C’est ce que je me suis dit…

— Mais quel peut donc être le but de ces anonymes ?

— Le but ? mais il n’est que trop clair ! s’écria Dagobert ; le maréchal est vif, ardent, il a mille fois raison de vouloir se venger du renégat. Mais il ne veut pas se faire justice lui-même, et l’autre justice lui manque ;… alors il prend sur lui, il tâche d’oublier, il oublie. Mais voilà que, chaque jour, des lettres insolemment provocantes viennent ranimer, exaspérer cette haine si légitime, par des moqueries, par des injures… Mille tonnerres !… je n’ai pas la tête plus faible qu’un autre… mais, à ce jeu-là, je deviendrais fou…

— Ah ! mon père, cette combinaison serait horrible et digne de l’enfer.

— Et ce n’est pas tout.

— Que dites-vous ?

— Le maréchal a encore reçu d’autres lettres ; mais celles-là… il ne me les a pas montrées ; seulement lorsqu’il a lu la première, il est resté comme atterré sous le coup, et il a dit à voix basse : « Ils ne respectent même pas cela… Oh !… c’est trop… c’est trop… » Et cachant son visage entre ses mains… il a pleuré.

— Lui… le maréchal pleurer ! s’écria le forgeron, ne pouvant croire ce qu’il entendait.

— Oui, reprit Dagobert, lui… il a pleuré… comme un enfant.

— Et que pouvaient contenir ces lettres, mon père ?

— Je n’ai pas osé le lui demander… tant il a paru malheureux et accablé.

— Mais, ainsi harcelé, tourmenté sans cesse, le maréchal doit mener une vie atroce…

— Et ses pauvres petites filles donc, qu’il voit de plus en plus tristes, abattues, sans qu’il soit possible de deviner la cause de leurs chagrins ? et la mort de son père… qu’il a vu expirer dans ses bras ? tu croirais que c’est assez comme ça, n’est-ce pas ? Eh bien ! non… j’en suis sûr… le maréchal éprouve quelque chose de plus pénible encore ; depuis quelque temps il n’est plus reconnaissable ; maintenant, pour un rien, il s’irrite, il s’emporte, il entre dans des accès de colère tels… que…

Après un moment d’hésitation, le soldat reprit :

— Après tout, je puis bien te dire ceci à toi… mon pauvre enfant ; eh bien ! tout à l’heure je suis monté chez le maréchal… et j’ai ôté les capsules de ses pistolets…

— Ah !… mon père !… s’écria Agricol, tu craindrais !…

— Dans l’état d’exaspération où je l’ai vu hier, il faut tout craindre.

— Que s’est-il donc passé ?

— Depuis quelque temps, il a souvent de longs entretiens secrets avec un monsieur qui a l’air d’un ancien militaire, d’un brave et digne homme ; j’ai remarqué que l’agitation, que la tristesse du maréchal, redoublent toujours après ces visites ; deux ou trois fois je lui ai parlé là-dessus ; j’ai vu, à son air, que cela lui déplaisait, je n’ai pas insisté. Hier, ce monsieur est revenu le soir ; il est resté ici jusqu’à près de onze heures, et sa femme est venue le chercher et l’attendre dans un fiacre ; après son départ, je suis monté pour voir si le maréchal avait besoin de quelque chose ; il était très-pâle, mais calme ; il m’a remercié ; je suis redescendu. Tu sais que ma chambre, qui est à côté, se trouve juste au-dessous de la sienne ; une fois chez moi, j’entends d’abord le maréchal aller et venir, comme s’il avait marché avec agitation ; mais bientôt il me semble qu’il pousse et renverse des meubles avec fracas. Effrayé, je monte ; il me demande d’un air irrité ce que je veux, et m’ordonne de sortir. Alors, le voyant dans cet état, je reste ; il s’emporte ; je reste toujours ; mais, apercevant une chaise et une table renversées, je les lui montre d’un air si triste, qu’il me comprend ; et comme il est aussi bon que ce qu’il y a de meilleur au monde, il me prend la main, et me dit : « Pardon de t’inquiéter ainsi, mon bon Dagobert ; mais tout à l’heure j’ai eu un moment d’emportement absurde, je n’avais pas la tête à moi ; je crois que je me serais jeté par la fenêtre, si elle eût été ouverte. Pourvu que mes pauvres chères petites ne m’aient pas entendu !… » ajouta-t-il en allant sur la pointe du pied ouvrir la porte de la pièce qui communique à la chambre à coucher de ses filles. Après avoir écouté un instant à leur porte avec angoisse, n’entendant rien, il est revenu près de moi : « Heureusement, elles dorment, » m’a-t-il dit. Alors je lui ai demandé ce qui causait son agitation, s’il avait reçu, malgré mes précautions, quelque nouvelle lettre anonyme. « Non,… m’a-t-il répondu d’un air sombre ; mais laisse-moi, mon ami, je me sens mieux ; cela m’a fait du bien de te voir ; bonsoir, mon vieux camarade ; descends chez toi, va te reposer. » Moi, je me garde bien de m’en aller ; je fais semblant de descendre et je remonte m’asseoir sur la dernière marche de l’escalier, l’oreille au guet. Sans doute, pour se calmer tout à fait, le maréchal a été embrasser ses filles, car j’ai entendu ouvrir et refermer la porte qui conduit chez elles. Puis, il est revenu, s’est encore promené longtemps dans sa chambre, mais d’un pas plus calme ; enfin, je l’ai entendu se jeter sur son lit, et je ne suis redescendu chez moi qu’au jour… Heureusement le reste de sa nuit m’a paru tranquille.

— Mais que peut-il avoir, mon père ?

— Je ne sais ;… lorsque je suis monté, j’ai été frappé de l’altération de sa figure, de l’éclat de ses yeux… il aurait eu le délire ou une fièvre chaude, qu’il n’eût pas été autrement ;… aussi, lui entendant dire que si la fenêtre avait été ouverte, il s’y serait jeté, j’ai cru prudent d’ôter les capsules de ses pistolets.

— Je n’en reviens pas ! dit Agricol. Le maréchal… un homme si ferme, si intrépide, si calme… avoir de ces emportements !…

— Je te dis qu’il se passe en lui quelque chose d’extraordinaire ; depuis deux jours il n’a pas une seule fois vu ses enfants, ce qui pour lui est toujours mauvais signe, sans compter que les pauvres petites sont désolées, car alors ces deux anges se figurent avoir donné à leur père quelque sujet de mécontentement, et alors leur tristesse redouble… Elles… le mécontenter !… si tu savais leur vie… chères enfants… une promenade à pied ou en voiture avec moi et leur gouvernante, car je ne les laisse jamais aller seules ; et puis elles rentrent et se mettent à étudier, à lire ou à broder, toujours ensemble… et puis elles se couchent ; leur gouvernante, qui est, je crois, une digne femme, m’a dit que quelquefois, la nuit, elle les avait vues pleurer en dormant ; pauvres enfants, jusqu’ici elles n’ont guère connu le bonheur ! dit le soldat avec un soupir.

À ce moment, entendant marcher précipitamment dans la cour, Dagobert leva les yeux et vit le maréchal Simon, la figure pâle, l’air égaré, tenant de ses deux mains une lettre qu’il semblait lire avec une anxiété dévorante.




XVII


La ville d’or.


Pendant que le maréchal Simon traversait le jardin d’un air si agité en lisant la lettre anonyme qu’il avait reçue par l’étrange intermédiaire de Rabat-Joie, Rose et Blanche se trouvaient seules dans le salon qu’elles occupaient habituellement et dans lequel, pendant leur absence, Jocrisse était entré un instant.

Les pauvres enfants semblaient vouées à des deuils successifs ; au moment où le deuil de leur mère touchait à sa fin, la mort tragique de leur grand-père les avait de nouveau enveloppées de crêpes lugubres.

Toutes deux étaient complètement vêtues de noir et assises sur un canapé auprès de leur table à ouvrage.

Le chagrin produit souvent l’effet des années : il vieillit. Ainsi en peu de mois Rose et Blanche étaient devenues tout à fait jeunes filles. À la grâce enfantine de leurs ravissants visages, autrefois si ronds et si roses, et alors pâles et amaigris, avait succédé une expression de tristesse grave et touchante ; leurs grands yeux d’un azur limpide et doux, mais toujours rêveurs, n’étaient plus jamais baignés de ces joyeuses larmes qu’un bon rire frais et ingénu suspendait à leurs cils soyeux, alors que le sang-froid comique de Dagobert ou quelque muette facétie du vieux Rabat-Joie venait égayer leur pénible et long pèlerinage.

En un mot, ces charmantes figures, que la palette fleurie de Greuze aurait seule pu rendre dans toute leur fraîcheur veloutée, étaient dignes alors d’inspirer le pinceau si mélancoliquement idéal du peintre immortel de Mignon regrettant le ciel, et de Marguerite songeant à Faust[8].

Rose, appuyée au dossier du canapé, avait la tête un peu inclinée sur sa poitrine, où se croisait un fichu de crêpe noir ; la lumière venant d’une fenêtre qui lui faisait face brillait doucement sur son front pur et blanc, couronné de deux épais bandeaux de cheveux châtains ; son regard était fixe, et l’arc délié de ses sourcils légèrement contractés annonçait une préoccupation pénible ; ses deux petites mains blanches, aussi amaigries, étaient retombées sur ses genoux, tenant encore la tapisserie dont elle s’occupait.

Blanche, tournée de profil, la tête un peu penchée vers sa sœur, avec une expression de tendre et inquiète sollicitude, la regardait, ayant encore machinalement son aiguille passée dans son canevas, comme si elle eût travaillé.

— Ma sœur, dit Blanche d’une voix douce au bout de quelques instants, pendant lesquels on aurait pu voir, pour ainsi dire, les larmes lui monter aux yeux, ma sœur… à quoi songes-tu donc ? Tu as l’air bien triste.

— Je pense… à la ville d’or… de nos rêves, dit Rose d’une voix lente, basse, après un moment de silence.

Blanche comprit l’amertume de ces paroles ; sans dire un seul mot, elle se jeta au cou de sa sœur en laissant couler ses larmes.

Pauvres jeunes filles… la ville d’or de leurs rêves… c’était Paris… et leur père ;… Paris, la merveilleuse cité des joies et des fêtes au-dessus desquelles, souriante, radieuse, apparaissait aux orphelines la figure paternelle.

Mais, hélas ! la belle ville d’or s’est changée pour elles en ville de larmes, de mort et de deuil ; le terrible fléau qui a frappé leur mère entre leurs bras au fond de la Sibérie semble les avoir suivies comme un nuage sinistre et sombre qui, planant toujours sur elles, leur a caché sans cesse le doux bleu du ciel et le réjouissant éclat du soleil.

La ville d’or de leurs rêves ! c’était encore la ville où peut-être un jour leur père leur aurait dit, en leur présentant deux prétendants bons et charmants comme elles : « Ils vous aiment… leur âme est digne de la vôtre : faites que chacune de vous ait un frère… et moi, deux fils. » Alors quel trouble chaste et enchanteur pour les orphelines, dont le cœur, pur comme le cristal, n’avait jamais réfléchi que la céleste image de Gabriel, archange envoyé du ciel par leur mère pour les protéger !

L’on comprendra donc l’émotion pénible de Blanche lorsqu’elle entendit sa sœur dire avec une tristesse amère ces mots qui résumaient leur position commune :

— Je pense… à la ville d’or de nos rêves…

— Qui sait ? reprit Blanche en essuyant les larmes de sa sœur, peut-être le bonheur nous viendra-t-il plus tard.

— Hélas ! puisque, malgré la présence de notre père, nous ne sommes pas heureuses… le serons-nous jamais ?

— Oui… quand nous serons réunies à notre mère, dit Blanche en levant les yeux vers le ciel.

— Alors, ma sœur… c’est peut-être un avertissement, que ce rêve… ce rêve que nous avons eu comme autrefois… en Allemagne.

— La différence… c’est qu’alors l’ange Gabriel descendait du ciel pour venir vers nous, et que cette fois il nous emmenait de cette terre pour nous conduire là-haut… à notre mère.

— Ce rêve s’accomplira peut-être comme l’autre, ma sœur ;… nous avions rêvé que l’ange Gabriel nous protégerait… et il nous a sauvées pendant le naufrage…

— Cette fois… nous avons rêvé qu’il nous conduirait au ciel ;… pourquoi cela n’arriverait-il pas aussi ?

— Mais pour cela,… ma sœur… il faudra donc qu’il meure aussi, notre Gabriel qui nous a sauvées pendant la tempête ?… Alors, non, non, cela n’arrivera pas ; prions que pour lui cela n’arrive pas.

— Non, cela n’arrivera pas, vois-tu ; c’est seulement le bon ange de Gabriel qui lui ressemble, que nous avons vu en rêve.

— Ma sœur, ce rêve… comme il est singulier ! Cette fois encore, ainsi qu’en Allemagne, nous avons eu le même songe… et trois fois le même songe.

— C’est vrai. L’ange Gabriel s’est penché vers nous en nous regardant d’un air doux et triste, en nous disant : « Venez, mes enfants… venez, mes sœurs ; votre mère vous attend… Pauvres enfants venues de si loin, a-t-il ajouté de sa voix pleine de tendresse, vous aurez traversé cette terre, innocentes et douces comme deux colombes, pour aller vous reposer à jamais dans le nid maternel… »

— Oui… ce sont bien les paroles de l’archange, dit l’autre orpheline d’un air pensif ; nous n’avons fait de mal à personne, nous avons aimé ceux qui nous ont aimées… pourquoi craindre de mourir ?

— Aussi, ma sœur, nous avons plutôt souri que pleuré, lorsque, nous prenant par la main, il a déployé ses belles ailes blanches, et nous a emmenées avec lui dans le bleu du ciel…

— Au ciel, où notre bonne mère nous tendait les bras… la figure toute baignée de larmes.

— Oh ! vois-tu, ma sœur, on n’a pas des rêves comme cela pour rien… Et puis, ajouta-t-elle en regardant Rose avec un sourire navrant et d’un air d’intelligence, cela ferait peut-être cesser un grand chagrin dont nous sommes cause… tu sais…

— Hélas ! mon Dieu ! ce n’est pas notre faute : nous l’aimons tant… Mais nous sommes devant lui si craintives, si tristes, qu’il croit peut-être que nous ne l’aimons pas…

En disant ces mots, Rose, voulant essuyer ses larmes, prit son mouchoir dans son panier à ouvrage ; un papier plié en forme de lettre en tomba.

À cette vue, les deux sœurs tressaillirent, se serrèrent l’une contre l’autre, et Rose dit à Blanche d’une voix tremblante :

— Encore une de ces lettres !… Oh !… j’ai peur… Elle est comme les autres… bien sûr…

— Il faut vite la ramasser… qu’on ne la voie pas ; tu sais bien, dit Blanche en se baissant et prenant le papier avec précipitation, sans cela ces personnes qui s’intéressent tant à nous courraient peut-être de grands dangers.

— Mais comment cette lettre se trouve-t-elle là ?

— Comment les autres se sont-elles trouvées toujours sous notre main en l’absence de notre gouvernante ?

— C’est vrai ;… à quoi bon chercher l’explication de ce mystère ? nous ne la trouverions pas… Voyons la lettre, peut-être sera-t-elle pour nous meilleure que les autres.

Et les sœurs lurent ce qui suit :

« Continuez à adorer votre père, chères enfants, car il est bien malheureux, et c’est vous qui, involontairement, causez tous ses chagrins ; vous ne saurez jamais les terribles sacrifices que votre présence lui impose ; mais, hélas ! il est victime de son devoir paternel ; ses peines sont plus cruelles que jamais ; épargnez-lui surtout des démonstrations de tendresse qui lui causent encore plus de chagrin que de bonheur : chacune de vos caresses est un coup de poignard pour lui, car il voit en vous la cause innocente de ses douleurs.

« Chères enfants, il ne faut cependant pas désespérer si vous avez assez d’empire sur vous pour ne pas le mettre à la douloureuse épreuve d’une tendresse trop expansive ; soyez réservées quoique affectueuses, et vous allégerez ainsi de beaucoup ses peines. Gardez toujours le secret, même pour le brave et bon Dagobert, qui vous aime tant ; sans cela, lui, vous, votre père et l’ami inconnu qui vous écrit, courriez de grands dangers, puisque vous avez des ennemis terribles.

« Courage et espoir, car on désire rendre bientôt pure de tout chagrin la tendresse de votre père pour vous, et alors quel beau jour !… Peut-être n’est-il pas loin…

« Brûlez ce billet comme les autres. »

Cette lettre était écrite avec tant d’adresse, qu’en supposant même que les orphelines l’eussent communiquée à leur père ou à Dagobert, ces lignes eussent été tout au plus considérées comme une indiscrétion étrange, fâcheuse, mais presque excusable, d’après la manière dont elle était conçue ; rien en un mot n’était plus perfidement combiné, si l’on songe à la perplexité cruelle où se trouvait placé le maréchal Simon, luttant sans cesse entre le chagrin d’abandonner de nouveau ses filles, et la honte de manquer à ce qu’il regardait comme un devoir sacré. La tendresse, la susceptibilité de cœur des deux orphelines, étant mises en éveil par ces avis diaboliques, les deux sœurs s’aperçurent bientôt qu’en effet leur présence était à la fois douce et cruelle à leur père ; car, quelquefois, à leur aspect, il se sentait incapable de les abandonner, et alors, malgré lui, la pensée d’un devoir inaccompli attristait son visage.

Aussi les pauvres enfants ne pouvaient manquer d’interpréter ces nuances dans le sens funeste des lettres anonymes qu’elles recevaient. Elles s’étaient persuadé que, par un mystérieux motif qu’elles ne pouvaient pénétrer, leur présence était souvent importune, pénible pour leur père.

De là venait la tristesse croissante de Rose et de Blanche ; de là, une sorte de crainte, de réserve, qui, malgré elles, comprimait l’expansion de leur tendresse filiale ; embarras douloureux que le maréchal, aussi abusé par ces apparences inexplicables pour lui, prenait à son tour pour de la tiédeur ; alors son cœur se brisait, sa loyale figure trahissait une peine amère, et souvent, pour cacher ses larmes, il quittait brusquement ses enfants.

Et les orphelines, atterrées, se disaient :

— Nous sommes cause des chagrins de notre père ; c’est notre présence qui le rend si malheureux.

Que l’on juge maintenant du ravage qu’une telle pensée, fixe, incessante, devait apporter dans ces deux jeunes cœurs aimants, timides et naïfs. Comment les orphelines se seraient-elles défiées de ces avertissements anonymes, qui parlaient avec vénération de tout ce qu’elles aimaient, et qui d’ailleurs semblaient chaque jour justifiés par la conduite de leur père envers elles ? Déjà victimes de trames nombreuses, ayant entendu dire qu’elles étaient environnées d’ennemis, on conçoit que, fidèles aux recommandations de leur ami inconnu, elles n’avaient jamais fait confidence à Dagobert de ces écrits où le soldat était si justement apprécié.

Quant au but de cette manœuvre, il était fort simple : en harcelant ainsi le maréchal de tous côtés, en le persuadant de la tiédeur de ses enfants, on devait naturellement espérer vaincre l’hésitation qui l’empêchait encore d’abandonner de nouveau ses filles pour se jeter dans une aventureuse entreprise ; rendre au maréchal la vie même si amère, qu’il regardât comme un bonheur de chercher l’oubli de ses tourments dans les violentes émotions d’un projet téméraire, généreux et chevaleresque, telle était la fin que se proposait Rodin, et cette fin ne manquait ni de logique, ni de possibilité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir lu cette lettre les deux jeunes filles restèrent un instant silencieuses, accablées ; puis Rose, qui tenait le papier, se leva vivement, s’approcha de la cheminée, et jeta la lettre au feu en disant d’un air craintif :

— Il faut bien vite brûler cette lettre… sans cela, il arriverait peut-être de grands malheurs.

— Pas de plus grands que celui qui nous arrive…, dit Blanche avec abattement. Causer de grands chagrins à notre père, quelle peut en être la cause ?

— Peut-être, vois-tu, Blanche, dit Rose, dont les larmes coulèrent lentement, peut-être qu’il ne nous trouve pas telles qu’il nous aurait désirées ; il nous aime bien comme les filles de notre pauvre mère qu’il adorait ;… mais, pour lui, nous ne sommes pas les filles qu’il avait rêvées. Me comprends-tu, ma sœur ?

— Oui… oui… c’est peut-être cela qui le chagrine tant… Nous sommes si peu instruites, si sauvages, si gauches, qu’il a sans doute honte de nous ; et, comme il nous aime malgré cela… il souffre…

— Hélas ! ce n’est pas notre faute… notre bonne mère nous a élevées dans ce désert de Sibérie comme elle a pu…

— Oh ! notre père, en lui-même, ne nous le reproche pas, sans doute ; mais, comme tu dis, il en souffre.

— Surtout s’il a des amis dont les filles soient bien belles, remplies de talent et d’esprit ; alors, il regrette amèrement que nous ne soyons pas ainsi.

— Te rappelles-tu, lorsqu’il nous a menées chez notre cousine, mademoiselle Adrienne, qui a été si tendre, si bonne pour nous, comme il nous disait avec admiration : « Avez-vous vu, mes enfants ? Qu’elle est belle, mademoiselle Adrienne ! quel esprit ! quel noble cœur ! et avec cela quelle grâce ! quel charme ! »

— Oh ! c’est bien vrai… mademoiselle de Cardoville était si belle, sa voix était si douce, qu’en la regardant, qu’en l’écoutant, il nous semblait que nous n’avions plus de chagrin.

— Et c’est à cause de cela, vois-tu, Rose, que notre père, en nous comparant à notre cousine et à tant d’autres belles demoiselles, ne doit pas être fier de nous… Et lui, si aimé, si honoré, il aurait tant aimé être fier de ses filles.

Tout à coup, Rose, mettant sa main sur le bras de sa sœur, lui dit avec anxiété :

— Écoute… écoute… on parle bien haut dans la chambre de notre père.

— Oui…, dit Blanche en prêtant l’oreille à son tour ; et puis on marche… c’est son pas…

— Ah ! mon Dieu !… comme il élève la voix ! il a l’air bien en colère… il va peut-être venir…

Et à la pensée de l’arrivée de leur père… de leur père qui pourtant les adorait, les deux malheureuses enfants se regardèrent avec crainte.

Les éclats de voix devenant de plus en plus distincts, plus courroucés, Rose, toute tremblante, dit à sa sœur :

— Ne restons pas ici… viens dans notre chambre…

— Pourquoi ?

— Nous entendrions malgré nous, les paroles de notre père, et il ignore sans doute que nous sommes là…

— Tu as raison… viens, viens, répondit Blanche en se levant précipitamment.

— Oh ! j’ai peur… je ne l’ai jamais entendu parler d’un ton si irrité.

— Ah ! mon Dieu !… dit Blanche en pâlissant et en s’arrêtant involontairement, c’est à Dagobert qu’il parle ainsi…

— Que se passe-t-il donc alors… pour qu’il lui parle de la sorte ?…

— Hélas !… c’est quelque malheur…

— Oh !… ma sœur… ne restons pas ici… cela fait trop de peine d’entendre parler ainsi à Dagobert.

Le bruit retentissant d’un objet lancé ou brisé avec fureur dans la pièce voisine épouvanta tellement les orphelines, que, pâles, tremblantes d’émotion, elles se précipitèrent dans leur chambre, dont elles fermèrent la porte.

Expliquons maintenant la cause du violent courroux du maréchal Simon.




XVIII


Le lion blessé.


Telle était la scène dont le retentissement avait si fort effrayé Rose et Blanche. D’abord, seul chez lui, le maréchal Simon, alors dans un état d’exaspération difficile à rendre, s’était mis à marcher précipitamment, sa belle et mâle figure enflammée de colère, ses yeux étincelant d’indignation, tandis que sur son large front couronné de cheveux grisonnants, coupés très-court, quelques veines dont on aurait pu compter les battements semblaient gonflées à se rompre ; parfois son épaisse moustache noire s’agitait par un mouvement convulsif, assez semblable à celui qui tord la face du lion en fureur. Et de même aussi qu’un lion blessé, harcelé, torturé par mille piqûres invisibles, va et vient avec un courroux sauvage dans la loge où il est retenu, le maréchal Simon, haletant, courroucé, allait et venait dans sa chambre, pour ainsi dire par bonds ; tantôt il marchait un peu courbé comme s’il eût fléchi sous le poids de sa colère ; tantôt, au contraire, s’arrêtant brusquement, se redressant ferme sur ses reins, croisant ses bras sur sa robuste poitrine, le front haut, menaçant, le regard terrible, il semblait défier un ennemi invisible en murmurant quelques exclamations confuses ; c’était alors l’homme de la guerre et de la bataille dans toute sa fougue intrépide.

Bientôt le maréchal s’arrêta, frappa du pied avec colère, s’approcha de la cheminée, et sonna si violemment que le cordon lui resta entre les mains.

Un domestique accourut à ce tintement précipité.

— Vous n’avez donc pas dit à Dagobert que je voulais lui parler ? s’écria le maréchal.

— J’ai exécuté les ordres de M. le duc ; mais M. Dagobert accompagnait son fils jusqu’à la porte de la cour, et…

— C’est bon, dit le maréchal Simon en faisant de la main un geste impérieux et brusque.

Le domestique sortit, et son maître continua de marcher à grands pas, en froissant avec rage une lettre qu’il tenait dans sa main gauche. Cette lettre lui avait été innocemment remise par Rabat-Joie qui, le voyant rentrer, était accouru lui faire fête.

Enfin la porte s’ouvrit. Dagobert parut.

— Voilà bien longtemps que je vous ai fait demander, monsieur, s’écria le maréchal d’un ton irrité.

Dagobert, plus peiné que surpris de ce nouvel accès d’emportement, qu’il attribuait avec raison à l’état de surexcitation presque continuelle où se trouvait le maréchal, répondit doucement :

— Mon général, excusez-moi, mais je reconduisais mon fils… et…

— Lisez cela, monsieur, dit brusquement le maréchal en l’interrompant et lui tendant la lettre.

Puis pendant que Dagobert lisait, le maréchal reprit avec une colère croissante, en renversant du pied une chaise qui se trouvait sur son passage :

— Ainsi, jusque chez moi, jusque dans ma maison, il est des misérables sans doute gagnés par ceux qui me harcèlent avec un incroyable acharnement. Eh bien ! avez-vous lu, monsieur ?

— C’est une nouvelle infamie… à ajouter aux autres, dit froidement Dagobert.

Et il jeta la lettre dans la cheminée.

— Cette lettre est infâme… mais elle dit vrai, reprit le maréchal.

Dagobert le regarda sans le comprendre.

Le maréchal continua :

— Et cette lettre infâme, savez-vous qui l’a remise entre mes mains ? car on dirait que le démon s’en mêle ; c’est votre chien.

— Rabat-Joie ?… dit Dagobert au comble de la surprise.

— Oui, reprit amèrement le maréchal, c’est sans doute une plaisanterie de votre invention ?…

— Je n’ai guère le cœur à la plaisanterie, mon général, reprit Dagobert de plus en plus attristé de l’état d’irritation où il voyait le maréchal, je ne m’explique pas comment ceci sera arrivé ;… Rabat-Joie rapporte très-bien, il aura sans doute trouvé la lettre dans la maison, et alors…

— Et cette lettre, qui l’avait laissée ici ? Je suis donc entouré de traîtres ? Vous ne surveillez donc rien, vous en qui j’ai toute confiance ?

— Mon général… écoutez-moi…

Mais le maréchal reprit sans vouloir l’entendre :

— Comment, mordieu ! j’ai fait vingt-cinq ans de guerre, j’ai tenu tête à des armées, j’ai victorieusement lutté contre les plus mauvais temps de l’exil et de la proscription, j’ai résisté à des coups de massue… et je serais tué à coups d’épingles ? Comment ! poursuivi jusque chez moi, je serai impunément harcelé, obsédé, torturé à chaque instant, par suite de je ne sais quelle misérable haine ! Quand je dis que je ne sais… je me trompe… d’Aigrigny, le renégat, est au fond de tout cela, j’en suis sûr. Je n’ai au monde qu’un ennemi… et c’est cet homme ;… il faut que j’en finisse avec lui, je suis las… c’est trop.

— Mais, mon général, songez donc que c’est un prêtre, et…

— Et que m’importe qu’il soit prêtre ? je l’ai vu manier l’épée ; je saurai bien faire monter à la face de ce renégat son sang de soldat !…

— Mais, mon général…

— Je vous dis, moi, qu’il faut que je m’en prenne à quelqu’un, s’écria le maréchal en proie à une violente exaspération ; je vous dis qu’il faut que je mette un nom et une figure à ces lâchetés ténébreuses, pour pouvoir en finir avec elles !… Elles m’enserrent de toutes parts, elles font de ma vie un enfer… vous le savez bien… et l’on ne tente rien pour m’épargner ces colères qui me tuent à petit feu. Je ne puis compter sur personne !…

— Mon général, je ne peux pas laisser passer cela, dit Dagobert d’une voix calme, mais ferme et pénétrée.

— Que signifie ?…

— Mon général, je ne peux pas vous laisser dire que vous ne comptez sur personne ; vous finiriez peut-être par le croire, et ça serait encore plus dur pour vous que pour ceux qui savent à quoi s’en tenir sur leur dévouement et qui se jetteraient dans le feu pour vous, et… je suis de ceux-là… moi… vous le savez bien.

Ces simples paroles, dites par Dagobert avec un accent profondément ému, rappelèrent le maréchal à lui-même ; car ce caractère loyal et généreux pouvait bien de temps à autre s’aigrir par l’irritation et le chagrin, mais il reprenait bientôt sa droiture première ; aussi, s’adressant à Dagobert, il reprit d’un ton moins brusque, mais qui décelait toujours une vive agitation :

— Tu as raison… je ne dois pas douter de toi ; l’irritation m’emporte ; cette lettre infâme m’a mis hors de moi ;… c’est à en devenir fou. Je suis injuste, bourru… ingrat… Oui, ingrat… et envers qui ?… envers toi… encore…

— Ne parlons plus de moi, mon général ; avec des mots pareils au bout de l’an vous pourriez me brutaliser toute l’année ;… mais que vous est-il arrivé ?…

La physionomie du maréchal redevint sombre ; il dit d’une voix brève et rapide :

— Il m’est arrivé… qu’on me méprise, qu’on me dédaigne.

— Vous… vous…

— Oui, moi ; et après tout, reprit le maréchal avec amertume, pourquoi te cacher cette nouvelle blessure ? J’ai douté de toi, je te dois un dédommagement, apprends donc tout : depuis quelque temps, je m’en aperçois, lorsque je les rencontre, mes anciens compagnons d’armes s’éloignent peu à peu de moi…

— Comment… cette lettre anonyme de tout à l’heure… c’était à cela…

— Qu’elle faisait allusion… oui… Et elle disait vrai, reprit le maréchal, avec un soupir de rage et d’indignation.

— Mais c’est impossible, mon général ; vous si aimé, si respecté…

— Tout cela, ce sont des mots ; je te parle de faits, moi ; quand je parais, souvent l’entretien commencé cesse tout à coup ; au lieu de me traiter en camarade de guerre, on affecte envers moi une politesse rigoureusement froide ; ce sont enfin mille nuances, mille riens qui blessent le cœur, et dont on ne peut se formaliser…

— Ce que vous me dites là… mon général, me confond, reprit Dagobert atterré. Vous me l’assurez ;… je dois vous croire…

— C’est intolérable. J’ai voulu en avoir le cœur net ; ce matin je vais chez le général d’Havrincourt ; il était avec moi colonel dans la garde impériale : c’est l’honneur et la loyauté même. Je viens à lui le cœur ouvert. « Je m’aperçois, lui dis-je, de la froideur qu’on me témoigne ; quelque calomnie doit circuler contre moi ; dites-moi tout ; connaissant les attaques, je me défendrai hautement, loyalement. »

— Eh bien ! mon général ?

— D’Havrincourt est resté impassible, cérémonieux ; à mes questions, il m’a répondu froidement :

« — Je ne sache pas, M. le maréchal, qu’aucun bruit calomnieux ait été répandu sur vous. — Il ne s’agit pas de m’appeler M. le maréchal, mon cher d’Havrincourt, nous sommes de vieux soldats, de vieux amis ; j’ai l’honneur inquiet, je l’avoue, car je trouve que vous et nos camarades ne m’accueillez plus cordialement comme par le passé. Ce n’est pas à nier… je le vois, je le sais, je le sens… » À cela d’Havrincourt me répond avec la même froideur : « Jamais je n’ai vu qu’on ait manqué d’égards envers vous. — Je ne vous parle pas d’égards, » me suis-je écrié en serrant affectueusement sa main, qui a faiblement répondu à mon étreinte ; je l’ai bien remarqué ; « je vous parle de la cordialité, de la confiance qu’on me témoignait, tandis que maintenant l’on me traite en étranger. Pourquoi cela ? Pourquoi ce changement ? » Toujours froid et réservé, il me répond : « Ce sont là des réserves si délicates, M. le maréchal, qu’il m’est impossible de vous donner un avis à ce sujet. » Mon cœur a bondi de colère, de douleur. Que faire ? Provoquer d’Havrincourt, c’était fou ; par dignité, j’ai rompu cet entretien, qui n’a que trop confirmé mes craintes… Ainsi, ajouta le maréchal en s’animant de plus en plus, ainsi je suis sans doute déchu de l’estime à laquelle j’ai droit, méprisé peut-être, sans en savoir seulement la cause ! Cela n’est-il pas odieux ? Si du moins on articulait un fait, un bruit quelconque, j’aurais prise au moins pour me défendre, pour me venger, ou pour répondre. Mais rien, rien, pas un mot, une froideur polie aussi blessante qu’une insulte… Oh ! encore une fois, c’est trop… c’est trop… car tout ceci se joint encore à d’autres soucis. Quelle vie est la mienne depuis la mort de mon père ?… Trouvé-je du moins quelque repos, quelque bonheur dans sa maison ? non. J’y rentre, c’est pour y lire des lettres infâmes, et de plus, ajouta le maréchal d’un ton déchirant après un instant d’hésitation, et, de plus, je trouve mes enfants de plus en plus indifférentes pour moi… Oui, ajouta le maréchal en voyant la stupeur de Dagobert, et elles ne savent pourtant pas combien elles me sont chères.

— Vos filles… indifférentes ! reprit Dagobert avec stupeur, vous leur faites ce reproche ?

— Eh ! mon Dieu ! je ne les blâme pas ; à peine si elles ont eu le temps de me connaître.

— Elles n’ont pas eu le temps de vous connaître, reprit le soldat d’un ton de reproche en s’animant à son tour. Ah ! et de quoi leur mère leur parlait-elle, si ce n’est de vous ? Et moi donc, est-ce qu’à chaque instant vous n’étiez pas en tiers avec nous ? Et qu’aurions-nous donc appris à vos enfants, sinon à vous connaître, à vous aimer ?

— Vous les défendez… c’est justice ;… elles vous aiment mieux que moi, dit le maréchal avec une amertume croissante.

Dagobert se sentit si péniblement ému, qu’il regarda le maréchal sans lui répondre.

— Eh bien ! oui, s’écria le maréchal avec une douloureuse expansion, oui, cela est lâche et ingrat, soit ; mais il n’importe !… Vingt fois j’ai été jaloux de l’affectueuse confiance que mes enfants vous témoignaient, tandis qu’auprès de moi elles semblent toujours craintives. Si leurs figures mélancoliques s’animent quelquefois d’une expression un peu plus gaie que d’habitude, c’est en vous parlant, c’est en vous voyant ; tandis que pour moi il n’y a que respect, contrainte, froideur… et cela me tue… Sûr de l’affection de mes enfants, j’aurais tout bravé… tout surmonté…

Puis, voyant Dagobert s’élancer vers la porte qui communiquait dans la chambre de Rose et de Blanche, le maréchal lui dit :

— Où vas-tu ?

— Chercher vos filles, mon général.

— Pourquoi faire ?

— Pour les mettre en face de vous, pour leur dire : « Mes enfants, votre père croit que vous ne l’aimez pas… » Je ne leur dirai que cela… et vous verrez…

— Dagobert ! je vous le défends, s’écria vivement le père de Rose et de Blanche.

— Il n’y a pas de Dagobert qui tienne… Vous n’avez pas le droit d’être injuste envers ces pauvres petites.

Et le soldat fit de nouveau un pas vers la porte.

— Dagobert, je vous ordonne de rester ici, s’écria le maréchal.

— Écoutez, mon général, je suis votre soldat, votre inférieur, votre serviteur, si vous voulez, dit rudement l’ex-grenadier à cheval ; mais il n’y a ni rang ni grade qui tienne quand il s’agit de défendre vos filles… Tout va s’expliquer ;… mettre les braves gens en face, je ne connais que ça.

Et si le maréchal ne l’eût arrêté par le bras, Dagobert entrait dans l’appartement des orphelines.

— Restez, dit si impérieusement le maréchal, que le soldat, habitué à l’obéissance, baissa la tête et ne bougea pas. Qu’allez-vous faire ? reprit le maréchal ; dire à mes filles que je crois qu’elles ne m’aiment pas ? provoquer ainsi des affectations de tendresse que ces pauvres enfants ne ressentent pas ?… Ce n’est pas leur faute… c’est la mienne sans doute.

— Ah ! mon général, dit Dagobert avec un accent navré, ce n’est pas de la colère que j’éprouve… en vous entendant parler ainsi de vos enfants… c’est de la douleur… vous me brisez le cœur…

Le maréchal, touché de l’expression de la physionomie du soldat, reprit moins brusquement :

— Allons, soit, j’ai encore tort, et pourtant… voyons, je vous le demande… sans amertume… sans jalousie… mes enfants ne sont-elles pas plus confiantes, plus familières avec vous qu’avec moi ?

— Eh mordieu ! mon général, s’écria Dagobert, si vous le prenez par là… elles sont encore plus familières avec Rabat-Joie qu’avec moi ;… vous êtes leur père… et si bon que soit un père, il impose toujours… Elles sont familières avec moi ? pardieu ! la belle histoire ! Que diable de respect voulez-vous qu’elles aient pour moi, qui, sauf mes moustaches et ces six pieds, suis environ comme une vieille mie qui les aurait bercées… Et puis, il faut aussi tout dire : dès avant la mort de votre brave père, vous étiez triste… préoccupé ;… ces enfants ont remarqué cela… et ce que vous prenez pour de la froideur… de leur part, je suis sûr que c’est de l’inquiétude pour vous… Tenez, mon général, vous n’êtes pas juste… vous vous plaignez de ce qu’elles vous aiment trop…

— Je me plains… de ce que je souffre, dit le maréchal avec un emportement douloureux ; moi seul… je connais mes souffrances.

— Il faut qu’elles soient vives… mon général, dit Dagobert, entraîné plus loin qu’il ne le voulait peut-être par son attachement pour les orphelines. Oui, il faut que vos souffrances soient vives, car ceux qui vous aiment s’en ressentent cruellement.

— Encore des reproches ! monsieur…

— Eh bien ! oui, mon général, oui, des reproches…, s’écria Dagobert ; ce sont vos enfants qui auraient plutôt à se plaindre de vous, à vous accuser de froideur, puisque vous les méconnaissez ainsi.

— Monsieur…, dit le maréchal en se contenant avec peine, monsieur… c’est assez… c’est trop…

— Oh ! oui, c’est assez…, reprit Dagobert avec une émotion croissante ; au fait, à quoi bon défendre de malheureuses enfants qui ne savent que se résigner et vous aimer ?… à quoi bon les défendre contre votre malheureux aveuglement ?

Le maréchal fit un mouvement d’impatience et de colère, puis il reprit avec un sang-froid forcé :

— J’ai besoin de me rappeler… tout ce que je vous dois… et je ne l’oublierai pas… quoi que vous fassiez…

— Mais, mon général, s’écria Dagobert, pourquoi ne voulez-vous pas que j’aille chercher vos enfants ?

— Mais vous ne voyez donc pas que cette scène me brise, me tue ? s’écria le maréchal exaspéré. Vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas rendre mes enfants témoins de ce que j’endure ?… Le chagrin d’un père a sa dignité, monsieur ; vous devriez le sentir et le respecter.

— Le respecter ?… Non… car c’est une injustice qui le cause.

— Assez… monsieur… assez.

— Et non content de vous tourmenter ainsi, s’écria Dagobert ne se contraignant plus, savez-vous ce que vous ferez ? Vous ferez mourir vos filles de chagrin, entendez-vous ?… et ce n’est pas pour cela que je vous les ai amenées du fond de la Sibérie…

— Des reproches ?…

— Oui, car la véritable ingratitude envers moi, c’est de rendre vos filles malheureuses…

— Sortez à l’instant, sortez, monsieur ! s’écria le maréchal complètement hors de lui, et si effrayant de colère et de douleur, que Dagobert, regrettant d’avoir été trop loin, reprit :

— Mon général, j’ai tort… Je vous ai peut-être manqué de respect… pardonnez-moi… mais…

— Soit, je vous pardonne, et je vous prie de me laisser seul, répondit le maréchal en se contenant avec peine.

— Mon général… un mot…

— Je vous demande en grâce de me laisser seul… je vous le demande comme un service… est-ce assez ? dit le maréchal en redoublant d’efforts pour se contraindre.

Et une grande pâleur succédait à la vive rougeur qui pendant cette scène pénible avait enflammé les traits du maréchal. Dagobert, effrayé de ce symptôme, redoubla d’instances.

— Je vous en supplie, mon général, dit-il d’une voix altérée, permettez-moi… pour un moment de…

— Puisque vous l’exigez, ce sera donc moi qui sortirai, monsieur, dit le maréchal en faisant un pas vers la porte.

Ces mots furent dits de telle sorte que Dagobert n’osa pas insister ; il baissa la tête, accablé, désespéré, regarda encore un instant le maréchal en silence et d’un air suppliant ; mais à un nouveau mouvement d’emportement que ne put retenir le père de Rose et de Blanche, le soldat sortit à pas lents.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées depuis le départ de Dagobert, lorsque le maréchal, qui après un sombre silence, s’était plusieurs fois approché de la porte de l’appartement de ses filles avec une hésitation remplie d’angoisse, fit un violent effort sur lui-même, essuya la sueur froide qui baignait son front, tâcha de dissimuler son agitation, et entra dans la chambre où s’étaient réfugiées Rose et Blanche.




XIX


L’épreuve.


Dagobert avait eu raison de défendre ses enfants, ainsi qu’il appelait paternellement Rose et Blanche, et cependant les appréhensions du maréchal au sujet de la tiédeur d’affection qu’il reprochait à ses filles étaient malheureusement justifiées par les apparences. Ainsi qu’il l’avait dit à son père, ne pouvant s’expliquer l’embarras triste, presque craintif, que ses enfants éprouvaient en sa présence, il cherchait en vain la cause de ce qu’il appelait leur indifférence. Tantôt, se reprochant amèrement de n’avoir pu assez cacher la douleur que la mort de leur mère lui avait causée, il craignait de leur avoir ainsi laissé croire qu’elles étaient incapables de le consoler ; tantôt, il craignait de ne pas s’être montré assez tendre, assez expansif envers elles, de les avoir glacées par sa rudesse militaire ; tantôt enfin il se disait, avec un regret navrant, qu’ayant toujours vécu loin d’elles, il devait leur être presque étranger. En un mot, les suppositions les moins fondées se présentaient en foule à son esprit, et dès que de pareils germes de doute, de défiance ou de crainte sont jetés dans une affection, tôt ou tard ils se développent avec une ténacité funeste.

Pourtant, malgré cette froideur dont il souffrait tant, l’affection du maréchal pour ses filles était si profonde, que le chagrin de les quitter encore causait seul les hésitations qui désolaient sa vie, lutte incessante entre son amour paternel et un devoir qu’il regardait comme sacré.

Quant au fatal effet des calomnies assez habilement répandues sur le maréchal pour que des gens d’honneur, ses anciens compagnons d’armes, pussent y ajouter quelque créance, elles avaient été propagées par des amis de la princesse de Saint-Dizier avec une effrayante adresse : on aura plus tard et le sens et le but de ces bruits odieux, qui, joints à tant d’autres blessures vives faites à son cœur, comblaient l’exaspération du maréchal.

Emporté par la colère, par la surexcitation que lui causaient ces coups d’épingle incessants, comme il disait, choqué de quelques paroles de Dagobert, il l’avait rudoyé ; mais, après le départ du soldat, dans le silence de la réflexion, le maréchal, se rappelant l’expression convaincue, chaleureuse, du défenseur de ses filles, avait senti s’éveiller dans son esprit quelque doute sur la froideur qu’il leur reprochait, et, après avoir pris une résolution terrible, dans le cas où cette épreuve confirmerait ses doutes désolants, il entra, nous l’avons dit, chez ses filles.

Le bruit de sa discussion avec Dagobert avait été tel, que l’éclat de sa voix, traversant le salon, était confusément arrivé jusqu’aux oreilles des deux sœurs, réfugiées dans leur chambre à coucher. Aussi, à l’arrivée de leur père, leurs figures pâles trahissaient l’anxiété. À la vue du maréchal, dont les traits étaient également altérés, les deux jeunes filles se levèrent respectueusement, mais restèrent serrées l’une contre l’autre et toutes tremblantes.

Et pourtant ce n’était pas la colère, la dureté qui se lisaient sur la figure de leur père, c’était une douleur profonde, presque suppliante, qui semblait dire :

— Mes enfants… je souffre… je viens à vous, rassurez-moi, aimez-moi !… ou je meurs…

L’expression de la physionomie du maréchal fut à ce moment pour ainsi dire si parlante, que, le premier mouvement de crainte surmonté, les orphelines furent sur le point de se jeter dans ses bras ; mais, se rappelant les recommandations de l’écrit anonyme qui leur disait combien l’effusion de leur tendresse était pénible à leur père, elles échangèrent un coup d’œil rapide et se continrent.

Par une fatalité cruelle, à ce moment aussi, le maréchal brûlait d’envie d’ouvrir ses bras à ses enfants. Il les contemplait avec idolâtrie ; il fit un léger mouvement comme pour les appeler à lui, n’osant tenter davantage, de crainte de n’être point compris. Mais les pauvres enfants, paralysées par de perfides avis, restèrent muettes, immobiles et tremblantes.

À cette apparente insensibilité, le maréchal sentit son cœur lui manquer ; il ne pouvait plus en douter, ses filles ne comprenaient ni sa terrible douleur ni sa tendresse désespérée.

— Toujours la même froideur, pensa-t-il, je ne m’étais pas trompé.

Tâchant pourtant de cacher ce qu’il ressentait, s’avançant vers elles, il leur dit d’une voix qu’il essaya de rendre calme :

— Bonjour, mes enfants…

— Bonjour, mon père, répondit Rose, moins craintive que sa sœur.

— Je n’ai pu vous voir… hier, dit le maréchal d’une voix altérée ; j’ai été si occupé, voyez-vous, il s’agissait d’affaires graves… de choses… relatives au service… Enfin vous ne m’en voulez pas… de vous avoir négligées ?

Et il tâcha de sourire, n’osant pas leur dire que, pendant la nuit dernière, après un terrible emportement, il était allé, pour calmer ses angoisses, les contempler endormies.

— N’est-ce pas, reprit-il, vous me pardonnez de vous avoir ainsi oubliées ?…

— Oui, mon père…, dit Blanche en baissant les yeux.

— Et… si j’étais forcé de partir pour quelque temps, reprit lentement le maréchal, vous me le pardonneriez aussi… vous vous consoleriez de mon absence, n’est-ce pas ?

— Nous serions bien chagrines… si vous vous contraigniez le moins du monde pour nous…, dit Rose en se souvenant de l’écrit anonyme qui parlait des sacrifices que leur présence causait à leur père.

À cette réponse faite avec autant d’embarras que de timidité, et où le maréchal crut voir une indifférence naïve, il ne douta plus du peu d’affection de ses filles pour lui.

— C’est fini, pensa le malheureux père en contemplant ses enfants. Rien ne vibre en elles ;… que je parte… que je reste… peu leur importe ! Non… non… je ne suis rien pour elles, puisqu’en ce moment suprême où elles me voient peut-être pour la dernière fois… l’instinct filial ne leur dit pas que leur tendresse me sauverait…

Pendant cette réflexion accablante, le maréchal n’avait pas cessé de contempler ses filles avec attendrissement, et sa mâle figure prit alors une expansion si touchante et si déchirante, son regard disait si douloureusement les tortures de son âme au désespoir, que Rose et Blanche, bouleversées, épouvantées, cédant à un mouvement spontané, irréfléchi, se jetèrent au cou de leur père, et le couvrirent de larmes et de caresses.

Le maréchal Simon n’avait pas dit un mot, ses filles n’avaient pas prononcé une parole, et tous trois s’étaient enfin compris… Un choc sympathique avait tout à coup électrisé et confondu ces trois cœurs…

Vaines craintes, faux doutes, avis mensongers, tout avait cédé devant cet élan irrésistible qui jetait les filles dans les bras du père ; une révélation soudaine leur donnait la foi au moment fatal où une défiance incurable allait à jamais les séparer.

En une seconde, le maréchal sentit tout cela, mais les expressions lui manquèrent… Palpitant, égaré, baisant le front, les cheveux, les mains de ses filles, pleurant, soupirant, souriant tour à tour, il était fou, il délirait, il était ivre de bonheur ; puis enfin il s’écria :

— Je les ai retrouvées… ou plutôt… non, non, je ne les ai jamais perdues… Elles m’aimaient… Oh ! je n’en doute plus, à cette heure… Elles m’aimaient… elles n’osaient pas… me le dire :… je leur imposais… Et moi qui croyais ;… mais c’est ma faute… Ah ! mon Dieu ! que cela fait de bien ! que cela donne de force, de cœur et d’espoir ! Ha ! ha ! s’écria-t-il, riant, pleurant à la fois, et couvrant ses filles de nouvelles caresses, qu’ils viennent donc me dédaigner, me harceler ; je défie tout maintenant. Voyons, mes beaux yeux bleus, regardez-moi bien, oh ! bien en face… que cela me fasse revivre tout à fait.

— Ô mon père !… vous nous aimez donc autant que nous vous aimons ? s’écria Rose avec une naïveté enchanteresse.

— Nous pourrons donc souvent, bien souvent, tous les jours, nous jeter à votre cou, vous embrasser, vous dire notre joie d’être auprès de vous ?

— Vous montrer, mon père, les trésors de tendresse et d’amour que nous amassions pour vous au fond de notre cœur, hélas ! bien tristes de ne pouvoir les dépenser ?

— Nous pourrons vous dire tout haut ce que nous pensions tout bas ?

— Oui… vous le pourrez… vous le pourrez, dit le maréchal Simon en balbutiant de joie, et qui vous en empêchait… mes enfants ?… Mais non, non, ne me répondez pas… assez du passé ;… je sais tout, je comprends tout ;… mes préoccupations… vous les avez interprétées d’une façon… cela vous a attristées ;… moi, de mon côté… votre tristesse, vous concevez… je l’ai interprétée… parce que ;… mais tenez, je ne fais pas attention à un mot de ce que je vous dis. Je ne pense qu’à vous regarder ; cela m’étourdit… cela m’éblouit ;… c’est le vertige de la joie.

— Oh ! regardez-nous, mon père… regardez bien au fond de nos yeux, bien au fond de notre cœur, s’écria Rose avec ravissement.

— Et vous y lirez bonheur… pour nous… et amour pour vous, mon père, ajouta Blanche.

— Vous… vous !… dit le maréchal d’un ton d’affectueux reproche, qu’est-ce que ça signifie ?… voulez-vous bien me dire toi… je dis vous, moi, parce que vous êtes deux.

— Mon père… ta main, dit Blanche en prenant la main de son père et la mettant sur son cœur.

— Mon père, ta main, dit Rose en prenant l’autre main du maréchal.

— Crois-tu à notre amour, à notre bonheur maintenant ? reprit Rose.

Il est impossible de rendre tout ce qu’il y avait d’orgueil charmant et filial dans la divine physionomie de ces deux jeunes filles, pendant que leur père, ses vaillantes mains légèrement appuyées sur leur sein virginal, en comptait avec ivresse les pulsations joyeuses et précipitées.

— Ah ! oui… le bonheur et la tendresse peuvent seuls faire battre ainsi le cœur, s’écria le maréchal.

Une sorte de soupir rauque, oppressé, qu’on entendit à la porte de la chambre, restée ouverte, fit retourner les deux têtes brunes et la tête grise, qui aperçurent alors la grande figure de Dagobert, accostée du museau noir de Rabat-Joie, pointant à la hauteur des genoux de son maître.

Le soldat, s’essuyant les yeux et la moustache avec son petit mouchoir à carreaux bleus, restait immobile comme le dieu Terme ; lorsqu’il put parler, s’adressant au maréchal, il secoua la tête et articula d’une voix enrouée, car le digne homme avalait ses larmes :

— Je vous… le disais… bien, moi…

— Silence !… lui dit le maréchal en lui faisant un signe d’intelligence. Tu étais meilleur père que moi, mon vieil ami ; viens vite les embrasser. Je ne suis plus jaloux.

Et le maréchal tendit sa main au soldat qui la serra cordialement, pendant que les deux orphelines se jetaient à son cou, et que Rabat-Joie, voulant, selon sa coutume, prendre part à la fête, se dressant sur ses pattes de derrière, appuyait familièrement ses pattes de devant sur le dos de son maître.

Il y eut un instant de profond silence.

La félicité céleste dont le maréchal, ses filles et le soldat jouissaient dans ce moment d’expansion ineffable, fut interrompue par un jappement de Rabat-Joie, qui venait de quitter sa position de bipède.

L’heureux groupe se désunit, regarda, et vit la stupide face de Jocrisse. Il avait l’air encore plus bête, plus béat que de coutume ; il restait coi dans l’embrasure de la porte ouverte, les yeux écarquillés, tenant à la main son éternel panier de bois, et sous son bras un plumeau.

Rien ne met plus en gaieté que le bonheur ; aussi, quoique son arrivée fût assez inopportune, un éclat de rire frais et charmant sortant des lèvres fleuries de Rose et de Blanche accueillit cette apparition grotesque.

Jocrisse faisant rire les filles du maréchal, depuis si longtemps attristées, Jocrisse eut droit, à l’instant, à l’indulgence du maréchal, qui lui dit avec bonne humeur :

— Que veux-tu, mon garçon ?

— M. le duc, ce n’est pas moi ! répondit Jocrisse en mettant la main sur sa poitrine, comme s’il eût fait un serment ; de sorte que son plumeau s’échappa de dessous son bras.

Les rires des deux jeunes filles redoublèrent.

— Comment, ce n’est pas toi ? dit le maréchal.

— Ici, Rabat-Joie ! cria Dagobert, car le digne chien semblait avoir un secret et mauvais pressentiment à l’endroit du niais supposé, et s’approchait de lui d’un air fâcheux.

— Non, M. le duc, ça n’est pas moi, reprit Jocrisse, c’est le valet de chambre qui m’a dit de dire à M. Dagobert, en montant du bois, de dire à M. le duc, puisque j’en montais dans un panier, que M. Robert le demandait.

À cette nouvelle bêtise de Jocrisse les éclats de rire des deux jeunes filles redoublèrent.

Au nom de M. Robert le maréchal Simon tressaillit.

M. Robert était le secret émissaire de Rodin au sujet de l’entreprise possible, quoique aventureuse, qu’il s’agissait de tenter pour enlever Napoléon II.

Après un moment de silence, le maréchal, dont la figure rayonnait toujours de bonheur et de joie, dit à Jocrisse :

— Prie M. Robert d’attendre un moment en bas… dans mon cabinet.

— Oui, M. le duc, répondit Jocrisse en s’inclinant jusqu’à terre.

Le niais sorti, le maréchal dit à ses filles d’une voix enjouée :

— Vous sentez bien qu’en un jour, qu’en un moment comme celui-ci, on ne quitte pas ses enfants… même pour M. Robert.

— Oh ! tant mieux, mon père !… s’écria gaiement Blanche, car M. Robert me déplaisait déjà beaucoup.

— Avez-vous là… de quoi écrire ? demanda le maréchal.

— Oui, mon père… là… sur la table, dit vivement Rose en indiquant au maréchal un petit bureau placé à côté de l’une des croisées de leur chambre, et vers lequel le maréchal se dirigea rapidement.

Par discrétion, les deux jeunes filles restèrent auprès de la cheminée où elles étaient et s’embrassèrent tendrement, comme pour se réjouir de sœur à sœur, seule à seule, de cette journée inespérée.

Le maréchal s’assit devant le bureau de ses filles, et fit signe à Dagobert d’approcher.

Tout en écrivant rapidement quelques mots d’une main ferme, il dit au soldat en souriant et assez bas pour qu’il fût impossible à ses filles de l’entendre :

— Sais-tu à quoi j’étais presque décidé tout à l’heure, avant d’entrer ici ?

— À quoi étiez-vous décidé, mon général ?

— À me brûler la cervelle… C’est à mes enfants que je dois la vie…

Et le maréchal continua d’écrire.

À cette confidence, Dagobert fit un mouvement, puis il reprit, toujours à voix basse :

— Ça n’aurait toujours pas été avec vos pistolets… J’avais ôté les capsules…

Le maréchal se retourna vivement vers lui, en le regardant d’un air surpris.

Le soldat baissa la tête affirmativement et ajouta :

— Dieu merci !… c’est fini de ces idées-là…

Pour toute réponse, le maréchal lui montra ses filles d’un regard humide de tendresse, étincelant de bonheur ; puis cachetant le billet de quelques lignes qu’il venait d’écrire, il le donna au soldat et lui dit :

— Remets cela à M. Robert… je le verrai demain.

Dagobert prit la lettre et sortit.

Le maréchal, revenant auprès de ses filles, leur dit joyeusement en leur tendant les bras :

— Maintenant, mesdemoiselles, deux beaux baisers pour avoir sacrifié le pauvre M. Robert… Les ai-je bien gagnés ?

Rose et Blanche se jetèrent au cou de leur père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu près au moment où ces choses se passaient à Paris, deux voyageurs étranges, quoique séparés l’un de l’autre, échangeaient à travers l’espace de mystérieuses pensées.




XX


Les ruines de l’abbaye de Saint-Jean le décapité.


Le soleil est à son déclin.

Au plus profond d’une immense forêt de sapins, au milieu d’une sombre solitude, s’élèvent les ruines d’une abbaye autrefois vouée à saint Jean le décapité.

Le lierre, les plantes parasites, la mousse, couvrent presque entièrement les pierres noires de vétusté ; quelques arceaux démantelés, quelques murailles percées de fenêtres ogivales restent encore debout et se découpent sur l’obscur rideau de ces grands bois.

Dominant ces amas de décombres, dressée sur son piédestal écorné à demi caché sous des lianes, une statue de pierre colossale, çà et là mutilée, est restée debout.

Cette statue est étrange, sinistre.

Elle représente un homme décapité.

Vêtu de la toge antique, entre ses mains il tient un plat ; dans ce plat est une tête… cette tête est la sienne.

C’est la statue de saint Jean, martyr, mis à mort par ordre d’Hérodiade.

Le silence est solennel.

De temps à autre on entend seulement le sourd bruissement du branchage des pins énormes que la brise agite.

Des nuages cuivrés, rougis par le couchant, voguent lentement au-dessus de la forêt, et se reflètent dans le courant d’un petit ruisseau d’eau vive, qui, traversant les ruines de l’abbaye, prend sa source plus loin, au milieu d’une masse de roches.

L’onde coule, les nuages passent, les arbres séculaires frémissent, la brise murmure…

Soudain, à travers la pénombre formée par la cime épaisse de cette futaie, dont les innombrables troncs se perdent dans des profondeurs infinies… apparaît une forme humaine…

C’est une femme.

Elle s’avance lentement vers les ruines… elle les atteint… elle foule ce sol autrefois béni…

Cette femme est pâle, son regard est triste, sa longue robe flottante et ses pieds sont poudreux ; sa démarche est pénible, chancelante.

Un bloc de pierre est placé au bord de la source, presque au-dessous de la statue de saint Jean le décapité.

Sur cette pierre, cette femme tombe, épuisée, haletante de fatigue.

Et pourtant, depuis bien des jours, bien des ans, bien des siècles, elle marche… marche… infatigable…

Mais, pour la première fois… elle ressent une lassitude invincible…

Pour la première fois… ses pieds sont endoloris…

Pour la première fois, celle-là qui traversait d’un pas égal, indifférent et sûr, la lave mouvante des déserts torrides, tandis que des caravanes entières s’engloutissaient sous ces vagues de sable incandescent…

Celle-là qui, d’un pas ferme et dédaigneux, foulait la neige éternelle des contrées boréales, solitude glacée où nul être humain ne peut vivre…

Celle-là qu’épargnaient les flammes dévorantes de l’incendie ou les eaux impétueuses du torrent.

Celle-là enfin qui, depuis tant de siècles, n’avait plus rien de commun avec l’humanité… celle-là en éprouvait pour la première fois les douleurs…

Ses pieds saignent, ses membres sont brisés par la fatigue, une soif brûlante la dévore…

Elle ressent ces infirmités… elle souffre… et elle ose à peine y croire.

Sa joie serait trop immense…

Mais son gosier, de plus en plus desséché, se contracte ; sa gorge est en feu… Elle aperçoit la source, et se précipite à genoux pour se désaltérer à ce courant cristallin et transparent comme un miroir.

Que se passe-t-il donc ?

À peine ses lèvres enflammées ont-elles effleuré cette eau fraîche et pure, que, toujours agenouillée au bord du ruisseau, et appuyée sur ses deux mains, cette femme cesse brusquement de boire et se regarde avidement dans la glace limpide…

Tout à coup, oubliant la soif qui la dévore encore, elle pousse un grand cri… un cri de joie profonde, immense, religieuse, comme une action de grâces infinie envers le Seigneur.

Dans ce miroir profond… elle vient de s’apercevoir qu’elle a vieilli…

En quelques jours, en quelques heures, en quelques minutes, à l’instant peut-être… elle a atteint la maturité de l’âge…

Elle qui, depuis plus de dix-huit siècles, avait vingt ans, et traînait, à travers les mondes et les générations, cette impérissable jeunesse…

Elle avait vieilli… elle pouvait enfin aspirer à la mort…

Chaque minute de sa vie la rapprochait de la tombe…

Transportée de cet espoir ineffable, elle se redresse, lève la tête vers le ciel et joint ses mains dans une attitude de prière fervente…

Alors ses yeux s’arrêtent sur la grande statue de pierre qui représente saint Jean le décapité…

La tête que le martyr porte entre ses mains… semble, à travers sa paupière de granit, à demi close par la mort, jeter sur la Juive errante un regard de commisération et de pitié…

Et c’est elle, Hérodiade, qui, dans la cruelle ivresse d’une fête païenne, a demandé le supplice de ce saint !…

Et c’est au pied de l’image du martyr que, pour la première fois… depuis tant de siècles… l’immortalité qui pesait sur Hérodiade semble s’adoucir !…

« Ô mystère impénétrable ! ô divine espérance ! s’écrie-t-elle. Le courroux céleste s’apaise enfin… La main du Seigneur me ramène aux pieds de ce saint martyr… C’est à ses pieds que je commence à être une créature humaine… et c’est pour venger sa mort que le Seigneur m’avait condamnée à une marche éternelle…

« Ô mon Dieu ! faites que je ne sois pas la seule pardonnée… Celui-là, l’artisan qui, comme moi, la fille du roi… marche aussi depuis des siècles… celui-là,… comme moi, peut-il espérer d’atteindre le terme de sa course éternelle ?

« Où est-il, Seigneur… où est-il ?… Cette puissance, que vous m’aviez donnée de le voir, de l’entendre à travers les espaces, me l’avez-vous retirée ? Oh ! dans ce moment suprême, ce don divin, rendez-le-moi… Seigneur… car, à mesure que je ressens ces infirmités humaines, que je bénis comme la fin de mon éternité de maux, ma vue perd le pouvoir de traverser l’immensité, mon oreille le pouvoir d’entendre l’homme errant d’un bout du monde à l’autre. »

La nuit était venue… obscure… orageuse…

Le vent s’était élevé au milieu des grands sapins.

Derrière leur cime noire commençait à monter lentement, à travers de sombres nuées, le disque argenté de la lune…

L’invocation de la Juive errante fut peut-être entendue…

Tout à coup ses yeux se fermèrent,… ses mains se joignirent,… et elle resta agenouillée au milieu des ruines… immobile comme une statue des tombeaux…

Et elle eut alors une vision étrange !…




XXI


Le calvaire.


Telle est la vision d’Hérodiade :

Au sommet d’une haute montagne, nue, rocailleuse, escarpée, s’élève un calvaire.

Le soleil décline ainsi qu’il déclinait lorsque la Juive s’est traînée, épuisée de fatigue, au milieu des ruines de Saint-Jean le décapité.

Le grand Christ en croix qui domine le calvaire, la montagne et la plaine, aride, solitaire, infinie ; le grand Christ en croix se détache blanc et pâle sur les nuages d’un noir bleu qui couvrent partout le ciel, et deviennent d’un violet sombre en se dégradant à l’horizon…

À l’horizon… où le soleil couchant a laissé de longues traînées d’une lueur sinistre… d’un rouge de sang.

Aussi loin que la vue peut s’étendre, aucune végétation n’apparaît sur ce morne désert couvert de sable et de cailloux, comme le lit séculaire de quelque Océan desséché.

Un silence de mort plane sur cette contrée désolée.

Quelquefois de gigantesques vautours noirs, au cou rouge et pelé, à l’œil jaune et lumineux, abattent leur grand vol au milieu de ces solitudes, viennent faire la sanglante curée de la proie qu’ils ont enlevée dans un pays moins sauvage.

Comment ce calvaire, ce lieu de prière, a-t-il été élevé si loin, si loin de la demeure des hommes ?

Ce calvaire a été élevé à grand frais par un pécheur repentant ; il avait fait beaucoup de mal aux autres hommes… et, pour mériter le pardon de ses crimes, il a gravi cette montagne à genoux, et, devenu cénobite, il a vécu jusqu’à sa mort, au pied de cette croix, à peine abrité sous un toit de chaume depuis longtemps balayé par les vents.

Le soleil décline toujours…

Le ciel devient de plus en plus sombre…, les raies lumineuses de l’horizon, naguère empourprées, commencent à s’obscurcir lentement, ainsi que les barres de fer… rougies au feu, dont l’incandescence s’éteint peu à peu.

Soudain, l’on entend derrière l’un des versants du calvaire opposé au couchant, le bruit de quelques pierres qui se détachent, et tombent en bondissant jusqu’au bas de la montagne.

Le pied d’un voyageur qui, après avoir traversé la plaine, gravit depuis une heure cette pente escarpée, a fait rouler ces cailloux au loin.

Ce voyageur ne paraît pas encore, mais l’on distingue son pas lent, égal et ferme. Enfin… il atteint le sommet de la montagne, et sa haute taille se dessine sur le ciel orageux.

Ce voyageur est aussi pâle que le Christ en croix ; sur son large front, de l’une à l’autre tempe, s’étend une ligne noire.

Celui-là est l’artisan de Jérusalem.

L’artisan rendu méchant par la misère, par l’injustice et par l’oppression, celui qui, sans pitié pour les souffrances de l’homme divin portant sa croix, l’avait repoussé de sa demeure… en lui criant durement :

marche… marche… marche…

Et, depuis ce jour, un Dieu vengeur a dit à son tour à l’artisan de Jérusalem :

marche… marche… marche…

Et il a marché… éternellement marché…

Ne bornant pas là sa vengeance, le Seigneur a voulu quelquefois attacher la mort aux pas de l’homme errant, et que les tombes innombrables fussent les bornes milliaires de sa marche homicide à travers les mondes.

Et c’était pour l’homme errant des jours de repos dans sa douleur infinie, lorsque la main invisible du Seigneur le poussait dans de profondes solitudes… telles que le désert où il traînait alors ses pas ; du moins, en traversant cette plaine désolée, en gravissant ce rude calvaire, il n’entendait plus le glas funèbre des cloches des morts qui toujours, toujours, tintaient derrière lui,… dans les contrées habitées.

Tout le jour, et encore à cette heure, plongé dans le noir abîme de ses pensées, suivant sa route fatale… allant où le menait l’invisible main, la tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixés à terre, l’homme errant avait traversé la plaine, monté la montagne sans regarder le ciel… sans apercevoir le calvaire, sans voir le Christ en croix.

L’homme errant pensait aux derniers descendants de sa race, il sentait, au déchirement de son cœur, que de grands périls les menaçaient encore…

Et dans un désespoir amer, profond comme l’Océan, l’artisan de Jérusalem s’assit au pied du calvaire.

À ce moment un dernier rayon de soleil, perçant, à l’horizon, le sombre amoncellement des nuages, jeta sur la crête de la montagne, sur le calvaire, une lueur ardente comme le reflet d’un incendie.

Le Juif appuyait alors sur sa main son front penché ;… sa longue chevelure, agitée par la brise crépusculaire, venait de voiler sa pâle figure, lorsque, écartant ses cheveux de son visage, il tressaillit de surprise… lui qui ne pouvait plus s’étonner de rien…

D’un regard avide, il contemplait la longue mèche de cheveux qu’il tenait à la main… Ses cheveux, naguère noirs comme la nuit… étaient devenus gris…

Lui aussi, comme Hérodiade, il avait vieilli.

Le cours de son âge, arrêté depuis dix-huit siècles… reprenait sa marche…

Ainsi que la Juive errante, lui aussi pouvait donc dès lors aspirer à la tombe…

Se jetant à genoux, il tendit les mains, le visage vers le ciel… pour demander à Dieu l’explication de ce mystère qui le ravissait d’espérance…

Alors, pour la première fois, ses yeux s’arrêtèrent sur le Christ en croix qui dominait le calvaire, de même que la Juive errante avait fixé son regard sur la paupière de granit du saint martyr.

Le Christ, la tête inclinée sous le poids de sa couronne d’épines, semblait du haut de sa croix contempler avec douceur et pardon l’artisan qu’il avait maudit depuis tant de siècles… et qui, à genoux, renversé en arrière, dans une attitude d’épouvante et de prière, tendait vers lui ses mains suppliantes.

« Ô Christ !… s’écria le Juif, le bras vengeur du Seigneur me ramène au pied de cette croix si pesante que tu portais, brisé de fatigue… ô Christ ! lorsque tu voulus t’arrêter pour te reposer au seuil de ma pauvre demeure, et que, dans ma dureté impitoyable, je te repoussai en te disant : « Marche !… marche !… » Et voici qu’après ma vie errante, je me retrouve devant cette croix… et voici qu’enfin mes cheveux blanchissent… Ô Christ ! dans ta bonté divine, m’as-tu donc pardonné ? Suis-je donc arrivé au terme de ma course éternelle ! Ta céleste clémence m’accordera-t-elle enfin ce repos du sépulcre qui, jusqu’ici, hélas ! m’a toujours fui ?… Oh ! si ta clémence descend sur moi… qu’elle descende aussi sur cette femme… dont le supplice est égal au mien !… Protège aussi les derniers descendants de ma race ! Quel sera leur sort ? Seigneur, déjà l’un d’eux, le seul de tous que le malheur eût perverti, a disparu de cette terre. Est-ce pour cela que mes cheveux ont blanchi ? Mon crime ne sera-t-il donc expié que lorsque, dans ce monde, il ne restera plus un seul des rejetons de notre famille maudite ? Ou bien cette preuve de votre toute-puissante bonté, ô Seigneur ! qui me rend à l’humanité, annonce-t-elle votre clémence et la félicité des miens ? Sortiront-ils enfin triomphants des périls qui les menacent ? Pourront-ils, accomplissant tout le bien dont leur aïeul voulait combler l’humanité, mériter ainsi leur grâce et la mienne ? Ou bien, inexorablement condamnés par vous, Seigneur, comme les rejetons maudits de ma race maudite, doivent-ils expier leur tache originelle et mon crime ?

« Oh ! dites, Seigneur, serai-je pardonné avec eux ? Seront-ils punis avec moi ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En vain le crépuscule avait fait place à une nuit orageuse et noire… le juif priait toujours, agenouillé au pied du calvaire.



  1. Quelques curieux possèdent de pareilles esquisses, produits de l’art indien, d’une naïveté primitive.
  2. La Démocratie Pacifique et le National ont dernièrement parlé d’une captation opérée par des prêtres par d’abominables moyens : il s’agit d’un héritage de huit millions ; l’affaire sera portée prochainement devant les tribunaux. Voici une note qui nous est communiquée ; nous en garantissons l’authenticité, mais nous tairons seulement les noms propres par convenance.

    M. ***, très-riche industriel possédant la fabrique de ***, près ***, vient de faire donation (par-devant maître ***, notaire à Paris) d’un million, pour qu’à sa mort on établisse une maison de jésuites ; les enfants n’y seront admis que sur des renseignements pris sur la dévotion des pères et des grands-pères. Cet acte a été fort difficile à faire légaliser ; il y a même eu de la part du gouvernement du roi une assez vive opposition ; mais l’habileté des fils d’Ignace a eu le dessus. Les révérends pères ont du reste tellement abusé de la crédulité du donateur, qu’il affirme sérieusement que, sans un miracle qui a pourvu à leurs besoins, les révérends pères de la rue des Postes seraient morts de faim cet hiver. M. *** a quelques parents dans l’aisance ; mais il en a d’autres dont la pauvreté est des plus honorables.

  3. On lit ce qui suit dans le Directorium, à propos des moyens à employer afin d’attirer dans la compagnie de Jésus les personnes que l’on veut y exploiter :

    Pour attirer quelqu’un dans la société, il ne faut pas agir brusquement, il faut attendre quelque bonne occasion, par exemple que la personne éprouve un violent chagrin ou encore qu’elle fasse de mauvaises affaires ; une excellente commodité se trouve dans les vices mêmes. (Voir à ce sujet les excellents commentaires de M. Dezany sur les constitutions des jésuites dans son ouvrage du Jésuitisme vaincu par le Socialisme, Paris, 1845.)

  4. Il est inutile de dire que ces passages sont textuellement extraits de l’Imitation (traduction et préface par le révérend père Gonelieu).
  5. La doctrine, non du partage, mais de la communauté, non de la division, mais de l’association, est tout entière en substance dans ce passage du Nouveau Testament :

    « — Tous ceux qui se convertissent à la foi, mettent leurs biens, leurs travaux, leur vie en commun ; ils n’ont tous qu’un cœur, qu’une âme ; ils ne forment tous ensemble qu’un seul corps ; nul ne possède rien en particulier, mais toutes choses sont communes entre eux ; c’est pourquoi il n’y a pas de pauvres parmi eux. » (Actes des Apôtres, no 44, IV, 32.)

    Nous empruntons cette citation à un excellent article de M. F. Vidal (de la Justice distributive. — Revue indépendante), qui renferme la remarquable et profonde analyse de différents systèmes socialistes, et de plusieurs écrits sur la même matière, par MM. Louis Blanc, Villegardelle, Pecqueur, intelligences d’élite, penseurs généreux dont s’honore le socialisme. Citons encore l’Accord des intérêts dans l’association, par M. Villegardelle, qui contient les aperçus les plus lumineux sur les immortelles théories de Fourier.

  6. Il nous serait impossible, à l’appui de ceci, de citer, même en les gazant, les élucubrations du délire érotique de sœur Thérèse, à propos de son amour extatique pour le Christ. Ces maladies ne peuvent trouver place que dans le Dictionnaire des sciences médicales ou dans le Compendium.
  7. On sait combien les dénonciations, menaces, calomnies anonymes sont familières aux révérends pères et autres congréganistes. Le vénérable cardinal de Latour-d’Auvergne s’est plaint dernièrement, dans une lettre adressée aux journaux, des manœuvres indignes et des nombreuses menaces anonymes qui l’ont assailli, parce qu’il refusait d’adhérer sans examen au mandement de M. de Bonald contre le Manuel de M. Dupin, qui, malgré le parti prêtre, restera toujours un Manuel de raison, de droit et d’indépendance. Nous avons eu sous les yeux les pièces d’un procès en captation, actuellement déféré au conseil d’État, dans lesquelles se trouvaient un grand nombre de notes anonymes écrites au vieillard que les prêtres voulaient capter, et contenant soit des menaces contre lui s’il ne déshéritait pas ses neveux, soit d’abominables dénonciations contre son honorable famille ; il ressort des faits du procès même que ces lettres sont de la main de deux religieux et d’une religieuse qui ne quittaient pas le vieillard à ses derniers moments, et qui ont enfin spolié la famille de plus de cinq cent mille francs.
  8. Est-il besoin de nommer M. Ary Scheffer, un de nos plus grands peintres de l’école moderne, et le plus admirablement poëte de tous nos grands peintres ?