Le Juif errant est arrivé/À bientôt !

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 279-288).

XXV

À BIENTÔT !


Que disent les Arabes ?

Dix d’entre eux se sont réunis à Jaffa ce matin. Cinq Arabes musulmans : le sheikh Monafar, Omar Bihar, président du comité islamo-chrétien ; Mahmoud Aboukhadra, ancien gouverneur de Jaffa, maire de Gaza ; Hilini Aboukhadra, Ismaël Nashashibi.

Trois Arabes catholiques : Nasri Thalamas, Nicolas Berouti, Edmond Roch.

Deux Arabes grecs orthodoxes : I. D. Elissa, Anton Malak.

Quand ils se furent comptés, l’un d’eux, Edmond Roch, prit une automobile, gagna Tel-Aviv, apparut sur le perron de l’hôtel Palatin. Il venait me chercher.

Je le suivis.

On traversa Tel-Aviv assez nerveusement, le volant impératif. Dans la grande rue de Jaffa, l’auto stoppa. On descendit. Edmond Roch me précédant, nous gravîmes un escalier. Une porte s’offrit, nous la poussâmes. Une grande pièce. Les Arabes sont là. L’atmosphère est chargée d’électricité. Serrements de mains. Contact des regards. Onze chaises. On s’assied.

Ils ont tant à dire que la grande pièce qui, hors les sièges, est nue, semble encombrée de leurs revendications. Les dix sont dix locomotives prêtes à foncer à cent à l’heure. Fermons les passages à niveau ! Suivons le train !

Tous se tournent vers le sheikh Monafar.

Insigne de son caractère sacré, un tarbouch ceinturé de blanc, coiffe le sheikh. Le sheikh a la peau tannée des gens du désert. Il prend la parole et parle net :

— Le pays de Palestine est un pays arabe ; les Arabes étaient dans ce pays bien des années avant les Juifs.

Les neuf autres approuvent par des murmures.

— Les Juifs, au cours de l’Histoire, ont occupé accidentellement quelques coins de la Palestine, mais jamais toute ! Pendant leur règne, qu’ont-ils créé ? Ils n’ont rien laissé comme civilisation. Comme marque de leur domination, que voit-on ? Une mosaïque ! Les Romains les ont chassés. Ils sont partis. Le pays n’a rien gardé d’eux. Voilà pour le très vieux passé.

Cinq cent soixante ans plus tard, l’Islam triomphait. Nos pères reprenaient la terre et la rendaient à leur ancienne nationalité.

Depuis lors, nous étions chez nous.

— Chez les Turcs ?

— Enfin, nous étions presque entre nous. Voilà jusqu’à la Grande Guerre. Pendant la guerre, les nations se sont réveillées, l’arabe comme les autres. Nous avons demandé, à travers les mers, à faire revivre notre ancien royaume. Nous reçûmes, à ce sujet, des promesses de l’Angleterre, de la France.

— À plusieurs reprises, lance l’un des dix.

— Sous les Turcs…

Me voyant sans doute sourire :

— Sous les Turcs, nous étions durement menés, mais nous avions des représentants au Parlement, des ministres dans le cabinet de Constantinople. Cependant, nous ne cessions, chaque jour, de réclamer une plus grande liberté.

La langue officielle était l’arabe.

Eh bien ! malgré le lien religieux nous unissant aux Turcs, l’amour de la liberté nous a poussés contre les Turcs. Nous nous sommes joints aux alliés dans l’espoir d’une indépendance complète.

Les alliés gagnent la bataille. Dans cette bataille, notre sang a coulé. Le grand royaume arabe apparaît à nos yeux. Soudain, tout s’évanouit. Nous ne restons qu’avec un rêve.

Jadis, nous n’étions qu’une unité : Syrie, Palestine, Mésopotamie…

— Cela est une autre question.

— Admettons. Nous sommes sept cent mille ici, n’est-ce pas ? On peut dire, je crois, que nous formons un foyer national. Comme récompense, lord Balfour nous envoie les Juifs pour y former également un foyer national. Un foyer national dans un autre foyer national, c’est la guerre !

L’assemblée approuve bruyamment.

— Vous ne voulez pas de Juifs ?

— Erreur ! Nous ne voulons pas de foyer national juif. Vous savez qu’il est trois espèces de Juifs en Palestine. Les vieux Juifs religieux qui viennent ici pour mourir…

— Vous les y avez aidés !

— Ce n’est pas nous qui avons commencé les massacres ! Pas nous ! crient les dix musulmans. Le premier tué de cette série fut un Arabe, Sidi Akaché, égorgé dans le quartier Sheikh Zorah, à Jérusalem, par un Juif.

— Quelle date ?

Ils cherchent et disent le 26 août. Les événements ont commencé le 23. Peut-être se trompent-ils de chiffre ? Le calme se rétablit. Monafar le sheikh reprend :

— Ensuite, les Juifs d’avant 1919, les Juifs du Baron. Ils ont acheté la terre, ils font de l’agriculture, non de la politique. Enfin, les Juifs de lord Balfour, les sionistes. Nous n’avons rien à dire contre les pieux Juifs ni contre les Juifs du Baron, ceux-là peuvent vivre en paix chez nous ! (Orient ! voilà que tu ne sais déjà plus que ce sont justement les pieux Juifs, que tu as massacrés !) Mais, avec les autres, la guerre est déclarée.

— Que leur reprochez-vous ?

De nouveau, les voix s’élèvent ensemble :

— D’être un « ramassis » de tout ce que l’Europe ne veut pas ! De vouloir nous chasser !… De nous traiter en indigènes !… Voyons ! le monde ignore-t-il qu’il y a sept cent mille Arabes ici ?… Si vous voulez faire ce que vous avez fait en Amérique, ne vous gênez pas, tuez-nous comme vous avez tué les Indiens et installez-vous !… Nous accusons l’Angleterre ! Nous accusons la France !…

— Des faits !

— Premièrement, nous reprochons aux Juifs de nous ruiner. Exemple : la municipalité de Tel-Aviv, par suite de dépenses princières, était endettée de cent cinq mille livres. Le gouvernement palestinien a payé cette dette avec l’argent du trésor, et ce trésor c’est nous qui l’alimentons par l’impôt. Autre exemple : la Palestine est toute en travaux. On ne la reconnaît plus. Nous n’éprouvions nullement le besoin de cette transformation. À quoi bon l’électricité ? À quoi bon ces routes ? On fait des routes pour donner à manger aux ouvriers juifs. L’ouvrier juif travaille huit heures, l’ouvrier arabe douze heures. L’ouvrier juif est payé deux fois plus que l’ouvrier arabe. Le gouvernement que nous subissons n’est pas un gouvernement mais une association de bienfaisance pour étrangers.

Deuxièmement, nous leur reprochons de nous brimer. Les lois du pays sont faites par un Anglais, un Juif, M. Bentwitch. Ces lois sont contre l’Arabe et pour le Juif. Pour le même délit : deux livres d’amende au Juif, deux mois de prison à l’Arabe.

Troisièmement, nous leur reprochons de nous pousser hors de chez nous. Le pays s’appelle Palestine, ils l’ont baptisé Eretz-Israël (Terre d’Israël) ! La seule langue était l’arabe, ils ont fait accepter l’hébreu à égalité. Ils achètent nos meilleures terres. (Pourquoi les leur vendent-ils ?) Ils disent : « Si vous n’êtes pas contents, prenez les os de vos prophètes et allez-vous-en ! »

À la place du Juif errant, alors, l’Arabe errant ?

— Messieurs, quelles conditions posez-vous pour ne plus égorger les Juifs ?

Tumulte ! Ils n’ont pas égorgé les Juifs ! Non ! Du moins, si je comprends bien, ils ne les ont pas égorgés pour les égorger, mais seulement pour attirer l’attention sur le sort fait aux Arabes.

— Nos conditions, reprend le sheikh, les voici :

1o Suppression de la déclaration Balfour telle qu’elle est rédigée et telle qu’elle est appliquée ;

2o Élection au suffrage universel et formation d’un gouvernement arabe ;

3o Limitation de l’immigration juive ;

4o Suppression des lois favorisant les Juifs et leurs industries.

— Croyez-vous que les cinquante-deux nations signataires de la déclaration Balfour puissent revenir sur leur parole ?

— Ce n’est pas notre affaire !

En effet, comme nations, ils semblent ne vouloir connaître que la cinquante-troisième et la cinquante-quatrième : l’arabe et la juive !

— Messieurs, j’ai vu vos deux chefs à Jérusalem : le grand mufti et Ragheb bey El Nashashibi. J’ai demandé au grand mufti : « Les massacres cesseront-ils ? » Le grand mufti, dont la jeunesse n’est pas imprudente, a frappé dans ses mains. Nous étions sur sa terrasse. La mosquée d’Omar nous servait de toile de fond. Le soir s’emparait du mont des Oliviers. Tout semblait apaisé autour de nous. À son appel des serviteurs accoururent. Ce descendant du Prophète demanda du papier. Je lui prêtai un crayon. Il me répondit par écrit : Voici ce document.

Et je lus :

« On ne doit pas espérer une amélioration réelle et continue en Palestine, une sécurité constante, un calme général, des relations bienveillantes entre les habitants du pays, 1o si l’on ne délaisse pas la politique injuste, contraire à la nature des choses, que renferme la déclaration Balfour, politique exigeant l’asservissement de la majorité à la minorité ; 2o si l’on ne suit pas un régime de justice et d’équité. Ce régime consiste dans la formation d’un État représentatif démocratique que dirigeront tous les Palestiniens, arabes et juifs, en proportion de leur nombre respectif :

— Êtes-vous d’accord avec votre grand mufti ?

— Oui !

— Ensuite, messieurs, j’ai quitté le vieux Jérusalem ! Quel silence ! Quel froid dans le dos ! « Attention ! criai-je chaque fois qu’une ombre surgissait, ne m’éventrez pas, je viens de Paris et non de Tel-Aviv. » Je gagnai la mairie. Ragheb bey El Nashashibi me reçut. Ragheb bey, qui est un preux, avait encore plus de franchise dans le regard que trois mois auparavant.

— Eh bien ! monsieur le maire, fis-je, êtes-vous payé ? Au prix du sang, m’aviez-vous dit, en mai dernier ; le sang est versé !

Ragheb bey me regarda étonné. Il me dit que tant que la déclaration Balfour existerait rien ne serait terminé et que, dès que les troupes anglaises partiraient, tout recommencerait.

— Êtes-vous d’accord avec le maire de Jérusalem ?

— Oui !

— Voyons ! dis-je encore à votre chef, vous ne pouvez cependant pas tuer tous les Juifs. Ils sont cent cinquante mille. Il vous faudrait trop de temps !

— Mais non ! fit-il d’une voix très douce, deux jours !

— Soixante-quinze mille par jour ?

— Mais oui !

Je demandai aux dix s’ils étaient d’accord avec Ragheb bey ?

— D’accord !

— Alors, messieurs, quand les troupes anglaises reprendront le bateau, faites-moi l’amitié de me télégraphier. Je crois que vous présumez de vos forces. Les nouveaux Juifs ne se laisseront pas saigner. Je suis même certain qu’ils vous donneront du fil à retordre. Ce sera une rude bataille. Voici mon adresse. N’oubliez pas de me prévenir. Je reviendrai vous voir travailler. À bientôt !