Le Lion (Rosny aîné)/III

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 178-181).

Une fête anthropophagique

Pourquoi nous n’étions pas morts, Marandon et moi, je ne l’ai jamais su. Je suppose qu’un grand chef avait tenu à nous avoir vivants. Nous n’étions pas indemnes : Marandon saignait de deux plaies à la tête ; moi, j’avais reçu une flèche à l’épaule, un coup de masse sur l’occiput. Aucune de nos blessures n’était pourtant dangereuse et nous comparûmes devant le conseil des chefs, dans un certain état de faiblesse, assurément, mais fermes sur nos jambes.

La scène était fantasmagorique. On avait rallumé notre propre feu, on en avait fait un bûcher où flambaient des troncs d’arbres, et dont la lueur pâlissait les astres : toute la savane était semée de cadavres et de blessés ; des plaintes sans nombre se répercutaient sur le tertre.

Les chefs étaient réunis au nord du feu. Ces chefs figuraient une douzaine de nègres, bien pris dans leur taille, quelques-uns gigantesques, peints de rouge et de bleu, doués de visages parfaitement hideux, dont les machoires ne le cédaient guère en pesanteur, en puissance et en volume, à celles des gorilles. Ils montraient des yeux circulaires très mobiles, des lèvres en beefsteaks, des oreilles en anses, de longs crânes durs.

On nous mena devant un vieux à la laine poivre et sel, qui exécuta une sorte de sauterie gastronomique, faisant mine d’arracher nos yeux et de hacher nos membres ; il poussait des beuglements rythmés, que les autres chefs répétaient en dansant une pyrrhique et en entrechoquant leurs sagaies. Cependant, la foule subalterne hurlait comme un troupeau de loups et de chacals. Quand le roi interrompit son exercice, il se fit quelque silence, et nous sentions tous ces yeux ronds fixés sur nous d’une façon « dévorante ». Puis le vieillard prononça une harangue qu’il termina par trois coups de sagaie dans le sol. À l’instant, il descendit du tertre une troupe chargée de cadavres, parmi lesquels nous reconnûmes nos amis Bouglé et Tarnier. À mesure qu’on déposait un des cadavres, les chefs lançaient un appel. Des guerriers s’avançaient un à un, détachaient qui une tête, qui un membre, qui une partie du torse — prélude d’une vaste fête anthropophagique. Ces opérations s’exécutaient dans un silence relatif. Aucun guerrier ne toucha aux cadavres des blancs ; ils furent partagés entre neuf des chefs, sans préjudice d’une portion de viande noire. Quant au vieux et aux deux derniers chefs, ils se contentèrent de se partager un nègre :

— Est-ce qu’ils feraient fi de la chair blanche ? goguenarda mélancoliquement Marandon.

Je lui jetai un regard d’angoisse : c’est que les chefs nous considéraient d’une façon insolite. J’avais un pressentiment. Il ne tarda pas à se réaliser. Sur un cri guttural du vieux, deux nègres colosses s’emparèrent de Marandon et l’allèrent lier à un tronc ébranché de myonnbo. Deux autres personnages s’apprêtaient à me saisir, mais le vieux leur fit un signe ; ils se bornèrent à me pousser dans la direction de mon ami. Quand je fus proche, le vieux cria quelque phrase, tout en agitant une hache de jade à proximité de mon visage, puis il se dirigea vers Marandon.

Il y eut une pause, pendant laquelle les guerriers poussaient de longues acclamations. Elles redoublèrent lorsque le roi se décida à immoler mon ami. Marandon poussa trois cris horribles et, — du moins je l’espère, — mourut sur le coup. Ce fut le signal du festin. Une vaste odeur de viandes rôties se répandit dans l’atmosphère. Pendant plus d’une heure, la peuplade se gorgea de chair humaine.