Le Lion (Rosny aîné)/IV

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 182-187).

Seul au milieu de l’Afrique


J’ignorerai toujours pourquoi je ne fus pas mis à mort cette nuit-là. Sans doute étais-je réservé pour quelque cérémonie solennelle. Il est certain qu’on ne me fit aucun mal ; c’est à peine si on m’attacha.

Après une crise excessive d’horreur et d’épouvante, j’étais devenu assez calme. Je m’attendais, certes, à subir le même sort que mon pauvre Marandon, mais j’étais persuadé que ce ne serait pas dans le cours de la nuit ; et la journée suivante me semblait fantastiquement lointaine. D’abord, je ne pensai pour ainsi dire pas ; j’étais saturé d’images et de sensations. Lorsque je me mis à réfléchir, ce ne fut pas, croyez-le bien, à des problèmes philosophiques ; je ne songeais au fond qu’à une seule chose : l’évasion. Mon intelligence la tenait pour impossible : je ne m’obstinais pas moins à en chercher les moyens. Tout en méditant, je défis à peu près mes liens, je les disposai de manière qu’ils tombassent dès que je le voudrais. Puis je me glissai au plus près d’un bouquet d’ébéniers, sans attirer l’attention de mes gardiens, occupés à déchirer leur part de viande. Il ne me restait, provisoirement, rien à faire. Je m’étendis, je feignis de dormir. Après un temps indéterminé, il sembla que mes gardiens avaient cédé au sommeil. Je m’en assurai en esquissant une série de mouvements qui n’attirèrent l’attention de personne. Que l’occasion fût réelle ou illusoire, je résolus d’agir. Mes liens tombèrent, je m’allongeai sur l’herbe, je rampai vers les ébéniers. Deux ou trois individus dormassaient à leur ombre ; les clameurs qui s’élevaient encore auprès du bûcher les empêchèrent d’entendre le bruit léger de mon passage. Par un bonheur inespéré, une herbe longue se présenta dès que j’eus dépassé les arbres. Je m’y engageai, je m’y mis à quatre pattes, je filai éperdument. Quand je fus à une certaine distance du camp, je me redressai… J’ai des jarrets de fer ; de tout temps, je me suis entraîné à la course : l’instinct de la conservation me donnait un supplément appréciable de vigueur et j’étais au moment le plus favorable de la digestion, circonstance plus nécessaire pour une course longue et véloce que pour tout autre exercice…


Bientôt ma fuite fut découverte. Des hurlements s’élevaient, qui me firent encore hâter mon allure. En tournant la tête, je vis une masse de corps sombres qui bondissaient à ma poursuite : il parut évident que la grande majorité des moricauds ne pouvaient lutter de vitesse avec moi. Après un quart d’heure, il y en avait au plus une demi-douzaine capables de m’inquiéter ; après un autre quart d’heure, il n’y en avait plus que trois ; finalement il n’y en eut qu’un seul. Par exemple, celui-là semblait de ma force — et par le souffle et par l’agilité. La partie fut terriblement indécise. Souvent, le nègre gagnait du terrain ; bientôt je lui arrachais son avance. Cela dura longtemps, deux heures peut-être. Mon galop devenait un petit trot tremblant ; mon cœur semblait devoir faire éclater ma poitrine ; mes oreilles sifflaient comme des locomotives ; je sentais les yeux me sortir des orbites. L’adversaire ne devait pas en mener plus large. Il était maintenant seul visible ; s’il m’atteignait, ce serait une lutte, homme contre homme. Seulement, il tenait une sagaie ; tandis que j’étais sans armes. Malgré cela, j’eus plusieurs fois envie de l’attendre, tellement je me sentais épuisé. Cette envie devint presque irrésistible lorsque j’arrivai au pied d’une colline. Je me retournai, prêt à combattre… Mais le poursuivant avançait d’un pas mou, trébuchant, zigzaguant. Ce spectacle me rendit du courage : je me mis à gravir la pente. Et lorsque, après avoir parcouru une centaine de toises, je jetai un coup d’œil à l’arrière, j’aperçus, accident ou pâmoison, le nègre étalé sur le sol et ne bougeant plus. Cette fois, je me vis bien réellement sauvé. Je ne m’accordai du reste aucun repos : jusqu’à l’aube, je traînai ma pauvre machine.

Pendant plusieurs jours, je rôdai à travers un pays sylvestre, rarement entrecoupé de quelque clairière — pays d’ombre, aux nuits humides, pays de bêtes fauves et de reptiles, pays de mystère meurtrier où l’on ne savait si c’était la lumière ou les ténèbres qu’il fallait redouter davantage. N’étais-je pas, en un sens, plus solitaire que Robinson ? Au centre de la formidable Afrique, misérable homme à la face pâle, séparé de ma race par des terres immenses, par des animaux innombrables, par des millions d’individus dont j’ignorais la langue, et pour qui je ne pouvais être qu’un ennemi vaincu, une chair à meurtrir et à déchirer !… Je sentais cela vivement tandis que les serpents coulaient à travers les mousses, les lichens, les racines, les pierres, que quelque panthère ou quelque léopard bondissait sur un arbre, que les singes et les perroquets élevaient leurs clameurs perçantes. Chacun de mes pas était un danger ; le repos était peut-être pire encore. Où me réfugier ? Où serais-je à l’abri de la dent, du venin, de l’étreinte ? Et cependant, ni la panthère, ni le python, ni le lion, ni le rhinocéros, n’avaient encore attaqué ma chétive personne. J’avais entrevu la silhouette souple de la première ; j’avais rencontré le python au bord d’une mare ; j’avais fui le rhinocéros dans une clairière sablonneuse.