Le Lion (Rosny aîné)/X

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 219-225).

Entre nègres et maures


Ce jour-là, nous nous arrêtâmes sur le penchant d’une colline, aux confins de la brousse et du désert. Le vaste soleil cramoisi venait de crouler à l’occident, comme une fournaise qui s’effondre. La lune, tout aussi vaste, couleur de corail et de cuivre, jaillissait dans une échancrure lointaine. Elle éclairait des terres rudes, sèches et menaçantes. Un vent chagrin s’abattait ; il se heurtait à la colline avec des plaintes et des balbutiements ; il roulait sur le désert rouge, soulevant les sables et se rompant sur les granits. Dans le firmament de nacre légère et de saphir épais, les étoiles avaient peine à naître. On n’apercevait que les plus grosses, vacillantes et comme enfouies dans des conques perlées.

Nous avions faim. Saïd s’était mis en embuscade, dans un massif d’ébéniers, flairant la gazelle ou l’antilope. De mon côté, je guettais la nuit, lorsque des bruits lointains me parvinrent. C’était de l’autre côté de la colline. Une fusillade crépitait, tantôt par salves, tantôt par détonations solitaires. Je me rappelai ce soir sinistre où notre expédition avait été exterminée par les anthropophages. Et d’abord, si absurde que parût une telle conjecture, je me figurai que des Européens luttaient contre des indigènes. La nature même de la fusillade me détrompa. Elle ne ressemblait en rien au tir rapide des armes modernes ; elle n’en avait ni le son ni le rythme.

La sagesse me conseillait de m’enfoncer dans les solitudes. Mais l’homme, s’il n’est pas maître de sa destinée, l’est encore moins de sa propre personne. Dans cette vie brève, chacun d’entre nous est son pire ennemi, — un ennemi auquel on n’échappe point !

Au lieu de m’éloigner, je montai la colline, suivi du lion.

Pendant notre escalade, la fusillade devint plus vive ; elle se ralentit lorsque nous arrivâmes en vue des combattants. Je vis, sur un terrain nu, semé de rocs, deux groupes d’hommes, très distincts dans la clarté de la lune.

Réfugiés entre deux blocs, et protégés par un tertre, une douzaine de personnages vêtus à la mode targui, masqués par les deux voiles, — le nicab qui descend du front et ombrage les yeux, le litham qui couvre le bas du visage, — épuisaient leurs munitions à se défendre contre soixante-dix à quatre-vingts nègres qui les cernaient et qui resserraient leur cercle d’investissement en se glissant de roc en roc, de saillie en saillie. Les agresseurs ne comptaient que peu de fusils ; armés pour la plupart de couteaux, de sagaies, de massues, ils avaient perdu du monde. De leur côté, les assiégés comptaient quelques morts ou blessés. L’issue de la lutte ne semblait pas douteuse. Lorsque les nègres seraient assez proches, il leur suffirait de s’élancer à l’assaut.

Quand je me fus rendu compte de cette situation, je pris la louable résolution de me tenir tranquille, mais je ne pus me résoudre à fuir. Caché parmi les végétaux, côte à côte avec Saïd, qui paraissait concevoir la nécessité du silence et de l’immobilité, j’attendis la fin de l’aventure.

Toutes mes préférences allaient aux assiégés, — d’abord à cause du sentiment qui nous porte à prendre, du moins dans notre cœur, le parti du plus faible ; ensuite parce que tant de mois passés loin des hommes de ma sorte, me les rendaient plus sympathiques. Dans ces immenses solitudes, les personnages vêtus du costume targui me représentaient la race blanche ; ma poitrine palpitait pour eux de crainte et d’enthousiasme. Si j’avais eu un fusil à tir rapide, avec les munitions nécessaires, rien n’aurait pu m’empêcher d’intervenir immédiatement. De minute en minute, mon excitation croissait ; elle devenait frénétique…

Cependant, plusieurs groupes de nègres étaient arrivés à une distance assez courte. Tapis derrière des blocs ou dans un pli du terrain, ils attendaient, soit l’instant favorable, soit quelque commandement de leur chef. Soudain, une clameur énorme s’enfla et, dans un rush, les noirs donnèrent l’assaut. Il leur en coûta. Dans cette masse furieuse, les assiégés tiraient presque à coup sûr. Plus nombreux, ou pourvus d’armes modernes, ils auraient pu briser l’attaque. Mais quoiqu’il y eût du flottement, les nègres ne s’arrêtaient point. Bientôt, les plus proches fondirent sur les blancs : il y eut une lutte effroyable ; chaque assiégé se défendait contre une grappe d’ennemis, tel un cerf à l’hallali.

C’est dans ce moment que je fus pris de folie. J’oubliai positivement la distinction entre le moi et le non-moi ; le danger s’effaça dans mon imagination et dans mon instinct. Je ne vis que cette faible troupe écrasée par le nombre. Et, jetant un cri farouche, je dévalai à grands sauts la pente. Je n’étais pas seul : le lion m’avait suivi d’abord, précédé ensuite. Parfois il s’arrêtait pour m’attendre, levait sa tête énorme et poussait un rugissement qui roulait sur le désert comme la foudre parmi les nuages.

Notre apparition produisit un effet formidable. Les nègres ne se rendirent pas un compte exact de ce qui se passait : l’alliance d’un lion et d’un homme dut leur paraître quelque chose de surnaturel. Peut-être, malgré tout, nous eussent-ils attaqués, mais leur besogne était finie. Ils avaient assommé les blancs, assemblé les méharis, les chevaux et les femmes : seules trois créatures humaines et quelques bêtes avaient rompu le cercle de mort. Les nègres firent mine de les poursuivre, mais un rugissement les inquiéta : ils préférèrent se contenter du butin acquis et battirent en retraite, tandis que je me portais vers les fugitifs.