Le Lion (Rosny aîné)/XIII

La bibliothèque libre.
Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 251-257).

Les premiers mots échangés


De mon côté, je m’attachais. Après ma longue solitude, je dépensais naturellement mon épargne de « socialité » en faveur des premiers humains rencontrés sur ma route. Mais si j’aimais bien Oumar, si la présence d’Abd-Allah m’agréait assez, qu’était-ce, au prix de l’exaltation où me jetait le voisinage d’Aïcha ? Je ne la connaissais même pas, dira-t-on, je n’avais pas vu son visage, car ce n’est pas voir un visage que d’en voir un fragment. Eh bien, si ! je la connaissais. Dans cette vie au désert, l’être se révèle vite. Chaque acte d’Aïcha marquait une nature fidèle. L’aurais-je connue des années, bien des recoins de son caractère ne m’eussent pas été mieux révélés. Puis, l’amour ne s’est jamais plié aux règles des sages. En donnant aux grâces de la femme une signification si nette, si précise, et qu’il ne faut qu’un regard pour saisir, la nature a promulgué une loi à laquelle les plus prévoyants se soumettent…

Quant au visage d’Aïcha, il faut bien avouer qu’il était ma grande préoccupation et ma grande inquiétude. Sans doute, je chérirais de toute manière la Mauresque, et pourtant !… Avec quelle fièvre je souhaitais que la courbe des joues ne fût pas inférieure à la beauté des yeux !

Je ne sais pourquoi elle n’avait pas encore relevé le nicab, ni abaissé le litham en ma présence. Vierge, elle n’était pas étroitement soumise aux prescriptions qui régissent l’attitude des femmes. Oumar, par surcroît, était plein de tolérance. Or, plutôt que de se découvrir le visage en ma présence, Aïcha mangeait à l’écart. Était-ce ma qualité d’étranger, était-ce quelque pudeur excessive ? Je l’ignorais. Le fait était là. Je ne connaissais de mon émouvante amie qu’une bande de visage !

Un après midi, nous atteignîmes, après une marche assez pénible, le bord d’une rivière. Elle coulait, vive et frissonnante, parmi des palmiers, des myonnbos et des karités. Des flaques d’une herbe haute et fraîche apparaissaient entre les arbres. Et tout le terroir semblait promettre une chasse abondante à Saïd et à nous-mêmes. Mais il fallait s’assurer si la bête humaine ne vivait pas aux alentours. Comme j’avais beaucoup exploré le matin, et que j’étais las, ce furent Oumar et Abd-Allah qui se chargèrent de la tâche. Le premier s’éloigna sur un méhari ; le second partit à cheval ; je me trouvai seul avec Aïcha.

Nous nous installâmes près d’un havre, d’où l’on avait vue sur le courant. Et nous regardâmes couler l’eau avec ce plaisir qu’y prennent à peu près tous les hommes, depuis l’enfant et le sauvage jusqu’au vieillard. Longtemps, sans une parole, nous respirâmes l’ombre odoriférante. Nous étions seuls. Saïd avait choisi une retraite où il dormassait ; les bêtes de somme paissaient l’herbe bleue, verte et violette. Mon cœur jasait comme la rivière ; Aïcha, pensive, avait appuyé sa tête contre un jeune myonnbo.

Jamais elle ne m’était apparue plus émouvante ; jamais non plus je n’avais eu un tel désir de voir son visage.

Nous échangions des propos vagues, brefs et monotones. Mais il y avait entre nos âmes la chose essentielle, qui éclaire et commande, la chose fatale et redoutable qui accroît la signification de la lumière, des herbes et des fleurs.

Je finis par ne plus même essayer de me faire comprendre ; c’était si inutile ! Je parlais en français, je disais, pêle-mêle : « Que vous êtes charmante, Aïcha, d’être si différente des femmes de ma race ! Vos yeux sont l’inconnu, le lointain, l’infini… Puisque le hasard et les circonstances décident de nos petites destinées comme du sort des peuples, c’est un grand événement de vous avoir rencontrée ! Je vous aime, Aïcha. »

Elle écoutait en penchant la tête sur son épaule, tandis que ses bras étincelants sortaient des plis de laine blanche. Et elle savait bien que je disais des choses ardentes et tendres. À la fin, je me courbai ; je posai mes lèvres sur son petit pied.

Elle ne s’attendait aucunement à ce geste ; elle en demeura stupéfaite : cent fois plus étrange que mon discours, il annonçait des coutumes extraordinaires, une forme inconcevable de l’amour.

Mais les femmes comprennent vite les humilités du sentiment ; la Mauresque ne demeura qu’un moment surprise.

— Aïcha, je veux vivre pour toi, fis-je.

Elle sourit, elle secoua la tête, la malice de la femme s’alluma dans ses yeux graves.

— Ne veux-tu pas, demandai-je, que je paye la dot à Oumar ?

— Oumar et toi le savez !

— Mais toi ?… C’est toi qui dois me répondre.

Elle devint pensive.

— Tu ne réponds pas ? repris-je avec agitation…

Je dus répéter plusieurs fois. Alors, une rougeur fine monta jusqu’à ses yeux :

— Je ne peux pas ! murmura-t-elle.

Et je baissai la tête : l’énigme des races parut soudain inscrutable. De même que le nicab et le litham cachaient le visage d’Aïcha, de même des voiles épais séparaient sa mentalité de la mienne.

Elle voyait mon chagrin ; une pitié passa dans les longs yeux de feu et de ténèbres :

— Aïcha est ton amie ! fit-elle doucement.

Elle se leva, elle s’éloigna dans la blancheur ondoyante de son vêtement.

Cette conversation me laissa triste et perplexe. Était-ce le refus de la Mauresque rejetant l’époux de race étrangère ? Était-ce la pudeur, la crainte du lendemain ou l’hésitation de la fille asservie à des coutumes qui en font presque une marchandise ? Je flottais entre les idées disparates ; plus je réfléchissais au regard, au sourire, à l’émotion, aux paroles d’Aïcha, plus elle m’apparaissait énigmatique. J’exagérais, je pense, la part de la race. La femme européenne est-elle moins indéchiffrable, alors qu’elle n’a encore prononcé ni le oui ni le non qui lie ou qui sépare les êtres ?