Le Lion de Flandre (Conscience)/2

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 18-41).
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II


Les sons cent fois répétés du cor de chasse, retentissent de nouveau dans la forêt de Wynendael.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPr. Van Duyse.



Le ciel était d’un bleu si pur que l’œil ne pouvait en sonder la profondeur. Le soleil, radieux, montait à l’horizon, et l’amoureuse tourterelle buvait, sur les fraîches et verdoyantes feuilles des arbres, la dernière goutte de rosée. Tout était rumeur dans le château de Wynendael ; les aboiements des chiens s’élevaient dans les airs. Le hennissement des chevaux se mêlait au son bruyant des cors de chasse ; cependant, le pont-levis n’était pas encore abaissé et les passants ne pouvaient que deviner la cause de tous ces bruits. De nombreuses sentinelles, armées de l’arbalète et du bouclier, se promenaient paisiblement sur la crête des remparts extérieurs ; et l’on pouvait, à travers les créneaux, voir une foule de serviteurs courir çà et là dans toutes les directions.

Enfin, quelques hommes apparurent au-dessus de la porte principale, le pont-levis s’abaissa ; en même temps les poternes latérales s’ouvrirent, les chiens, les valets, et tout le train de chasse se précipita dans la campagne ; un magnifique cortége les suivit lentement, composé des seigneurs et des nobles dames que nous allons énumérer.

En tête s’avançait, sur un destrier brun, le vénérable Guy de Dampierre[1], comte de Flandre. Sa physionomie portait l’empreinte d’une douce résignation et d’une calme tristesse ; sa tête se penchait, courbée sous le poids de ses quatre-vingts ans, ses joues étaient sillonnées de rides profondes. Un justaucorps de pourpre tombait de ses épaules jusque sur la selle, et ses cheveux, d’une blancheur éclatante, étaient retenus par une coiffure de soie jaune ; cette coiffure ressemblait, sur son front, à un ruban d’or, ceignant une quenouille chargée de fils d’argent. Il portait sur la poitrine, au centre d’un écusson en forme de cœur, le lion de Flandre, de sable en champ d’or.

La vieillesse de ce prince était triste, il penchait vers la tombe un front dépouillé de sa couronne, alors qu’un doux repos eût dû récompenser sa longue et laborieuse carrière. Le sort des armes avait brisé l’héritage de ses enfants, et la misère les attendait, eux qui devaient être les princes les plus opulents de l’Europe. Des ennemis victorieux entouraient le malheureux souverain, et cependant, dans son cœur plus fort que tant de malheurs, le désespoir ne pouvait trouver place.

À côté de lui marchait Charles de Valois, frère du roi de France. Il discutait vivement avec le vieux Guy ; mais celui-ci ne semblait pas acquiescer à ses paroles. Le glaive de combat n’était plus suspendu à la selle du prince français ; un habit plus simple et plus commode, et une longue et fine épée remplaçaient ses armes pesantes de la veille.

Derrière lui s’avançait un chevalier d’une physionomie éminemment hautaine et rébarbative. Il promenait fièrement les yeux autour de lui, et quand son regard tombait, par hasard, sur un Français, ses lèvres se contractaient avec une souveraine expression de déplaisir et de haine. Il pouvait avoir environ cinquante ans, mais il semblait encore dans toute la force de l’âge, et sa large poitrine, aussi bien que sa puissante stature, le désignaient suffisamment comme le plus robuste entre les chevaliers qui l’entouraient. Le cheval qu’il montait dépassait en taille tous les autres, si bien que son front dominait tout le cortége. Un casque étincelant, surmonté de plumes bleues et jaunes, une lourde cotte de mailles et un sabre recourbé, constituaient son armure ; le pourpoint qui retombait derrière lui sur le dos du cheval, portait aussi le lion de Flandre en champ d’or. Les chevaliers qui vivaient à cette époque eussent reconnu entre mille, dans ce fier cavalier, Robert de Béthune[2], fils aîné de Guy de Dampierre.

Chargé, depuis quelques années, du gouvernement intérieur de la Flandre, il avait, dans toutes les expéditions, commandé les bandes flamandes, et s’était acquis à l’étranger une glorieuse et universelle renommée. Durant la guerre de Sicile, où il se trouvait avec ses troupes dans les rangs de l’armée française, il avait accompli de si merveilleux faits d’armes que, dès lors, il avait acquis le surnom de Lion de Flandre. Le peuple, toujours passionné pour la force et la gloire des armes, fit, du Lion de Flandre, le héros de ses légendes et s’enorgueillit d’obéir à celui qui devait un jour porter la couronne de Flandre. Le duc Guy, à cause de son grand âge, quittait rarement le château de Wynendael et n’était d’ailleurs guère aimé des Flamands. Robert reçut alors, de la voix populaire, le titre de comte, et fut considéré et obéi dans tout le pays à l’égal et plus que le véritable seigneur et maître.

À sa droite chevauchait Guillaume, son plus jeune frère, dont les joues pâles, le visage mélancolique et la physionomie maladive contrastaient avec les traits mâles et bronzés de Robert. Son costume ne différait en rien de celui de son frère, à l’exception du sabre recourbé qu’aucun autre chevalier que Robert ne portait.

Venaient ensuite pêle-mêle de nombreux seigneurs français ou flamands. Les principaux d’entre ces derniers étaient : Gautier, sire de Maldeghem ; Charles, sire de Knessalare ; le sire d’Akxpoele ; Jean, seigneur de Gavre ; Diederik de Vos, et Gérard de Moor.

Jacques de Châtillon, Guy de Saint-Pol, Raoul de Nesle, et leurs compagnons, chevauchaient confondus au milieu des seigneurs flamands et s’entretenaient courtoisement avec eux.

Adolphe de Nieuwland, jeune chevalier d’une des plus nobles familles de l’opulente ville de Bruges, fermait la marche[3] ; le visage de ce jeune seigneur ne séduisait pas, au premier coup d’œil, par une beauté molle et efféminée ; ce n’était pas un de ces adolescents aux joues rosées et à la bouche souriante qui pourraient facilement, et grâce au costume, déguiser leur sexe et se métamorphoser en femme. Non, la nature n’avait pas commis cette erreur à son égard. Le soleil avait légèrement hâlé ses joues et imprimé à sa physionomie un ton mâle et sévère. Sur son jeune front on apercevait déjà quelques rides, signe précoce d’une intelligence déjà mûre et sérieuse. Ses traits offraient une expression saisissante et virile, et les lignes vigoureuses qui les accentuaient donnaient à sa tête une ressemblance frappante avec un buste échappé au ciseau de quelque sculpteur grec ; enfin de ses yeux, à demi cachés par ses sourcils, s’échappait un regard fixe et brûlant, annonce certaine d’une âme ardente et méditative. Bien qu’il ne cédât en rien, sous le rapport de l’illustration de la race, aux autres chevaliers, il restait volontiers en arrière et laissait prendre l’avance à ceux qui lui étaient inférieurs en rang. Plusieurs fois, on s’était écarté pour lui permettre de se rapprocher de la tête du cortége ; mais il n’avait pas pris garde à ces marques de déférence, tant il semblait absorbé dans une profonde préoccupation.

Celui qui eût aperçu Adolphe de Nieuwland auprès de Robert de Béthune l’eût facilement pris pour son fils. Car, à part la grande différence de l’âge, les deux chevaliers se ressemblaient étonnamment : même stature, même attitude, mêmes traits du visage ; seulement les vêtements du plus jeune étaient de couleur différente, et l’écusson, brodé sur sa poitrine, portait, au lieu du lion de Flandre, trois jeunes filles à la chevelure d’or au champ de gueules. Au sommet de l’écusson on lisait cette devise : Pulchrum est pro patriâ mori[4].

Élevé, depuis son enfance, dans la famille du comte Robert, Adolphe de Nieuwland était devenu son ami et son confident, et le comte le traitait comme un fils bien-aimé : de son côté, il vénérait son bienfaiteur comme son père et son suzerain, et il lui avait voué, à lui et à ses enfants, une affection sans bornes.

Non loin de lui s’avançaient les nobles dames dont les vêtements, resplendissant d’or et d’argent, éblouissaient le regard. Toutes étaient assises sur des haquenées au pied léger ; une longue jupe, sorte d’amazone, tombait jusqu’à terre, et couvrait le flanc de leur monture. D’élégants corsages de drap d’or dessinaient leurs tailles gracieuses, et de riches rubans descendaient sur leurs épaules, du haut des chaperons ornés de perles précieuses. La plupart d’entre elles portaient un oiseau de proie sur le poing.

Entre ces nobles dames, il y en avait une qui les éclipsait toutes, et par sa beauté, et par la magnificence de son costume. C’était Mathilde, la plus jeune des filles de Robert.

Elle était d’une extrême jeunesse, et ne comptait peut-être pas plus de quinze ans ; mais la grâce de sa taille svelte et élancée, la gravité empreinte sur ses traits délicats, la majesté de sa tournure, imprimaient à l’ensemble de sa personne quelque chose de royal, et commandaient un irrésistible sentiment de respect à ceux qui l’approchaient. Bien que tous les chevaliers lui prodiguassent mille marques de courtoise admiration, et rivalisassent d’efforts pour lui plaire, aucun d’eux n’avait eu l’audace de laisser l’amour s’éveiller dans son cœur. Ils savaient qu’un prince seul pouvait aspirer au bonheur d’avoir Mathilde pour épouse.

Légèrement assise sur sa haquenée, la jeune fille portait le front haut. De la main gauche elle tenait les rênes avec une grâce facile : sur son poing droit était posé un autour, la tête couverte d’un capuchon rouge à clochettes d’or.

Immédiatement après les nobles châtelaines suivaient de nombreux écuyers et pages portant des vêtements mi-partie en soie de différentes couleurs. On reconnaissait aisément les gens du comte Guy à leur costume noir, moiré du côté droit, et jaune d’or du côté gauche. D’autres étaient vêtus de pourpre et de vert, d’autres de rouge et de bleu, suivant la couleur de leur maître.

Les chasseurs et les fauconniers fermaient la marche. En avant des premiers marchaient une cinquantaine de chiens retenus par des laisses en cuir ; c’étaient des braques et des limiers des meilleures races.

Tous ces animaux, violemment excités par l’approche de la chasse, tiraient tellement les laisses qui les retenaient, que les chasseurs à bout d’efforts, devaient se rejeter en arrière pour les retenir.

Sur les bâtons des fauconniers, on voyait perchés des faucons et des oiseaux de chasse de toute sorte, laniers, autours et éperviers. Leurs têtes étaient toutes couvertes d’un chaperon rouge à clochettes, et leurs pattes enveloppées de cuir très-mince. De plus, les fauconniers transportaient de faux oiseaux de drap écarlate munis d’ailes, destinés à rappeler les faucons dont le vol s’égarait.

Dès que le cortége fut arrivé à une certaine distance du pont, dans un chemin plus large, les seigneurs se confondirent entre eux, sans distinction de rang et chacun rechercha un ami, ou un compagnon, pour abréger la route par de gais ou intéressants propos ; beaucoup de dames se rapprochèrent même des chevaliers.

Cependant, Guy de Flandre et Charles de Valois, se trouvaient toujours à la tête de la troupe. Personne, en effet, n’eût été assez hardi pour les devancer, ni même se tenir sur le même rang. Cependant, Robert de Béthune et Guillaume, son frère, s’étaient rapprochés du comte Guy, et, de leur côté Raoul de Nesle et Jacques de Châtillon, étaient venus se ranger près de Charles de Valois, leur chef ; celui-ci, jeta les yeux avec compassion sur la tête blanchie du comte de Flandre et parfois sur les traits abattus de son fils Guillaume, et dit :

— Croyez-le bien, noble comte, votre douloureuse position m’afflige sincèrement. Je ressens votre tristesse aussi vivement que si vos malheurs m’avaient frappé moi-même. Conservez, cependant, quelque espoir. À ma prière, mon royal frère consentira à pardonner et il oubliera le passé.

— Vous vous trompez monseigneur, répondit Guy avec noblesse ; il est avéré pour moi que le roi de France, votre souverain, désire ardemment la ruine de la Flandre ; n’est-ce pas lui qui a soulevé mes sujets contre moi ? Ne m’a-t-il pas inhumainement arraché ma fille Philippine pour la jeter dans un cachot ? Et comment voudriez-vous qu’il relevât l’édifice qu’il a renversé au prix de tant de sang ? En vérité, monseigneur, vous vous méprenez grandement. Philippe le Bel, votre frère et roi, ne me rendra jamais le pays qu’il m’a enlevé. Votre générosité restera gravée en traits ineffaçables dans mon cœur jusqu’à mon dernier jour ; mais je suis trop vieux pour me bercer d’une trompeuse espérance ; monseigneur, mon règne est fini : telle est la volonté de Dieu !

— Vous ne connaissez pas mon royal frère, répliqua le comte de Valois. En cette circonstance, il est vrai, ses actes témoignent contre lui ; mais je vous jure que son cœur est aussi loyal et aussi généreux que celui du meilleur chevalier.

Robert de Béthune interrompit en ce moment monseigneur de Valois, et s’écria d’une voix impatiente :

— Que dites-vous là, monseigneur, le cœur du roi Philippe aussi généreux que celui du meilleur chevalier ! Un chevalier viole-t-il donc jamais sa parole donnée et sa foi ? Lorsque nous arrivâmes à Corbeil, avec notre pauvre Philippine, votre roi nous a donné l’hospitalité et nous a jetés ensuite tous en prison[5]. Cette félonie est-elle le fait d’un loyal chevalier, dites ?

— Voilà des paroles bien vives, messire de Béthune, répondit le comte de Valois. Je ne pense cependant pas, même après les avoir entendues, que vous les ayez prononcées dans l’intention de m’outrager ou de me blesser.

— Oh ! non, sur mon honneur, reprit Robert ; votre générosité a fait de moi votre ami ; mais je ne peux croire que vous disiez avec conviction que Philippe de France soit un féal chevalier ?

— Écoutez, reprit le comte de Valois ; je vous le répète, Philippe de France, mon frère, a l’âme la plus noble et le cœur le plus droit ; mais de lâches flatteurs l’entourent et se font ses conseillers. Enguerrand de Marigny[6], ce démon incarné le pousse sans cesse au mal, et une autre personne lui conseille les fautes qu’il commet. Le respect me ferme la bouche et m’empêche de la nommer ; elle seule est la cause de vos malheurs…

— Et quelle est cette personne, s’écria le comte de Châtillon avec hauteur ?

— Vous demandez ce que vous savez, messire, répondit Robert de Béthune ; mais faites bien attention à mes paroles, je vais vous la nommer cette femme, cette reine, c’est Jeanne de Navarre votre nièce[7] qui retient en captivité ma sœur infortunée. Écoutez encore, c’est Jeanne de Navarre votre nièce qui fait altérer la monnaie en France ; c’est enfin Jeanne votre nièce qui a juré la ruine de la Flandre !…

À ces mots le comte de Châtillon, pourpre de colère, lança son cheval et s’arrêtant devant Robert, il lui cria en plein visage :

— Tu as menti faussement !

En entendant cette insulte déshonorante, Robert de Béthune fit vivement reculer son cheval et tira du fourreau son sabre recourbé ; mais, au moment où il allait s’élancer sur Châtillon, il s’aperçut que son ennemi n’avait pas d’armes. Il remit son sabre dans le fourreau avec une visible colère, se rapprocha du comte et lui dit d’une voix étouffée :

— Je ne crois pas, messire, qu’il soit nécessaire que je vous jette mon gant au visage[8]. Vous savez que l’outrage que vous venez de me faire est, à mes yeux, une tache qui ne se lave que dans le sang. Avant que le soleil se couche je vous demanderai compte de votre insulte !

— Soit, répondit le comte de Châtillon, je suis prêt à défendre l’honneur de ma royale nièce contre tous les chevaliers de Flandre et du monde !

Les deux adversaires n’ajoutèrent pas une parole et reprirent la place qu’ils occupaient avant le différend. Mais cette courte altercation avait été entendue par les autres chevaliers avec des sentiments divers. Plusieurs Français se sentirent vivement irrités des fières paroles du comte Robert ; mais, d’après les lois de l’honneur, ils ne s’immiscèrent en rien dans la querelle : Charles de Valois secouait la tête avec impatience, et l’on pouvait lire sur son visage combien cette dispute lui déplaisait, tandis qu’au contraire un sourire de joie illuminait les traits du comte Guy.

— Mon fils Robert, dit-il à voix basse et se penchant vers le comte de Valois, est un preux chevalier. Votre roi Philippe a pu apprécier sa vaillance alors qu’il assiégeait Lille, et plus d’un noble Français est tombé sous son épée. Les Brugeois, qui l’aiment plus qu’ils ne m’aiment, l’appellent le Lion de Flandre, et c’est un titre d’honneur qu’il a bien gagné en combattant Mainfroi[9] à Bénévent…

— Je connais messire Robert depuis longtemps, répondit le comte de Valois, et chacun sait avec quelle intrépidité il arracha ce sabre de damas des mains du tyran que vous venez de nommer. Ses exploits jouissent d’un haut renom parmi les chevaliers de ma patrie. En France, le Lion de Flandre est réputé presque invincible, et il est digne de sa grande réputation.

À ces mots un sourire de bonheur éclaira les traits du vieux père, mais ils s’assombrirent tout à coup ; sa tête se pencha, et il répondit avec un douloureux soupir :

— Monseigneur de Valois, n’est-ce pas un affreux malheur de ne pouvoir laisser d’héritage à un pareil fils ? Lui qui devait apporter tant de gloire et un lustre si brillant à la maison de Flandre. — Oh ! cette pensée et la captivité de ma fille, voilà les deux spectres qui me poussent vers la tombe.

Le comte Charles ne répondit rien aux tristes doléances de Guy, et, pendant longtemps, il demeura absorbé dans une profonde méditation et laissa la bride de son cheval flotter suspendue au pommeau de la selle. Guy remarqua cette contenance et admira la générosité de cœur de monseigneur de Valois ; il ne pouvait en douter, les malheurs de la maison de Flandre étaient pour le prince français une source d’amère et véritable tristesse.

Tout à coup Charles de Valois se redressa vivement, ses yeux s’illuminèrent de joie, il posa la main dans la main du comte Guy et lui dit :

— Vraiment c’est le ciel qui m’envoie cette inspiration !

Guy le regarda avec curiosité.

— Oui, reprit le comte de Valois, oui, je le veux ; mon royal frère Philippe vous replacera sur le trône de vos ancêtres !

— Et quel moyen assez puissant peut opérer un tel miracle, alors que le roi vous a fait don de mes domaines !

— Écoutez-moi, noble comte, votre fille gémit dans les cachots du Louvre ; — l’héritage de vos ancêtres est confisqué et vos enfants ne possèdent plus un seul fief. Eh bien, je sais un moyen de délivrer votre fille et de reconquérir votre comté.

— S’il en était ainsi, s’écria le comte Guy avec joie… mais non, reprit-il tristement, je ne puis vous croire, monseigneur, à moins que vous n’ayez reçu la nouvelle du trépas de votre reine, Jeanne de Navarre.

— Non, répondit le comte de Valois ! Jeanne se porte à merveille, mais le roi Philippe tient cour plénière à Compiègne et la reine Jeanne est à Paris ! Enguerrand de Marigny est avec elle. Consentez à me suivre à Compiègne ; faites-vous accompagner par les plus éminents vassaux de votre comté, et jetez-vous aux pieds de mon frère pour lui rendre hommage comme à un clément souverain.

— Et puis ? demanda Guy avec surprise.

— Il vous recevra avec miséricorde et délivrera à la fois le pays de Flandre et votre fille. Fiez-vous à mes paroles ; car mon frère est, en l’absence de la reine, le plus magnanime des princes.

— Grâces soient rendues à votre bon ange qui vous a donné cette bienheureuse inspiration, et vous, monseigneur de Valois, pour votre noble cœur ! s’écria Guy avec enthousiasme. Ô mon Dieu, si, grâces à ce moyen, je pouvais voir se sécher les larmes de ma pauvre enfant !… Mais peut-être les chaînes d’un cachot m’attendent-elles également dans cette France pleine de périls !

— Ne craignez rien, comte, ne craignez rien, répondit de Valois, je vous défendrai et vous soutiendrai contre tous : un sauf-conduit revêtu de mon sceau et garanti par mon honneur vous ramènerait à Rupelmonde si nos efforts restaient inutiles[10].

Guy laissa tomber la bride de son cheval, saisit la main du chevalier et la pressa avec une profonde reconnaissance.

— Vous êtes un noble ennemi ! dit-il d’une voix émue.

Tandis qu’ils poursuivaient leur entretien, et que le comte de Valois lui donnait quelques explications nécessaires, toute la troupe arriva dans une plaine immense à travers laquelle serpentait capricieusement le Krekelbeek, et chacun se prépara pour la chasse.

Les chevaliers flamands prirent leurs faucons sur le poing. Les chiens furent partagés en différents groupes et les liens des faucons détachés.

Les dames se mêlèrent alors aux chevaliers et il arriva que Charles de Valois se trouva auprès de la belle Mathilde.

— Je crois, charmante dame, lui dit-il, que le prix de la chasse ne saurait être incertain ; jamais je n’ai vu aussi bel oiseau que celui que vous portez, jamais plumage ne fut aussi égal, bec aussi robuste et serres aussi puissantes : pèse-t-il lourdement sur le poing ?

— Oh oui, très-lourdement, monseigneur, répondit Mathilde, et bien qu’il ne soit dressé qu’au bas vol il saurait aussi chasser le héron et la grue au plus haut des airs.

— Il me semble, observa le comte, que votre seigneurie lui laisse prendre trop d’embonpoint. Ne vaudrait-il pas mieux réduire un peu sa nourriture.

— Non, non, pardonnez-moi, s’écria la jeune fille avec orgueil, mais vous vous trompez, monseigneur ; mon faucon est juste à point. Ne riez pas ; quoique jeune fille, je m’entends en fauconnerie. J’ai moi-même élevé ce noble faucon, je l’ai dressé à la chasse, je l’ai veillé à la lumière pendant la nuit… Rangez-vous, monseigneur de Valois, rangez-vous, ajouta-t-elle vivement, voilà une bécasse qui vole au-dessus du ruisseau !

Pendant que le comte tournait les yeux vers le lieu indiqué, Mathilde avait dégagé la tête de l’autour de son chaperon et le lançait dans l’air.

L’oiseau, se sentant libre, donna quatre ou cinq coups d’aile et se mit à planer gracieusement devant sa maîtresse.

— Va donc, mon oiseau chéri, va ! s’écria Mathilde.

À cet ordre, l’oiseau s’éleva rapide comme une flèche ; l’œil avait peine à le suivre. Pendant un instant, il resta en haut des airs, comme immobile et bercé sur ses ailes, et chercha de son œil perçant la proie désignée. Il aperçut la bécasse qui fuyait à tire d’ailes, et alors se laissant tomber comme une pierre sur le pauvre oiseau, il l’étreignit dans ses serres aiguës.

— Vous voyez, monseigneur, s’écria joyeusement la jeune princesse, vous voyez que la main d’une femme s’entend aussi à dresser les faucons ! Voyez, comme mon fidèle oiseau revient bien avec sa capture.

Elle avait à peine prononcé ces mots, que l’autour s’abattait sur sa main avec sa proie.

— Monseigneur, ne m’en veuillez pas, reprit-elle ; j’ai promis ma première prise à mon frère Adolphe, que voilà près de mon père.

— Votre frère Guillaume, voulez-vous dire, madame ?

— Non, notre frère Adolphe de Nieuwland. Il est si bon, si complaisant pour moi, que je l’appelle mon frère ; il m’aide à élever mes faucons, il m’apprend des chansons et des ballades, et joue de la harpe pour moi. Nous l’aimons tous !

Pendant que Mathilde parlait ainsi, Charles de Valois attachait sur elle un regard pénétrant ; mais cet examen ne lui révéla qu’un sentiment d’amitié dans le cœur de la jeune fille.

— S’il en est ainsi, il mérite bien ce doux nom et cette charmante faveur, dit-il en souriant, allez, mon enfant, et que je ne vous retienne pas davantage, je vous en prie.

Mathilde le salua, et, sans s’inquiéter de la présence des autres chevaliers, elle s’écria à haute voix :

— Adolphe ! messire Adolphe ! Et elle agitait la bécasse en l’air avec la joie et les transports d’un enfant.

À cet appel, le jeune homme accourut.

— Tenez, Adolphe, s’écria-t-elle, voilà la récompense du joli conte que vous m’avez appris.

Le jeune chevalier s’inclina respectueusement devant la comtesse, et reçut, avec bonheur, l’oiseau de ses mains. Les seigneurs présents le considéraient d’un œil d’envie, et plus d’un s’efforça, mais en vain, de découvrir sur sa physionomie un sentiment secret. Tout à coup ils furent arrachés à cette inquisition.

— Vite ! monseigneur de Béthune, criait le grand fauconnier ; vite ! déchaperonnez votre faucon et lancez-le… voilà un lièvre !

Un instant après, l’oiseau planait au-dessus des nuages et fondait comme l’éclair sur le pauvre animal surpris dans sa fuite. Spectacle curieux et étrange ! À peine le faucon eut-il enfoncé ses serres dans les flancs du lièvre, en pleine course, qu’il s’y cramponna avec force et l’animal l’entraîna dans sa fuite. Mais la course ne fut pas longue ; car, dès que la victime passa près d’un buisson, le faucon saisit une branche d’une de ses serres, et de l’autre retint le lièvre avec tant de vigueur, que le malheureux animal, malgré tous ses efforts, ne put faire un pas de plus. Alors, quelques chiens furent lâchés ; ceux-ci s’élancèrent sur le lièvre et l’enlevèrent au faucon. Le courageux oiseau s’éleva triomphant, se mit à planer au-dessus des chiens et les accompagna jusque auprès des valets de chasse ; puis il s’élança vers le ciel et témoigna sa joie en tournoyant en haut des airs.

— Monseigneur de Béthune, s’écria le comte de Valois, à la vérité, vous avez là un noble oiseau ; c’est un beau et vaillant chasseur.

— Oui, monseigneur, c’est un faucon magnifique, répondit Robert ; dans un instant, je vais vous faire admirer la force de ses serres.

À ces mots, il découvrit l’oiseau qui lui servait d’appel, et dès que le faucon l’aperçut, il vint s’abattre sur le poing de son maître.

— Voyez, reprit Robert en montrant l’oiseau au comte de Valois ; voyez ces belles plumes fauves, cette poitrine d’un blanc pur et ces hautes pattes d’un beau ton bleuâtre.

— Je l’admire, messire Robert, reprit le comte ; avec sa force et son courage, il ne le céderait pas à un aigle ; mais il me semble apercevoir quelques gouttes de sang.

Robert examina les pattes du faucon, et s’écria vivement :

— Ici, fauconniers ! L’oiseau a déchiré son armure de cuir et il est cruellement blessé. Mon Dieu ! la pauvre bête aura fait un trop violent effort ! Qu’on prenne bien soin de lui ! Stéven, toi qui l’as élevé et dressé, guéris-le : je serais désolé qu’il mourût.

Il remit le faucon blessé à Stéven qui le prit presque les larmes aux yeux. Stéven était chargé d’élever et de dresser les faucons : ces animaux lui tenaient au cœur comme s’ils eussent été ses enfants.

Après que les principaux seigneurs eurent lancé leurs faucons, la chasse devint générale. En deux heures on prit toute espèce de gibier de haut vol, tel que canards, hérons, grues, et aussi beaucoup de basse volerie, des perdreaux, des grives et des courlis. Lorsque la chaleur du jour devint trop forte, les cors de chasse retentirent dans la plaine. Le cortége se reforma et reprit la route de Wynendael.

Chemin faisant, Charles de Valois, reprit son entretien avec le vieux Guy. Bien que le comte de Flandre ne fût pas sans défiance, et qu’il hésitât à entreprendre le voyage de France, il se résolut néanmoins, par affection pour ses enfants, à risquer cette dangereuse expédition. Il céda enfin aux instances du prince français, et consentit, avec tous les nobles qui étaient restés attachés à son sort, d’aller se jeter aux pieds de Philippe le Bel et de chercher, par cette humble démarche, à émouvoir la compassion de son suzerain. L’absence de la reine Jeanne le berçait du doux espoir que Philippe, abandonné à lui-même, ne serait pas implacable.

Robert de Béthune et le comte de Châtillon se séparèrent des autres seigneurs ; ils évitèrent toutes les occasions qui pouvaient les rapprocher l’un de l’autre, et aucun d’eux, depuis leur querelle, ne prononça plus une seule parole. Adolphe de Nieuwland chevauchait à côté de Mathilde et de son frère Guillaume. La jeune princesse paraissait très-attentive et très-occupée d’une chanson ou d’un fabliau que lui redisait Adolphe ; car, de temps en temps, les dames qui l’entouraient s’écriaient avec admiration :

— Quel beau diseur, quel savant ménestrel que ce sire de Nieuwland !

On arriva enfin à Wynendael, et le cortége rentra dans le château. Le pont ne se leva pas et la herse ne tomba point. Peu d’instants après, les seigneurs français reparurent avec leurs armes. En traversant le pont-levis, Châtillon dit à son frère :

— L’honneur de notre nièce a été attaqué ; c’était à moi de le défendre et je compte sur toi pour second.

— Contre le comte Robert ? demanda Saint-Pol. Je ne sais, mais cette rencontre sera rude ; l’épée du Lion de Flandre est habile, et tu le sais comme moi.

— Qu’importe ? s’écria Châtillon avec fierté, un chevalier se fie à son habileté et à sa bravoure, et non à sa force corporelle.

— Je le sais, frère ; un chevalier ne doit reculer devant qui que ce soit ; mais il eût mieux valu ne pas s’exposer si étourdiment. À ta place, je me serais peu soucié de ce que pouvait dire le comte ; qu’importent ses paroles puisqu’il ne possède plus de fief et qu’il se trouve en notre puissance !

— Tais-toi, Saint-Pol ! ce que tu dis est mal. Le courage te manquerait-il ?

À ces mots ils s’enfoncèrent sous les arbres avec les autres chevaliers.

Les hommes d’armes laissèrent tomber la herse, relevèrent le pont-levis et disparurent.

  1. Guy de Dampierre, fils du vieux Guillaume de Dampierre, fut le XXIIIe comte de Flandre. (L’Excellente Chronique de Flandre.)
  2. Le premier était Robert de Nevers ou de Béthune, qui rendit de grands services à la sainte Église, et, dans une expédition en Italie, tua Mainfroi, orgueilleux ennemi de la sainte religion, (L’Excellente Chronique.)

    On connaît le fait auquel ce passage fait allusion. Charles d’Anjou, roi de Sicile, voulant faire la guerre à l’usurpateur Mainfroi, qui détenait son royaume contre la volonté du pape, réunit une armée française, composée de près de vingt mille hommes d’élite, et en donna le commandement supérieur à Robert de Béthune, qui n’avait alors que dix-huit ans. Quelque temps après, Charles d’Anjou fit prisonnier le jeune Conradin, petit-fils de l’empereur d’Allemagne, Frédéric. Charles, voulant se défaire d’un ennemi aussi illustre, résolut de le faire condamner à mort. Un seul juge osa prononcer la sentence mortelle, et le jeune Conradin fut conduit à l’échafaud pour y être décapité. Le juge, qui avait condamné Conradin, lui lut la sentence qui le déclarait traître à la couronne et ennemi de l’Église. Il finissait la lecture et prononçait la condamnation à mort, lorsque Robert de Flandre, le propre beau-frère de Charles d’Anjou, s’élança vers le juge, et lui plongeant son épée dans la poitrine, s’écria : « Il ne t’appartient pas, misérable, de condamner à mort un si noble et si gentil seigneur ! » Le juge tomba mort en présence du roi, et celui-ci n’osa venger son favori. Nombre d’autres traits de Robert de Béthune prouvent chez lui un courage héroïque et l’on pouvait dire de lui : « Il avait le courage d’un lion dans un corps de fer. »

  3. Les détails historiques et héraldiques qui se rapportent à ce jeune chevalier, m’ont été communiqués par mon savant ami, M. Octave Delapierre, de Bruges.
  4. Il est beau de mourir pour la patrie.
  5. C’est pourquoi le comte Guy, sur l’ordre du roi de France, et croyant plaire audit roi, envoya à Paris sa fille, Philippine, avec trente nobles dames, et Robert, son frère aine, l’accompagna avec trente chevaliers et pages, et ledit frère Robert demeura, par aventure, hors de Paris. — Quand sa sœur Philippine, étant à Paris pour aller rendre visite au roi, arriva au palais, la reine la fit arrêter avec toutes ses dames et pages, et Philippine resta prisonnière du roi. (L’Excellente Chronique.)
  6. Enguerrand de Marigny, seigneur de Normandie, capitaine du Louvre et chargé de l’administration des finances sous Philippe le Bel. Il n’usa de son pouvoir que pour faire le mal, gaspilla les revenus du royaume, falsifia les monnaies et appauvrit le peuple en l’accablant d’impôts injustes et arbitraires.
  7. Jeanne, fille unique de Henri Ier, roi de Navarre, hérita du royaume de son père, et devint par là une des princesses les plus riches de l’époque. Elle épousa Philippe le Bel, et réunit ainsi deux couronnes sur sa tête.
  8. On défiait un chevalier au combat en lui jetant un gant : S’il relevait ce gant, il acceptait le combat. S’il ne le relevait pas, ce gant était attaché à la porte de sa demeure ou placé en haut d’un poteau, afin que chacun put voir qu’il avait refusé le combat par couardise.
  9. La bataille de Bénévent fut livrée le vendredi, 26 février 1266. Mainfroi y perdit la couronne et la vie.
  10. Et le roi envoya son frère Charles de Valois, avec des pleins pouvoirs, pour gouverner le pays de Flandre, et étant venu à Bruges, il dit qu’il voulait faire une bonne paix entre le roi son frère et le pays de Flandre. Charles de Valois promit, sur son honneur de chevalier, au comte Guy, qu’il aurait la paix, à condition qu’il se rendrait auprès du roi avec cinquante de ses nobles : Guy promit de faire cela, et le fit en effet. (L’Excellente Chronique.)