Le Lion de Flandre (Conscience)/21

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 135-154).
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XXI


Flandre au Lion ! c’est notre cri de guerre.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxLouis van Velthem.



Guy avait donné l’ordre que, le lendemain matin, toute l’armée, chaque corps sous le commandement de son chef, se rangeât en bataille dans la plaine de Groningue, en avant du camp ; il voulait passer une revue générale de ses troupes.

Selon cet ordre, les Flamands s’étaient disposés en carré au lieu désigné. On eût dit les quatre murs qui servent de fondement à un imposant édifice ; chaque côté comptait huit rangs serrés ; les quatre mille tisserands de de Coninck formaient l’extrémité de l’aile droite. Le premier rang de son corps consistait en tireurs qui portaient une pesante arbalète sur l’épaule et, sur le côté, un carquois rempli de flèches à pointe de fer ; ils n’avaient pour toute arme défensive qu’une grossière plaque de fer, fixée par quatre courroies sur la poitrine. Au-dessus des six derniers rangs s’élevaient à dix pieds de haut des milliers de piques ; cette arme, qui n’était autre que la fameuse goedendag, était la plus redoutée des Français, parce qu’elle permettait d’atteindre et de percer facilement les chevaux ; nulle cuirasse ne pouvait garantir contre les coups de cette redoutable pique ; tout cavalier atteint vidait infailliblement les arçons.

Du même côté se trouvaient aussi les Yprois à l’élégant costume : leur premier rang se composait de cinq cents hommes robustes, dont le vêtement rouge avait la nuance du plus beau corail. D’ondoyants panaches retombaient sur leurs épaules du sommet d’un casque à la forme gracieuse ; d’énormes massues garnies de pointes de fer, reposaient sur le sol et leur main vigoureuse en serrait la poignée ; de petites plaques de fer couvraient leurs bras et leurs jambes. Les autres rangs de cette belle troupe étaient tous vêtus de vert ; des arcs de fer détendus dépassaient leurs têtes.

L’aile gauche se composait uniquement des dix mille hommes de Breydel ; d’un côté les innombrables haches des bouchers resplendissaient aux yeux du reste de l’armée, qui souvent détournait le regard de ce fourmillement d’étincelles allumées par l’éclatante réverbération du soleil. Les bouchers n’étaient pas vêtus avec élégance : de courts hauts-de-chausses bruns et un justaucorps de même couleur constituaient tout leur costume ; leurs manches étaient retroussées jusqu’au coude : c’était chez eux une habitude, car ils étaient fiers de pouvoir montrer leurs muscles puissants. Beaucoup d’entr’eux avaient des cheveux blonds tirant sur le roux ; de longues cicatrices, signe des blessures reçues dans les précédentes batailles, sillonnaient profondément leur visage : pour eux c’était la glorieuse attestation de leur bravoure. Les traits de Breydel contrastaient étrangement avec ces physionomies rudes et hâlées ; tandis que la vue de la plupart de ses compagnons inspirait la crainte, le visage de Breydel était noble et sympathique : ses beaux yeux bleus flamboyaient sous des sourcils fins et déliés, de longues boucles blondes ondoyaient autour de son cou et une barbe soyeuse allongeait le gracieux ovale de sa figure. Si l’expression de ses traits était avenante en ce moment, c’est parce qu’il était satisfait et joyeux ; mais quand la colère l’emportait, la face d’un lion irrité n’était pas plus effrayante que la sienne ; alors ses joues se crispaient et se couvraient de rides fébriles, ses dents se serraient, en grinçant et ses sourcils se contractaient convulsivement.

À la troisième aile, se trouvaient les gens de Furnes et les hommes d’armes d’Arnould d’Audenaerde et de Baudouin de Papenrode. Le métier de Furnes comptait mille combattants armés de frondes et cinq cents helmhouwers[1]; les premiers se trouvaient en avant et étaient entièrement vêtus de cuir, afin que la fronde, en tournoyant, n’eût pas de prise sur cette surface lisse. Une large ceinture, aussi de cuir, ceignait leurs reins ; elle renfermait les cailloux arrondis qu’ils devaient lancer à l’ennemi ; de la main droite ils tenaient une courroie de cuir, au milieu de laquelle était pratiquée une cavité. C’était la fronde, arme terrible, avec laquelle ils savaient frapper l’ennemi avec tant de précision, que les lourdes pierres qui s’échappaient du cuir manquaient rarement leur but. Derrière eux se tenaient les helmhouwers ; ils étaient bien couverts par des plaques de fer et portaient sur la tête de lourds heaumes. Leur arme était la hache de combat, munie d’un long manche ; l’acier de la hacha était surmonté d’une forte pointe de fer avec laquelle ils perçaient casques et cuirasses, ce qui leur avait valu leur nom. Les gens d’Audenaerde et de Papenrode qui, comme nous l’avons dit, se trouvaient du même côté, portaient des armes de toutes sortes ; toutefois les deux premiers rangs se composaient exclusivement d’arbalétriers ; les autres avaient des lances, des massues ou des épées.

La dernière aile, qui fermait le carré, comprenait toute la cavalerie de l’armée, c’est-à-dire les onze cents hommes envoyés par le comte Jean de Namur à son frère Guy. Cette troupe était toute couverte de fer et d’acier ; on ne pouvait voir que les yeux des cavaliers à travers les trous de la visière, et les pieds des chevaux qui sortaient de leurs caparaçons de fer. Des épées longues ou courtes s’appuyaient à l’épaulière de leurs cuirasses, et d’ondoyants panaches flottaient au vent derrière eux.

Ainsi était rangée l’armée, conformément aux ordres de son chef. Le plus grand silence régnait dans les rangs ; les hommes d’armes se demandaient bien naturellement ce qui allait se passer ; mais ils parlaient si bas que nul autre que leur voisin ne pouvait entendre. Guy et tous les autres chevaliers qui n’avaient pas amené de troupes, étaient logés à Courtray ; depuis quelque temps déjà l’armée était sous les armes et aucun d’eux n’avait encore paru.

Tout à coup on vit la bannière de monseigneur Guy apparaître sous la porte de la ville ; messire de Renesse qui, en l’absence du général, commandait l’armée, cria :

— Haut les armes ! serrez les rangs !

À ce commandement, tous mirent leur arme dans la position voulue, se rapprochèrent et s’alignèrent en rangs. À peine ce mouvement était-il opéré, que la cavalerie s’ouvrit pour permettre à Guy, suivi d’un nombreux cortége, d’entrer dans le carré.

En avant chevauchait le porte-drapeau avec la bannière de Flandre ; le lion de sable en champ d’or se déployait gracieusement au-dessus de la tête du cheval et semblait montrer ses formidables griffes, comme un présage de la victoire, aux Flamands transportés. Un peu en arrière venait Guy avec son cousin Guillaume de Juliers. Le jeune général portait une cuirasse resplendissante sur laquelle les armes de Flandre étaient artistement ciselées ; son casque était surmonté d’un magnifique panache qui retombait jusque sur la croupe de son cheval. Sur la cuirasse de Guillaume de Juliers s’étalait une large croix rouge ; le vêtement blanc du prêtre s’échappait de dessous sa cotte de mailles et descendait sur la selle ; son casque ne portait pas de panache, et toute son armure était unie et sans ornements. Adolphe de Nieuwland suivait immédiatement ces illustres seigneurs ; il était richement équipé ; mille clous dorés étincelaient sur les liens qui rattachaient les plaques de son armure ; un panache vert flottait sur son casque et ses gantelets de fer étaient argentés. Sous sa cotte de mailles on pouvait entrevoir une écharpe verte : — ce présent lui avait été donné par la fille du Lion de Flandre, comme une marque de sa reconnaissance. À côté de lui chevauchait Mathilde, montée sur une haquenée blanche comme la neige. La jeune comtesse était encore pâle, mais la maladie l’avait quittée ; le retour de son frère Adolphe avait chassé ses souffrances. Une sorte d’amazone bleu de ciel du velours le plus fin, semé de lions d’argent, tombait sur ses pieds jusqu’à terre et un voile de soie descendait du sommet de son chaperon jusque sur le dos de sa monture.

Venaient ensuite une trentaine de chevaliers et de nobles dames, tous vêtus avec la plus grande magnificence, et aussi tranquilles, aussi gais que s’ils allaient assister à un pacifique tournoi. Le splendide cortége s’avança jusqu’au centre du carré où il s’arrêta, au milieu du solennel silence des troupes.

Guy fit approcher son héraut d’armes et lui tendit un parchemin pour qu’il en proclamât le contenu.

— N’oublie pas le nom de guerre, Lion de Flandre, ajouta-t-il ; car cela fait plaisir à nos bonnes gens de Bruges.

La curiosité des hommes d’armes se manifesta par un mouvement soudain qu’ils réprimèrent sur-le-champ, et ils prêtèrent la plus grande attention. Ils se doutaient bien que ce cérémonial solennel cachait quelque mystère et que ce n’était pas assurément sans motif que leur souveraine et les nobles dames qui l’entouraient venaient au milieu d’eux si richement vêtues. Le héraut d’armes s’avança, sonna trois fois de la trompette, et s’écria d’une voix forte :

« Nous, Guy de Namur, au nom de notre comte et frère Robert de Béthune, Lion de Flandre, à tous ceux qui liront ou entendront lire les présentes, salut !

» Prenant en considération… »

Tout à coup il s’arrêta ; un sourd murmure courait dans les rangs, et chacun leva son arme tandis que les archers tendaient leur arc comme s’il y eût eu un danger imminent.

— L’ennemi ! l’ennemi ! s’écria-t-on.

On voyait au loin apparaître un nombreux corps d’armée ; des milliers d’hommes s’avançaient en rangs pressés : on n’en pouvait voir la fin, car il n’y avait point de cavalerie. Bientôt on vit un chevalier se détacher de la troupe inconnue et s’élancer au galop vers le camp ; il était tellement penché sur le cou de son cheval qu’on ne pouvait le reconnaître, bien qu’il fût déjà très-rapproché. Arrivé plus près de l’armée stupéfaite, il s’écria en se rapprochant encore :

— Flandre au Lion ! Flandre au Lion ! Voici les Gantois[2] !

On reconnut le vieux guerrier : de joyeuses acclamations lui répondirent, et son nom s’échappa de toutes les bouches :

— Vive Gand ! vive messire Jean Borlunt ! Bienvenus soient nos bons frères !

Les Flamands, à la vue d’un renfort si inattendu, d’une si nombreuse armée qui venait se joindre à eux, ne se possédaient plus de joie ; les chefs durent faire tous les efforts possibles pour faire rester les hommes dans leurs rangs. Ils s’agitaient en proie à une indicible allégresse et semblaient perdre la tête. Messire Jean Borlunt s’écria :

— Courage, amis, la Flandre sera libre ! Je vous amène cinq mille hommes intrépides et bien armés.

Et les Flamands enthousiasmés répondirent comme d’une seule voix :

— Vive le héros de Woerningen ! Borlunt ! Borlunt !

Messire Borlunt s’approcha du jeune comte et allait le saluer respectueusement :

— Trêve de cérémonies, messire Jean, dit Guy en l’arrêtant ; donnez-moi la main. Si vous saviez combien je suis heureux de vous voir, vous qui avez vécu sans quitter la cuirasse et qui avez une si grande expérience de la guerre ! j’étais tout marri déjà de ne vous voir point arriver. Vous avez bien tardé…

— Oh, oui ! monseigneur Guy, répondit Borlunt, plus longtemps qu’à mon gré ; mais ces lâches léliards m’ont arrêté. Croiriez-vous, monseigneur, qu’il s’était ourdi une conspiration à Gand pour r’ouvrir aux Français les portes de la ville ? Ils ne voulaient pas nous laisser sortir pour venir en aide à nos frères ; mais, Dieu soit loué ! ils n’y ont pas réussi parce que le peuple les hait et les méprise profondément. Les Gantois ont chassé le magistrat dans le burg et ont brisé les portes de la ville. Voici venir cinq nulle hommes déterminés qui aspirent à la bataille comme à une fête ; ils n’ont pas encore eu un morceau de pain aujourd’hui.

— Je pensais bien que de grands obstacles vous retenaient, messire Borlunt, et je craignais que vous ne vinssiez pas.

— Comment, monseigneur Guy, je ne serais pas venu à Courtray ! Moi qui ai versé mon sang pour l’étranger, je ne serais pas venu en aide à ma patrie en détresse ! C’est ce dont les Français feront l’expérience. Il me semble que je n’ai pas trente ans… Et mes hommes, mon Dieu ! attendez, noble comte, que vienne l’heure sanglante, et vous verrez comment, le Lion de Gand en tête, ils tomberont sur l’ennemi.

— Ce que vous me dites me réjouit fort, messire Borlunt ; nos gens aussi sont courageux et résolus ; si nous devions perdre la bataille, il y aurait peu de Flamands qui reviendraient chez eux, je vous l’assure.

— Perdre la bataille, dites-vous ? la perdre, mon seigneur Guy ? Je n’y crois pas : nos hommes sont de trop bonne volonté. Et Breydel donc ? La victoire rayonne sur son visage. Voyez-vous, monseigneur, je parierais ma tête que, si on laissait faire Breydel, il passerait à travers les soixante-deux mille Français avec ses bouchers, comme on passe à travers un champ de blé. Dieu et monseigneur saint Georges nous viendront en aide ; ayez bon espoir ! Mais, pardonnez-moi, monseigneur Guy, voici mes hommes. Je vous quitte pour un instant.

Les Gantois entrèrent en ce moment dans la plaine de Groningue ; ils étaient las et tout couverts de poussière, car ils avaient fait une marche forcée sous un ardent soleil. Ils étaient armés de toutes façons ; on pouvait retrouver parmi eux tous les corps que nous avons déjà décrits. Une quarantaine de nobles chevauchaient en avant ; la plupart étaient des amis du vieux Jean Borlunt ; on y voyait le sire de Leerne, Jean de Coyeghene, Baudouin Steppe, Simon Bette, Paul de Severen et son fils, Jean d’Aersele, le chevalier van Vynct, Thomas de Vurselaere, Jean de Machalen, Guillaume et Robert Wennemaer, et un grand nombre d’autres encore[3]. Au centre, et dominant tout le corps d’armée, flottait l’étendard de Gand avec son lion d’argent. Les Brugeois, qui sentaient l’injustice de leurs reproches à l’adresse des Gantois, s’écrièrent à plusieurs reprises :

— Bienvenus soient nos frères de Gand ! Vive la ville de Gand !

Sur ces entrefaites, Jean Borlunt disposait ses hommes en rangs réguliers en avant de l’aile gauche du carré ; il voulait, en quelque sorte, mettre en évidence ses braves Gantois, afin que les Brugeois pussent voir qu’ils ne leur cédaient pas en patriotisme.

Sur l’ordre de Guy, il s’éloigna et gagna le camp, afin de faire goûter à ses hommes un repos dont ils avaient grand besoin.

Dès que les Gantois furent partis, Jean de Renesse entra dans le carré et cria :

— Haut les armes ! Silence !

Le cortége, qui s’était placé au centre de l’armée, se rangea comme auparavant ; chacun se tut au commandement du sire de Renesse, et l’attention de tous se tourna sur le héraut d’armes qui, après avoir répété les trois appels de trompette, lut à haute voix :

« Nous, Guy de Namur, au nom de notre comte et frère Robert de Béthune, Lion de Flandre, à tous ceux qui liront ou entendront lire les présentes, salut :

» Prenant en considération les bons et loyaux services qui ont été rendus au pays de Flandre, et à nous-même par maître de Coninck et par maître Breydel, de Bruges ;

» Voulant leur donner de notre bienveillance un témoignage qui soit connu de tous nos sujets ;

» Voulant, de plus, récompenser leur généreux amour pour la patrie, comme il convient et comme il le faut, afin que le souvenir de leurs fidèles services soit éternellement perpétué ;

» Notre comte et père, Guy de Flandre, nous a donné les pouvoirs nécessaires pour faire savoir que

» Pierre de Coninck, doyen des tisserands, et Jean Breydel, doyen des bouchers, tous deux de notre bonne ville de Bruges, et leurs descendants, à perpétuité sont et demeureront de sang noble, et jouiront de tous les droits et priviléges dont la noblesse jouit dans notre pays de Flandre.

» Et, afin qu’ils puissent en jouir dignement, la vingtième partie de l’impôt payé par notre bonne ville de Bruges leur est accordée pour subvenir à l’entretien de leur maison. »

Les bruyantes acclamations des tisserands et des bouchers vinrent étouffer la voix du héraut d’armes avant qu’il eût terminé sa proclamation. La haute faveur qui était octroyée à leurs doyens, était aussi la récompense de leur bravoure à eux ; une partie de l’honneur fait aux chefs devait rejaillir sur les métiers. S’ils n’eussent pas été aussi sûrs de la loyauté de leurs doyens et de leur amour pour le peuple, ils eussent, sans aucun doute, vu leur anoblissement d’un œil de colère et y eussent vu une ruse politique des nobles ; ils eussent dit :

— Les nobles nous enlèvent les défenseurs de nos droits et séduisent nos doyens par leurs faveurs.

En toute autre circonstance, cette défiance n’eût pas été sans fondement ; car, le plus souvent, les hommes se laissent facilement détourner du droit chemin par l’ambition et la soif des honneurs. Aussi n’y a-t-il nullement à s’étonner de la haine ardente que porte le peuple à ceux de ses frères qui s’élèvent trop haut ; car, de généreux amis du peuple qu’ils étaient, ils deviennent de vils et lâches flatteurs, et soutiennent le pouvoir qui les a faits ce qu’ils sont ; ils savent qu’ils doivent grandir et tomber avec lui, et prévoient que le peuple, qu’ils ont délaissé, les repousserait et les mépriserait comme des transfuges.

Les métiers de Bruges avaient trop de confiance en de Coninck et en Breydel, pour que de semblables idées leur vinssent en ce moment. Leurs doyens étaient nobles maintenant ; ils avaient parmi eux deux hommes qui auraient accès dans le conseil du comte et qui pourraient désormais regarder en face et combattre ouvertement les ennemis de leurs droits et priviléges. Ils sentaient combien leur puissance allait s’en accroître, et c’est pourquoi ils se livraient à la joie la plus franche. Les cris d’allégresse se prolongèrent jusqu’à ce que les poitrines fussent fatiguées. Alors le silence se fit, et la satisfaction ne se trahit plus que par l’expression des physionomies et par les gestes.

Adolphe de Nieuwland se rendit auprès des doyens et les engagea à se présenter devant Guy ; ils obéirent et se dirigèrent lentement vers le cortége.

On ne lisait pas la joie sur le visage du doyen des tisserands. Il s’avançait, grave et calme, sans qu’aucune passion parût l’émouvoir ; cependant son cœur était plein d’une douce satisfaction et d’un noble orgueil ; mais sa prudence habituelle avait si bien soumis ses traits à sa volonté, qu’il était rare qu’on pût lire dans sa physionomie l’émotion qu’il ressentait. Il voulait maintenant se réserver le droit de pouvoir dire au prince, dans le cas où on demanderait quelque mesure préjudiciable au peuple :

— Qui vous a demandé vos faveurs ? Que m’avez-vous donc donné, pour exiger de moi une injustice ?

Il n’en était pas de même du doyen des bouchers : celui-ci ne s’était jamais contraint ; la moindre émotion, le moindre sentiment qui remuait son cœur se reflétait sur son visage ; et l’on s’apercevait facilement que la plus entière franchise était une de ses vertus. Aussi ne pouvait-il retenir les larmes qui s’échappaient de ses yeux bleus ; il penchait la tête pour les cacher, et, le cœur palpitant, vint se placer à côté de son ami de Coninck.

Tous les chevaliers et les nobles dames avaient mis pied à terre et avaient remis leurs chevaux aux pages. Guy fit approcher quatre écuyers portant une magnifique armure qu’il offrit aux doyens ; on les revêtit de la cuirasse, et le casque surmonté d’une aigrette bleue recouvrit leur tête.

Les Brugeois contemplaient dans un religieux silence cette solennelle cérémonie. Leur cœur débordait de joie, et ils étaient aussi émus que si cet insigne honneur leur eût été accordé à eux-mêmes. Quand les doyens furent armés, on leur fit fléchir un genou ; alors Guy s’avança, et tenant son épée au-dessus de la tête de de Coninck :

— Messire de Coninck, dit-il, soyez toujours féal chevalier, ne manquez jamais à l’honneur, et ne tirez jamais l’épée que pour Dieu, pour la patrie et pour votre souverain.

À ces mots, il frappa légèrement de son épée la nuque du doyen des tisserands, selon les us de la chevalerie. Le même cérémonial eut lieu pour Jean Breydel qui, lui aussi, fut solennellement armé chevalier au même moment. Mathilde se détacha du cortége et vint se placer devant les deux doyens ; elle prit successivement les deux écus armoriés et les suspendit de ses mains au cou des deux bourgeois anoblis. Un grand nombre de spectateurs remarquèrent qu’elle avait suspendu d’abord l’écu au cou de Breydel, et qu’elle en avait certainement agi ainsi avec intention, parce qu’il lui avait fallu faire pour cela quelques pas de ce côté.

— Ces armoiries vous sont concédées par mon père, messires, dit-elle en se tournant davantage du côté de Breydel ; je sais que vous les garderez sans tache ni souillure, et je suis heureuse de pouvoir participer à la récompense que vous vaut votre dévouement à la patrie.

Breydel leva sur la jeune comtesse un regard plein d’une profonde reconnaissance : on lisait dans ses yeux la promesse d’une ardente affection et d’un dévouement sans réserve. Il se serait sans doute jeté aux pieds de Mathilde ; mais l’attitude solennelle des chevaliers qui l’entouraient faisait sur lui une trop forte impression ; il se tenait debout, immobile, en proie à un trouble indicible, et sachant à peine se rendre compte de ce qui se passait.

— Vous pouvez rejoindre vos hommes, messires, dit Guy, nous espérons vous voir, dès ce soir, dans notre conseil ; nous devons avoir avec vous un long entretien. Faites rentrer vos troupes dans leurs campements.

De Coninck s’inclina respectueusement et s’éloigna ; Breydel en fit autant, mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il sentit les armes pesantes, dont il était revêtu, l’étreindre de toutes parts : il revint précipitamment vers Guy et dit :

— Noble comte, j’ai encore une grâce à vous demander.

— Parlez, messire Breydel, elle vous sera accordée.

— Illustre comte, reprit le doyen, vous m’avez accordé aujourd’hui une insigne faveur ; mais vous ne voulez pas me mettre hors d’état de combattre nos ennemis, n’est-ce pas ?

Les chevaliers se rapprochèrent de Breydel dont le langage les surprenait grandement.

— Que voulez-vous dire ? demanda Guy.

— Que ces armes me pèsent et me gênent de toutes façons, seigneur comte. Je ne puis me bouger dans cette cuirasse, et ce casque me pèse tellement sur la tête, que je ne puis mouvoir le cou.

— Cette cuirasse vous garantira contre les ennemis, dit l’un des chevaliers.

— C’est très-bien, dit Breydel, mais je n’en ai nul besoin. Quand je suis libre de mes mouvements et que j’ai ma hache au poing, je ne crains rien. Vraiment je ferai belle figure à la bataille, roide et embarrassé comme je le suis ! Non, non, messires, je ne veux pas de tout cela ; aussi, seigneur comte, je vous prie, de me permettre de rester simplement bourgeois jusqu’après la bataille ; alors je ferai connaissance avec cette gênante cuirasse.

— Faites comme il vous plaira, messire Breydel, répondit Guy, mais vous êtes et vous resterez chevalier !

— Eh bien, s’écria le doyen avec joie, je suis le chevalier à la hache ! merci, merci, illustre comte.

À ces mots, il quitta le cortége et rejoignit ses hommes ; ceux-ci le reçurent en témoignant leur joie par des cris de bien-venue qui n’avaient pas de fin. Breydel était encore à quelque distance de ses bouchers, que toutes les pièces de son armure gisaient par terre. Il ne conservera que l’écusson que Mathilde lui avait suspendu au cou.

— Albert, mon ami, cria-t-il à l’un de ses hommes, ramasse ces armes, et porte-les dans ma tente ; je ne veux pas de fer sur mon corps, puisque vos poitrines nues osent affronter les coups de l’ennemi ; je veux assister à la fête en tenue de boucher. On m’a fait noble, camarades, mais cela n’y fait rien, mon cœur est et demeure cœur de boucher ; les étrangers s’en apercevront bien. Allons, regagnons le camp, j’y veux boire du vin avec vous, comme jadis ; je vous en donne à chacun une mesure. Vive le Lion de Flandre !

Ce cri fut répété par tous les compagnons ; il se mit quelque désordre dans les rangs, et ils voulurent gagner le camp à la débandade : la promesse du doyen les avait mis en joie.

— Halte ! halte ! s’écria Breydel, pas ainsi : chacun à son rang, ou nous nous fâcherons !

Les autres troupes étaient déjà en mouvement et se dirigeaient vers les retranchements, trompettes sonnantes et bannières déployées ; le cortége du comte franchit la porte de la ville et disparut derrière les remparts.

Quelque temps après, les Flamands, devant leurs tentes, s’entretenaient de l’anoblissement des doyens. Un grand nombre de bouchers étaient assis à terre en un vaste cercle, le hanap à la main ; de grandes cruches pleines de vin se trouvaient non loin d’eux : ils chantaient à l’unisson le chant du Lion de Flandre. Au milieu d’eux, sur une tonne vide, était assis Breydel qui entonnait chaque couplet le premier ; il buvait à coups redoublés à la délivrance de la patrie, et s’efforçait, par une plus grande familiarité avec ses hommes, de leur faire oublier son changement de condition ; car il craignait qu’ils ne pussent penser qu’il ne voulait plus être comme autrefois leur ami et leur camarade.

De Coninck s’était renfermé dans sa tente pour échapper aux félicitations de ses tisserands ; il était trop touché de leurs marques de sympathie, et cachait difficilement son émotion ; c’est pourquoi il demeura seul durant tout le jour, tandis que l’armée entière se livrait aux plus franches et aux plus cordiales réjouissances.

  1. Hacheurs de casques.
  2. Enfin on vit arriver avec cinq mille Gantois, parmi lesquels se trouvaient sept cents de ses parents et de ses amis, l’un des héros de la célèbre bataille de Woerningen, le chevalier Jean Borlunt, qui s’était acquis un grand renom d’intrépidité et de savoir militaire. (Voisin.)
  3. Dans un vieux parchemin, écrit en 1482, d’après des pièces originales, par Louis van houtte de Deynze, et que M. Voisin a reproduit dans sa Notice sur la bataille des Éperons d’or, dans ce manuscrit, disons-nous, on trouve les noms d’un grand nombre de personnages qui ont assisté à la bataille de Courtray. Nous ne reproduisons pas cette liste, qui offrirait peu d’intérêt au lecteur français. (Note du traducteur.)