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Le Livre de Goha le Simple/02

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II

la méprise d’allah


Cheik-el-Zaki ouvrit la fenêtre. Des lampes s’éclairaient bigarrant les murs de taches jaunes et grises. La foule se retirait dans les cafés, les salles de danse, les tabagies. Accroupis à côté de leur panier ou de leur âne, les marchands se reposaient en se contant des histoires gaies.

Seul de tous ses confrères, un restaurateur ambulant remontait la rue en quête d’un client. Il n’en avait pas encore rencontré, bien qu’à maintes reprises il eût parcouru le quartier. Dessous l’énorme plateau qu’il portait sur sa tête, montait par moments un appel :

— Envoie ! Envoie

— Eh ! que veux-tu qu’il t’envoie ? cria un marchand de friture occupé à ranger ses poêles. À force de tracasser Allah, tu vas te faire envoyer une grosse calamité sur la tête !

Un mendiant couché sur la terre, les jambes nues, les mains décharnées, se lamentait :

— Seigneur ! arrache-moi cette douleur !

— Allah va s’embrouiller ! ricana le poissonnier. Il s’approcha du mendiant : Il y a six mois que je t’entends gémir… Qu’est ce que tu as ?

— Ce que j’ai ? répliqua le mendiant. Il me serait plus facile de te dire ce que je n’ai pas ! Et il poursuivit son invocation : Allah ! pitié ! Épargne-moi cette lèpre qui ravage mon pied ! Guéris-moi de cette toux qui secoue mes entrailles ! Rends-moi l’œil que j’ai perdu !

— Assez ! Assez ! fit le poissonnier… Allah aura plutôt fait de créer un homme que de réparer ton vieux corps !

Et se tournant vers le restaurateur, il le poussa en avant par les épaules…

— Quant à toi, ne viens plus m’assourdir… Si tu veux vendre ta pourriture, va chez les roumis !

— Pauvre Goha, murmura Cheik-el-Zaki en voyant le restaurateur s’éloigner docilement. Encore un métier qui ne lui convient pas… Voilà bien vingt jours qu’il traîne son quartier de mouton dans toutes les rues d’El-Kaïra.

Goha, qui faisait claquer ses babouches sur le sol, répétait, consterné, le mot du poissonnier. Sans doute ses provisions n’étaient plus de la première fraîcheur, les boulettes exhalaient des odeurs fétides, les radis dépérissaient. Néanmoins il se remit à chanter : « Envoie ! Envoie ! »

— Son père s’acharne à en faire un homme, dit Waddah-Alyçum. Il devrait pourtant se résigner à le laisser tranquille.

— Pauvre Goha ! répéta Cheik-el-Zaki. Que d’histoires étranges il court sur ton compte !

De loin en loin résonnait l’appel du restaurateur et Cheik-el-Zaki sentait une angoisse confuse l’envahir. Il mit la main sur l’épaule de son élève et longuement le regarda. La beauté radieuse d’Alyçum et l’appel de Goha se confondaient en lui dans un même sentiment de douceur.

— Waddah, dit-il, à voix basse, je t’ai parlé ce soir de mon passé comme je t’aurais raconté la vie d’un être disparu… N’est-ce point étrange, Waddah ? Tout en moi, ce soir, est étrange. En sortant d’El-Azhar, j’ai repoussé les braves gens qui venaient à moi pour s’instruire. Dieu m’est témoin, cependant, que mon cœur leur est ouvert… Plutôt que de rencontrer, ce soir, mes illustres collègues, je préférerais que la ville s’effondrât et cependant, tu sais en quelle estime fraternelle je les tiens. Je n’ose aller au fond de ma pensée, Waddah… Songe que ce matin encore je me passionnais pour les arguments que Cheref-el-Din-el-Teïibi oppose dans son « Fotouh-el-Gheïb » au « Keschaf » d’El-Zamachéri… Depuis des années, je confronte les doctrines des Sonnites, des Himyérites et des Motazélites… chaque doctrine, chaque argument a marqué une ride sur mon front… Et voici que ce soir, tout à coup, j’ai comme le sentiment qu’un homme peut vivre, peut être heureux, sans avoir résolu les graves problèmes qui hantent mon esprit… J’ai comme le sentiment qu’un porteur d’eau n’est pas nécessairement moins heureux qu’un cheik !

Des cris aigus, des rires gutturaux que canalisaient les rues étroites, montaient jusqu’à la fenêtre. Des femmes, laissant négligemment le bas de leur robe traîner dans les ruisseaux, s’entretenaient avec des fellahs en gesticulant. Parfois des exclamations renseignaient le passant sur la nature de ces colloques qui se poursuivaient à voix basse.

— À ce prix-là, je puis m’acheter un âne !

— C’est comme tu voudras, répondait la prostituée.

Le couple s’éloignait silencieux, la femme en avant, l’homme en arrière. La promesse du plaisir ne les rapprochait pas. Cheik-el-Zaki, qui s’était penché au dehors pour mieux entendre, suivit du regard le couple qui disparut par une porte basse.

— Waddah, dit-il, je suis amoureux.

Croyant à une ironie du cheik, le jeune homme sourit avec contrainte.

Je suis amoureux, Waddah, reprit le maître d’une voix grave, mais je ne sais pas de qui. Est-ce que tu comprends cela, toi qui es expert en amour ?

Alyçum, frappé de stupeur, ne répondit pas.

— Il est temps que je prenne un peu de plaisir, poursuivit le vieillard… J’ai envie d’une belle fille, bien grasse, bien blanche, qui fasse la joie de ma vieillesse.

— Puis-je parler ? demanda Waddah-Alyçum.

— Parle.

Le jeune homme fixa des yeux doux et implorants sur Cheik-el-Zaki, leva vers le ciel les paumes de ses mains et dit :

— Cher et illustre maître, j’ai peur pour votre cerveau.

— Mais non ! mais non ! fit Cheik-el-Zaki contrarié.

— J’ai peur pour votre cerveau, cher et illustre maître, répéta Waddah-Alyçum avec une visible angoisse.

— Allons donc, mon cher ! Mon cerveau ? Allons donc !

— Cependant l’aventure de l’amour est pleine de périls…

— Tais-toi ou tu me fâcheras ! cria El-Zaki.

Il se pencha au dehors. La rue était silencieuse. De-ci, de-là, un groupe d’ouvriers ou de vendeurs… Dans la lueur qui descendait les marches de la mosquée, deux ou trois formes étendues cherchaient le repos… Le mendiant sur ses béquilles s’éloignait à pas comptés, avec des précautions infinies pour son mal. Les maisons aux fenêtres et aux portes closes semblaient ne plus devoir s’éveiller…

Pareil à quelque profanateur, Goha s’avançait pâle, les yeux creusés par la fatigue, et d’une voix forte jetait son appel dans la nuit. Depuis son entrée dans la carrière, il n’avait jamais rencontré pareille indifférence à l’égard de ses victuailles, Il s’imaginait que par l’effet d’un enchantement, la rue se vidait à son approche.

— Envoie ! Envoie !

Mais il ne répéta pas ce mot, car il venait de comprendre que sa formule abrégée avait perdu sa vertu magique et que Mahomet était mécontent. Il se souvint de la phrase complète et, avec véhé̃mence, s’écria :

— Envoie vers moi ceux qui ont faim !

Aussitôt, dans un bruissement d’ailes, une ombre immense glissa sur sa tête : le quartier de mouton dans les serres un épervier remontait vers le ciel. Le plateau roula sur le sol, les boulettes s’écrasèrent dans la boue. Goha ne se troubla pas et ce fut d’une voix douce qu’il fit remarquer au Prophète sa méprise :

— Tu t’es trompé, Nabi, je te demandais un client.

— De quoi te plains-tu ? Tu demandais un client, il t’est venu du ciel, dit le vendeur de friture avec un gros éclat de rire.

Puis ce fut le tour du porteur d’eau :

— Tu demandais ceux qui ont faim, l’épervier avait faim.

Goha au milieu du désastre les remerciait de tant de sollicitude et le porteur d’eau, pour marquer l’étrangeté de sa pensée, fit claquer ses mains :

— Allah lui-même s’est moqué de Goha ! s’exclama-t-il.

Quant à Cheik-el-Zaki, il dit à son compagnon :

— Comment les hommes se comprendraient-ils, quand un tel malentendu peut se produire entre la créature et le Dieu qui l’a créée…